Entraînement de modèles d’IA grâce aux données collectées par web scraping : les règles à suivre

Les plaintes à l’encontre de fournisseurs de systèmes d’IA se multiplient, que ce soit pour violation des droits de propriété intellectuelle ou pour manquements en matière de données à caractère personnel, notamment en lien avec leurs pratiques de collecte de données en ligne (web scraping).

Par Sandra Tubert et Laura Ziegler avocates associées, Algo Avocats

Afin de développer un système d’intelligence artificielle (IA) performant, il est nécessaire d’entraîner en amont les modèles qui le composent au moyen de vastes ensemble de données. Constituer ces ensembles de données d’entraînement représente donc un enjeu majeur pour les fournisseurs de systèmes d’IA. Plusieurs alternatives s’offrent à eux : utiliser les bases de données dont ils disposent en interne ; obtenir des licences auprès de titulaires de droits de propriété intellectuelle sur des contenus pertinents ; ou recourir au web scraping pour récupérer des données accessibles en ligne sur différents sites Internet.

Exception de Text and Data Mining
Cette troisième option, le web scraping (« moissonnage des données »), a connu un essor important ces dernières années. Pour autant, bon nombre d’acteurs récupèrent des données en ligne pour entraîner leurs modèles sans appréhender tous les enjeux et problématiques qui y sont attachés. Alors que plusieurs plaintes ou enquêtes d’autorités visent des fournisseurs de modèles d’IA à usage général pour des allégations de violation des droits de propriété intellectuelle ou de manquements au règlement général sur la protection des données (RGPD), l’entrée en vigueur prochaine du règlement européen sur l’intelligence artificielle – l’AI Act dont le texte final (1) a été signé le 13 juin 2024 – pourrait mettre en évidence les problématiques entourant les sources de données utilisées pour entraîner les modèles.

IA génératives, contrefaçons, exceptions au droit d’auteur et opt out : où se situent les limites ?

Adopté par les eurodéputés le 13 mars 2024, l’AI Act – approuvé par les Etats membres en décembre 2023 – va être définitivement voté en plénière par le Parlement européen. Mais des questions demeurent, notamment sur les limites du droit d’auteur face aux intelligences artificielles génératives.

Par Vanessa Bouchara, avocate associée, et Claire Benassar, avocate collaboratrice, Bouchara & Avocats.

Si l’utilisation des intelligences artificielles (1) est désormais largement répandue, ces techniques et technologies capables de simuler l’intelligence humaine restent au cœur de nombreux questionnements – tant éthiques que juridiques. Alors même que le projet de règlement européen visant à encadrer l’usage et la commercialisation des intelligences artificielles au sein de l’Union européenne, dit AI Act (2), a été adopté en première lecture le 13 mars 2024 par le Parlement européen (3), c’est l’intelligence artificielle générative – IAg, AIG ou GenAI – qui est aujourd’hui sujette à controverse.

Droit d’auteur et procès en contrefaçon
A l’origine du débat les concernant, il importe de rappeler que les systèmes d’IAg ont pour particularité de générer du contenu (textes, images, vidéos, musiques, graphiques, etc.) sur la base, d’une part, des informations directement renseignées dans l’outil par son utilisateur, et, d’autre part et surtout, des données absorbées en amont par l’outil pour enrichir et entraîner son système. Les systèmes d’intelligence artificielle générative sont ainsi accusés d’être à l’origine d’actes de contrefaçon, et pour cause : l’ensemble des données entrantes dont ils se nourrissent peuvent potentiellement être protégées par des droits de propriété intellectuelle. Où se situe donc la limite entre l’utilisation licite de ces données et la caractérisation d’un acte de contrefaçon ? Si, par principe, la reproduction de telles données est interdite, le droit européen semble désormais entrouvrir la possibilité d’utiliser celles-ci dans le seul cadre de l’apprentissage de l’IAg.

Les « Cnil » européennes en font-elles assez en tant que gendarmes des données personnelles ?

Edition Multimédi@ revient sur la Journée de la protection des données (Data Protection Day) qui a été célébrée – comme tous les ans depuis 2007 – le 28 janvier. L’organisation Noyb a publié un sondage montrant, en creux, que les « Cnil » européennes ne contrôlent pas assez le respect du RGPD.

La Journée de la protection des données (Data Protection Day) qui été célébrée – comme tous les ans depuis 2007 (1) – le 28 janvier, est tombée cette année un dimanche. D’où le peu d’intérêt qu’elle a cette fois suscité. Pourtant, cette cause est cruciale pour les vies numériques des presque 404 millions d’internautes de l’Union européenne (UE), laquelle compte 445,8 millions d’Européens (2). Les données personnelles de ces citoyens de l’UE sont censées être protégées par les « gendarmes » des données personnelles justement, à savoir les « Cnil » dans chacun des Vingt-sept.

Les « Cnil » font-elles leur boulot ?
Or les « Cnil » de l’UE, réunies au sein du Comité européen de la protection des données (CEPD/EDPB) aux côtés de la Commission européenne qui participe à leurs réunions (sans droit de vote), n’useraient pas suffisamment de leurs pouvoirs de contrôle et d’enquête pour vérifier que les plateformes numériques et les sites web respectent – entre autres obligations de protection de la vie privée de leurs utilisateurs – le règlement général sur la protection des données (RGPD). C’est ce qui ressort, en creux, d’un vaste sondage mené par l’organisation autrichienne Noyb – « centre européen pour les droits numériques » cofondé à Vienne et dirigé par Max Schrems (photo) – auprès de 1.000 professionnels de la protection des données travaillant dans des entreprises européennes.
Dans les résultats de cette étude sans précédent depuis l’entrée en vigueur du RGPD le 25 mai 2018, il y a plus de cinq ans, il ressort que 74,4 % des professionnels interrogés – de nombreux étant eux-mêmes des DPO (Data Protection Officers), à savoir des délégués à la protection des données dans une entreprise – affirment que « si les autorités de protection des données personnelles [les « Cnil » européennes, ndlr] menaient une enquête sur place dans une entreprise moyenne traitant des données d’utilisateurs, elles trouveraient des “violations pertinentes” ».

L’accord sur le transfert des données personnelles vers les Etats-Unis peut-il aboutir ?

Après l’échec du « Safe Harbor » et celui du « Privacy Shield », un nouvel accord se fait attendre entre l’Union européenne et les Etats-Unis sur le transfert des données à caractère personnel. Si le processus est incontestablement en cours, il suscite des réserves qui compromettent son aboutissement. Par Emmanuelle Mignon, avocat associé, et Gaël Trouiller, avocat, August Debouzy (Article paru le 26-06-23 dans EM@ n°302. Le 03-07-23, les Etats-Unis ont déclaré avoir « rempli leurs engagements » pour la protection des données UE-US. Le 10-07-23, la Commission européenne a publié sa décision d’adéquation) En mars 2022, la Commission européenne avait annoncé qu’un accord politique entre sa présidente Ursula von der Leyen et le président des Etats-Unis Joe Biden avait été trouvé (1) : une première traduction juridique de cet accord, intitulé « Data Privacy Framework » (DPF) est alors née, le 7 octobre 2022, du décret présidentiel américain – Executive Order n°14086 – sur « le renforcement des garanties relatives aux activités de renseignement sur les transmissions des Etats-Unis » (2). Après l’annulation du « Privacy Shield » Sur le fondement de cet Executive Order (EO), la Commission européenne a publié, le 13 décembre 2022 (3), un projet de décision d’adéquation du système étasunien de protection des données au droit de l’Union européenne (UE). Celui-ci a fait l’objet d’un avis consultatif du Comité européen de la protection des données (CEPD) du 28 février dernier. Cet avis reconnaît que l’EO apporte de « substantielles améliorations », mais souligne cependant que des écueils subsistent et que des clarifications du régime américain demeurent nécessaires (4). Plus critique, le Parlement européen, dans sa résolution du 11 mai 2023, « conclut que le cadre de protection des données UE–Etats-Unis ne crée [toujours] pas d’équivalence substantielle du niveau de protection [et] invite la Commission à ne pas adopter le constat d’adéquation » (5). Epicentre du DPF, l’EO n°14086 de Joe Biden a pour objet d’instaurer des garanties juridiques afin de prendre en considération le droit de l’UE, en particulier l’arrêt « Schrems II » de 2020. On se souvient que, par cet arrêt, la Cour de justice de l’UE (CJUE) avait jugé que : Le « Privacy Shield » instituait des limitations au droit à la protection des données à caractère personnel – protégé par les articles 7 et 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE – méconnaissant les exigences de nécessité et de proportionnalité découlant de l’article 52 de cette même Charte. Etait en particulier visée la collecte « en vrac » de données des citoyens européens opérée par les services de renseignement étasuniens en application : de la section 702 du Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA) de 2008, qui autorise les services de renseignement américains à adresser à un fournisseur de services de communications électroniques des directives écrites lui imposant de procurer immédiatement au gouvernement toute information ayant pour objet d’obtenir des renseignements (métadonnées et données de contenu) se rapportant à des personnes étrangères susceptibles de menacer la sécurité des EtatsUnis ; de l’Executive Order n°12333 de 1981, qui permet aux services de renseignement américains d’accéder à des données « en transit » vers les Etats-Unis, notamment aux câbles sous-marins posés sur le plancher de l’Atlantique, ainsi que de recueillir et de conserver ces données. Le « Privacy Shield » ne fournissait pas de voie de contestation devant un organe offrant aux citoyens européens, dont les données sont transférées vers les EtatsUnis, des garanties substantiellement équivalentes à celles requises par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE consacrant le droit à un recours effectif (6). Pour répondre aux attentes du droit de l’UE, l’EO n°14086 de Biden instaure des principes devant guider les services de renseignement américains lorsqu’ils traitent de données à caractère personnel. A cet égard, les services de renseignement doivent : respecter la vie privée et les libertés civiles indépendamment du lieu de résidence et de la nationalité des personnes dont les données sont collectées (en particulier, cette collecte ne pourra être opérée qu’à condition d’être « nécessaire » et « proportionnée » à la priorité en matière de renseignement alléguée) ; poursuivre des objectifs limitativement définis par l’EO, comme la protection contre le terrorisme ou l’espionnage, et s’écarter, en toute hypothèse, de ceux expressément exclus tels que l’entrave à la liberté d’expression. L’Executive Order de Biden L’EO de Biden prévoit, en outre, un mécanisme de recours à double niveau. En premier lieu, les citoyens européens pourront saisir, par l’intermédiaire d’une autorité publique désignée à cet effet, l’officier de protection des libertés publiques – Civil Liberties Protection Officer (CLPO) – d’une plainte. Ce dernier adoptera alors, s’il estime que les garanties conférées par l’EO n’ont pas été respectées, les mesures correctives appropriées comme la suppression des données illicitement récoltées. En second lieu, un appel de la décision du CLPO pourra être interjeté devant la Cour de révision de la protection des données – Data Protection Review Court (DPRC) – spécialement créée par l’EO. Elle sera composée de membres nommés en dehors du gouvernement américain et ayant une certaine expérience juridique en matière de données à caractère personnel et de sécurité nationale. La décision de cette Cour sera rendue en dernière instance et revêtue d’un caractère contraignant. Des frictions avec le droit de l’UE Les points persistants de friction avec le droit de l’UE qui sont mis en avant par ceux qui sont hostiles à l’adoption du DPF sont les suivants : La collecte « en vrac » de données à caractère personnel, bien qu’encadrée par l’EO de Biden, n’est pas entièrement prohibée et ne nécessite pas une autorisation préalable indépendante. Le recours à cette méthode peut poser une sérieuse difficulté de compatibilité avec le droit de l’UE. En effet, la CJUE voit dans la collecte généralisée et non différenciée des données une incompatibilité avec le principe de proportionnalité (7), à tout le moins lorsqu’une telle collecte ne fait l’objet d’aucune surveillance judiciaire et n’est pas précisément et clairement encadrée (8). Or, cet encadrement pourrait, au cas présent, faire défaut dans la mesure où il est très largement extensible par la seule volonté du Président américain qui est habilité par l’EO à modifier, secrètement, la liste des motifs sur le fondement desquels il peut être recouru à cette technique de surveillance (9). Il n’est pas acquis, faute de définition dans l’EO, que les caractères « nécessaire » et « proportionné » des collectes de données aient la même signification que celle – exigeante – prévalant en droit européen. L’indépendance des organes de recours peut être mise en doute, bien que le système instauré par l’EO comprenne des garanties supérieures à celles antérieurement attachées au médiateur – l’Ombudsperson – du Privacy Shield. En particulier, le CLPO et la DPRC sont organiquement rattachés au pouvoir exécutif américain, n’appartiennent pas organiquement au pouvoir judiciaire et pourraient alors ne pas pouvoir être qualifiés de tribunal au sens de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE. L’EO institue toutefois des garanties fonctionnelles d’indépendance à ces deux instances. Ainsi, le directeur du renseignement national ne pourra pas intervenir dans l’examen d’une plainte déposée auprès du CLPO et il lui est interdit de révoquer ce dernier pour toute mesure prise en application de l’EO. Quant à la DPRC, ses membres – qualifiés de juges – ne pourront pas recevoir d’instructions du pouvoir exécutif, ni être limogés à raison des décisions qu’ils prendront. A cet égard, on peut s’interroger mutatis mutandis sur la portée de certaines des garanties apportées par le droit des Etats membres en matière de contrôle des activités de surveillance. L’équilibre n’est pas simple à trouver, mais, s’agissant de la France, le caractère secret de la procédure de contrôle devant le Conseil d’Etat suscite à tout le moins des interrogations. Enfin, d’autres règlementations américaines comme le Cloud Act – régissant la communication de données dans le cadre d’enquêtes judiciaires – n’entrent pas dans le champ de l’EO. Leur application, qui n’est donc pas tempérée par les garanties instituées par ce dernier, pourrait se révéler incompatible avec le niveau de protection des données à caractère personnel en droit de l’UE. Il y a lieu toutefois de souligner que les dispositions du Cloud Act s’inscrivent dans le cadre de l’activité judiciaire des autorités américaines (poursuites et répression des infractions pénales et administratives), qui doit être clairement distinguée des activités de renseignement. Le Cloud Act offre en pratique des garanties qui n’ont rien à envier à celles du droit de l’UE et du droit des Etats membres (10).Ces points de vigilance, non-exhaustifs, devront être scrutés avec attention tout au long de l’examen du processus d’adoption de la décision d’adéquation. Après le CEPD et le Parlement européen, c’est au tour du comité composé des représentants des Etats membres de l’UE d’émettre prochainement un avis sur le projet de la Commission européenne. A supposer qu’il y soit favorable à la majorité qualifiée de ses membres, la décision d’adéquation pourra alors être adoptée. Si la Commission européenne s’est initialement affichée plutôt confiante sur l’avènement du DPF (11), celui-ci pourrait évidemment se retrouver grippé par une contestation de la décision d’adéquation devant le juge européen qui a déjà été annoncée par ses adversaires. En cas de succès de ce recours, l’avenir serait alors bien incertain dans la mesure où les Etats-Unis semblent être arrivés au bout de ce qu’ils sont prêts à concéder pour parvenir à un accord transatlantique sur le transfert des données qui ne se fera pas au prix d’un affaiblissement de la conception qu’ils se font de leur sécurité nationale. Vers une 3e annulation par la CJUE ? Il est peu de dire qu’une éventuelle annulation par la CJUE de la future troisième décision d’adéquation après celles relatives aux « Safe Harbor » (décision « Schrems I » de 2015) et au « Privacy Shield » (décision « Schrems II » de 2020), cristalliserait, de part et d’autre de l’Atlantique, des positions politiques et juridiques certainement irréconciliables. Surtout, cela prolongerait la situation d’incertitude juridique dans laquelle sont plongés les acteurs économiques qui peuvent se voir infliger de lourdes sanctions en cas de transferts transatlantiques irréguliers de données, à l’image de la société Meta condamnée, le 12 mai 2023, à une amende record de 1,2 milliard d’euros par le régulateur irlandais. @

Protection des données en Europe : pour le CEPD, le groupe Meta ne peut imposer sa loi

Facebook, Instagram et WhatsApp (réseaux sociaux du groupe Meta) ont été épinglés par la « Cnil » irlandaise, la DPC, pour ne pas avoir respecté le règlement européen sur la protection des données (RGPD). Mais faute de consensus avec ses homologues des Vingt-sept, le CEPD a eu le dernier mot. Par Jade Griffaton et Emma Hanoun, avocates, DJS Avocats Après cinq ans de procédure, deux sanctions ont été annoncées respectivement les 4 et 19 janvier 2023 pour un total de 395,5 millions d’euros pour le non-respect des mesure imposées par le règlement européen sur la protection des données personnelles (RGPD). Il s’agit de trois amendes infligées à Meta en Irlande par la DPC, la commission de protection des données, à savoir la « Cnil » irlandaise (1). Au coeur du débat : la publicité ciblée pour les utilisateurs des réseaux sociaux du groupe : Facebook (210 millions d’euros d’amende), Instagram (180 millions) et WhatsApp (5,5 millions). Des enquêtes avaient été entreprises après des plaintes de l’organisation autrichienne Noyb (2) pour la protection de la vie privée, fondée par Max Schrems. Un contexte procédural complexe La société Meta Ireland est au coeur des discussions depuis plusieurs années. Dès 2021, Facebook fait l’objet d’une fuite de données personnelles de plusieurs millions de ses utilisateurs menant à l’ouverture d’une enquête par l’autorité irlandaise de protection des données. A la suite de l’enquête, Meta a été condamnée le 25 novembre 2022 à une amende de 265 millions d’euros pour avoir violé ses obligations de sécurisation des données (3). En mars 2022, l’autorité irlandaise avait déjà infligé une amende de 17 millions d’euros à Meta (4), qui n’avait pas pu démontrer la mise en place « de mesures techniques et organisationnelles appropriées […] pour protéger les données des utilisateurs » de l’Union européenne (UE). En parallèle, en France, la Cnil a condamné en janvier 2022 l’entreprise Meta à une amende de 60 millions d’euros en raison de l’impossibilité pour les utilisateurs de refuser simplement les cookies (5). En plus de cette amende, la Cnil avait ordonné une injonction sous astreinte de mettre à disposition des internautes français, dans un délai de 3 mois à compter de la notification de la décision, un moyen permettant de refuser les cookies aussi simplement que celui pour les accepter afin de respecter le consentement de chaque utilisateur. Et par deux décisions – respectivement en date du 31 décembre 2022 concernant Facebook et Instagram pour 390 millions d’amendes (6) et du 12 janvier 2023 concernant WhatsApp pour 5,5 millions d’amende (7) –, l’autorité irlandaise a infligé à Meta ces trois amendes totalisant près de 400 millions d’euros pour manquement à plusieurs principes imposés par le RGPD (8) dont le principe de transparence et le principe de licéité des traitements de données à caractère personnel. Ces dernières décisions font suite à de nombreux débats entre les différentes autorités de contrôle européennes que sont les différentes « Cnil » dans les Vingt-sept. En effet, dans le cadre de la procédure de consultation des autorités de contrôle concernées par l’autorité de contrôle « chef de file » mise en place par l’article 60 du RGPD, en l’occurrence la DPC dans ces procédures « Meta », les projets de décisions préparés en 2021 par l’autorité irlandaise ont été soumis aux régulateurs homologues de l’UE qui ont soulevé un certain nombre d’objections. Face à l’absence de consensus, l’autorité irlandaise a alors saisi le Comité européen de la protection des données (CEPD) – ou, en anglais, EDPB (9) – pour consultation sur les points litigieux, en vertu de l’article 65 du RGPD. Ce dernier a alors rendu trois décisions contraignantes le 5 décembre 2022 relatives aux activités de traitement de données à caractère personnel par Facebook, Instagram et WhatsApp (10). L’autorité irlandaise a alors intégré ces conclusions dans ses trois décisions – celles datées du 31 décembre 2022 à l’encontre de Facebook (210 millions euros d’amende) et d’Instagram (180 millions euros), ainsi que dans celle du 12 janvier 2023 à l’encontre de WhatsApp (5,5 millions d’euros d’amende). Dans le cadre de ses projets de décisions d’octobre 2021, l’autorité irlandaise relevait, de la part des sociétés Facebook, Instagram et WhatsApp, un manquement à leur obligation de transparence édictée par le RGPD (11). En effet, l’autorité irlandaise considère que les utilisateurs des services Meta ne disposent pas d’une clarté suffisante quant aux opérations de traitement effectuées sur les données à caractère personnel, à quelle(s) finalité(s) et quelle(s) base(s) légale(s) parmi celles identifiées à l’article 6 du RGPD. L’absence de consensus européen Les décisions contraignantes rendues par le CEPD le 5 décembre 2022 confirme cette position en ce qui concerne la violation par Facebook, Instagram et WhatsApp de leur obligation de transparence, sous réserve de l’insertion d’une violation supplémentaire, celle du principe de loyauté édicté par le RGPD (12). Alors que la « Cnil » irlandaise considère, dans ses projets de décisions soumis au CEPD, que le recours de Meta Ireland au contrat constituait une base juridique pour certains traitements des données personnelles, ses homologues européens ont soulevé des objections sur ce point. En cause : le rejet par la DPC de la notion de « consentement forcé », s’appuyant sur le contrat entre les utilisateurs et Meta pour légitimer les traitements concernés. Dans les cas Facebook et Instagram, la question était de savoir si la diffusion de publicité personnalisée ou comportementale constituait, ou non, un des services personnalisés inclus dans les services plus largement fournis par Facebook et Instagram au titre du contrat conclu avec ses utilisateurs. Impact important sur les plateformes En effet, dans l’affirmative, ce service pourrait être considéré comme licite au sens de l’article 6 du RGPD, sans nécessité de solliciter le consentement des personnes concernées – systématiquement requis pour les traitements ayant pour finalité la publicité – en se fondant sur la base juridique de « l’exécution d’un contrat auquel la personne concernée est partie ». Selon l’autorité irlandaise, ce service personnalisé fait partie intégrante du contrat conclu entre le fournisseur de services et ses utilisateurs, et a été accepté par ces derniers au moment où ils acceptent les conditions d’utilisation des services. Ainsi, le consentement de l’utilisateur au traitement serait implicitement déduit de l’acceptation d’utiliser le service Meta. Cette réalité est au coeur du modèle économique de la firme de Mark Zuckerberg, dont la rentabilité se fonde sur les revenus publicitaires nécessitant la collecte massive et la réutilisation gratuite des données personnelles de ses utilisateurs à des fins de publicité comportementale. Andrea Jelinek, présidente du CEPD, a d’ailleurs déclaré que les décisions du comité pouvaient « avoir un impact important sur d’autres plateformes qui ont des publicités comportementales au centre de leur modèle d’affaires » (13). Dans le cas WhatsApp, l’enjeu consistait à déterminer si le fait de subordonner l’accès des services WhatsApp à l’acceptation par les utilisateurs des conditions générales mises à jour (les services ne seraient alors pas accessibles si les utilisateurs refusaient de le faire), revenait ou non à « forcer » les utilisateurs à consentir au traitement de leurs données personnelles à des fins d’amélioration et de sécurité du service. Selon le point de vue de la « Cnil » irlandaise, le service fourni par WhatsApp comprend l’amélioration du service et la sécurité, nécessaire à l’exécution du contrat conclu avec les utilisateurs, de sorte que de telles opérations de traitement étaient licites au regard de l’article 6 du RGPD. Les autres « Cnil » européennes concernées par ces traitements ont soulevé – tant pour les cas Facebook et Instagram que pour le cas WhatsApp – des objections et ont estimé que les finalités de publicité personnalisée et d’amélioration du service et de sécurité ne sont pas considérées comme nécessaires pour exécuter les éléments essentiels du contrat conclu avec les utilisateurs. Face à l’absence de consensus sur ces points, le CEPD a par conséquent été consulté par l’autorité irlandaise, dans le cadre de la procédure issue de l’article 65 du RGPD, afin qu’il tranche sur les questions litigieuses. Dans ses décisions rendues le 5 décembre 2022, le CEPD adopte, sur le fondement de l’article 6 du RGPD, la position selon laquelle Meta Ireland ne peut par principe invoquer le contrat comme constituant une base juridique pour traiter les données à caractère personnel à des fins de publicité comportementale (cas Facebook et Instagram) et d’amélioration et de sécurité. Le CEPD se distingue alors des autorités européennes qui soulevaient qu’un tel traitement ne satisfait pas à la condition de nécessité (en d’autres termes, la publicité personnalisée n’est pas nécessaire à l’exécution d’un contrat avec les utilisateurs de Facebook et Instagram), et rend des décisions de principe par application stricto sensu du RGPD. Reflet du pouvoir contraignant du CEPD, l’autorité irlandaise a donc intégré cette solution dans les deux décisions rendues le 31 décembre 2022 à l’encontre de Facebook et Instagram. Il est exigé une mise en conformité avec le RGPD dans un délai de trois mois à compter de la décision – autrement dit d’ici au 31 mars prochain. De même, le 12 janvier 2023, l’autorité irlandaise a accueilli cette solution dans sa décision à l’encontre de WhatsApp, en lui ordonnant de se mettre en conformité dans un délai de six mois – soit d’ici le 12 juillet prochain. A l’heure où il est indéniable que la donnée est le nouvel « or noir » du XXIe siècle, les entreprises doivent adopter des méthodes et techniques, et ce dès la conception de leur modèle économique, afin de protéger convenablement les données personnelles, comme l’exige le RGPD. Il apparaît désormais vital pour les entreprises d’anticiper les implications de leur conformité dès la conception de leurs projets impliquant des traitements de données personnelles (« Privacy by Design »). Les internautes reprennent la main On constate aujourd’hui que les internautes, surtout ceux résidant dans l’UE, cherchent, dans le cadre d’une approche « Privacy First », à utiliser des services respectueux de leur vie privée et prennent en compte la question de la protection des données personnelles les concernant comme condition à l’utilisation de tels services. Les entreprises traitant massivement les données personnelles, et notamment les GAFAM, se trouvent alors confrontées à cette problématique qui tend à modifier considérablement leur modèle économique. Il est aujourd’hui indispensable de se demander de quelle manière et à quel moment il est opportun d’appréhender la question de la protection de la donnée. @