La famille Mohn, propriétaire de Bertelsmann, se déleste de médias traditionnels pour faire face aux GAFAN

La discrète famille milliardaire Mohn, qui fête cette année le centenaire de la naissance de son père fondateur Reinhard Mohn, tente de faire pivoter le groupe international Bertelsmann en cédant des médias traditionnels (M6 en France, RTL en Belgique). Il s’agit d’être encore plus global et digital face aux géants du numérique.

Le plus grand groupe allemand de médias et d’édition Bertelsmann – alias « Bertelsmann SE & Co. KGaA » – est une société en commandite par actions (comme l’est par exemple Lagardère en France) et non cotée en Bourse, dont 80,9% des actions sont détenues par trois fondations (Bertelsmann Stiftung, Reinhard Mohn Stiftung et BVG Stiftung). Les 19,1 % restants sont entre les mains de la famille Mohn. C’est Christoph Mohn, l’un des deux garçons (1) de Reinhard Mohn (décédé en 2009) – le père fondateur de Bertelsmann de l’après-Seconde guerre mondiale – et de Liz Mohn (photo), qui est l’actuel président du conseil de surveillance du groupe allemand présent dans 50 pays. Liz Mohn – 79 ans (née Beckmann, elle fêtera ses 80 ans le 21 juin), est vice-présidente du directoire de Bertelsmann Stiftung et présidente du directoire de Bertelsmann Verwaltungsgesellschaft (BVG), laquelle holding familiale contrôle tous les droits de vote à l’assemblée générale de la maison mère Bertelsmann SE & Co. KGaA et, comme on dit, de « sa commanditée » Bertelsmann Management SE – dont le PDG est Thomas Rabe depuis 2012. La fille de Liz Mohn, Brigitte, est aussi à la manœuvre en tant que membre du conseil d’administration de Bertelsmann Stiftung et actionnaire de BVG.

De petite maison d’édition nationale, à multinationale
Autant dire que la famille Mohn – la veuve de Reinhard Mohn en tête, elle qui détient un droit de veto – préside plus que jamais aux destinées de ce groupe aux origines presque bicentenaires. Bertelsmann est devenu une multinationale des médias et de l’édition, toujours basée à Gütersloh (en Allemagne), où sa création originelle remonte à 1835, lorsque l’aïeul Carl Bertelsmann y créé une petite maison d’édition et d’imprimerie théologique d’obédience protestante, « C. Bertelsmann », qui prospéra un temps sous le Troisième Reich avec le descendant Heinrich Mohn. Celui-ci dû démissionner en 1947 à la suite de révélations sur le passé nazi de la maison d’édition. Reinhard Mohn (l’un de ses fils) reprit alors l’entreprise avec son imprimerie pour la mettre sur la voie du succès. Décédé il y a douze ans, ce dernier a légué à sa femme Liz Mohn un un groupe médiatique international et diversifié dans la musique, l’audiovisuel ou encore la presse.

Faire face à la déferlante du streaming
Dynastie milliardaire et discrète, la famille Mohn n’en est pas moins impliquée dans les affaires opérationnelles du conglomérat, composé aujourd’hui du groupe audiovisuel RTL Group au Luxembourg, des maisons d’édition Penguin Random House et Simon & Schuster à New York, du groupe de presse Gruner+Jahr (dont Prisma Media) à Hambourg, du gestionnaire de droits musicaux BMG (3) à Berlin, de la société de services et de gestion de bases de données Arvato à Gütersloh, de l’imprimerie Bertelsmann Printing Group (BPG) à Gütersloh, de l’activité d’enseignement à distance Bertelsmann Education Group à New York, et de la société d’investissement Bertelsmann Investments (BI).
Le groupe Bertelsmann, qui emploie 132.842 personnes dans le monde, a publié le 30 mars ses résultats financiers 2020 avec un chiffre d’affaires en recul de 4,1 %, à près de 17,3 milliards d’euros, et un bénéfice net bondissant de 34 %, à 1,5 milliards d’euros (4). L’érosion des revenus montre que le vent tourne : les revenus des médias traditionnels, qui ont fait depuis l’après-Guerre la prospérité de Bertelsmann et la fortune des Mohn, est en train de s’effriter sous les coups de boutoir des GAFAN – Google, Amazon, Facebook, Apple, Netflix, pour ne citer que ces géants du numérique. Le premier groupe audiovisuel européen RTL Group, dont le directeur général est Thomas Rabe depuis 2012, voit ses recettes publicitaires s’affaisser – sur sa soixantaine de chaînes de télévision et sa quarantaine de radios – au fur et à mesure que les marques optent de plus en plus pour des annonces en ligne. En outre, Internet est devenu une plateforme TV géante, sans frontières et de plus en plus live (5).
Le quotidien belge L’Echos a révélé le 24 mars dernier que la direction luxembourgeoise avait envisagé de vendre ensemble ses filiales française Métropole Télévision détenue à 48,3 % (M6, W9, RTL, RTL2, Fun Radio, un tiers de Salto, …) et belge RTL Belgium détenue à 100 % (RTLTVI, RTL Play, Club RTL, Plug RTL, …). Mais finalement « les deux dossiers ont été scindés », la banque JP Morgan conseillant la famille Mohn – via Thomas Rabe – pour ces deux cessions stratégiques en vue. Amplifiée par la crise sanitaire, la chute des revenus de la publicité en 2020 (-14 % pour RTL Belgium et -11,5 % pour M6) précipite la réorganisation de RTL Group, dont le bénéfice net 2020 s’est effondré de -27,7 % (à 625 millions d’euros) pour un chiffre d’affaires en net recul de -9,5 % (à 6 milliards d’euros). « Il y a de solides arguments en faveur de la consolidation dans l’industrie européenne de l’audiovisuel », ne cesse de répéter Thomas Rabe depuis janvier. Dans l’édito du rapport 2020 de RTL Group publié début mars, il l’a redit et assure « invest[ir] dans l’avenir de [ses] entreprises, en particulier dans le streaming et les technologies publicitaire » (ad-tech, publicités ciblées, data, …). En France, Nicolas de Tavernost, président de M6, avait abondé dans Le Figaro daté du 16 février : « Si le marché français ne se consolide pas à brève échéance, il sera bientôt laminé par les plateformes comme Netflix ou Amazon ». Pour la vente de RTL Belgium, les acquéreurs potentiels sont le groupe de presse belge Rossel (Le Soir, La Voix du Nord, Sudpresse, …), le français TF1 ou encore le groupe audiovisuel flamant SBS Belgium. Pour la vente de M6, bien plus avancée, les candidats se bousculent au portillon : à nouveau TF1, Vivendi (Canal+), NRJ, Xavier Niel, Daniel Kretínsky (CMI), Patrick Drahi (Altice), Mediaset (Berlusconi) ou encore le trio Niel-Pigasse-Capton (Mediawan).
La famille Mohn, elle, regarde déjà au-delà des médias traditionnels et entend faire « la promotion de contenu multimédia de première classe et de solutions de service novatrices qui inspirent les clients du monde entier ». Dès 2019, afin de jouer les synergies – notamment digitales et crossmédias – entre les filiales, a été créée la Bertelsmann Content Alliance dans les contenus, dont dépend l’Audio Alliance pour produire et distribuer des podcasts sur sa propre plateforme Audio Now (6).
La transformation digitale de Bertelsmann est en marche : « Regarder la télévision sur tablette, lire sur des lecteurs électroniques, utiliser des applications pour feuilleter des magazines… la mégatendance de la numérisation change la façon dont les gens utilisent les médias. Bertelsmann aspire à être à l’avant-garde de ce changement, et par conséquent la transformation numérique de ses activités de médias et de services est une priorité stratégique pour l’entreprise » (7). Tout est dit.

A l’affût d’acquisitions numériques
Dans la famille Mohn, il y a aussi Shobhna Mohn, la femme de Christoph Mohn. Elle aussi est à pied d’oeuvre pour faire pivoter Bertelsmann. En tant que vice-présidente exécutive de la commanditée Bertelsmann Management SE, en charge de la stratégie de croissance dans le monde et des investissements de BI, Shobhna Mohn est à l’affût d’acquisitions – « en particulier en Chine, en Inde et au Brésil », précise-t-elle sur son compte LinkedIn. Le 30 mars, Thomas Rabe a annoncé cinq priorités de croissance que sont « des médias champions nationaux, du contenu global, des services globaux, de l’éducation en ligne, et un portefeuille d’investissements ». @

Charles de Laubier

De « Red Rupert » à « Blue Rupert » : l’héritier de gauche devenu magnat de droite

Lorsque son père meurt d’un cancer, il a 21 ans et doit quitter Oxford en Angleterre, où il étudie au Worcester College (université d’Oxford) et où il a développé une sensibilité de gauche (membre au Parti travailliste), avec comme surnom « Red Rupert ». De retour au pays, le jeune Rupert va reprendre en main les affaires de son père Keith Murdoch, qui, proche des conservateurs (1), fut journaliste et patron de presse influent dans les années 1920 (Melbourne Herald, The Register, Adelaide News, The Daily Mail, …).

En 1972, Murdoch tourne casaque
Rupert hérite de la société de presse News Limited dans laquelle son père avait pris une participation au capital trois ans avant sa mort. Y est édité The News qui sera le point de départ fondateur du futur magnat des médias. S’ensuivront des rachats de quotidiens et autres périodiques dans la plupart des grandes métropoles australiennes, dont The Daily Mirror à Sydney. Puis News Limited lance en 1964 The Australian, le premier quotidien national en Australie. En 1972, The Daily Telegraph tombe dans l’escarcelle de Rupert Murdoch. Son empire médiatique est lancé avec succès. C’est durant cette année-là, notamment lors des élections, que le magnat de presse australienne tourne le dos définitivement à ses idées de gauche. Après avoir soutenu le candidat du Parti travailliste du pays, il tourne casaque et devient un supporter du Parti libéral conservateur.
En 1987, The Herald and Weekly Times entre dans la galaxie Murdoch. Parallèlement, à partir de 1969, Rupert Murdoch fera ses emplettes de journaux à Londres (News of the World , The Sun, The Times, The Sunday Times, …), à San Antonio aux Etats-Unis (The San Antonio News) et à New-York (The New York Post). En 1974, l’Australien s’installe à New York et se fait onze ans plus tard naturaliser citoyen américain, abandonnant sa citoyenneté australienne. Et ce, afin de pouvoir posséder un réseau de télévision aux Etats-Unis.
Entre temps, en 1979, le magnat a créé News Corporation qui est la nouvelle maison mère de News Limited puis du studio de cinéma 21st Century Fox lors de son rachat en 1985. Le devenu Américain s’empare alors en 1985 du network de télévisions de Metromedia pour établir les bases de la Fox Broadcasting Company. L’empire Murdoch s’élargit à l’éditeur HarperCollins, au quotidien économique et financier The Wall Street Journal. En Grande-Bretagne, après avoir créé en 1981 la filiale News International basée à Londres et éditrice de ses journaux et tabloïds britanniques, l’ex-« Red Rupert » prend le contrôle l’année suivante de Satellite Television qui devient Sky Channel puis sept ans plus tard un bouquet de chaînes par satellite baptisé Sky Television, formant BSkyB avec son concurrent en 1990. A Hong Kong, Star TV entre dans le giron de News Corp. En 1995, le groupe fonde aux Etats- Unis The Weekly Standard, un magazine néoconservateur (revendu en 2009). En 1996, Fox Entertainment Group lance la chaîne d’information en continu Fox News pour concurrencer CNN (Time Warner). En 2003, une participation est prise dans DirecTV (ex-Hughes Electronics), opérateur de télévision par satellite (revendu par la suite à Liberty Media). En 2005, News Corp rachète Myspace, pionnier des réseaux sociaux, pour 580 millions de dollars, revendu à perte six ans plus tard pour 35 millions seulement. En 2011, Rupert Murdoch investit 30 millions de dollars dans un nouveau quotidien en ligne créé pour l’iPad, The Daily (qu’il arrête moins de deux ans après sur un échec). La même année, éclate le scandale du piratage téléphonique de personnalités – jusqu’au Premier ministre britannique et la famille royale – à des fins de « scoops ». News Corp décide alors de fermer News of the World. Cette même année, à l’été 2011, l’empire News Corp est scindé en deux sociétés : d’un côté les activités de presse et d’édition (nouveau News Corp), de l’autre celles de télévision et de cinéma (21st Century Fox), chacune cotée en Bourse (2). Dans le même temps, l’entité historique News Limited – presque centenaire, toujours basée à Adelaide (Sud de l’Australie) et éditrice aujourd’hui de 140 journaux australiens – est rebaptisée News Corp Australia.

La presse française est de plus en plus digitale et dépendante de Google, mais plus du tout solidaire

62,7 millions d’euros : c’est ce que s’est engagé à verser Google à 121 journaux français membres de l’Apig qui a cosigné cet accord-cadre, dont 86,8 % étalés sur trois ans et le solde pour « mettre fin à tout litige » sur cette période. Deux syndicats d’éditeurs – le Spiil et la FNPS – s’insurgent.

Le Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (Spiil) a dénoncé le 8 février les accords « opaques, inéquitables et nuisibles », créant même « une dangereuse distorsion de concurrence » au sein de la presse français, signés par quelques journaux avec Google. Dès le 21 janvier, la Fédération nationale de la presse d’information spécialisée (FNPS) dénonçait, elle, l’accord-cadre annoncé ce jour-là entre le géant du Net et l’Alliance de la presse d’information générale (Apig) qui « acte de facto la position illégale de Google ».

Rémunérations inconnues et critères flous
L’agence Reuters a révélé le 12 février que l’accord-cadre « Google-Apig » portait sur un total de 62,7 millions d’euros (1). Le Spiil, présidé par Jean-Christophe Boulanger (photo de gauche) et représentant 150 éditeurs indépendants de 180 titres de presse, s’est « alarm[é] de la teneur des premiers accords signés entre Google et certains éditeurs de presse sur les droits voisins ». Ces accords de licence signés individuellement et uniquement par des journaux dits de « presse d’information générale » – le controversé statut IPG – avec Google (2) leur permettent de percevoir une rémunération pour les débuts d’articles et leurs liens exploités sur le moteur de recherche (Google Search et Google Actualités). Conformément au contrat-cadre (3) annoncé le 21 janvier par l’Apig, dont 285 titres – parmi lesquels les grands quotidiens nationaux – sont membres (4), chaque accord de licence individuel peut donner à l’éditeur un accès au «News Showcase » de Google, son nouveau programme de licence de publications de presse permettant aux lecteurs internautes d’accéder à un contenu éditorial enrichi ou qualifié de « premium ». Le problème est que la rémunération prévue dans les accords de licence entre chaque éditeur de presse et Google est à géométrie variable, dans le sens où elle est basée sur des « critères » tels que « la contribution à l’information politique et générale », « le volume quotidien de publications » ou encore « l’audience Internet mensuelle ». Pour le Spiil, c’est dommageable car ces accords ne permettent pas de s’assurer du traitement équitable de tous les éditeurs de presse dans la mesure où la formule de calcul des rémunérations n’est pas rendue publique : « La profession n’a pas su mettre ses désaccords de côté pour mener une négociation commune. Google a profité de nos divisions pour faire avancer ses intérêts. Un exemple en est le choix de l’audience comme un critère prépondérant du calcul de la rémunération. Ce choix est bien dans l’intérêt industriel de Google, mais il est une catastrophe pour notre secteur et notre démocratie. Il va favoriser la course au clic et au volume : une stratégie qui bénéficie plus aux plateformes qu’aux éditeurs et qui ne favorise pas la qualité ». Selon Jean- Christophe Boulanger, ces accords renforcent encore au sein de l’écosystème de la presse française le pouvoir d’intermédiaire de Google, lequel fait tout pour ne pas rémunérer les droits voisins et « noyer » son obligation à ce titre dans son initiative «News Showcase ». Autrement dit, bien qu’un éditeur de l’Apig puisse exiger une rémunération des droits voisins sans utiliser ce programme de licence « Google », son montant n’est cependant pas fixé dans l’accord-cadre « Apig », ce qui pousse ainsi les éditeurs à s’engager auprès de «News Showcase ». « Encourager une telle situation de dépendance [éditoriale et économique] vis-à-vis d’un tel acteur pour la conquête et la rétention d’abonnés nous semble une erreur stratégique majeure », déplore-t-il. Le Spiil alerte en outre sur un autre service qui existe depuis trois ans maintenant : le « Subscribe with Google » (5). Il s’agit d’un moyen simplifié de créer un compte sur un média en ligne et de s’y abonner. Le syndicat de la presse indépendante en ligne « appel[le] les régulateurs à examiner en détail les accords commerciaux conclus » pour l’utilisation de ce service d’abonnement en ligne pour s’assurer « qu’ils ne constituent pas un complément de rémunération au titre des droits voisins qui ne seraient offerts qu’à certains éditeurs ».

Le statut « IPG » : pas eurocompatible ?
Quant à Laurent Bérard-Quélin (photo de droite), président de la FNPS et par ailleurs directeur général de SGPresse (6), il représente 500 entreprises membres qui éditent 1.231 publications imprimées et 473 publications en ligne. Pour ce syndicat de la presse spécialisée, l’accord-cadre « Google- Apig » – décliné en accords individuels de licence avec le moteur du Net – « n’est pas conforme à l’esprit, si ce n’est à la lettre, de la loi [sur le droit voisin de la presse datée du 26 juillet 2019]». Car seulement quelques journaux, dits IPG, sont concernés. Or cette notion d’IPG porte sur « moins de 13 % des éditeurs de presse » (dixit le Spiil) et est « contraire à la législation européenne » (dixit la FNPS). @

Charles de Laubier

La grève historique du groupe L’Equipe (EPA) illustre la profonde crise chronique de la presse

Les deux semaines de grève qui ont marqué en janvier le vaisseau amiral des Editions Philippe Amaury (EPA), L’Equipe, illustrent la crise profonde qui secoue la presse française, confrontée à la destruction créatrice du numérique et à la pandémie de coronavirus. Internet, planche de salut ?

Le groupe familial Amaury – alias les Editions P Amaury (EPA) – vit la plus grave crise de son histoire, depuis le lancement du Parisien par Emilien Amaury en 1944 puis le rachat de L’Equipe et de France Football en 1965. Depuis le décès de son mari Philippe Amaury en mai 2006, il y a quinze ans, c’est sa veuve Marie-Odile Amaury (photo) de aux destinées de la société anonyme EPA constituée du groupe de presse et de la filiale organisatrice d’événements sportifs.

50 postes supprimés mais 12 créés sur Internet
Le groupe de média familial, qui est totalement indépendant depuis que le groupe Lagardère est sorti en 2013 du capital où il détenait 25 %, a vendu Le Parisien et Aujourd’hui en France à LVMH/Les Echos en mai 2015. Le chiffre d’affaires d’EPA est alors passé d’environ 680 millions d’euros en 2014 à une estimation de 500 millions d’euros aujourd’hui. Marie- Odile Amaury (81 ans) supervise encore EPA, dont elle est toujours présidente du conseil d’administration, mais elle a délégué la direction opérationnelle à ses deux enfants : Aurore Amaury, présidente de la société L’Equipe SAS depuis 2016 et présidente de la régie publicitaire Amaury Média SAS depuis 2018 ; Jean-Etienne Amaury, président d’Amaury Sport Organisation SA (ASO) depuis 2010. Depuis septembre dernier, Jean-Etienne Amaury est directeur général d’EPA et sa soeur Aurore Amaury directrice générale déléguée. Cependant, les héritiers ne sont pas en prise directe avec l’intersyndicale (1) du groupe L’Equipe.
C’est Jean-Louis Pelé, directeur général depuis 2018, qui porte le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), lequel prévoit, sur 350 personnes (le quotidien, le magazine, Vélo Magazine, France Football, …), la suppression d’une cinquantaine de postes, dont la quasi-totalité de journalistes (2). Objectif : faire 5 millions d’euros d’économies pour éviter 6 millions de pertes cette année (3). Les journaux imprimés sont confrontés à une baisse des ventes papier (déjà observée avant la crise sanitaire mais amplifiée par elle) et à la suspension des compétitions sportives (matière première des journaux et de l’organisateur du Tour de France, du Dakar ou du Marathon de Paris). En revanche, une douzaine de postes seront créés sur Internet pour renforcer l’offre digitale et augmenter les abonnements numériques payants qui sont actuellement au nombre de 300.000, tous supports de la « marque L’Equipe » compris, à 450.000 en 2025. Une nouvelle plateforme « télé et vidéo » doit voir le jour cette année sous la houlette de Laurent Prud’homme (ex- Eurosport France), directeur général adjoint depuis le 4 janvier, aux côtés d’Emmanuel Alix, directeur du numérique, et de Jérôme Saporito, directeur de la chaîne L’Equipe TV (1,3 % de part d’audience en 2020, contre 1,4 l’année précédent).
Le quotidien, lui, est en troisième position en termes de diffusion payante (236.286 exemplaires vendus en moyenne par jour l’an dernier), derrière Le Monde (336.593) et Le Figaro (327.374). La baisse sur un an est de 6 %, d’après l’Alliance pour les chiffres de la presse et des médias (ACPM). A y regarder de plus près, la « marque L’Equipe » – comprenant trois supports de presse (L’Equipe, L’Equipe Dimanche, L’Equipe Magazine) et deux supports numériques (L’Equipe.fr et les applis mobiles « E ») – est arrivée à un point de bascule où la diffusion payée des versions numériques est devenue depuis 2019 majoritaire (4). D’après l’ACPM en 2021, cette marque L’Equipe cumule une audience totale – papier et surtout numérique – de plus de 16,5 millions de lecteurs (5). Il faut dire que L’Equipe.fr draine à lui seul environ 7,8 millions de visiteurs chaque semaine, dont 68% sur smartphone ou tablette (6). Les deux applications (sous Android et sous iOS) attirent, elles, environ 2 millions de visiteurs chaque semaine, dont 85 % sur smartphone (7). Ainsi, comme le reste de la presse française et à l’instar des journaux du monde entier, le numérique est une planche de salut face à l’accumulation des crises qui touchent les éditeurs. Si le quotidien L’Equipe est revenu dans les kiosques physiques depuis le 23 janvier, il continue à se diversifier en ligne, notamment dans l’e-sport sur Twitch (26.000 abonnés) ou en partenariat avec Riot Games (championnat de « League of legends »), ainsi qu’en podcasts.

Le plan social de la dernière chance ?
Le papier est en perte de vitesse depuis des années, tendance qui s’accélère avec la crise sanitaire et la chute des recettes publicitaires de l’imprimé. L’information consultation sur le PSE ayant pris fin le 3 février dernier, la direction « Amaury » doit transmettre son plan social à la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte) pour homologation. « Grève suspendue, le mouvement continue », a prévenu l’intersyndicale. @

Charles de Laubier

Bernard Tapie se serait bien vu aussi en magnat de la presse française (La Provence, Corse-Matin, …), hélas

L’homme d’affaire et ancien ministre Bernard Tapie, qui est à nouveau devant la justice pénale jusqu’au 18 novembre dans l’affaire « CDR-Tapie » (sauf renvoi du procès), risque aussi de perdre La Provence et Corse- Matin devant la justice commerciale. Cet été, il avait tenté de reprendre La Marseillaise avec Xavier Niel.

(Juste après la parution de cet article dans le n°243 de Edition Multimédi@, le 26 octobre 2020, le procès en appel a été renvoyé au 10 mai 2021, précédé d’une audience le 29 mars)

Bernard Tapie (photo), en faillite personnelle depuis 1994, se bat non seulement contre un double cancer mais aussi pour laver son honneur devant la justice. Malgré la relaxe générale qui avait été prononcée le 9 juillet 2019 par le tribunal correctionnel de Paris dans l’affaire de l’arbitrage « CDR-Tapie » (1), lequel avait abouti en 2008 à lui verser 403 millions d’euros pour régler son litige avec le Crédit Lyonnais, l’homme d’affaires (77 ans) est rejugé. Et ce, à nouveau aux côtés de Stéphane Richard, l’actuel PDG du groupe Orange, qui était à l’époque des faits le directeur de cabinet de la ministre de l’Economie, Christine Lagarde. Car le parquet de Paris avait fait appel de cet arbitrage privé, sur des soupçons de « fraudes », d’ »escroquerie » et « détournement de fonds publics » au détriment de l’Etat. Autrement dit, Bernard Tapie aurait volé le contribuable. Stéphane Richard avait été mis en examen en juin 2013 pour « escroquerie en bande organisée » et à nouveau en mai 2015 pour, cette fois, « complicité de détournement de fonds publics par une personne privée ». Entre ces deux prononcés de mises en examen, Christine Lagarde avait été mise en examen, elle aussi, pour « négligence » mais sans aucune peine, alors que son ex-directeur de cabinet n’a de cesse de clamer depuis son innocence en assurant « n’avoir fait qu’exécuter la décision ministérielle d’aller à l’arbitrage ».

Des affaires à ministre, puis de la politique aux médias
Quinze mois après la relaxe des six prévenus prononcée en faveur de Bernard Tapie, celui-ci doit à nouveau se défendre devant la cour d’appel de Paris des suites politico-financières d’une affaire qui remonte aux années 1990, celle de la revente d’Adidas par le Crédit Lyonnais en 1994 avec une confortable plus-value. L’homme d’affaire, qui avait vendu le fabricant d’articles de sport à l’ex-banque publique l’année précédente, l’accuse de l’avoir floué. Il était alors député national, avant d’être nommé ministre de la Ville par François Mitterrand, puis il deviendra député européen. A l’affaire « Adidas », s’était ajoutée au même moment l’affaire « VA-OM » (corruption dans le football) pour laquelle le président de l’Olympique de Marseille (OM), à l’époque Bernard Tapie, sera déchu de son mandat de député (et purgera six mois de prison ferme), ce qui le détournera à jamais de la politique malgré son éligibilité retrouvée en 2003.

« Nanard », héritier partiel du « papivore »
Après une reconversion personnelle dans le cinéma, le livre, la musique, le théâtre et la télévision (1995-2008), « Nanard » s’était relancé dans les affaires qui l’amèneront fin 2012 à entrer à 50 % dans le capital du Groupe Hersant Média (GHM), lequel possède alors La Provence, Nice- Matin, Var-Matin et Corse-Matin. GHM était le premier groupe de presse de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA). C’est là que Bernard Tapie se sent pousser des ailes dans la presse française, repreneur d’une partie de l’héritage laissé par Robert Hersant, surnommé, dans les années 1970-80, « le papivore ». Son nouveau dada est désormais les médias, malgré ses relations tumultueuses avec les journalistes ; fini la politique. Quoique les deux ont souvent des rapports consanguins… Ce serait Claude Bartolone, alors président de l’Assemblée nationale, qui aurait convaincu le président de la République François Hollande (4) – lequel aurait préféré y voir François Pinault (Le Point) – de laisser Bernard Tapie s’emparer en 2013 d’une partie des journaux PACA cédés par Philippe Hersant. GHM est mort, vive GBT : Groupe Bernard Tapie est devenu l’actionnaire majoritaire, à hauteur de 89 % aujourd’hui, du groupe marseillais éditant La Provence et alors détenteur de la moitié de Corse-Matin. Et ce, grâce à une hypothèque sur son hôtel particulier de la rue des Saints-Pères à Paris (hôtel de Cavoye), qu’il possède depuis 32 ans maintenant (en plus de sa villa Mandala à Saint-Tropez).
Le fils aîné de Bernard Tapie, Stéphane Tapie (demi-frère de Laurent, de Sophie et de Nathalie), a été nommé il y a plus de cinq ans – en février 2015 – à « la direction des activités numériques » du groupe La Provence. Sa mission : « Accélérer les développements web autour des marques La Provence et Corse Matin, notamment en rapprochant plus encore les problématiques internet de celles des journaux », et développer « l’utilisation de la vidéo, comme outil de développement des audiences » (5). Stéphane Tapie (51 ans), qui n’a pas répondu aux questions de Edition Multimédi@, est actionnaire du groupe La Provence depuis six ans maintenant, après avoir été producteur de télévision (6), dont douze ans pour TF1 grâce aux bonnes relations de son père avec l’ancien patron de la chaîne du groupe Bouygues, Patrick Le Lay. Il est par ailleurs gérant de la société Conseil Média Numérique. C’est en 2014 que Stéphane Tapie fait ses premiers pas dans le groupe de son père, en commençant par être administrateur du quotidien insulaire Corse- Matin, dont le Groupe Nice-Matin (GNM) venait de céder à GBT ses parts. Cette même année, le fils de Nanard (7) lance « La Provence TV », au slogan « 100 % vidéo/100 % magazine », avec notamment une émission baptisée « Tapie se met à table ». Mais la chaîne, où le patriarche avait lui-même payé de sa personne en annonçant le 24 mars 2014 son ambition de « transformer La Provence en groupe multimédia », sera rapidement abandonnée (8). Aujourd’hui, Bernard Tapie risque de tout perdre. Le 30 avril dernier, le tribunal de commerce de Bobigny a prononcé la liquidation judiciaire de ses sociétés, dont GBT et FIBT (9) , qui pourraient être vendues pour payer ses dettes : environ 461 millions d’euros, d’après le SNJ (10). Sentence dont il a fait appel. Ce verdict reste à venir. A cela s’ajoute donc le procès en cours au pénal où il risque sept ans de prison et 375.000 euros d’amende.
Quoi qu’il en soit, la vente du groupe La Provence semble inéluctable. Cet actif de poids, mais déficitaire (pertes de 3 millions d’euros en 2019), pourrait tomber dans l’escarcelle de Xavier Niel qui le détient déjà à hauteur de 11 %, et ce depuis que le groupe belge Nethys lui a vendu au printemps 2019 sa participation dans La Provence. Le milliardaire fondateur de Free – déjà copropriétaire du journal Le Monde depuis novembre 2010, de L’Obs depuis janvier 2014, de France-Antilles depuis mars 2020 et de Paris-Turf depuis juillet 2020 – est en bonne place dans la PQR (11) pour l’emporter. Xavier Niel a en effet pris en début d’année – via sa holding NJJ Presse – le contrôle du groupe Nice-Matin (12) bien implanté dans les Alpes- Maritimes (Nice-Matin, Var-Matin et Monaco-Matin). Tapie et Niel se connaissent bien, et s’apprécient, au point d’avoir voulu racheter ensemble l’été dernier le quotidien historique La Marseillaise dont la société éditrice Les Fédérés avait été placée en liquidation judiciaire le 13 juillet. Mais l’opposition des salariés à ce projet de rachat jugé hostile fut telle que les deux hommes d’affaires ont dû jeter l’éponge le 14 août dernier (13).

Concentration de la presse française
Dans ces circonstances médiatico-judiciaires, Bernard Tapie aura fréquenté de très près les actuels patrons d’Orange et de Free, respectivement Stéphane Richard et Xavier Niel. Ce dernier a comme beau-père Bernard Arnault, propriétaire, lui, du Parisien, des Echos et bientôt de Challenges, tout en étant actionnaire de L’Opinion. L’ancien ministre de la Ville aura ainsi contribué à la concentration de la presse en France. Le site web du quotidien Le Monde et la chaîne de télévision de L’Equipe avait annoncé, respectivement le 31 octobre 2019 et le 28 août 2020, sa mort… Procès, cancers, nécrologies : rien ne lui aura été épargné. L’ancien président de l’OM résiste en jouant les prolongations. @

Charles de Laubier