Isabelle Falque-Pierrotin, Cnil : « Il faut un New Deal mondial de la protection des données »

La présidente de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) s’exprime en détail dans Edition Multimédi@ sur la position du Parlement européen, présentée le 10 janvier, sur la réforme de la protection des données personnelles. En outre, elle dit pour la première fois ce qu’elle pense de la proposition en France d’une « taxe sur les données personnelles ».

Propos recueillis par Charles de Laubier

Edition Multimédi@ : Que pensez-vous de la proposition du rapport Collin & Colin, publié le 18 janvier, d’une fiscalité nationale assise sur la détention des données personnelles ?
IFPIsabelle Falque-Pierrotin : L’idée de travailler fiscalement sur
les données personnelles semble a priori naturelle au regard
de la réalité de l’économie numérique. La Cnil a été la première
à souligner l’importance des données personnelles, leur rôle
de carburant et de moteur de l’innovation. Mais il faut rester extrêmement prudent : d’une part, la fiscalité ne doit pas
envoyer des signaux contradictoires par rapport à nos principes de protection des données auxquels nos concitoyens sont fort attachés. L’outil fiscal doit donc encourager les comportements vertueux.
La protection des données personnelles se caractérise par des droits (accès, rectification, etc.) qui ne sont pas à vendre. Il conviendra donc, si une telle fiscalité est mise en place, de veiller à la cohérence des pratiques fiscalement valorisées avec la protection des données personnelles telle que garantie par la loi de 1978.
D’autre part, il ne faudrait pas assimiler les entreprises, dont le business model repose tout entier sur le traitement de nos informations, à celles qui sont appelées à en user de manière accessoire. La dernière difficulté que je vois est l’international, mais les deux rapporteurs ont bien relevé la nécessité d’une telle approche commune de la question.

La publicité en ligne est menacée par les règles anti-cookies et la fiscalité numérique

Alors que le marché français de la publicité en ligne enregistre un ralentissement de sa croissance au 1er semestre 2012 et que ses prévisions pour l’ensemble de l’année sont revues à la baisse, son avenir s’assombrit avec la protection des données personnelles et la fiscalité numérique.

Par Charles de Laubier

Selon les prévisions du Syndicat
des régies Internet (SRI), le marché français de la publicité en ligne n’atteindra pas en 2012 les 8 %
de croissance qu’il espérait il y a
six mois. Cela devrait être finalement 6 %, pour atteindre 2,726 milliards d’euros d’investissements publicitaires sur Internet. Ce taux
de croissance est presque la moitié des 11 % de croissance entre 2010 et 2011 (voir tableau ci-contre). La conjoncture économique (1) y est pour beaucoup. « Le digital n’échappe pas au tassement voire au gel des budgets chez certains annonceurs », constate le SRI (2) pour le 1er semestre.

Protection des données personnelles : Etats-Unis et Europe convergent sur tout, ou presque

L’administration Obama veut renforcer le pouvoir du régulateur du commerce,
la FTC, en matière de protection des données personnelles sur Internet et converger avec les règles proposées par la Commission européenne. Mais
les deux exécutifs divergent sur le droit à l’oubli.

Par Winston Maxwell (photo) et Christopher Wolf*, avocats associés, Hogan Lovells LLP.

Les Etats-Unis et l’Europe préparent en même temps d’importantes réformes en matière de protection des données personnelles.
La Commission européenne a proposé le 25 janvier 2012 (1)
un règlement et une directive qui seront débattues au sein du Parlement européen et du Conseil européen dans les 24 prochains mois. L’administration Obama, elle, a lancé le 23 février 2012 (2) une initiative intitulée « The Consumer Privacy Bill of Rights ». La proposition de la Maison Blanche vient d’être suivie par celle de la Federal Trade Commission (FTC), qui propose une série de mesures pour améliorer la protection du consommateur en matière de données personnelles (3).

Google et Facebook sous surveillance
Depuis longtemps, les Européens considéraient les Américains comme les parents pauvres de la protection des données personnelles. Certes, dans certains secteurs,
les Etats-Unis disposent d’une législation forte en la matière (4), mais il leur manque
une loi transversale qui accorde aux consommateurs des droits minimums de protection, quel que soit le prestataire. Même si la FTC disposait de pouvoirs généraux pour sanctionner des pratiques trompeuses, certains en Europe estimaient que ces pouvoirs n’étaient pas exercés de manière suffisamment forte, notamment vis-à-vis d’Internet. Mais, au cours de ces douze derniers mois, la FTC a montré qu’elle était capable de tenir tête aux plus grands acteurs de l’Internet. Elle a conclu à l’automne dernier deux accords transactionnels avec respectivement Google (5) et Facebook (6). Accusés de ne pas avoir respecté leurs propres engagements à l’égard des consommateurs, notamment au titre de leurs Privacy Policies (protection des données personnelles) et Safe Harbor (partenariat Etats-Unis/Europe), Google et Facebook ont fait l’objet d’une plainte par l’EPIC (Electronic Privacy Information Center), une association de défense des consommateurs et droits civiques. La FTC a lancé une enquête et a assigné les deux géants du Net en justice pour violation de l’article 5 de
la loi américaine sur la protection des consommateurs (section 5 du FTC Act). Google et Facebook ont contesté ces accusations, mais ont choisi de conclure un accord transactionnel avec la FTC, plutôt que de se battre devant les tribunaux. D’une durée de 20 ans, ces accords imposent un régime strict de protection de données personnelles au sein de chaque entreprise – un régime digne de ce qu’aurait pu imaginer une autorité européenne telle que la Cnil (7) en France ! Ces accords imposent des obligations d’ « accountability » (voir plus loin) similaires à celles envisagées par la proposition de règlement européen. La FTC devient un gendarme redoutable en matière de données personnelles, ses amendes dépassant
de loin celles imposées par les autorités européennes.
L’administration Obama souhaite aller encore plus loin : le plan dévoilé le 23 février imposerait aux Etats-Unis un régime similaire à celui envisagé en Europe. Les points
de convergence entre le plan américain et la proposition de règlement européen sont nombreux.
• Principe de la transparence : les propositions américaines et européennes soulignent, toutes les deux, la nécessité de donner aux consommateurs des informations plus claires et lisibles sur le traitement de leurs données personnelles. La pratique actuelle consiste à insérer les dispositions sur les données personnelles, au sein de conditions générales de vente longues et difficilement compréhensibles. Cette pratique doit cesser, aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis. Les entreprises doivent présenter des informations courtes et pertinentes, au bon endroit et au bon moment, pour que le consommateur soit réellement informé.
• Principe du consentement : pour qu’un consentement soit valable, celui-ci doit être explicite et précis. Un consentement global aux conditions générales ne suffira plus. Il faudrait prévoir des consentements ciblés, proposés au bon endroit et au bon moment. Cette obligation pèse déjà sur les prestataires d’Internet en matière de cookies.

Consentement explicite. Et implicite ?
Les révisions de 2009 au Paquet Télécom exigent dorénavant un consentement explicite du consommateur, avant le déploiement de ces « témoins électroniques »
sur son terminal. Même si le principe semble clair, sa mise en oeuvre s’avère complexe. Si on appliquait la règle à la lettre, le consommateur devrait donner des centaines de consentements (8) à chaque visite d’un site web !
Les prestataires de l’Internet et des organisations comme le W3C (9) travaillent avec
les autorités de régulation en Europe, afin de trouver des solutions pragmatiques à ce problème épineux. Le groupe des « Cnil » européennes, dit « Article 29 », s’apprête à publier un avis sur sujet. Les propositions américaines, elles, admettent que le consentement peut être implicite dans certains cas où de toute évidence le consommateur s’attend à ce que ses données personnelles soient utilisées (10).
La FTC souhaite, par ailleurs, une loi spécifique pour encadrer l’activité des « data brokers », ces marchands peu visibles qui achètent des listes de données, notamment pour les revendre aux prestataires de la publicité en ligne.
• Principe d’ « accountability » : difficilement traduisible en français, ce concept signifie l’obligation pour chaque entreprise d’organiser son propre audit interne de conformité. Ces programmes de contrôle, dits de « compliance », sont fréquents en matière comptable, anti-corruption et concurrence, surtout depuis l’affaire « Enron ». L’existence d’un tel programme constitue une circonstance atténuante pour les autorités américaines lorsqu’elles appliquent des sanctions. La proposition européenne et l’initiative Obama obligeraient les entreprises à prendre en compte la protection des données personnelles lors de l’élaboration de leurs produits ou services, tout comme elles prennent en compte les normes anti-pollution (11), et de prouver ensuite qu’elles ont mis en place des mesures de protection et que ces mesures de protection sont régulièrement mises à jour et testées pour garantir leur efficacité.
Autre point de convergence entre Américains et Européens : la notion même de données personnelles. Longtemps adeptes du concept de PII (Personally identifiable identifiable information), les Américains semblent maintenant rejoindre la notion plus large (12) de données personnelles chère aux Européens. Même l’adresse IP d’une machine constituerait une donnée personnelle, selon la proposition de la FTC (13).

Web, Cloud,… : libre circulation des données
Un autre point de convergence consiste en la recherche d’un régime international qui permettrait aux données de circuler librement sans frontières, tout en assurant une protection adéquate pour le citoyen. Cet objectif a été à l’origine même de la directive européenne de 1995 sur la protection des données personnelles (14) et a été fixé ensuite dans les accords « Safe Harbor » de 2000, entre les Etats-Unis et la Commission européenne. Mais l’ampleur des flux internationaux de données et la notion de « cloud computing » rend la recherche de nouvelles solutions indispensable. La recherche d’interopérabilité entre les régimes américain et européen de protection de données personnelles a fait l’objet d’une réunion à Washington le 19 mars 2012 (15). Cela passerait par la généralisation de codes de conduite ayant force de loi. En Europe, ces codes sont connus sous le nom Binding Corporate Rules (BCR). La Cnil en France et les autres autorités européennes mettent en avant les BCR comme le moyen le plus approprié pour fluidifier les transferts de données à travers le monde, au sein d’une même organisation. Aux Etats-Unis, l’initiative Obama prévoit la mise au point de codes de conduite ayant force de loi au sein de différents secteurs de l’industrie. Cette démarche sera supervisée par la NTIA (16), une agence au sein du département du Commerce américain. Si les codes de conduite américains commencent à ressembler aux BCR européens, la fameuse interopérabilité pourrait enfin devenir une réalité. @

* Christopher Wolf est également le fondateur
du « Future of Privacy Forum »
(www.futureofprivacy.org) à Washington DC.

FOCUS

Point d’achoppement Etats-Unis/Europe : le droit à l’oubli
Si les positions américaine et européenne s’accordent désormais sur l’essentiel,
elles achoppent sur un point sérieux : le droit à l’oubli. Selon la Commission européenne, le droit à l’oubli consiste seulement à rendre plus clairs des droits qui existent déjà – et notamment le droit d’exiger l’effacement de données, lorsque celles-ci ne sont plus nécessaires. Pour certains Américains, le droit à l’oubli est l’une des plus grandes menaces à la liberté d’expression sur l’Internet de notre époque. Selon le professeur Rosen (17) à la George Washington University, le droit à l’oubli ouvre la porte à de nombreuses actions par des individus contre des plateformes d’accès à l’information, telle que Wikipedia et Google, afin de bloquer l’accès à des informations peu flatteuses (18). Les Américains voient dans le « droit à l’oubli » une dérive dangereuse vers la censure et la réécriture de l’histoire (19).

Viviane Reding : « C’est à la Cnil de décider s’il faut sanctionner Google sur ses nouvelles règles »

La vice-présidente de la Commission européenne, en charge de la Justice,
des Droits fondamentaux et de la Citoyenneté, répond aux questions de Edition Multimédi@ sur la réforme de la protection des données personnelles, les règles
de confidentialité de Google, le « cloud » ou encore l’ACTA.

Propos recueillis par Charles de Laubier

Edition Multimédi@ : Vous avez fait le 25 janvier deux propositions législatives sur la protection des données personnelles en Europe, pour remplacer les législations nationales qui constituent un patchwork : des Etats contestent-ils votre projet ?
Viviane Reding :
La réforme soumise par la Commission européenne met à jour et modernise les principes inscrits
dans la directive de 1995 sur la protection des données, afin
de garantir à l’avenir les droits en matière de respect de la vie privée. La réforme comprend deux propositions législatives : un règlement définissant
un cadre général de l’Union européenne pour la protection des données, et une directive relative à la protection des données à caractère personnel traitées à des fins de prévention et de détection des infractions pénales, d’enquêtes et de poursuites en la matière, ainsi que d’activités judiciaires connexes (1) . Depuis que la Commission a annoncé sa proposition de réforme, les réactions des États membres ont été dans l’ensemble positives, mais ils sont toujours en train de prendre position. On en saura plus une fois que la réforme sera discutée – en juin prochain – au Conseil Justice et Affaires intérieures (JAI), qui regroupe les ministres européens concernés.

L’Europe prend des airs de régulateur mondial de la protection des données sur Internet

La Commission européenne va présenter autour du 28 janvier, journée mondiale des données personnelles (Data Privacy Day), deux projets de textes législatifs sur la protection des données personnelles en ligne : l’un sur la régulation, l’autre sur la nouvelle directive.

Edition Multimédi@ s’est procuré la derrière version – numérotée 56 et datée du 29/11/11 – de la proposition de la Commission européenne au Parlement européen
et au Conseil de l’Union sur l’évolution de la législation en matière de protection des données personnelles. Deux projets de textes y sont proposés que Viviane Reding, vice-présidente de la Commission européenne, présentera fin janvier : le premier sur
la régulation de la protection des données personnelles ; le second sur la directive sur la protection des données personnelles.

La décision d’une « Cnil » suffira
Dix-sept ans après la promulgation de la directive européenne sur la protection des données personnelles (1), l’Europe s’apprête à imposer aux géants du Net (Facebook, Google, Amazon, Apple, Yahoo, Microsoft, …) et à tous les acteurs du Web ou d’Internet mobile (moteurs, sites, éditeurs, médias, régies pub, agrégateurs, opérateurs, FAI, plateformes de téléchargement ou de streaming, …) des règles contraignantes pour renforcer la protection des données personnelles collectées en ligne, exploitées et transférées par-delà les frontières. Depuis l’été dernier, mais surtout depuis la version
« 56 » des propositions divulguée à quelques professionnels lors du congrès de l’IAPP (2) Europe Data Protection à Paris le 29 novembre dernier, les lobbyistes – notamment les trois de l’IAPP, dont la liste des membres n’est pas publique – s’activent à Bruxelles pour tenter d’atténuer le caractère contraignant pour eux du prochain cadre réglementaire. Dans ce double projet législatif, Viviane Reding – commissaire en charge de la Justice après l’avoir été pour le Numérique – entend ajouter aux codes
de bonne conduite existants des obligations non explicitement prévues dans la directive de 1995 mais qui ont été identifiées par le « Groupe 29 » réunissant les Cnil (3) européennes. Il s’agit de permettre aux internautes et mobinautes de (re)prendre l’initiative sur leurs données personnelles et leur vie privée sur Internet, en leur (re)donnant le pouvoir d’exercer leurs droits : du consentement explicite (explicit consent) avant que leurs données ne soient enregistrées et exploitées, jusqu’au droit à l’oubli (right to be forgotten). Et ce, même si l’entreprise du Net est basée en dehors de l’Union comme c’est souvent le cas dans le « cloud computing » par exemple (lire p. 8 et 9). « En cas du marketing direct à des fins commerciales, [cette démarche] devrait être légale seulement si la personne concernées par ces données a donné son consentement préalable (prior consent). Le consentement peut être [aussi] retiré », précise le projet de directive dans son considérant n°50. Sont notamment visés les
« cookies » déposés par les éditeurs et/ou les annonceurs sur le terminal des internautes ou des mobinautes (4) (*) (**). Cette contrainte, déjà prévue dans le Paquet télécom de 2009, a été transposée en France par l’ordonnance du 24 août dernier (5) mais avec un compromis (6).
Plus généralement, la grande réforme de la protection des données personnelles
va consister en une seule loi européenne : les entreprises n’auront plus à demander l’autorisation préalable (prior autorisation) à chacune des vingt-sept « Cnil ». « Cette fragmentation juridique est un fardeau administratif coûteux. (…) C’est nuisible à la crédibilité et à l’efficacité des autorités de protection de données », a d’ailleurs déploré Viviane Reding, qui entend harmoniser la législation et tenter de mettre un terme au patchwork communautaire. Lorsqu’une des autorités nationales en Europe approuvera des règles ou des transferts de données personnelles d’une entreprise, cette autorisation préalable devra être reconnue par les vingt-six autres Etats. « Les citoyens (…) seront protégées d’une façon semblable partout dans l’Union européenne », a promis la vice-présidente. La nouvelle législation prévoit en outre de renforcer le pouvoir de sanction des Cnil en cas d’infraction à l’encontre d’entreprises et/ou de parties tierces contrevenantes. La portée de ce nouveau cadre aura même une portée globale, s’appliquant aussi bien aux données personnelles sur le marché unique intérieur mais aussi ailleurs dans le monde. Une mise en garde pour les multinationales du Net telles que Facebook, relevant actuellement du droit irlandais, et pour les adeptes du « nuage informatique » délocalisé.

Les « nuages informatiques » visés Ainsi, les utilisateurs pourront faire valoir leur droit sur leurs données personnelles, quel que soit l’endroit dans le monde où elles sont traitées.
« Les obligations concerneront aussi les entreprises du cloud computing », a insisté Viviane Reding. L’exécutif européen espère ainsi faire école dans le monde entier en matière de protection des données, en mettant en place une législation sans précédent
et compatible mondialement. @

Charles de Laubier