Jean-Marie Cavada, président de l’OGC de la presse : « Je n’ai pas l’intention de jouer au chapeau à plumes »

L’ancien journaliste-présentateur de télévision, qui fut député européen, s’apprête à présider l’organisme de gestion collective (OGC) des droits voisins de la presse, avec l’appui de la Sacem et du CFC, afin que les médias obtiennent « réparation » de la « prédation » des plateformes numériques.

Le 15 septembre, devait se tenir l’assemblée générale constitutive de l’organisme de gestion collective des droits voisins de la presse – surnommée pour l’instant OGC – en présence des trois membres fondateurs : le Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM), la Fédération nationale de la presse d’information spécialisée (FNPS) et le Syndicat de la presse d’information indépendante en ligne (Spiil), avec « l’appui » de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) pour « la gestion opérationnelle ».

Presse et tous les médias concernés
Ces trois membres syndicaux ont confié la présidence de cette OGC à Jean-Marie Cavada (photo) : l’ancien producteur présentateur de l’émission télévisée « La marche du siècle » (1987-1999) ancien président de l’éphémère La Cinquième (1994-1997) et ancien député européen centriste (2004-2019) – ayant fait campagne en faveur du « oui » au referendum de 2005 pour une constitution européenne, finalement rejetée par les Français. L’ex-journaliste Jean-Marie Cavada a par ailleurs été auditionné à l’Assemblée nationale le lendemain de cette première AG. « Je n’ai pas l’intention de jouer au chapeau à plumes… J’ai passé l’âge ! », a-t-il d’emblée prévenu à propos de la présidence de l’OGC de la presse qu’il va « conduire » (dixit) dans quelques semaines.
Devant les députés de la mission d’information qui l’interrogeaient sur l’« application du droit voisin au bénéfice des agences, éditeurs et professionnels du secteur de la presse » (mission créée par la commission des affaires culturelles et éducation), le président de l’OGC toujours en cours de constitution a tendu la main aux autres syndicats de la presse française : « Sans trop préjuger ni forcer la main de qui que ce soit, je crois pouvoir dire que d’autres organisations sont en contact avec nous et parfois proches d’y adhérer », a laissé entendre celui qui est jusqu’à maintenant président de l’Institute for Digital Fundamental Rights (IDFR), basé à Paris et bientôt à Bruxelles. « Nous allons faire une OGC ouverte, qui sera dotée d’un conseil d’administration et d’un bureau exécutif, le tout surveillé par un conseil de surveillance comme la loi le prévoit pour les organismes de gestion collective. Cette cohésion des organismes de presse est absolument indispensable. L’union fait la force car il s’agit d’abord d’un rapport de force dans une négociation ». Jean-Marie Cavada a indiqué aux députés qu’il allait s’attacher à nouer des relations « tout à fait cordiales » avec d’autres composantes de la presse, en veillant à ce que « les querelles intestines de la presse française » ne prennent pas le pas sur l’intérêt général. « Je vois d’ailleurs aujourd’hui [16 septembre, ndlr] le président de l’Alliance de la presse d’information générale (Apig), Pierre Louette (1), avec qui j’ai d’ailleurs de très bons rapports personnels (depuis la création de La Cinquième en 1994) », a-t-il mentionné, sans évoquer l’accord-cadre de l’Apig avec Google à 62,7 millions d’euros (2). Créée en 2018, l’Apig a été fondée par quatre syndicats historiques de « la presse quotidienne et assimilée » (3) qui représentent au total quelque 300 titres de presse dite d’information politique et générale : presse quotidienne nationale (SPQN), régionale (SPQR), départementale (SPQD) et hebdomadaire régionale (SPHR). Le président de l’OGC compte les convaincre de rejoindre son organisation. Bien d’autres syndicats de la presse et de l’audiovisuel pourraient se rallier à l’OGC.
La mission parlementaire, elle, a eu l’occasion d’auditionner en septembre l’Union de la presse en région (Upreg), la Fédération française des agences de presse (FFAP), dont est membre l’AFP qui a signé de son côté avec Google (4), le Syndicat des agences de presse audiovisuelles (Satev), le Syndicat des agences de presse photographiques (Saphir), le Syndicat des agences de presse d’informations générales (Sapig) ou encore le Groupement des éditeurs de contenus et de services en ligne (Geste). « Il ne s’agit pas que de la presse au sens de la loi de 1881 ; il s’agit des médias, fournisseurs de contenus d’information. C’est un très vaste champ de prospection qui doit avoir lieu, y compris avec la presse audiovisuelle publique et privée », a tenu à préciser Jean-Marie Cavada. A noter que Le Monde a signé en août dernier avec Facebook, lequel discute aussi avec l’Apig.

Rôles-clés de la Sacem et du CFC
Deux organisations devraient jouer chacune un rôle majeur dans le fonctionnement de l’OGC de la presse : la Sacem et le Centre français de la copie (CFC). « Nous nous ferons aider par des prestataires, qui devront rester chacun à sa place, dont le plus éminent d’entre eux car il a une grande expérience : la Sacem. Et il y en aura d’autres, comme le CFC qui a une bonne expertise », a souligné celui qui a fait du droit d’auteur son cheval de bataille. Il s’est attardé sur la Sacem, qui fête cette année ses 170 ans et qui représente à ce jour 175.750 créateurs et 6.770 éditeurs dans l’industrie musicale : « J’ai confiance en l’équipe de la Sacem, qui pour moi est personnalisée par (des qualités dont nous avons besoin) le secrétaire général David El Sayegh, un juriste reconnu en Europe pour sa rigueur, sa compétence et sa loyauté, et la négociatrice Cécile Rap- Veber [directrice du développement, de l’international et des opérations, ndlr]. Tous les deux exercent à titre intérimaire la direction générale de la Sacem, car son directeur général [Jean-Noël Tronc] est visiblement empêché pour des raisons de santé ».

Google, Kantar, Factiva, Reed Elsevier, …
La première mission de l’OGC est, selon Jean-Marie Cavada, d’évaluer le montant de ce qu’il appelle sans hésiter « la prédation ». Et d’affirmer : « Ce montant est énorme. On nous a embaumé il y a quelques années avec une sorte de simili-accord qui permettait à la presse française de bénéficier de quelques dizaines de millions d’euros. C’était toujours bon à prendre et je ne critique pas, mais cette époque est finie : nous sommes passés dans l’injonction, et de la loi et de l’Autorité de la concurrence ». Il faisait ainsi référence à l’accord signé le 1er février 2013 par François Hollande, alors président de la République, et par le PDG de Google, à ce moment-là Eric Schmidt, portant sur 60 millions d’euros sur trois. Mais cette aumône ne concernait que la presse dite d’information politique et générale, mais pas les autres organes de presse ni les éditeurs de services en ligne, au risque d’accroître le risque d’une presse française à deux vitesses (5).
« La prédation est énorme… énorme. Les chiffres qui circulent – sans être précis – correspondent pour les plus pessimistes à un multiplicateur par sept ou huit, et les plus raisonnables ajoutent un zéro aux 20 millions d’euros annuels qui avaient été annoncés. Si l’on regarde les arbres – Google, Facebook, … – qui cachent la forêt, l’étendue de la prédation, notamment avec les “crowler” [robots d’indexation qui explorent automatiquement le Web, ndlr], c’est probablement entre 800 millions et 1 milliard d’euros qui échappent à l’économie de la démocratie à travers la presse. C’est très grave. C’est pour cela qu’il faut avoir une union la plus large et la plus solide possible pour négocier au nom de la presse et obtenir cette réparation », a détaillé Jean-Marie Cavada lors de son audition en visioconférence par les députés de la mission (6). Il en a profité pour pointer du doigt les « crawler », ces aspirateurs de contenus web, ou robots d’indexation. Ceux de Google ou de Facebook ne sont que la face émergée de l’iceberg informationnel. « Ces “crawler”, que l’on appelle familièrement les “cafards”, sont aussi par exemple Kantar, Factiva, et Reed Elsevier [devenu RELX Group, ndlr]. Ces trois grands groupes occupent sur un marché occulte, très discret, une place tout à fait prépondérante, dont l’économie est quasi strictement à leur profit pour une partie d’entre elles, pas toutes. Certaines sont loyales. Une partie très importante en chiffre d’affaires ne l’est pas », a tenu à dénoncer le président de l’OGC. Il y a là, d’après lui, « un manque à gagner extrêmement prédateur pour les entreprises de presse qui délivrent des informations » dans la mesure où ces « crawler » diffusent des informations que d’autres ont produites. Et Jean-Marie Cavada d’enfoncer le clou : « Ces crawler construisent un monument énorme qui s’appelle “l’or bleu” et qui constitue – en les capturant, en les agrégeant et en les diffusion de manière ciblée – une mine d’information qui est la vraie valeur du fonds de commerce du capitalisme numérique ». Face à ces fameux « cafards », l’OGC s’est donné pour mission de rechercher à « rééquilibrer dans une négociation qui se veut loyale et neutre la répartition des profits qui aujourd’hui vont massivement vers les “cafards”, alors que la presse paie pour fabriquer de l’information et ce qui est aspiré par ces “crawler” n’est pas rémunéré à son juste coût ». Mais les actions de l’OGC de la presse n’auront pas pour seul but de « consolider la trésorerie ou les investissements des entreprises de presse »… Il s’agit pour son président de surveiller l’application de la loi, et même d’en durcir les sanctions pécuniaires, et de renforcer le volet répressif : « On parle d’”amendes” ; il faut aller plus loin dans l’exécution des sentences lorsque la loi est bafouée, contournée ou s’il y a refus facial ou collatéral de négociation, a-t-il suggéré aux parlementaires. Si l’Autorité de la concurrence prononce une sanction de 500 millions d’euros, j’attends que cette amende soit prélevée immédiatement, que son exécution soit immédiate, que cette somme doit être par une loi séquestrée et payée, quitte à ce qu’elle soit ajustée à la hausse ou à la baisse en appel ».

Officialisation de l’OGC en octobre
Jean-Marie Cavada a profité de son audition parlementaire pour rappeler qu’il existe en France un fonds de modernisation de la presse : « Il serait bienvenu que ce fonds se tourne vers l’OGC pour l’aider à démarrer financièrement, sous une forme ou sous une autre à discuter », a-t-il suggéré en faisant un appel du pied aux députés de la mission. Quant aux statuts, à la première assemblée générale, à la composition du conseil d’administration, et donc aux premiers travaux, ils devraient être bouclés d’ici quelques semaines : « trois semaines à un mois maximum », indique son président. D’ici le 20 octobre environ, les Google, Facebook, Kantar et autres Factiva (du groupe Dow Jones) devraient avoir un interlocuteur unique pour les droits voisins de la presse française. @

Charles de Laubier

L’AFP réinvente avec Google la « licence globale »

En fait. Le 13 juillet, le PDG de l’AFP, Fabrice Fries, et le directeur général de Google France, Sébastien Missoffe, « dans des déclarations transmises conjointement à l’AFP », ont indiqué qu’ils étaient « proches d’aboutir à un accord » sur les droits voisins de l’Agence France-Presse mais aussi sur une « licence globale ».

En clair. C’est le retour de la licence globale. Des sociétés de gestion collectives de droits d’auteurs et de nombreux internautes en avaient rêvée il y a une quinzaine d’années pour la musique en ligne ; l’Agence France-Presse va la faire pour tous ses contenus (textes, photos, vidéos, infographies, …) – quel que soit le support. Son PDG, Fabrice Fries, et le DG de Google France, Sébastien Missoffe, l’ont chacun fait savoir à l’AFP, le 13 juillet, le jour même où par ailleurs l’Autorité de la concurrence (ADLC) rendait publique sa décision prise la veille d’« inflig[er] une sanction pécuniaire de 500.000.000 euros » à Google. Et ce, pour ne pas avoir négocié « de bonne foi » avec les éditeurs de presse la rémunération des droits voisins due à ces derniers – et malgré les injonctions (1) prononcées le 9 avril 2020 par l’ADLC.
Et ce n’est pas l’accord-cadre signé entre Google et l’Alliance de la presse d’information générale (Apig) le 12 février dernier – soit cinq mois après la deadline imposée par l’ADLC – qui a allégé l’amende. Auprès des journaux membres de l’Apig, lesquels doivent à leur tour signer individuellement un contrat encadré, le géant du Net s’était engagé à verser sur trois ans 62,7 millions d’euros (2) de rémunération globale incluant leurs droits voisins. Quant à l’AFP, elle s’apprête enfin à signer avec Google non seulement sur ses droits voisins – que le géant du Net a rechigné à reconnaître et à rémunérer en tant que tels – mais aussi sur une « licence globale » pour l’exploitation de tous ses contenus sur Google Search, Google News, Google Discover et le nouveau service Showcase (3). Cette licence globale à rémunération forfaitaire annuelle, incluant les droits voisins, est en fait une exigence de la firme de Mountain View pour avoir « le même accès global, mondial et sans limite aux images (photos, vidéos et infographies) produites par l’AFP », ainsi qu’à « de nouveaux services (web stories, contenus audio, news corner, etc.) ».
Dans ces négociations débutées il y a un an avec l’AFP, Google a même doublé le montant de son offre initiale, dite « term sheet », étendue notamment à des contenus audio en anglais. Mais la direction de l’AFP avait fait part à Google de ses craintes, concernant ses photos, vidéos et iconographies, sur « une licence totale, mondiale, sans limite ni restriction d’usage, portant sur l’intégralité [de ses] contenus d’images ». @

La taxe « copie privée » a rapporté aux industries culturelles plus de 4 milliards d’euros en 20 ans

C’est une manne dont les ayants droit de la musique, de l’audiovisuel, de l’écrit (presse-édition) et de la photo (image fixe) ne peuvent plus se passer. De 2002 (taxe sur les CD/DVD) jusqu’à 2020 (taxation de presque tous les appareils de stockage), la « rémunération pour copie privée » fait recette.

La « rémunération pour copie privée », qui est une taxe prélevée sur le prix de ventes des supports et appareils de stockage numérique (smartphone, tablettes, box, clés USB, disques durs externes, cartes mémoires, disques optiques, …), est appliquée pour « compenser le préjudice subi par les auteurs, artistes, éditeurs et producteurs du manque à gagner résultant de l’utilisation de leurs oeuvres ». Cette taxe « copie privée » est la contrepartie du droit de copie privée, permettant à chacun d’enregistrer des musiques, des films, des livres ou des photos pour un usage privé, dans le cadre du cercle restreint familial (1).

Musique : 2 milliards d’euros cumulés
Selon les calculs de Edition Multimédi@, à partir des chiffres enfin rendus publics par Copie France, qui est l’unique organisme chargé de percevoir la rémunération pour copie privée, l’année 2020 a franchi deux seuils symboliques : la barre des 4 milliards d’euros pour le total cumulé des sommes perçues depuis près de vingt ans (2002-2020), dont le cap des 2 milliards d’euros dépassé rien que pour la musique (part sonore au sens large). Ces deux dernières décennies « digitales » (2) ont ainsi vu les recettes de la taxe «copie privée» grimper au fur et à mesure de la généralisation des usages numériques et des appareils et/ou support de stockage associés.
En Europe, la France est le pays qui taxe le plus : sur plus de 1 milliard d’euros collectés sur 2020 au titre du private copying levy dans l’Union européenne (4), l’Hexagone pèse à lui seul plus d’un quart (26,8 %) de ces recettes totales. En effet, Copie France a collecté l’an dernier 273 millions d’euros, soit 5 % de mieux que l’année précédente. Et les industries culturelles et les ayants droit (auteurs, artistes, éditeurs et producteurs) n’entendent pas en rester là puisque d’autres appareils vont être assujettis à leur tour par la « commission pour la rémunération de la copie privée », laquelle est rattachée au ministère de la Culture et présidée jusqu’en septembre 2021 par le conseiller d’Etat Jean Musitelli (photo). Ainsi, à partir du 1er juillet prochain seront taxés eux aussi les smartphones et les tablettes revendus reconditionnés – à moins que la polémique suscitée par l’exonération à la taxe « copie privée » envisagée un temps dans le projet de loi « Empreinte numérique » (5) n’ait raison de ce nouveau barème déjà publié au J.O. du 6 juin (6). Autre taxation en vue : celle des ordinateurs (fixes et portables) pour leurs disques durs internes, jusque-là épargnés pour des raisons politiques d’inclusion numérique (7). La commission « Musitelli » y travaille, comme le confirme son président à Edition Multimédi@ : « Le CSA [l’institut d’études, pas le régulateur de l’audiovisuel, ndlr] a pu lancer le sondage dans la deuxième quinzaine de mai. Il est en cours de réalisation et devrait s’achever début juillet. Il est prévu que les résultats de l’enquête soient présentés à la commission vers la mi-septembre ». A suivre. @

Charles de Laubier

Le groupe Reworld Media reste le mal-aimé de la presse française, mais il résiste à la crise et devient rentable

La ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, a bien reçu le rapport « sur les conditions d’accès aux aides à la presse et notamment celles relatives à la composition des rédactions » – mission qu’elle avait exigée fin décembre en pleine crise « Science & Vie » chez Reworld Media. Ce groupe accélère sa « disruption digitale ».

(Le lendemain de la publication de cet article, soit le 20 avril, le ministère de la Culture a annoncé une concertation sur « le renforcement de l’exigence du traitement journalistique pour l’accès aux aides à la presse »).

Le groupe Reworld Media sera-t-il à nouveau montré du doigt, maintenant que le rapport « sur les conditions d’accès aux aides à la presse et notamment celles relatives à la composition des rédactions » a été remis à la ministre de la Culture ? « Le rapport de Mme Franceschini a bien été envoyé à Mme la ministre, et nous sommes en train d’étudier très attentivement ses propositions », nous indique le cabinet de Roselyne Bachelot-Narquin, de retour le 12 avril rue de Valois après avoir été malade du covid-19 et hospitalisée une semaine fin mars. La conseillère d’Etat Laurence Franceschini avait jusqu’à « la mimars » pour lui rendre les conclusions de sa mission. La ministre de la Culture ayant été testée positive le 20 mars, le rapport lui a été envoyé faute de pouvoir le lui remettre en mains propres. Roselyne Bachelot avait lancé cette mission la veille de Noël, en réaction notamment au climat de défiance – déjà à son comble – de la rédaction de Science & Vie envers la direction de Reworld Media. « Le renforcement des exigences déontologiques et la séparation nette entre l’information et la publicité sont nécessaires. (…) Les changements récents constatés dans les rédactions de certains titres [sans citer Science & Vie, ndlr] plaident pour un renforcement de l’exigence journalistique », a prévenu Roselyne Bachelot dans la lettre de mission.

Après Franck Riester, Roselyne Bachelot interpelée
En lui confiant ce sujet sensible à Laurence Franceschini, par ailleurs présidente de la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP) depuis 2017, la ministre de la Culture pensait fortement au groupe de médias cofondé en 2012 par Pascal Chevalier (photo), et en particulier au célèbre magazine scientifique dans la tourmente. Ce n’est pas la première fois que la rue de Valois est interpelée sur la stratégie controversée de Reworld Media. Déjà en 2018, au moment de la cession à ce dernier de plusieurs titres de Mondadori France, le Syndicat national des journalistes (SNJ) en appelait déjà au ministre de la Culture d’alors, Franck Riester, sur « Reworld Media, un investisseur qui n’a que faire de la presse, de ses titres, de ses salariés, et qui considère l’information comme une simple vitrine destinée à attirer les annonceurs », ajoutant que « les pouvoirs publics ne [pouvaient] pas fermer les yeux sur une casse sociale et éditoriale » (1).

La caution « Fleur Pellerin » a pris fin
Trente mois plus tard, avec l’affaire « Science & Vie », le groupe de la « disruption digitale » est à nouveau dans le collimateur des syndicats et du gouvernement. Est-ce en raison de ce climat délétère que Fleur Pellerin, ancienne ministre de la Culture, a écouté au 15 février dernier (seize mois après avoir été cooptée) son mandat d’administrateur de Reworld Media qui courait jusqu’à fin 2023 ? C’est pour « concentrer ses activités d’administratrice sur ses participations » (2), explique l’entreprise. Les turbulences n’empêchent pas Reworld Media d’engranger 33 millions d’euros de prêts garantis par l’Etat pour faire face à la crise sanitaire, après avoir dégagé en 2020 un bénéfice net de 9,1 millions d’euros (3), pour un chiffre d’affaires en hausse de 44 %, à 424,7 millions d’euros après intégration des actifs ex-Mondadori (4). Reworld Media, qui compte quelque 970 salariés (avant suppression de postes en gestion-comptabilité, de plus en plus sous-traitée à KPMG), avait finalement racheté en juillet 2019 – à la filiale française du groupe italien Fininvest (propriété de Berlusconi) – de nombreux magazines tels que Biba, Grazia, Pleine Vie, Closer, Télé Star, Top Santé, Le Chasseur Français ou encore la revue scientifique centenaire Science & Vie. Et ce, au grand dam de leurs journalistes, syndicats et représentants du personnel. Après un recours de ces derniers en référé, rejeté par la justice, plus des deux-tiers des rédacteurs avaient alors préféré partir en faisant jouer leur clause de cession, plutôt que de rester pour ne pas vouloir subir le même sort que leurs confrères et consœurs des anciens magazines de Lagardère – Be, Maison & Travaux, Auto Moto, … – rachetés cinq ans plus tôt.
A savoir, selon eux : coupes sombres dans les effectifs, rationalisation drastique des coûts, sous-traitance à des non-journalistes en agences (« des journaux sans journalistes »), bascule sur le numérique au détriment du papier, et des liaisons dangereuses entre publicité et rédaction au mépris de la déontologie. L’hebdomadaire féminin Grazia a été arrêté en juin 2020 sur fond de crise sanitaire, et l’on craint en interne que ce titre ne subisse le même sort que le mensuel de mode Be « devenu une marque fantôme sur le Web, utilisée pour faire des salons, où il n’y a plus d’info » (dixit un syndicat). Reworld Media est aussi propriétaire du magazine Marie France, titre mensuel féminin qui fut créé en 1944 et cédé en février 2013 « pour un euro symbolique » par la famille Prouvost du groupe Marie Claire. En juin de la même année, la jeune entreprise de presse cofondée par Pascal Chevalier, ex-Netbooster, et Gautier Normand (photo ci-dessous), ex-La Tribune – respectivement PDG et directeur général délégué –, est retenue par le groupe allemand Axel Springer pour lui céder Télé Magazine, Gourmand, Papilles et Vie Pratique Féminin. Dans la foulée, Reworld Media s’empare des titres Auto Plus, L’Auto- Journal et Sport Auto détenus, eux, par une joint-venture historique entre Axel Springer et Mondadori France (5). En 2017, Sporever/ Media365 tombe aussi dans son escarcelle (éditeur de sport365.fr, football365.fr, rugby365.fr, …). Fort de ses « 48 marques médias propriétaires », le groupe du tandem « Chevalier-Normand » revendique sa position en France de « numéro un de la presse magazine payante ».
Mais le revers de cette médaille est une surexposition du groupe – avec ses nombreux titres de presse, lesquels composent l’activité « BtoC » (dont les abonnements) – non seulement aux effets de la crise sanitaire depuis plus d’un an, mais aussi aux fermetures de kiosques. Conséquence : Reworld Media accuse en 2020 une chute de 20 % de sa diffusion payée, à 117 millions d’exemplaires. Ses deux plus gros tirages, l’hebdomadaire Télé Star et le mensuel Pleine Vie (hérités de Mondadori), ont reculé l’an dernier de respectivement 6 %, à 646.942 exemplaires, et 8,2 %, à 488.154 exemplaires. Tandis que Marie France contrairement à son érosion des années passées, affiche un léger sursaut de ses ventes de 1,70 %, à 318.352 exemplaires (6). Mais comme le fait remarquer Cécile Aboulian, analyste financier chez Euroland Corporate, « Reworld a principalement bénéficié de l’inflation des prix de vente au numéro venant partiellement compenser la baisse des volumes de vente ». A la baisse générale de la diffusion magazine, le groupe a constaté sur 2020 un « fort impact négatif de la crise sur la publicité papier », laquelle a dégringolé de 36 % sur un an, tirant vers le bas l’activité « BtoB » (annonceurs en tête) incluant la publicité magazine papier qui a généré 18 % de ses revenus en 2020. Les 82 % proviennent du marketing et de la communication digitale où la direction du groupe de médias se félicite d’avoir « surperformé » l’an dernier avec une croissance de 3 % sur un marché stagnant. Reworld Media entend « couvrir 100 % du marché de l’Adtech » et continuer à« déployer des solutions de brand marketing (publicité de gré à gré, événementiel) et de performance marketing(affiliation (7), publicité programmatique, collecte de leads) » principalement centrées sur le digital.

SVOD, podcasts, live shoppable, formation, …
Se trouve là le cœur du réacteur de Reworld Media, qui contribue à alimenter toutes les controverses sur le mélange de genres – publicité/ rédaction – qui participent, à tort ou à raison, à sa réputation sulfureuse sur fond de climat social tendu. Tandis que la diversification des marques médias s’accentue, avec des chaînes thématiques en SVOD (8), des podcasts et leur plateforme Edisound lancée en début d’année, du live streaming et du live shoppable, ainsi que de la formation, des collections de livres, ou encore des offres de voyages. @

Charles de Laubier

Presse d’information politique et générale : le fragile statut IPG soulève des questions juridiques

Particulier à la France, le statut dit « IPG » – assez fragile – divise la presse et amène l’Etat à aider plus certains journaux que d’autres, imprimés et/ou en ligne. Ce statut, aux frontières floues, soulève au moins trois questions juridiques, tant au niveau national qu’européen.

Par Emmanuelle Mignon*, avocate associée, August Debouzy

Considérée comme une condition nécessaire à l’exercice des autres libertés (1) et au bon fonctionnement de la démocratie, la liberté d’expression et de communication justifie, depuis longtemps et dans presque tous les pays occidentaux, l’existence d’aides étatiques aux médias, et plus particulièrement à la presse écrite qui a été pionnière dans la conquête de la liberté par la diffusion de la pensée.

Aides d’Etat à la presse : avantage à l’« IPG »
Le régime français, lui, se caractérise par une addition de dispositifs qui, comme souvent, se superposent sans jamais que la création d’une aide nouvelle ne soit accompagnée de la disparition d’une aide existante. La raison en est politique, mais pas seulement. Les objectifs des aides à la presse écrite sont en effet multiples, depuis l’encouragement au lectorat jeune jusqu’à la préservation de l’emploi local, en passant par le pluralisme ou l’aide à la transition numérique.
Cette superposition entraîne des effets d’aubaine et de seuils, ainsi que de frottements anticoncurrentiels entre les différentes familles de presse, que les textes successifs s’efforcent de corriger au prix d’une complexification croissante du système. Selon la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP), qui délivre le numéro d’inscription permettant à une publication d’accéder au régime économique général de la presse (2), près de 7.000 publications bénéficient actuellement de ce dispositif (3), dont 50 % correspondent à des titres de la presse « éditeur » (4). Depuis 2009, les services de presse en ligne (SPEL) – aujourd’hui au nombre de 1.200 (pendants de journaux imprimés ou pure players) – ont eu progressivement accès eux aussi aux aides, en particulier au taux super réduit de TVA (2,10 % depuis 2014).
Mais, à l’intérieur de ce régime général de soutien, la presse d’information politique et générale (IPG) bénéficie d’aides supplémentaires : tarif postal encore plus favorable, aide au portage (presse sportive quotidienne aussi), avantages fiscaux (5), aides aux publications à faibles ressources, … Les critères à remplir pour bénéficier du statut IPG ne sont pas strictement identiques selon les différents dispositifs d’aides, mais généralement la condition principale est de consacrer la majorité de la surface rédactionnelle à des informations politiques et générales relatives à l’actualité dépassant les préoccupations d’une catégorie particulière de lecteurs (6). D’après la CPPAP, 412 titres imprimés relèvent du statut IPG (soit environ 6 % de tous les titres) mais son site web n’indique pas le nombre de SPEL (presse en ligne) bénéficiant de ce statut. Les grands quotidiens nationaux – presque tous d’IPG – étant en plus, depuis une quinzaine d’années, les principaux bénéficiaires des subventions à la réforme des imprimeries de presse et du réseau de distribution, il est clair que la presse IPG (incluant aussi les quotidiens régionaux ou locaux et certains magazines) est beaucoup plus aidée que les autres.
L’objectif poursuivi est le pluralisme et l’indépendance de la presse, mais au profit d’une information politique, afin que tous les Français puissent accéder régulièrement – dans des conditions de prix raisonnables, et malgré les difficultés économiques du secteur – à un contenu informatif et éditorial susceptible de les éclairer dans leurs choix de citoyens. Le statut IPG – dont la définition est consacrée législativement pour la première fois dans la loi de 2019 portant réforme de la distribution (7) – s’étend d’ailleurs au-delà des seuls avantages d’aides publiques renforcées. Dans le sens des contraintes, il comprend des limites à la concentration. Dans le sens des privilèges, il donne un droit absolu d’accès au réseau physique de distribution dans les quantités déterminées par les éditeurs. Pour autant, ce statut soulève plusieurs questions juridiques.

Le principe d’égalité mis à mal
• La première question juridique est la conformité du statut IPG au principe d’égalité dès lors que la frontière entre la presse dite IPG et celle non-IPG n’est pas toujours très nette et que la première bénéficie d’avantages concurrentiels susceptibles de pénaliser la seconde aussi bien sur le marché des lecteurs que sur celui de la publicité. Il a toutefois été jugé, et par le Conseil d’Etat (8) et par le Conseil constitutionnel (9), que l’objectif de pluralisme – auquel est parfois ajouté celui d’indépendance – de l’information politique et générale justifiait l’existence de ce statut particulier. On ne peut pas dire que ces décisions soient très motivées. Elles ramènent à la seule presse IPG les objectifs de pluralisme et d’indépendance, alors que la liberté d’expression et de communication vise toute sorte de pensée et d’opinion. Et ces décisions ne s’intéressent pas aux effets anticoncurrentiels concrets que ces publications dites IPG exercent sur les autres familles de presse. De même, il a été jugé que la préservation des équilibres économiques du réseau de distribution de la presse écrite, sans lequel les citoyens ne pourraient pas avoir accès à une presse IPG pluraliste et indépendante, justifiait que la résiliation d’un contrat librement conclu entre une société de messagerie de presse et un dépositaire central de presse puisse être imposée par un organisme tiers composé d’éditeurs (10). En d’autres termes, les objectifs qui s’attachent à la défense du pluralisme et de l’indépendance de la presse IPG peuvent conduire à assujettir les autres formes de presse à ses besoins.

Aides « IPG », toutes euroconformes ?
• La deuxième question juridique est celle de la conformité du statut de la presse IPG avec le droit de l’Union européenne (UE). Dans les autres Etats membres, les aides à la presse ne sont pas aussi segmentées au profit d’une catégorie de presse. Il y a d’ailleurs relativement peu de décisions de la Commission européenne sur des dispositifs d’aides à la presse (en tout cas s’agissant des grands pays), ce qui laisse penser que les régimes existants sont anciens, stables et relativement neutres. Les aides nouvelles, quand elles existent, sont toujours justifiées par l’objectif de pluralisme, mais appliqué à toutes les publications. Toutefois, la Suède et le Danemark ont récemment institué des aides – respectivement à la transformation numérique (11) et à la presse écrite (12) – subordonnées à des critères de contenu ou de cibles proches du statut IPG français. Les décisions de la Commission ne laissent guère planer de doute sur la compatibilité des aides françaises à la presse IPG avec le droit des aides d’Etat, dès lors qu’elles restent raisonnables dans leur ampleur.
Bien consciente des difficultés économiques de la presse, elle valide généralement les aides qui lui sont notifiées au nom du principe d’intérêt commun de pluralisme et d’indépendance de la presse. Si l’on ne peut exclure que ces aides affectent le commerce intra-communautaire dès lors que les publications des différents Etats membres sont en concurrence sur le marché des lecteurs, mais aussi de la publicité, de l’impression et de la distribution, la Commission européenne relève également que cet effet reste limité du fait que les publications éditées dans d’autres pays de l’UE ne sont que marginalement substituables aux titres nationaux. Et elle reconnaît que le pluralisme et l’indépendance de l’information politique destinée à l’édification des citoyens peut appeler des mesures particulières puisqu’elle a validé (13), outre les dispositifs suédois et danois, l’extension de l’aide française aux quotidiens à faibles recettes publicitaires aux titres de périodicité hebdomadaire à trimestrielle, alors que cette aide cible exclusivement la presse IPG. Ce qui est plus surprenant est que seuls deux dispositifs français d’aides à la presse IPG aient été notifiés à Bruxelles : le premier étant l’extension de l’aide mentionnée ci-dessus ; le second étant le crédit d’impôt pour premier abonnement à un titre IPG (14) créé par la loi de finances rectificative pour 2020, pour lequel une réponse de la Commission européenne est toujours en attente. En 1999, le Conseil d’Etat a jugé – non sans bénévolence – que l’aide postale ciblée à la presse IPG n’était pas soumise à l’exigence de notification dès lors qu’elle réaménageait un régime existant d’aides postales créé antérieurement à l’entrée en vigueur du Traité de Rome (15). De même, les dispositifs fiscaux relatifs aux provisions pour investissement et à la réduction de l’impôt sur les sociétés (IS) pour souscription au capital d’entreprises de presse sont couverts par le principe de dispense de notification des aides de minimis. Reste que d’autres aides à la presse IPG n’ont pas été notifiées, à commencer par l’aide aux quotidiens IPG à faibles ressources publicitaires créée en 1986 (seule son extension l’a été), laissant planer un doute sur leur légalité.
• La troisième question juridique soulevée est le caractère en grande partie réglementaire du statut de la presse IPG, alors que l’article 34 de la Constitution française confie au législateur (depuis la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008) le soin de fixer les règles relatives à la liberté, au pluralisme et à l’indépendance des médias. Bien sûr, on pourrait penser que l’introduction de cette disposition dans la Constitution n’avait pas d’autre vocation que de codifier l’état du droit antérieur, lequel a déjà reconnu que toute atteinte à la liberté d’expression et de communication ne peut résulter que de la loi (16). Or, instituer des d’aides, c’est a priori aider la presse et l’on voit mal pourquoi le recours à la loi serait nécessaire. Mais en aidant certaines familles de presse ou en posant des conditions à l’attribution des aides, on exclut nécessairement certaines publications de leur bénéfice, au risque de porter atteinte à leur indépendance (17) ou de faire des choix arbitraires, justifiant que seul le législateur puisse être autorisé à déterminer ces régimes.

Un fragile régime d’aides à réformer
La question s’est posée directement dans la requête contre le décret n°2015-1440 du 6 novembre 2015 étendant à tous les périodiques jusqu’aux trimestriels le bénéfice des aides aux publications IPG à faibles ressources publicitaires, auparavant réservées aux quotidiens. Malgré les conclusions du rapporteur public invitant le Conseil d’Etat à censurer ce décret intervenu dans le domaine de la loi, la haute assemblée a préféré censurer le décret sur le terrain du droit de l’UE (18). L’avantage est de ne pas avoir ébranlé tout d’un coup, et sans que personne ne s’y attende sans doute, une bonne partie du régime des aides à la presse ; l’inconvénient est que le système perdure et souffre d’une fragilité dont le gouvernement serait bien inspiré de se préoccuper. @

* Emmanuelle Mignon, ancienne conseiller d’Etat, est depuis
février 2015 avocate associée chez August Debouzy. Elle a été
directrice de cabinet à la présidence de la République
(sous Nicolas Sarkozy) et secrétaire générale d’EuropaCorp.