Vivendi gonflerait-il l’audience de Dailymotion ?

En fait. Le 11 mai, le groupe Vivendi a annoncé une nouvelle application mobile pour Dailymotion. Son PDG Maxime Saada (président de Canal+) annonce une audience mensuelle de la plateforme de partage vidéo de « près de 400 millions d’utilisateurs ». Or c’est trois fois moins selon Similarweb.

En clair. « Dailymotion est passé d’une audience de moins de 300 millions d’utilisateurs mensuels en 2017 à près de 400 millions en 2023. C’est la seule plateforme vidéo gratuite française avec un rayonnement mondial et une présence dans 145 pays », s’est félicité le 11 mai Maxime Saada, président du directoire du groupe Canal+, maison mère depuis 2015 de Dailymotion, dont il est aussi PDG depuis 2016. Dans le document d’enregistrement universel de Vivendi publié le 17 mars, il est question de « plus de 350 millions d’internautes » chaque mois. Est-ce à dire qu’en deux mois l’audience du « YouTube » français a progressé à ce point ?
Or, lorsque l’on se réfère au site de mesure d’audience Similarweb, Dailymotion affiche trois fois moins de fréquentation (toujours ordinateurs et mobiles) que les chiffres communiqués par Vivendi, à savoir : seulement 124,9 millions de visiteurs sur le mois d’avril, et même en baisse par rapport aux 130,5 millions de visiteurs de mars. Qui dit vrai ? Contacté, Vivendi ne nous a pas répondu. Toujours selon Similarweb (1), Dailymotion se place en avril au 367e rang mondial des sites web, soit à des années lumières des 32,7 milliards de visiteurs sur YouTube (2e rang mondial). En France, d’après Médiamétrie cette fois, Dailymotion totalise un peu plus de 19,4 millions de visiteurs en mars et se place ainsi à la 24e place, bien loin des plus de 48,3 millions de visiteurs sur la même période de YouTube, en 2e place derrière le moteur de recherche Google, sa filiale sœur au sein d’Alphabet. « L’audience de Dailymotion atteint des niveaux records », affirme Vivendi, grâce à des accords comme avec MSN (portail de Microsoft) en Europe et aux Etats-Unis.
Maxime Saada est président de la régie publicitaire Dailymotion Advertising. Il préside en outre les filiales de Dailymotion aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, tout en étant directeur général de celles basées en Allemagne et à Singapour. « Et nous voulons aller encore plus loin », a assuré le PDG de Dailymotion qui bénéficie à ce titre d’un plan d’intéressement depuis 2015 et jusqu’au 30 juin 2026 « indexé sur l’accroissement de la valeur de Dailymotion par rapport à son prix d’acquisition au 30 juin 2015 ». Vivendi ne dévoile pas les résultats de Dailymotion, hormis le fait que son chiffre d’affaires a augmenté en 2022 de 29,5 % sur un an. Mais la plateforme perd de l’argent (2). @

Le « Big 19 » en Europe se voit contraint de renforcer sa régulation de l’Internet

Alibaba/AliExpress, Amazon Store, Apple/AppStore, Booking, Facebook, Google Play, Google Maps, Google Shopping, Instagram, LinkedIn, Pinterest, Snapchat, TikTok, Twitter, Wikipedia, YouTube, Zalando, Bing et Google Search : ce sont les « très grands régulateurs » du Net en Europe.

Le règlement européen sur les services numériques (1) a prévu de les identifier ; la Commission européenne les a listés. Ce sont les « très grandes plateformes en ligne », au nombre de dix-sept, et les « très grands moteurs de recherche en ligne », au nombre de deux. Ce « Big 19 », du moins à ce stade puisque la liste sera actualisée tous les six mois, devra se conformer dans un délai de quatre mois – à savoir d’ici fin août 2023 – à l’ensemble des nouvelles obligations cumulatives découlant du Digital Services Act (DSA).

2 « VLOP » européens : Booking et Zalendo
La première liste de ces « Very large Online Platforms (VLOP) en Europe, a été publiée le 25 avril dernier par la vice-présidente Margrethe Vestager (photo) et le commissaire Thierry Breton (2). Parmi ce « Big 19 », l’américain Google – la filiale du géant Alphabet – compte à lui seul cinq plateformes (Google Play, Google Search, YouTube, Google Maps et Google Shopping), tandis que son compatriote Meta en compte deux (Facebook et Instagram). Autre américain, Microsoft est présent aussi avec deux plateformes (Bing et LinkedIn). Les dix autres de la liste – avec cette fois une seule plateforme chacun – sont les américains Amazon Store, Apple/AppStore, Pinterest, Snapchat, TikTok, Twitter et Wikipedia, le chinois Alibaba avec AliExpress, ainsi que les européens Booking, et Zalando. Ces deux dernières plateformes – le néerlandais Booking, et l’allemand Zalando – sont à ce stade les deux seuls grands acteurs du Net émanant de l’Union européenne.
Les Etats-Unis, eux, sont surreprésentés avec pas moins de seize plateformes sur les dix-neuf. Tous ont en commun de cumuler « au moins 45 millions d’utilisateurs actifs par mois » dans les Vingt-sept, soit 10 % de la population européenne qui est de 446,7 millions au dernier recensement (3). Le « Big 19 » se retrouve ainsi avec le plus d’« obligations cumulatives », soit une vingtaine, par rapport aux autres acteurs du Net moins fréquentés que sont les « services intermédiaires », les « services d’hébergement » et les « plateformes en ligne » (voir page suivante). Les VLOP – dans lesquels nous incluons les deux « VLOSE » (4) que sont, dans le jargon de Bruxelles, les moteurs de recherche Google (Alphabet) et Bing (Microsoft) – sont tenus de :
redonner la main à leurs utilisateurs (consentir aux recommandations et au profilage, lesquels doivent pouvoir signaler des contenus illicites, exclure les données sensibles pour le ciblage publicitaire, être informé sur le caractère publicitaire des messages, avoir un résumer clair des conditions générales d’utilisation, etc.).
protéger les mineurs en ligne (protection de la vie privée, interdiction de faire du profilage publicitaire sur les enfants, fournir une évaluation des risques et des effets négatifs sur la santé mentale, revoir la conception de la plateforme pour limiter les risques, etc.).
modérer plus rapidement les contenus et limiter les fake news (éviter les contenus illicites et les effets négatifs sur la liberté d’expression et d’information, faire respecter plus rapidement les conditions générales d’utilisation, permettre aux utilisateurs de signaler les contenus illicites et y répondre rapidement, identifier les risques et les atténuer, etc.).
rendre des comptes (se soumettre à un audit externe et indépendant d’évaluation des risques et du respect des obligations européennes, permettre aux chercheurs d’accéder aux données publiques, rendre public le registre de toutes les publicités, publier des rapports de transparence sur les décisions de modération des contenus et la gestion des risques, etc.).
Alors que la Commission européenne a désormais le pouvoir de « surveiller les plateformes et les moteurs de recherche » considérés comme « très grands », avec la collaboration d’« autorités nationales » que chaque Etat membre devra désigner d’ici le 17 février 2024, le « Big 19 », lui, joue un rôle d’auto-régulation pour la part d’Internet les concernant. Cette régulation en cascade – publique-privée – instaurée par le DSA va accroître la pression réglementaire sur le Web en général et l’Internet mobile en particulier.

Effets et biais : algorithmes sous surveillance
Concernant la « gestion de risques » par les VLOP, la Commission européenne a annoncé le 17 avril le lancement du Centre européen pour la transparence des algorithmes (CETA) (5), afin de veiller à ce que les systèmes algorithmiques soient conformes aux obligations du règlement sur les services numériques (6). Objectifs : atténuer leurs effets et éviter les biais. @

Charles de Laubier

Eclairage sur NewsGuard, la start-up qui éloigne les publicitaires des « mauvais » sites d’actualités

NewsGuard a repéré une cinquantaine de sites web d’actualités générées par des intelligences artificielles (newsbots). Mais qui est au juste cette start-up newyorkaise traquant depuis 5 ans la mésinformation en ligne, notamment pour le compte de Publicis qui en est coactionnaire ?

Il y a cinq ans, en mars 2018, la start-up newyorkaise NewsGuard Technologies lançait la première version de son extension pour navigateurs web qui avertit les utilisateurs lorsque des contenus faisant état de fausses informations (fake news) ou relevant de conflits d’intérêt (lobbying) sont détectés sur les sites web visités. L’équipe d’analystes et de journalistes de NewsGuard évaluent la fiabilité générale et la crédibilité des sites en ligne, avec un système de notation sur 100 et de classement. A partir de 75/100, un site d’actualité devient généralement crédible.

Le français Publicis, actionnaire et client
La société NewsGuard a été cofondée en août 2017 par les deux directeurs généraux actuels et « co-directeurs de la rédaction », Gordon Crovitz (photo de gauche) et Steven Brill (photo de droite), deux vétérans de la presse américaine, notamment respectivement ancien éditeur du Wall Street Journal (Dow Jones) pour le premier et fondateur du magazine The American Lawyer et de Court TV pour le second. Parmi ses nombreux coactionnaires, il y a un géant mondial de la publicité, le français Publicis – « moins de 10 % du capital » –, nous dit Gordon Crovits – aux côtés de Knight Foundation, Cox Investment Holdings ou encore Fitz Gate Ventures (1). La relation avec Publicis est non seulement actionnariale mais aussi partenariale. Cela fait deux ans que NewsGuard et Publicis ont annoncé leur alliance pour « stimuler la publicité sur les sites d’actualité fiables ».
Le groupe publicitaire fondé il y a presqu’un siècle par Marcel Bleustein-Blanchet (dont la fille Elisabeth Badinter est toujours la principale actionnaire) identifie ainsi depuis pour ses clients annonceurs et professionnels du marketing « des plateformes publicitaires plus responsables et dignes de confiance, et des opportunités de combattre l’infodémie dans les médias ». Et surtout « pour éviter que leurs publicités financent involontairement des milliers de sites de mésinformation et d’infox » (2). L’enjeu est de taille puisque la publicité programmatique a tendance à financer aussi bien des sites de mésinformation que des sites d’actualités fiables. Dans son dernier document d’enregistrement universel pour l’année 2022, publié le 26 avril dernier, le groupe Publicis parle de « partenariat exclusif » avec NewsGuard qui « donne à tous [s]es clients accès à l’outil “Publicité responsable dans les médias” (3) permettant l’inclusion ou l’exclusion de sites, afin d’éviter que leurs publicités financent involontairement des sites d’infox ou de mésinformation/désinformation » (4). Au-delà de sa solution de «Ratings» sur la transparence des sites web d’information, NewsGuard Technologies propose aussi aux annonceurs, agences et autres sociétés de l’adtech une solution baptisée BrandGuard pour éviter que leurs publicités en ligne ne se retrouvent sur des sites web jugés non fiables ou sources de mésinformation. Ainsi, les analystes et conseillers éditoriaux de la start-up américaine – il y a même des « rédacteurs en chef » – évalue « des milliers de sites d’actualité et d’information couvrant 95 % de l’engagement en ligne dans chaque marché, pour certifier les sites d’actualité fiables, et alerter sur les domaines peu fiables qui diffusent de fausses informations dangereuses, des théories du complot, ou se font passer pour des sources d’actualité légitimes ». Ainsi, ce sont plusieurs milliers de sites web d’actualités qui sont passés au crible aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, au Canada, en Allemagne, en Italie et en France. NewsGuard Technologies se préoccupe aussi de débusquer une autre catégorie de sites d’actualités sujets à caution : les newsbots, dont les contenus sont en majorité ou totalement écrits par des intelligences artificielles (IA) et qui s’avèrent être « de qualité médiocre ».
NewsGuard en a identifié une cinquantaine et l’a fait savoir le 1er mai dernier. Ces robots d’actualités ou « fermes à contenus », ou newsbots, ont pour nom : Famadillo, GetIntoKnowledge, Biz Breaking News, News Live 79, Daily Business Post, Market News Reports, BestBudgetUSA, HarmonyHustle, HistoryFact, CountyLocalNews, TNewsNetwork, CelebritiesDeaths, WaveFunction, ScoopEarth ou encore FilthyLucre (5). Contactés par Edition Multimédi@, les deux auteurs de l’étude – McKenzie Sadeghi et Lorenzo Arvanitis – indiquent qu’ils ont aussi en France identifié Actubisontine et Commentouvrir, sites web francophones boostés à l’IA.

Détecter les textes générés par l’IA
« Malheureusement, les sites ne fournissent pas beaucoup d’informations sur leur origine et sont souvent anonymes », nous précise McKenzie Sadeghi. Tandis que Lorenzo Arvaniti nous indique que « la saisie d’articles dans l’outil de classification de texte AI (6) vous donne une idée d’un modèle selon lequel une quantité substantielle de contenu sur le site semble générée par IA ». NewsGuard a aussi soumis les articles de son étude à GPTZero (7), un autre classificateur de texte d’IA. @

Charles de Laubier

Apple TV+ : obligé de financer des films français

En fait. Depuis le 20 avril, la plateforme de vidéo à la demande à l’acte ou par abonnement Apple TV+ intègre le bouquet MyCanal (sans surcoût pour les abonnés de Canal+). Et ce, en plus d’être déjà diffusée par bien d’autres canaux de distribution. En France, Apple TV+ passe aussi un cap vis-à-vis de l’Arcom.

En clair. En s’alliant avec « la chaîne du cinéma » Canal+, Apple franchit un pas de plus dans l’écosystème de « l’exception culturelle française ». Et ce, au moment où la firme de Cupertino va devoir financer plus de films et séries français. Car le chiffre d’affaires d’Apple TV+ en France a franchi en 2022 les 5 millions d’euros – le seuil de déclenchement de l’obligation de financement du cinéma français. L’Arcom s’apprête à signer une convention avec Apple TV+ (1), après avoir signé le 22 mars un avenant (2) avec Amazon Prime Video.
Sur MyCanal depuis le 20 avril, sans abonnement supplémentaire pour les abonnés de la chaîne cryptée de Vivendi, Apple TV+ devient un des produits d’appel de Canal+. « Il s’agit d’une offre incroyable pour les abonnés Canal+. Et avec des séries comme “Liaison” [série franco-britannique, ndlr] et “Les Gouttes de Dieu” [série franco-japonaise, ndlr], nous confirmons notre engagement auprès de l’industrie créative française », a assuré Eddy Cue, vice-président des services d’Apple, le 14 avril dernier. La marque à la pomme ajoute MyCanal à sa multitude de moyens d’accès déjà opérationnels, non seulement via le site web « tv.apple.com » pour ordinateurs mais aussi par l’application Apple TV+ disponible sur iPhone, iPad, sur les boîtiers et dongles Apple TV 4K, Roku, Fire TV (Amazon), Chromecast/Google TV, sur les Smart TV (Samsung, LG, Vizio, Sony, Xfinity, …), ou encore sur les consoles de jeu PlayStation et Xbox. Mais pour Canal+, c’est sans précédent : « Pour la première fois de son histoire, le groupe Canal+ a choisi d’offrir l’accès aux contenus d’une plateforme partenaire à tous ses abonnés en France. Avec ce partenariat historique, nous consolidons à la fois notre métier d’agrégateur, via la distribution d’Apple TV+, et notre métier d’éditeur, avec la diffusion de séries Apple Original sur notre chaîne Canal+ », a expliqué Maxime Saada, président du directoire de Canal+ (3). MyCanal+ offre aussi Netflix, Disney+ et Paramount+.
Bien que la firme de Cupertino soit partie plus tardivement que Netflix ou Disney+ sur le marché de la SVOD, Apple TV+ ayant été lancé en novembre 2019, elle est en train de mettre les bouchées doubles. Sa particularité par rapport à ses rivaux : « proposer uniquement des productions originales », à savoir des films et des séries désignés sous l’appellation « Apple Original » en exclusivité, moyennant 6,99 euros par mois. @

ChatGPT, Midjourney, Flow Machines, … : quel droit d’auteur sur les créations des IA génératives ?

Face à la déferlante des IA créatives et génératives, le droit d’auteurs est quelque peu déstabilisé sur ses bases traditionnelles. La qualification d’« œuvre de l’esprit » bute sur ces robots déshumanisés. Le code de la propriété intellectuelle risque d’en perdre son latin, sauf à le réécrire.

Par Véronique Dahan, avocate associée, et Jérémie Leroy-Ringuet, avocat, Joffe & Associés

L’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) par les entreprises, notamment en communication, est de plus en plus répandue. Des logiciels tels que Stable Diffusion, Midjourney, Craiyon, ou encore Dall·E 2 permettent de créer des images à partir d’instructions en langage naturel (le « text-to-image »). Il est également possible de créer du texte avec des outils tels que le robot conversationnel ChatGPT lancé en novembre 2022 par OpenAI (1), voire de la musique avec Flow Machines de Sony (2).

Flou artistique sur le droit d’auteur
Les usages sont assez variés : illustration d’un journal, création d’une marque, textes pour un site Internet, un support publicitaire ou pour un post sur les réseaux sociaux, création musicale, publication d’une œuvre littéraire complexe, …, et bientôt produire des films. Les artistes s’en sont emparés pour développer une forme d’art appelé « art IA », « prompt art » ou encore « GANisme » (3). Et, parfois, les artistes transforment les résultats obtenus en NFT (4), ces jetons non-fongibles authentifiant sur une blockchain (chaîne de blocs) un actif numérique unique. Pour produire un texte, une image ou une musique sur commande, le logiciel a besoin d’être nourri en textes, images ou musiques préexistantes et en métadonnées sur ces contenus (« deep learning »). Plus le logiciel dispose d’informations fiables, plus le résultat sera probant. Comme toute nouveauté technologique, l’utilisation de ces logiciels soulève de nombreuses questions juridiques. La question centrale en matière de propriété intellectuelle est de savoir à qui appartiennent les droits – s’ils existent – sur les contenus générés par l’IA ?
En droit français, une œuvre est protégeable si elle est originale. L’originalité est définie comme révélant l’empreinte de la personnalité de l’auteur, qui ne peut être qu’un être humain. Il faut donc déterminer qui est l’auteur, ou qui sont les auteurs d’une image, d’un texte ou d’une musique créés via une instruction donnée à un logiciel. Il faut aussi déterminer qui peut en être titulaire des droits. Il pourrait s’agir des auteurs des œuvres préexistantes, de nous-mêmes lorsque nous avons donné une instruction au logiciel, ou encore de l’auteur du logiciel (par exemple la société Stability AI qui développe Stable Diffusion). Les entités exploitant ces logiciels contribuent au processus permettant d’obtenir des textes, images ou des musiques inédites, dans la mesure où ce sont ces générateurs de contenus qui proposent un résultat comprenant un ensemble de choix plutôt qu’un autre. Ainsi, c’est la part d’« autonomie » des logiciels d’IA qui jette le trouble dans la conception traditionnelle du droit d’auteur. Un tribunal de Shenzhen (Chine) avait jugé en 2019 qu’un article financier écrit par Dreamwriter (IA mise au point par Tencent en 2015) avait été reproduit sans autorisation, reconnaissant ainsi que la création d’une IA pouvait bénéficier du droit d’auteur. Néanmoins, la contribution du logiciel se fait de manière automatisée et, à notre sens, l’usage technique d’un logiciel pour créer une image, un texte ou une musique ne donne pas au propriétaire du logiciel de droits sur l’image, sur le texte ou la musique : en l’absence d’une intervention humaine sur le choix des couleurs, des formes ou des sons, aucun droit d’auteur ou de coauteur ne peut être revendiqué au nom du logiciel. Le 21 février 2023, aux Etats-Unis, l’Office du Copyright a décidé que des images de bande dessinée créées par l’IA Midjourney ne pouvaient pas être protégées par le droit d’auteur (5).
Les conditions d’utilisation de ces générateurs de textes, d’images ou de musiques peuvent le confirmer. Dans le cas de Dall·E 2, les « Terms of use » prévoient expressément que OpenAI transfère à l’utilisateur tous les droits sur les textes et les images obtenus, et demande même que le contenu ainsi généré soit attribué à la personne qui l’a « créé » ou à sa société. Stability AI octroie une licence de droits d’auteur perpétuelle, mondiale, non exclusive, gratuite, libre de redevances et irrévocable pour tous types d’usage de Stable Diffusion, y compris commercial. Mais en l’absence, selon nous, de tout droit transférable, ces dispositions semblent constituer de simples précautions.

Droits de la personne utilisant le logiciel
Il est donc essentiel, pour toute personne qui souhaite utiliser, à titre commercial ou non, les contenus créés via des outils d’IA, générative ou créative, de vérifier si la société exploitant le site en ligne où il les crée lui en donne les droits et à quelles conditions. Dès lors que l’apport créatif de la personne qui donne les instructions au générateur d’images, de textes ou de musique est limité à la production d’une idée mise en œuvre par le logiciel, et que les idées ne sont pas protégeables par le droit d’auteur, il est douteux qu’un tribunal reconnaisse la qualité d’auteur à cette personne. Puisque l’utilisateur du logiciel ne conçoit pas mentalement, à l’avance, le contenu obtenu, il est difficile d’avancer que ce contenu porte « l’empreinte de sa personnalité ». Mais surtout, on pourrait aller jusqu’à dénier la qualification d’œuvre de l’esprit aux images, textes ou musiques créés par l’IA. En effet, le code de la propriété intellectuelle (CPI) n’accorde la protection du droit d’auteur qu’à des « œuvres de l’esprit » créées par des humains.

« Œuvre de l’esprit » inhérente à l’humain
Faute d’action positive créatrice de la part d’un humain, on pourrait avancer qu’aucun « esprit » n’est mobilisé, donc qu’aucune « œuvre de l’esprit »protégeable par le droit d’auteur n’est créée. S’ils ne sont pas des « œuvres de l’esprit », les contenus ainsi créés seraient alors des biens immatériels de droit commun. Ils sont appropriables non pas par le droit d’auteur (6) mais par la possession (7) ou par le contrat (conditions générales octroyant la propriété à l’utilisateur). Il s’agit alors de créations libres de droit, appartenant au domaine public. Cela fait écho à d’autres types d’« œuvres » sans auteur comme les peintures du chimpanzé Congo ou les célèbres selfies pris en 2008 par un singe macaque. Sur ce dernier exemple, les juridictions américaines avaient décidé que l’autoportrait réalisé par un singe n’était pas une œuvre protégeable puisqu’il n’a pas été créé par un humain, sujet de droits. En revanche, dès lors que le résultat obtenu est retravaillé et qu’un apport personnel formel transforme ce résultat, la qualification d’« œuvre de l’esprit » peut être retenue, mais uniquement en raison de la modification originale apportée au résultat produit par le logiciel. Ce cas de figure est d’ailleurs prévu dans la « Sharing & Publication Policy » de Dall·E 2 qui demande à ses utilisateurs modifiant les résultats obtenus de ne pas les présenter comme ayant été entièrement produits par le logiciel ou entièrement produits par un être humain, ce qui est davantage une règle éthique, de transparence, qu’une exigence juridique.
En droit français, une œuvre nouvelle qui incorpore une œuvre préexistante sans la participation de son auteur est dite « composite » (8). Si les œuvres préexistantes sont dans le domaine public, leur libre utilisation est permise (sous réserve de l’éventuelle opposition du droit moral par les ayants droit). En revanche, incorporer sans autorisation une œuvre préexistante toujours protégée constitue un acte de contrefaçon. Si, par exemple, on donne l’instruction « Guernica de Picasso en couleurs », on obtiendra une image qui intègre et modifie une œuvre préexistante. Or les œuvres de Picasso ne sont pas dans le domaine public et les ayants droit doivent pouvoir autoriser ou interdire non seulement l’exploitation de l’image obtenue et en demander la destruction, mais peutêtre aussi interdire ou autoriser l’usage des œuvres de Picasso par le logiciel. La production et la publication par un utilisateur d’un « Guernica en couleurs » pourraient donc constituer une contrefaçon ; mais l’intégration de Guernica dans la base de données du logiciel (deep learning) pourrait à elle seule constituer également un acte contrefaisant (9). En effet, le CPI sanctionne le fait « d’éditer, de mettre à la disposition du public ou de communiquer au public, sciemment et sous quelque forme que ce soit, un logiciel manifestement destiné à la mise à disposition du public non autorisée d’œuvres ou d’objets protégés » (10). Le caractère « manifeste » de la mise à disposition, et la qualification de « mise à disposition » elle-même pourraient être discutés.
Mais c’est surtout la directive européenne « Copyright » de 2019 (11) qui pourrait venir en aide aux exploitants d’IA génératrices de contenus en offrant une sécurisation de leur usage d’œuvres préexistantes protégées. Elle encadre l’exploitation à toutes fins, y compris commerciales, d’œuvres protégées pour en extraire des informations, notamment dans le cas des générateurs de textes, d’images ou de musiques. Elle prévoit également une possibilité pour les titulaires de droits sur ces œuvres d’en autoriser ou interdire l’usage, hors finalités académiques. Une telle autorisation peut difficilement être préalable et les exploitants, OpenAI par exemple, mettent donc en place des procédures de signalement de création de contenu contrefaisant (12). Le site Haveibeentrained.com propose, quant à lui, de vérifier si une image a été fournie comme input à des générateurs d’images et de signaler son souhait de retirer l’œuvre de la base de données. Mais les artistes se plaignent déjà de la complexité qu’il y a à obtenir un tel retrait (13).
On le voit, l’irruption des créations de l’IA perturbe le droit de la propriété intellectuelle, dont les outils actuels sont insuffisants pour répondre aux questionnements suscités. On peut imaginer que l’IA permettra un jour de produire de « fausses » sculptures de Camille Claudel, en s’adjoignant la technologie de l’impression 3D, ou encore de faire écrire à Rimbaud ou à Mozart des poèmes et des symphonies d’un niveau artistique équivalent – voire supérieur ! – qu’ils auraient pu écrire et jouer s’ils n’étaient pas morts si jeunes. La question de l’imitation du style d’auteurs encore vivant n’est d’ailleurs pas sans soulever d’autres débats.

Risque de déshumanisation de la création
Un avenir possible de l’art pourrait être dans la déshumanisation de la création, ce qui non seulement rendrait indispensable une refonte du premier livre du CPI, sous l’impulsion du règlement européen « AI Act » en discussion (14), mais susciterait en outre des questionnements éthiques. Si le public prend autant de plaisir à lire un roman écrit par une machine ou à admirer une exposition d’œuvres picturales créées par un logiciel, voire à écouter une musique composée et jouée par l’IA, les professions artistiques survivront-elles à cette concurrence ? @