Les médias face à la concurrence des GAFA : « total video » pour les uns et « web first » pour les autres

Qu’ils soient groupes audiovisuels comme RTL ou groupes de presse comme Sud-Ouest, les acteurs des médias traditionnels sont passés à l’offensive pour résister aux rouleaux compresseurs des GAFA. Leur meilleure arme dans la
« glocalisation » est le total video pour les uns et le web first pour les autres.

« Notre métier de base, c’est la télévision. Mais il faut
que l’on sorte de ce schéma pour poursuivre dans ce
que nous appelons le “total video” qui couvre la diffusion multisupports, les contenus exploitables sur les plateformes des GAFA, et les investissements que
nous faisons dans des plateformes vidéo », a expliqué Guillaume de Posch (photo de gauche), co-directeur général de RTL Group, lors du 26e colloque de NPA-Le Figaro organisé le 7 novembre sur le thème de « Plus que jamais la glocalisation ! ».

« Rapports de force avec les GAFA »
De son côté, Olivier Gerolami (photo de droite), président du groupe Sud-Ouest, se situe sur un autre registre : « Nous sommes engagés dans une digitalisation à marche forcée, avec le virage de l’ensemble de la rédaction vers le schéma “web first” où l’ensemble de la rédaction produit des contenus en mode continue pour le papier,
le site web et les applis mobiles ». Si les deux approches – « total video » et « web
first » – sont très différentes de l’activité média historique respective de chacun des deux groupes (télé pour l’un, presse pour l’autre), elles ont un souci commun : ne pas se laisser dépasser localement par les GAFA mondialisés.« La télévision doit devenir globale, plus que pan-européenne, car les effets d’échelle dans le nouveau mode de consommation de vidéos sont absolument colossaux et nous permettent d’amortir beaucoup plus rapidement les coûts de nos programmes. Ce qu’ont entrepris les GAFAN [«N» pour Netflix]issus du marché américain », a expliqué Guillaume de Posch. Et de regretter : « Un des problèmes de l’Europe est que nous n’avons pas été capables, comme industrie européenne, de développer l’équivalent des GAFAN.
(…) On ne parviendra pas à répliquer un Netflix au niveau européen. On aurait dû le faire il y a cinq ans, mais pas maintenant ».
La réponse de RTL Group, qui détient 48,2 % de M6 en France (1), est de faire du total video multi-local, voire des programmes de niche, « que ne sont pas capables de faire les géants globaux du Net ». Le groupe Sud-Ouest, deuxième plus grand éditeur de quotidiens régionaux (Sud-Ouest, Charente Libre, …) derrière Ouest-France, veut lui aussi établir « un rapport de force avec les GAFA » en faisant du web first côté éditorial et du traitement des données utilisées à des fins de ciblage publicitaire côté data. Cela ne l’empêche pas d’investir dans une DMP (Data Management Platform) en partenariat avec Google (Analytics), tout en étant actionnaire de l’alliance Gravity (2). Objectif : faire contrepoids aux GAFA autour de la publicité programmatique ciblée et de la data à monétiser. « La priorité est donnée au digital car le consommateur, le lecteur, demande un rafraîchissement des contenus d’information. Nous faisons aussi un journal presse de qualité, même si la diffusion s’érode lentement, de – 2 % à – 3 % par an. Il est donc impératif pour nous d’avoir des relais de croissance en monétisant nos contenus en ligne à travers nos sites web et applis mobiles freemium », explique Olivier Gerolami pour justifier le web first.
Pour RTL Group, le total video s’impose en raison de « l’explosion de la vidéo » sur Internet : « Il faut avoir une part de marché suffisante pour pouvoir monétiser son offre vidéo, face à de nouveaux acteurs tels que Netflix, Facebook, Amazon, Snapchat, YouTube ou Twitter », prévient Guillaume de Posch. Son groupe a investi dans BroadbandTV, DiviMov, StyleHaul ou encore Smartclip. Selon lui, la télévision linéaire garde cependant trois principaux atouts par rapport à « un monde en ligne trop fragmenté » : le live, la proximité et la gratuité (« Nothing beats free »). « Les GAFA sont désireux de nous piquer notre business…, car les recettes publicitaires de la télévision sont encore à près de 200 milliards de dollars au niveau mondial, alors que la publicité digitale est bien plus modeste », rassure-t-il. Dans la presse, Olivier Gerolami précise que Sud-Ouest a 20.000 abonnés payants dans le digital, à raison de 10 euros par mois – sur un total de 250.000 exemplaires quotidiens (papier encore pour l’essentiel). L’objectif est d’en avoir 50.000 d’ici à 2020. « On parle de crise de la presse mais si l’on additionne le lectorat papier, les internautes et les mobinautes, nous avons aujourd’hui beaucoup plus d’audience qu’à l’époque du seul papier ».

Montée en charge du digital
Outre le fait de résister aux GAFA(N), RTL Group et Sud-Ouest ont aussi en commun d’être sous contrôle familial (Mohn pour Bertelsmann et Lemoîne pour GSO) non cotés en Bourse contrairement à leurs grands rivaux américains du Net. Leur activité historique respective est en pleine transition numérique. « La publicité digitale dépasse les 15 % de la publicité totale, et se situera entre 20 % et 25 % d’ici deux ou trois ans », prévoit le patron de Sud-Ouest (3). Quant à RTL Group, il a dépassé l’an dernier les
10 % de chiffre d’affaires (4) dans le digital. @

Charles de Laubier

Contrefaçon : comment la Sacem et l’Alpa sont venues à bout du site web de piratage T411

Considéré comme le premier site web de BitTorrent en France, T411 aurait causé un préjudice total de plus de 1 milliard d’euro si l’on en croit les ayants droit de
la musique et de l’audiovisuel. Après avoir contourné à l’étranger les blocages ordonnés en 2015 en France, T411 semble cette fois KO.

Torrent 411 – alias T411 – avait fait l’objet d’une plainte de la part de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) en 2014, à laquelle l’Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle (Alpa) a apporté son soutien. La juridiction inter-régionale spécialisée (JIRS)
de Rennes, à laquelle a été confiée l’enquête, avait alors ouvert « une information judiciaire des chefs de contrefaçon, association de malfaiteurs et blanchiment, visant le site Internet T411 en ce qu’il mettait à disposition de sa communauté près de 700.000 liens “torrent” vers des copies illégales de films, séries et albums audio » (avec un catalogue de 257 millions de films, séries, documentaires et émissions).

Préjudice : des millions à 1 milliard d’euros
Le 2 avril 2015, à la demande de la Société civile des producteurs phonographiques (SCPP), le tribunal de grande instance (TGI) de Paris avait rendu un jugement en ordonnant à quatre fournisseurs d’accès à Internet (FAI) français – Orange, Bouygues Telecom, Free et SFR – de bloquer l’accès à ce site web de liens BitTorrent accusé de piratage. Le blocage de T411 intervenait quatre mois après un autre blocage ordonné le 5 décembre 2014 par le même TGI de Paris auprès des mêmes FAI, à l’encontre cette fois de The Pirate Bay. Mais ce qui devait arriver arriva : le site web T411 incriminé a aussitôt changé de nom de domaine pour orienter les internautes du « t411.me » – visé par cette première décision judiciaire – vers un « t411.io », lui aussi bloqué par la suite (des clones prenant après le relais), tout en expliquant à sa communauté d’utilisateurs comment contourner le blocage des FAI avec force détails sur sept solutions de contournement proposées alors par site web ZeroBin (1). T411, qui d’après des chiffres de Médiamétrie a pu afficher une audience allant jusqu’à 2millions de visiteurs uniques par mois (pour 6 millions de membres), prend alors une dimension internationale et décentralisée pour échapper au blocage national finalement inefficace (2). « Lundi 26 juin 2017, six personnes ont été interpellées en France et en Suède, dont deux à Stockholm soupçonnés d’être les administrateurs du site. (…) Depuis l’ouverture du site, cette activité de mise à disposition illégale d’œuvres protégées par des droits d’auteurs a généré au bénéfice de ses administrateurs plusieurs millions d’euros de revenus [entre 6 et 7 millions d’euros par an, d’après Numerama, ndlr], notamment issus de recettes publicitaires », a précisé dans un communiqué le procureur de la République de Rennes, Nicolas Jacquet (photo), lequel supervise l’enquête (3). Le chef du Centre de lutte contre les criminalités numériques (C3N) de la gendarmerie (voir encadré ci-dessous), Nicolas Duvinage, a indiqué à l’AFP que sur les six personnes interpellées, soupçonnées d’être administrateurs de T411, quatre l’ont été en France
(à Angers, Lyon, Montpellier et Strasbourg), et deux autres en Suède (notamment à Stockholm où se situaient des serveurs de T411). Ces deux derniers, « ressortissants ukrainiens », pourraient être extradés en France où se déroule l’enquête. Le 28 juin,
un mandat européen a été lancé contre un administrateur de T411 interpellé en Suède. Les membres de l’Alpa, notamment les organisations de la musique, ont été précurseurs en 2013 sur ce type d’action avec l’affaire Allostreaming (4), tout juste bouclée par la Cour de cassation, suivie par d’autres condamnations pour contrefaçon telles que celles des sites Wawa-mania, GKS, Wawa-torrent, eMule Paradise ou encore Zone Téléchargement (ZT). Avec 6 à 7 millions d’euros par an, T411 serait la plus grosse affaire de piraterie devant celle de ZT (1,5 million d’euros). Lors de sa plainte il y a trois ans, la Sacem avait estimé son manque à gagner à environ 3 millions d’euros. Quant à l’Alpa, dont le délégué général Frédéric Delacroix est cité par Next Inpact, elle a comptabilisé 257 millions de téléchargements : « Nous n’avons pas encore reconnu l’ensemble de nos oeuvres, mais le préjudice global peut excéder le milliard d’euros ». L’Alpa, qui n’entend pas en rester là, dit « vouloir s’intéresser de près aux plus gros uploaders ». @

Charles de Laubier

ZOOM

Le C3N : quèsaco ?
Le C3N est le Centre de lutte contre les criminalités numériques, au sein du Service central du renseignement criminel (SCRC) de la gendarmerie nationale. Ce centre dépend du pôle judiciaire de la gendarmerie nationale (PJGN) et regroupe l’ensemble des unités de ce dernier qui traitent directement de questions en rapport avec la criminalité (formation, veille et recherche, investigation, expertise) et les analyses numériques (département informatique-électronique de l’IRCGN (5)). Le C3N, basé à Cergy Pontoise (cyber[at]gendarmerie.interieur.gouv.fr) et dirigé par le colonel Nicolas Duvinage, assure également l’animation et la coordination au niveau national de l’ensemble des enquêtes menées par le réseau gendarmerie des enquêteurs numériques. @

Consentement préalable : le futur règlement « ePrivacy » redonne la main aux internautes

Alors que publicitaires et éditeurs s’alarment de la prochaine obligation d’obtenir le consentement préalable des internautes – dès le niveau du navigateur Internet – avant de déposer des cookies, les consommateurs s’apprêtent à reprendre le pouvoir avec le projet de règlement « ePrivacy ».

La Commission européenne veut que sa nouvelle proposition de règlement sur la vie privée et les communications électroniques (ePrivacy) – présentée
en janvier dernier (1) – entre en vigueur le 25 mai 2018
« au plus tard », soit dans un peu moins d’un an maintenant, en même temps le règlement général
« Protection des données » déjà promulgué, lui, le 4 mai 2016. Mais l’une des mesures, à savoir le consentement préalable des internautes avant tout cookie, satisfait les uns (les consommateurs) mais inquiète les autres (les éditeurs de sites web).

Consentement au niveau des navigateurs
Le Bureau européen des Unions de consommateurs (Beuc), lequel compte plus d’une quarantaine de membres dont UFC-Que choisir et la CLCV (2) en France, n’a de cesse de demander « instamment » aux législateurs européens d’adopter des règles obligeant les fournisseurs de services sur Internet à instaurer de « robustes paramètres de confidentialité par défaut » et à « imposer des limites strictes à la collecte des don-
nées ». Selon le Beuc, citant une enquête Eurobaromètre sur la vie privée en ligne,
une grande majorité (82 %) des Européens interrogés considère que « les systèmes
de surveillance de leurs activités en ligne (tels que les cookies) ne devraient pouvoir être activés qu’avec leur consentement préalable ».
Basé à Bruxelles, le Beuc vient de publier son « position paper » – daté de juin (3) –
sur le projet de règlement « ePrivacy » . Il accueille avec satisfaction les dispositions
de l’article 8.1 du projet de règlement qui met le consentement de l’internaute au cœur du dispositif. « La formulation de l’article, qui se réfère “à l’utilisation de traitement et des capacités de stockage” du terminal en plus “de la collecte d’informations” sur un
tel équipement, garantira que toute sorte de mécanisme de suivi à la trace (tracking mecanism) tombera sous le coup de cette disposition, pas seulement des outils traditionnels tels que les cookies », explique l’organisation européenne des consommateurs. Le ciblage publicitaire est, selon le Beuc présidé par le Suédois Örjan Brinkman (photo), l’une des raisons principales de la généralisation du tracking (suivi) et des pratiques de monitoring (surveillance) auxquelles les consommateurs peuvent être soumis. Le Beuc regrette que « l’essentiel du modèle économique sur lequel la publicité est basée a été développé au détriment de la vie privée des consommateurs, sur une surveillance 24h/24 7j/7 et sur une monétisation de chaque mouvement du consommateur par une myriade d’acteurs (publicitaires, éditeurs, réseaux publicitaires, plateformes d’Ad-Exchange, Data Brokers, etc) ». La plupart des internautes en sont inconscients et/ou impuissants face à cette situation. De plus, déplore le Beuc, il n’y a pratiquement aucun autre choix que d’accepter d’être suivi à la trace si vous voulez avoir l’accès au service en ligne. L’article 9.2 du projet de règlement, lui, prévoit la possibilité d’exprimer le consentement préalable en utilisant les paramètres techniques appropriés de logiciel permettant l’accès à Internet. Cette mesure au niveau des navigateurs Internet (4) devrait aider, d’après le Beuc, à réduire le nombre de demandes de consentement et éviter les demandent systématiquement de la part des prestataires de services au risque d’être invasifs pour la vie privée. Et de rappeler que les « Cnil » européenne (réunies dans le G29) ont considéré que – pour être valables – les paramètres techniques pour recueillir le consentement préalable ne peuvent pas être prédéterminés pour accepter tous les cookies en vrac par exemple. Des informations complètes et entièrement visibles sont aussi nécessaires afin de s’assurer d’obtenir un consentement valable de la part de l’internaute. En outre, il ne devrait pas être possible de contourner le choix fait par l’utilisateur dans les paramètres. Quoi qu’il en soit, le Beuc demande au législateur européen à ce que soient bannis les « tracking walls » (barrières d’accès au contenu) qui proposent aux internautes de les suivre en échange d’une levée des restrictions d’accès aux contenus du site web. De même, la désactivation des « anti-tracking tools » (outils anti-surveillance) ne devrait être faite qu’avec le consentement de l’internaute (5).

Les éditeurs de presse et de sites se rebiffent
De leur côté, une trentaine d’éditeurs de presse en Europe ont publié fin mai une
« Lettre ouverte au Parlement européen et au Conseil de l’Union » (6) pour faire part de leurs inquiétudes, notamment sur le consentement préalable à partir des navigateurs :
« Le passage d’un consentement pour la collecte de données sollicité par chaque éditeur de presse en ligne lorsque son site est consulté à un consentement global recueilli par quelques puissantes plateformes, est une mauvaise solution pour l’avenir de la presse ». Plusieurs organisations professionnelles françaises (7) ont-elles aussi exprimé en juin (8) leurs préoccupations. @

Charles de Laubier