La neutralité du Net à l’épreuve des besoins de financement des réseaux

Emergeant de l’interminable débat sur la neutralité du Net, la question de fond fait surface : celle d’une nouvelle répartition des revenus au sein de la chaîne de valeur de l’Internet, afin de continuer à développer les usages numériques. Vers de nouveaux modèles économiques.

Par Katia Duhamel, avocat, cabinet Bird & Bird

La neutralité de l’Internet et des réseaux est un principe essentiel des communications électroniques, qui renvoie
à un certain nombre de libertés fondamentales : liberté d’expression, protection des données à caractère personnel
et de la vie privée, etc. Pour autant, elle dissimule une problématique plus triviale, celle des financements des réseaux.

Alcatel-Lucent : “fossoyeur” de la neutralité du Net ?

En fait. Le 28 juin, le sixième équipementier mondial des télécoms, Alcatel-Lucent, a annoncé la commercialisation en 2012 d’un nouveau processeur baptisé FP3, qui multiplie par quatre – à 400 Gbits/s – la rapidité d’un réseau
et rend plus « intelligents » les routeurs qui jalonnent Internet.

En clair. La fin de la neutralité de l’Internet, déjà écornée par la multiplication des
« services générés » à l’insu des internautes, se rapproche au fur et à mesure que
les nouveaux réseaux dits « intelligents » se développent. Les équipementiers télécoms comme le sixième mondial, Alcatel-Lucent, sont en effet lancés dans une course à la
« performance » pour transformer les « dump pipes » – ces réseaux se contentant de transporter les paquets IP (1) sans réfléchir – en « super-réseaux », dotés non plus de
« routeurs de réseaux » mais de « routeurs de services ». « Les “dump pipes” c’est fini !
Il faut maintenant donner le choix aux consommateurs », a d’ailleurs lancé le PDG d’Alcatel-Lucent, Ben Verwaayen, lors du colloque NPA, le 23 juin à Paris. Car, audelà de l’objectif de faire face à la demande des opérateurs de réseaux fixe et mobile confrontés à l’explosion du trafic sur Internet, l’intelligence réseau à très haut débit
aura des répercutions directes sur les applications et les contenus du Net. «Un seul processeur FP3 peut par exemple gérer simultanément 70.000 flux vidéo haute définition ou encore 8,4 millions de sessions Web simultanées. (…).
Et cette technologie ne se contente pas de transporter des bits : elle génère aussi du revenu, crée de la valeur pour les fournisseurs de services (…) et suscite l’innovation dans le domaine des terminaux, des contenus et des applications pour les professionnels et le grand public, qui dépendent de plus en plus des réseaux des fournisseurs de services », explique l’industriel, qui réalise déjà 1,6 milliard d’euros de chiffre d’affaires en 2010 avec sa division IP (+ 24 % en un an). Par ailleurs, cela fait maintenant trois ans et demi que les « Bell Labs » d’Alcatel-Lucent travaillent avec l’Inria (2) à l’élaboration de « réseaux autonomes » pour l’Internet du futur, capables de « reconnaître automatiquement » les contenus des flux pour en faire des traitements différenciés. De quoi réconcilier à termes les opérateurs télécoms et les industries culturelles, lesquelles souhaiteraient que leurs droits de propriété intellectuelles soient respectés de bout en bout sur les infrastructures (très) haut débit ou sur les services de cloud computing. Ce n’est pas la première fois qu’une puce « s’intéresse » aux contenus. Le 5 janvier dernier, le numéro un mondial des micro-processeurs Intel a lancé Sandy Bridge, une puce multimédia avec – imprimée dans le silicium – un système anti-piratage qui a déjà séduit les studios d’Hollywood (3). Vous avez dit
« neutralité des réseaux » ? @

FTTH et LTE : vers une profonde fracture numérique ?

En fait. Le 9 juin se sont tenues les 5e Assises du très haut débit organisées à l’Assemblée nationale sur le thème de « L’heure des choix », sous le patronage d’Eric Besson. Le ministre chargé de l’Economie numérique y a annoncé la création de « commissions régionales d’aménagement numérique du territoire ».

En clair. Ces 5e Assises du très haut débit, organisées chaque année par l’agence Aromates, démontrent que la France tergiverse depuis au moins cinq ans pour savoir de quelle manière le public et le privé doivent déployer le très haut débit sur tout le territoire.
Il en résulte un retard chronique, alors que l’objectif du chef de l’Etat, Nicolas Sarkozy,
est de 100 % de la population en 2025. Au 31 mars 2011, l’Hexagone ne comptait que 520.000 abonnés très haut débit FTTx (1). Et encore, 380.000 d’entre eux étaient reliés
à la fibre par un câble coaxial (voir p. 11). Résultat : seulement 140.000 abonnés FTTH (2). Il y a pourtant 1,135 million de logements éligibles à ce FTTH.« Le temps est venu pour les opérateurs d’investir et pour les consommateurs de s’abonner ! », a lancé le président de l’Arcep, Jean-Ludovic Silicani.
Si le déploiement de la 4G avec la technologie LTE s’engage sur le même rythme
« de sénateur » que les infrastructures optiques, le risque de voir s’aggraver à grande vitesse la fracture numérique est réel. « La stratégie des grands opérateurs est de se concentrer sur les zones les plus denses et les plus rentables (Paris, Lyon, métropole lilloise, …) pour ne couvrir d’ici quelques années qu’environ 5 millions de foyers sur les
25 que compte la France », prévient Jean-Michel Soulier, président de Covage, opérateur d’opérateurs télécoms. La question de la création d’un opérateur de réseau national de fibre « noire » dans les zones peu denses, en fédérant les réseaux d’initiative publique (RIP) déjà existants des collectivités locales (3), reste posée. L’Association des villes et collectivités pour les communications électroniques et l’audiovisuel (Avicca) « regrette le recul des obligations de couverture du territoire par les opérateurs ». Elle constate que « le délai global est rallongé d’un quart (de 12 à 15 ans) » et que « la “zone prioritaire” est amputée de 30 % de sa population ». Alors que le gouvernement lance l’appel à candidatures pour les licences 4G, l’incertitude grandit: si les fréquences en 2,6 Ghz permettent de couvrir des zones urbaines (75 % de la population d’ici à 12 ans), il faudrait, aux quatre ou cinq opérateurs retenus, des
« fréquences en or » en 800 Mhz qui, seules, permettraient de couvrir l’ensemble
du pays (98 % d’ici à 12 ans). Là aussi, mutualiser – comme le souhaite Martin Bouygues (4) – la bande des 800 Mhz du dividende numérique pour couvrir les campagnes avec l’Internet mobile aurait un sens… @

Pourquoi la séparation des réseaux et des services télécoms revient-elle sur le tapis

Vieille antienne de la régulation des télécoms, la séparation des réseaux et
des services de communications électroniques sur le marché de détail fait de nouveau débat, au point d’être présentée comme une solution au retard de l’Europe en matière de très haut débit.

Par Katia Duhamel, avocat, cabinet Bird & Bird

A l’occasion de son avis du 8 mars dernier (1), l’Autorité
de la concurrence a rappelé l’utilité, dans un certain nombre
de secteurs, de mesures structurelles visant à garantir une séparation entre les activités régulées – ou en monopole
légal – et les activités concurrentielles ou de diversification. L’Autorité de la concurrence a observé à cette occasion,
que parmi les industries de réseaux régulées, le secteur
des communications électroniques est celui pour lequel les mesures de séparation prévues à ce jour sont les moins fortes.

Réseaux très haut débit : financement innovant, PPP et neutralité du Net

coTreize ans après l’abolition des monopoles d’Etats du téléphone en Europe,
les pouvoirs publics sont appelés à la rescousse pour cofinancer les très coûteux réseaux de fibre optique. Les géants du Web aussi. Entre partenariat public-privé et terminaison d’appel data.

Par Rémy Fekete (photo), avocat associé, Gide Loyrette Nouel.

Lorsque la ville de Pau décidait il y a plus d’une décennie de déployer un réseau de fibre optique jusqu’au domicile de ses habitants, les industriels du secteur saluaient la prouesse tout en s’interrogeant sur la nature des besoins devant être satisfaits par tant de capacités. Le remplacement récent et à grande échelle
des terminaux de téléphonie mobiles par des smartphones aboutit désormais à une popularisation sans précédent de l’accès à Internet et à une recrudescence du besoin en bande passante.