Nos vies aux enchères

Je suis en train d’arriver à destination au volant de
ma voiture sans volant, alors qu’une place de parking réservée dès mon départ m’attend en centre-ville. Rien d’extraordinaire, puisque un tel système de réservation automatisée est disponible depuis quelques années déjà.
La nouveauté, c’est le système d’enchères que la municipalité vient de lancer pour attribuer les places tout au long de la journée et de la nuit en fonction de la fréquentation. Ce véritable système d’enchères en temps réel est censé optimiser l’occupation des places et le budget de la mairie dans un contexte toujours plus tendu d’une ville sans voiture. Le développement des enchères, touchant à des moments de plus en plus nombreux de notre vie quotidienne, est un marqueur de notre époque. Cela nous surprend encore, tant ce système est toujours empreint d’un parfum d’archaïsme. Outre leur origine antique remontant au marché du mariage de Babylone,
où la main de jeunes femmes était accordée au plus offrant, les enchères ont longtemps été cantonnées, dans l’imaginaire collectif, aux ventes d’objets rares ou d’œuvres d’art organisées par la figure tutélaire du commissaire-priseur.

« C’est au croisement des phénomènes du Big Data
et du Web temps réel que ce sont développées de
nouvelles pratiques d’enchères. »

Bien sûr, les enchères ont régulièrement défrayé la chronique en étant utilisées par des acteurs publics et privés pour mettre en vente des ressources rares comme des licences de téléphonie mobile, des fréquences ou des concessions pétrolières. C’est Internet qui a véritablement été le déclencheur d’un phénomène touchant le grand public. A tel point que les enchères, massivement démocratisées par la création d’eBay en 1995, sont rapidement devenues un business model alternatif à ceux de la publicité ou de la vente
de services en ligne : une combinaison habile de gestion de catalogue, d’e-commerce et de recommandations permettant de transposer sur le Net le bon vieux système, jusqu’à reproduire, pour chaque utilisateur connecté, les conditions addictives des enchères.
Ce succès massif permit de mettre sur la place de marché numérique des objets qui retrouvaient une valeur et des clients, ce qui contribua à l’émergence du concept de long tail. Mais c’est au croisement des phénomènes du Big Data et du Web temps réel que ce sont développées de nouvelles pratiques d’enchères. De ce point de vue, la publicité a été un terrain de jeu extraordinaire, avec des acteurs toujours prêts à financer les innovations dès lors qu’elles améliorent le ciblage et l’optimisation du ROI (Return on Investment) des annonceurs. Le Real Time Billing (RTB) a été la killer application : placer la bonne publicité, au bon moment, avec le bon message, dans le bon contexte et au bon prix. Il a été possible, dès 2010, de proposer à l’internaute une bannière profilée et vendue par un processus d’enchères, le tout exécuté en quelques millisecondes. Un nouvel espace de jeu pour de nombreuses start-up comme Blukai, Exelate ou Datalogics, qui se sont développées sous l’oeil de géants, tous en compétition pour ne pas perdre le contrôle de ce nouveau marché stratégique. Des entreprises françaises comme Ezakus ou La Place Media ont su se lancer très tôt, mettant ainsi en lumière l’existence d’une « école des mathématiques publicitaires » reconnue au niveau international. Certaines de ces start-up à succès, crées entre 2010 et 2020, ont su profiter d’un marché national pour une fois
en avance, pour partir très tôt à la conquête du monde. Le RTB s’est rapidement imposé comme le standard de la publicité en ligne, avec un marché pesant déjà plus de 17 milliards d’euros en 2017 et représentant aujourd’hui plus de 60 % du marché du display. Mais son champ d’application couvre désormais tous les services disponibles en ligne comme les radios, la télé, mais également les services embarqués dans nos voitures connectées. Quant aux traditionnels panneaux d’affichage de nos villes, ils sont devenus des écrans branchés aux espaces publicitaires vendus aux enchères. Nous voici donc entrés de plain-pied dans ce que certains comparent cyniquement à un immense « marché aux esclaves », ouvert sans interruption sous le vaste ciel numérique, pour vendre aux enchères notre bien le plus précieux : notre temps ! @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2025 » : Smart Toys.
* Directeur général adjoint de l’IDATE,
auteur du livre « Vous êtes déjà en 2025 » (http://lc.cx/b2025).
Sur le même thème l’institut vient de publier son rapport
« Real-Time Bidding: Further evolution
in the automated display-advertising market »,
de Soichi Nakajima, consultant senior.

Rêve de Robots

Aujourd’hui est un jour particulier au boulot. Une matinée consacrée à l’accueil d’un nouveau collaborateur. En principe, pas de quoi se relever la nuit. Sauf que cette fois-ci, je ne suis pas le seul à être sur les dents. La curiosité de toute l’équipe est, depuis des semaines, mise à rude épreuve car notre nouveau collègue est un robot.
Un robot de bureau multi-tâches venant épauler notre petite entreprise, autant pour nous aider dans les tâches répétitives que pour les travaux d’experts qu’il maîtrise, qu’il apprend ou qu’il acquiert sur le réseau. Et le soir, quand tout le monde est parti, il continue de travailler tout en assurant la télésurveillance de notre bâtiment. Je vous dois de préciser que nous sommes loin d’être des pionniers et que notre investissement, bien réfléchi, s’inscrit dans un mouvement d’équipement des entreprises qui adoptent de plus en plus ces assistants d’un nouveau genre. Nous voici partie prenante de cette nouvelle phase majeure du développement de la robotique professionnelle, qui, avec la « cobotique », conduit de nombreuses entreprises à faire cohabiter humains et robots. Quel chemin parcouru depuis Unimate, ce premier robot industriel intégré aux lignes d’assemblage de General Motors en 1961. Les robots ont rapidement colonisés les sites industriels à partir des années 1980, jusqu’à représenter un parc de plus de 1 million de machines dans le monde dès 2012. La plupart sont issus des lignes de production des leaders ABB, Fanuc Robotics, Kuka ou Motoman, destinés à doper la productivité des usines. Ce qui n’a pas été sans provoquer d’importantes tensions sur l’emploi des ouvriers confrontés à cette concurrence, alors même qu’il fallait se battre sur le front des bas salaires des économies émergentes.

« Ce peuple de machines intelligentes trône
désormais au sommet d’une nouvelle espèce
composée de myriades d’objets communicants. »

Ce second âge de la robotique se caractérise par une large prolifération de ces
machines polyvalentes et professionnelles au sein des ateliers des PME, grâce à
une programmation facile et un prix accessible. Ce fut le cas des bras articulés et commercialisés avec succès dès 2008 par la start-up danoise Universal Robots.
Les activités tertiaires ont suivi. A tel point que le taux d’automatisation de l’industrie
et des services devrait franchir le seuil des 50 % avant 2030. Mais l’une des conséquences les plus importantes est la relocalisation des fonctions de production
au plus près des zones de consommation, sous la pression de l’explosion des coûts
de transport mais aussi grâce aux nouvelles possibilités permises par ce que l’on appelle la « robocalisation » : la robotisation des entreprises comme moyen de faire revenir en Europe des emplois industriels.

Le plus marquant est sans doute le succès des robots personnels qui envahissent également notre vie quotidienne : robotique des transports, robotique médicale, robotique rééducative grâce à des prothèses intelligentes et des exosquelettes. Nos robots compagnons assurent désormais les tâches domestiques, la surveillance mais également des jeux ou des séances d’éducation. Parfois maladroitement humanoïdes, ils prennent des formes multiples, lorsqu’ils ne sont pas invisibles. Ce peuple de machines intelligentes trône désormais au sommet d’une nouvelle espèce composée de myriades d’objets communicants. La croissance de ce nouveau marché a été au rendez-vous, multiplié par 30 en dix ans. Entre 2013 et 2016, 22 millions de robots de tout type furent commercialisés. La plus grande part, plus de 15 millions, sont des robots domestiques (aspirateurs, tondeuse, nettoyeurs de fenêtre, …), le reste étant dédié au jeu, l’éducation et à la recherche. Pour ne pas être en reste, la France lança en 2013 une politique ambitieuse en vue de se classer parmi les 5 premiers pays mondiaux. Les trois premiers étaient d’ores et déjà bien connus : le Japon, la Corée
et les Etats-Unis. La même année, Google a de son côté essayé d’organiser cet écosystème complexe avide de data, en multipliant des acquisitions de start-up.
Cette évolution d’une humanité complétée d’un double mécanique, rêvée depuis l’Antiquité et prenant forme avec les premiers automates au XVIIIe siècle, est l’une des composante clés de notre siècle, avec sa face inquiétante décrite dans de si nombreux romans d’anticipation, et qui donne toute sa saveur à ce mot de Jacques Prévert : « Le progrès : trop robot pour être vrai ». @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2025 » : Le mobile.
* Directeur général adjoint de l’IDATE,
auteur du livre « Vous êtes déjà en 2025 »
(http://lc.cx/b2025).