Devenu 2e éditeur de presse magazine en France, le Tchèque Daniel Kretínsky a ses chances pour Editis

Entré il y a quatre ans dans le club grandissant des industriels milliardaires propriétaires de médias français, l’oligarque tchèque Daniel Kretínsky semble le mieux placé pour devenir l’actionnaire de référence du deuxième éditeur français, Editis. Le nouveau tycoon de la presse française, s’intéresse aussi à l’audiovisuel.

Le 7 novembre est paru au Journal Officiel de l’Union européenne (JOUE) l’avis officiel de la « notification préalable d’une concentration » reçue par la Commission européenne le 24 octobre 2022 de la part de Vivendi – contrôlé par le groupe Bolloré – qui veut acquérir « le contrôle exclusif de l’ensemble de Lagardère ». Bruxelles a appelé « les tiers intéressés à lui présenter leurs observations éventuelles [qui devaient] lui parvenir au plus tard dans un délai de dix jours » après cette publication au JOUE (1). Depuis le 17 novembre, la direction générale de la concurrence (DG Comp) de la Commission européenne a donc toutes les cartes en main pour rendre sa décision – positive ou négative sur cette opération – à partir du 30 novembre, date de la fin de la procédure d’examen (2). A moins qu’elle ne décide de lancer une enquête approfondie. Le lendemain du dépôt formel de sa notification à Bruxelles, le groupe Vivendi a indiqué qu’il « poursui[vai]t l’étude du projet de cession d’Editis dans son intégralité » afin d’obtenir le feu vert de la Commission européenne pour s’emparer du groupe Lagardère, dont sa pépite Hachette Livre : troisième groupe mondial de l’édition et premier éditeur français.

Vivendi doit céder Editis pour avoir Lagardère
Pour satisfaire aux exigences de l’Union européenne en matière de concentration et de concurrence, le groupe de Vincent Bolloré est tenu de céder sa filiale Editis, deuxième éditeur en France. Il l’avait racheté en janvier 2019 et comptait initialement le garder dans le futur ensemble « Vivendi-Lagardère ». Mais les inquiétudes de l’édition en France et les réserves de la DG Comp en amont, ont poussé Vivendi à devoir vendre Editis « pour éviter les problèmes potentiels de concentration avec le groupe Lagardère ». Avec ses 53 maisons d’édition (La Découverte, Plon, Perrin, Robert Laffont, Presses de la Cité, Le Cherche Midi, Bordas, Le Robert, …), Editis a réalisé en 2021 un chiffre d’affaires de 856 millions d’euros, tandis qu’Hachette Livre avec ses 200 maisons d’édition (Calmann-Lévy, Grasset, Stock, Fayard, JC Lattès, Livre de poche, Dunod, Larousse, Hatier, …) en a généré le triple : 2,598 milliards d’euros. Comme le projet de cession d’Editis annoncé le 28 juillet se fera « via principalement une distribution aux actionnaires de Vivendi et une cotation à Euronext Paris » (3), chaque actionnaire de Vivendi recevra des actions « Editis » au prorata de celles qu’il détient dans la maison mère (4).

Bolloré va récupérer 29,7 % d’Editis et les vendre
Ainsi, le groupe Bolloré du milliardaire breton – actionnaire de référence de Vivendi à hauteur de 29,4 % du capital – recevra 29,4 % d’actions d’Editis, ou 29,7 % si l’on se réfère aux droits de vote. Mais Bolloré s’est engagé à céder l’ensemble de ses actions-là pour « doter Editis d’un noyau actionnarial de référence et stable ». Le reste ira en Bourse, à moins que Bruxelles ne trouve à redire sur ce découpage financier (5). Or, le seul candidat déclaré auprès de Vivendi pour le rachat des 29,4 % d’Editis à Bolloré n’est autre que le milliardaire tchèque Daniel Kretínsky (photo). Tous les autres prétendants potentiels au rachat des actions de Bolloré dans Editis (LVMH, Bouygues, Fimalac, Scor/Humensis, Lefebvre Sarrut, Kering, E.Leclerc, Bonnier, Mondadori, Bertelsmann, …) démentent ou attendent (6). Mais dès que la Commission européenne rendra sa décision à partir du 30 novembre (sauf enquête approfondie), les prétendants pourront sortir du bois et répondre à l’appel d’offres piloté par trois banques (dont Lazard et BNP Paribas). Arnaud de Puyfontaine, président du directoire de Vivendi, a déjà dit l’été dernier qu’il ne souhaite vendre « ni à un concurrent français (dans l’édition) ni à un fonds d’investissement ». Ce qui laisse toutes ses chances à Daniel Kretínsky. Le Tchèque magnat de l’énergie d’Europe centrale (7) et propriétaire du groupe Czech Media Invest (CMI) n’est pas dans l’édition de livres en France, mais plus que jamais dans la presse française.
Outre son ticket indirect dans Le Monde, en étant coactionnaire via les 49 % dans Le Monde Libre (LML) qu’il avait acquis fin octobre 2018 au banquier Matthieu Pigasse (8), le milliardaire de 47 ans est propriétaire de plusieurs magazines négociés dès avril 2018 et rachetés en février 2019 à Lagardère (Elle (9), Télé 7 jours, Femme actuelle, France Dimanche, Ici Paris, Public, Art & Décoration, …). Et, depuis le printemps 2018, il possède l’hebdomadaire Marianne fondé il y a un quart de siècle par Jean-François Kahn (10). Par ailleurs, l’oligarque tchèque a prêté en septembre au quotidien Libération 14 millions d’euros remboursable dans quatre ans (en 2026), auxquels il a ajouté un don de 1 million d’euros au Fonds de dotation pour la presse indépendante (FDPI) où se trouve la holding Presse Indépendante qui contrôle Libération. Le FDPI compte un administrateur proche du milliardaire : Branislav Miskovic. Cédé il y a deux ans par un autre milliardaire, Patrick Drahi (Altice/SFR), le quotidien créé par Jean-Paul Sartre passera la cinquantaine – le 18 avril 2023 – sans encombre malgré ses pertes (7,9 millions en 2021). Outre la presse, le nouveau tycoon des médias français a aussi fait irruption dans le paysage audiovisuel, en s’invitant en 2019 au capital de TF1 et en franchissant le seuil des 5 % deux ans après via sa société luxembourgeoise Vesa Equity Investment. Il était même candidat depuis mars 2021 au rachat de M6, jusqu’à ce que le groupe allemand Bertelsmann renonce le 3 octobre dernier à vendre sa filiale française. Le francophile et francophone Daniel Kretínsky, qui a fait une partie de ses études de droit à l’université de Dijon, est ainsi entré dans le club grandissant des industriels milliardaires propriétaires de pans entiers des médias français : Bernard Arnault, Xavier Niel, Martin Bouygues, Arnaud Lagardère, Patrick Drahi, François Pinault ou encore le nouveau venu Rodolphe Saadé. Cette oligarchie médiatique à la française est unique au monde et pose questions quant à l’indépendance des rédactions (11).
Le 14 octobre dernier à l’université d’automne de l’association Un Bout des Médias, dont Julia Cagé est présidente, Denis Olivennes (photo ci-contre) – redevenu le 1er novembre (après l’avoir déjà été de janvier 2019 à juin 2020) président du conseil de surveillance de CMI France, filiale française des médias de l’homme d’affaires tchèque – a fait une révélation. Celui qui est aussi président de Presse Indépendante (Libération) a raconté pourquoi la Une de Marianne avait été modifiée in extremis en faveur d’Emmanuel Macron durant la dernière campagne présidentielle : c’est Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne, qui a appelé Daniel Kretínsky au téléphone pour avoir son avis sur le projet initial de Une. « Bon, puisque vous me le demandez, lui a répondu le propriétaire qui l’a lui-même nommée à ce poste, je vous le donne mais je vous répète que c’est vous qui déterminez la Une : dans le choix entre Macron et Le Pen, ce n’est pas un choix gauche-droite, mais un choix démocratie-pas démocratie. Donc, si vous êtes ambigüe, c’est une façon de vous exprimer. Mais vous faites ce que vous voulez » (12). Sur ce, elle a modifié sa Une du 21 avril 2022 en « Malgré la colère… éviter le chaos », au lieu de « La colère… ou le chaos ? ». La Société des rédacteurs de Marianne avait aussitôt dénoncé une ingérence « pro-Macron » de l’actionnaire (13).

CMI France, 2e éditeur de presse magazine
Pas de quoi rassurer les journalistes de Libé que son créancier milliardaire a récemment rencontrés : « Je ne partage pas les idées de votre journal, mais je le soutiens et il est libre de son contenu », leur a dit Daniel Kretínsky. En leur lançant comme preuve, selon lui, de l’indépendance de Libé : « Vous ne me verrez plus ! ». CMI France, dont l’ancien président du conseil de surveillance était Etienne Bertier (son bras-droit), revendique être « le deuxième éditeur de presse magazine en diffusion en France » avec 17 titres, dont certains ont été créés tels que l’hebdo « de combat » Franc-Tireur lancé il y a un an. Et en octobre, Usbek & Rica, « le média qui explore le futur », est tombé dans son escarcelle. L’avenir proche, lui, nous dira si Editis élargira le pouvoir d’influence de l’oligarque tchèque à l’édition française. @

Charles de Laubier

La presse adopte les aperçus News Showcase de Google, mais se détourne des pages AMP

Pendant que la filiale d’Alphabet propose le service Google News Showcase aux éditeurs de presse en ligne pour mettre en avant des aperçus de leurs contenus dans les résultats de recherches, le format AMP de Google pour accélérer les pages web est, lui, de plus en plus délaissé par les médias.

« AMP de Google : du dopage au sevrage ? ». Tel est le titre d’une nouvelle note d’éclairage publiée par Bercy, plus précisément par son Pôle d’expertise de la régulation numérique (PEReN). Cette entité, qui intervient dans la régulation des plateformes numériques, est placée sous l’autorité conjointe des ministères du Numérique (1) et de la Culture – ce dernier ministère étant lui-même armé de la DGMIC (2). Ce n’est pas un hasard si Bercy a publié le 17 octobre son éclairage sur le format AMP (Accelerated Mobile Pages) qui perd progressivement de son intérêt pour les éditeurs de presse depuis son lancement par Google en 2015.

Le GNS attire ; le format AMP déçoit
Cette note du PEReN sur ce format contesté de navigation est ainsi parue deux jours avant le lancement en France du dispositif « Google News Showcase » (GNS) qui permet aux éditeurs de la presse « d’avoir plus d’options pour diffuser l’actualité et rediriger leurs lecteurs vers les articles complets sur leurs sites Internet ». C’est ainsi plus de 65 éditeurs représentant plus de 130 publications qui ont signé avec Google pour avoir « une visibilité supplémentaire » (Le Figaro), « une audience plus large » (Le Parisien), « une vitrine d’exposition de nos articles payants » (La Dépêche du Midi), « un partenariat qui prend en compte la forte valeur des contenus » (L’Equipe) ou encore « un canal supplémentaire » (L’Express). La plupart des éditeurs bénéficiaires représentent des titres dits d’information politique et générale qui sont membres de l’Apig (3). Son directeur général, Pierre Pétillault, indique à Edition Multimédi@ qu’« il n’y a pas que des membres de l’Alliance » puisque l’on retrouve aussi La Tribune, Le Courrier International ou encore L’Obs.
Et à la question de savoir si GNS remplace l’autre dispositif de mise en avant de contenus éditoriaux AMP et son AMP Stories, il nous a répondu : « Il n’y a pas de lien avec AMP, qui concerne l’affichage de contenus en intégralité uniquement sur mobile, alors que [GNS] propose de courts extraits sur tous les supports ». Leur point commun est d’avoir été rapidement adoptés par les médias : AMP a perdu de son attrait ; GNS tiendra-t-il ses promesses ? Annoncé le 19 octobre par Sébastien Missoffe (photo), directeur général de Google France, le «News Showcase » a été rendu opérationnel le lendemain sur Google Actualités (tout support sous Android, iOS et le Web) ainsi que sur Google Discover (sur mobile Android et iOS). Depuis, les utilisateurs peuvent voir apparaître de petites fenêtres dans les résultats de leurs recherches qui mettent en avant des contenus de journaux nationaux, régionaux ou locaux. Les éditeurs de presse gardent la main sur ces aperçus et sont rémunérés par Google en fonction du nombre d’article mis ainsi à disposition (prévu contractuellement).
Objectif de la presse : élargir son audience et attirer in fine les lecteurs vers un abonnement payant. « Dans le cadre de nos accords de licence avec les éditeurs concernés par Google News Showcase, nous rémunérons les éditeurs de presse participants pour qu’ils donnent aux lecteurs l’accès à une quantité limitée de leur contenu payant. Les lecteurs ont ainsi un aperçu des articles auxquels ils n’auraient normalement pas eu accès, ce qui leur permet d’en savoir plus sur le journal concerné et éventuellement de s’y abonner », a expliqué Sébastien Missoffe (4). Pour autant, le GNS reste bien dissocié de la rémunération des droits voisins de la presse, dont la collecte est assurée par ailleurs par la Société des droits voisin de la presse (DVP), organisme de gestion collective créé fin octobre 2021. En effet, l’Autorité de la concurrence avait remis en cause en juillet 2021 le premier accord-cadre entre Google et l’Apig (5). Car le programme de licence GNS de Google, dans sa version initiale, forçait quelque peu la main des éditeurs à y adhérer s’ils voulaient être rémunérés au titre des droits voisins. Depuis son lancement en octobre 2020, Google News Showcase a séduit 1.800 publications dans le monde (6).

AMP, plus que 10 % à 15 % de l’audience
De son côté, le format mobile AMP – contesté dès le début (par W3C, Twitter, Brave, DuckDuckGo, …) – semble condamné à terme d’après l’éclairage du PEReN (7). La décision prise par le géant du Net en avril 2021, de ne plus avantager les pages AMP dans le carrousel « A la Une » de la recherche du moteur Google (8), pousse de plus en plus de médias à abandonner ce format – à l’instar de francetvinfo.fr (France Télévisions et Radio France). De plus, malgré son ouverture fin novembre 2019, la gouvernance d’AMP reste contestée car trop sous l’emprise de Google. Pour l’heure, en France, l’Alliance pour les chiffres de la presse et des médias (ACPM, ex-OJD), nous indique que Médiamétrie estime la part de ce format dans l’audience globale entre 10 % et 15 % selon le titre et la période. @

Charles de Laubier

Altice contre Reflets.info : procès-bâillon au nom du secret des affaires versus liberté de la presse

Des syndicats d’éditeurs et de journalistes de la presse (Spiil, SNJ, SNJ-CGT, FEJ, …) s’insurgent contre la « censure » du site de presse en ligne Reflets.info, condamné le 6 octobre en référé à « ne pas publier de nouvelles informations » sur le groupe Altice et son PDG Patrick Drahi.

Le tribunal de commerce de Nanterre a ordonné en référé le 6 octobre 2022 à la société éditrice Rebuild.sh de « ne plus publier sur le site de son journal en ligne “Reflets.info” de nouvelles informations » issues des données piratées en août dernier par les hackeurs « Hive » sur le réseau informatique du groupe Altice, et l’a condamnée « à payer à chacune des sociétés Altice Group Lux [basée au Luxembourg, ndlr], Altice France et Valais Management Services [le family office de la famille de Patrick Drahi, PDG fondateur du groupe Altice, ndlr] la somme de 1.500 euros », soit 4.500 euros au total pour compenser leurs frais de justice.

« Dommage imminent » sur Altice ?
Sans se prononcer sur le fond, n’étant pas compétent en référé sur « une éventuelle atteinte à la liberté d’expression », le tribunal de commerce de Nanterre où l’audience s’est tenue le 27 septembre, justifie l’interdiction pour Reflets.info de publier de « nouvelles informations » – sur le groupe Altice (SFR, BFMTV, RMC, …) et sur le train de vie son PDG milliardaire Patrick Drahi (photo) – au motif que son éditeur Rebuild.sh « a manifesté son intention de poursuivre la publication » sur son site de presse en ligne d’articles révélant des informations (1) issues de ce piratage effectué par un rançongiciel. Pour le juge Luc Monnier (ayant délégation du président du tribunal de commerce de Nanterre), cela « fait peser une menace sur les sociétés du groupe Altice face à l’incertitude du contenu des parutions à venir qui pourraient révéler des informations relevant du secret des affaires ».
Et le juge d’affirmer : « Cette menace peut être qualifiée de dommage imminent » (2). Rebuild.sh a interjeté appel de cette décision. Plusieurs syndicats de la presse se sont insurgés contre cette atteinte à la liberté d’informer, que cela soit le Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (Spiil), dont Reflets.info est l’un des 260 membres (3), mais aussi le Syndicat national des journalistes (SNJ) qui a réagi dès le 29 septembre (4), la Fédération européenne des journalistes (FEJ) le 30 septembre (5) ou encore le SNJ-CGT le 6 octobre (6). Le Spiil, lui, s’insurge contre ce jugement en référé et estime que « la décision du tribunal de commerce instaure de fait une censure en interdisant à un éditeur de publier de nouveaux articles ». Le syndicat créé en octobre 2009, et qui représente aujourd’hui 260 membres pour un total de 314 titres de presse (7) dont Reflets.info, voit se « confirmer [ses] craintes concernant le fait que la loi sur le secret des affaires permette à des entreprises d’interdire à des médias de publier des informations en s’appuyant sur le droit commercial ». Cette loi controversée du 30 juillet 2018 portant sur « la protection du secret des affaires » (8) avait déjà soulevé des craintes à l’époque car considérée comme une menace sur la liberté et le droit d’informer, un risque de muselage des journalistes et des lanceurs d’alerte.
Le texte de loi était même passé, avant d’être promulgué, par les fourches caudines du Conseil Constitutionnel qui, dans sa décision du 26 juillet 2018 (9), a rappelé que la liberté d’expression et de communication est protégée tant par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, notamment dans son article 11 (10), que par la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 (11). Les sages de la rue Montpensier ont quand même rappelé qu’il existe « des exceptions à la protection du secret des affaires », notamment au profit des lanceurs d’alerte (12). L’article L. 151-8 du code de commerce (13) ne prévoit-il pas que « le secret n’est pas opposable lorsque son obtention, son utilisation ou sa divulgation est intervenue : pour exercer le droit à la liberté d’expression et de communication, y compris le respect de la liberté de la presse, et à la liberté d’information (…) ; pour révéler, dans le but de protéger l’intérêt général et de bonne foi, une activité illégale, une faute ou un comportement répréhensible, y compris lors de l’exercice du droit d’alerte (…) » ?
La haute institution de la Ve République en conclut que cet article L. 151-8 du code de commerce « ne méconnaît aucune autre exigence constitutionnelle » et « est conforme à la Constitution ».

Liberté de la presse : principe constitutionnel
Or, comme l’avait souligné les députés et les sénateurs à l’origine de la saisine constitutionnelle, la loi « Protection du secret des affaires » non seulement ne mentionne pas explicitement parmi les exceptions le journalisme d’investigation ni la protection des sources des journalistes, mais aussi elle impose en outre que la liberté d’expression et de communication fasse l’objet d’« une instance [judiciaire devant un tribunal civil ou commercial, ndlr] relative à une atteinte au secret des affaires » pour être évaluée voire neutralisée (avant tout procès au fond). Alors même que ce droit d’informer devrait s’imposer de lui-même comme droit fondamental. C’est là que le bât blesse. Le 6 octobre dernier, le Spiil a appelé à « faire reconnaître la liberté de la presse comme principe constitutionnel » (14). Lors des débats de transposition en France, au printemps 2018, de la directive européenne « Secret des affaires » datant de 2016 (15), le Spiil était déjà monté au créneau pour regretter que « la primauté du droit à être informé sur le droit aux secrets ne soit pas exprimée avec suffisamment de clarté ». Et le syndicat de la presse en ligne de mettre en garde contre « une multiplication des procédures contentieuses ».

Loi du 29 juillet 1881 et « procès-bâillon »
Le Spiil à l’époque (il y a plus de quatre ans) de dénonçait déjà les risques : « Les éditeurs de presse, souvent de très petites tailles, n’ont pas les moyens de soutenir des procédures abusives. Or certains acteurs économiques sont friands de ces “procès-bâillon”. Cette confusion risque donc de générer un comportement d’autocensure, préjudiciable à notre démocratie ». Le Conseil d’Etat, dans son avis rendu jeudi 15 mars 2018, rejoignait ces préoccupations en indiquant qu’« en toute logique, conformément à la directive [européenne de 2016], il conviendrait (…) de mentionner au nombre des cas licites, et non parmi les dérogations, l’hypothèse de l’obtention d’un secret des affaires dans le cadre de l’exercice du droit à l’information (…) » (16). Et ce n’est pas faute de ne pas avoir demandé au législateur et aux pouvoirs publics de tenir compte du droit fondamental qu’est la liberté d’expression, telle que consacrée par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (17), en l’inscrivant nommément dans la loi « Protection du secret des affaires ». Ce qui ne fut pas fait, au risque de déséquilibrer ce texte législatif au profit du secret pour les entreprises. La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse encadre la responsabilité des éditeurs de presse et, assure le Spiil, présente les garanties nécessaires pour permettre au juge de bien apprécier la valeur d’intérêt général des informations révélées.
Deux décisions rendues en juin 2019 – l’une de la cour d’appel de Paris dans l’ a f faire « Conforama/ Challenges.fr » (18), d’une part, et l’autre de la Cour de cassation dans l’affaire « Consolis/Mergermarket- Debtwire.com » (19), d’autre part – sont venues concrétiser la menace judiciaire qui pèse sur le droit d’informer, notamment là aussi sur des révélations faites par les sites de presse en ligne (20). Ce fut par exemple le cas aussi en 2014 lorsque TourMag.com, site de presse spécialisé dans l’actualité du secteur du tourisme, avait été condamné pour avoir publié des informations économiques et sociales (non démenties) concernant le tour-operator TUI, acteur important de ce secteur. « Pour la première chambre civile de la Cour de cassation, a rappelé le Spiil, il s’agissait d’une violation du Code du travail et de la loi de 2004 pour la confiance dans l’économie numérique »? (21).
Le site de presse en ligne Reflets.info, qui se définit luimême comme un « journal d’investigation en ligne et d’information hacking », n’est pas à l’origine du piratage informatique d’Altice. Bien que le titre ait été cofondé en 2010 par journaliste Antoine Champagne alias « Kitetoa », journaliste, et Olivier Laurelli alias « Bluetouff », hackeur (22). Le groupe de pirates informatiques Hive, lui, avait procédé à sa cyberattaque au ransomware en août 2022 et, à défaut du paiement de la rançon (23) de 5,5 millions de dollars demandée par les hackeurs, a mis en ligne sur le Dark Net – la face obscure d’Internet accessible notamment par le logiciel Tor – des documents financiers et documents privés ainsi récupérés. La défense de l’éditeur Rebuild.sh l’affirme : « Ni le piratage, ni l’accessibilité des documents piratés ne sont du fait du journal “Reflets”. (…) Si les informations relèvent éventuellement de la vie privée du dirigeant de la société Altice [Patrick Drahi, ndlr], elles ne relèvent certainement pas du “secret des affaires” au sens de la loi ». Dans un communiqué du 6 octobre, celui-ci relève que le juge empêche Reflets.info de publier « de nouvelles informations » mais en revanche qu’« il n’a [pas] lieu à référé sur autres demandes » d’Altice « à l’encontre » de Rebuild.sh : « En clair, nous ne sommes pas censurés sur le passé… mais sur l’avenir ! Ce qui laisse présager des futures et potentielles entraves à l’encontre de l’ensemble de la presse. (…) L’effet voulu, c’est à dire un procès-bâillon pour faire taire les journalistes, est atteint », prévient l’éditeur du site de presse en ligne incriminé (24).

Rebuild.sh/Reflets.info fait appel (procès et dons)
Le groupe Altice, qui demandait la suppression de trois articles « sous astreinte de 500 euros par jour de retard », n’a donc pas eu gain de cause sur les articles déjà en ligne (25). Le tribunal de commerce de Nanterre a rappelé dans son ordonnance du 6 octobre qu’« il ne relève pas de la compétence du président du tribunal de commerce statuant en référé de se prononcer sur une éventuelle atteinte à la liberté d’expression qui nécessite ici un débat de fond ». Pour faire face à ses frais de justice, y compris pour la procédure en appel, l’association J’aime l’info – reconnue d’intérêt général – organise une collecte de fonds en ligne (26) pour Reflets.info. @

Charles de Laubier

Des éditeurs de médias redoutent l’indépendance

En fait. Le 12 septembre, les associations européennes respectivement des quotidiens (ENPA) et des magazines (EMMA) ont tiré à boulets rouges sur le projet de règlement sur la liberté des médias – le European Media Freedom Act (EMFA) – qu’a examiné le 13 la Commission européenne. Quid du cas de la France ?

En clair. « Nous appelons la Commission européenne à ne pas adopter la proposition de l’European Media Freedom Act (EMFA) lors de sa prochaine réunion [qui s’est tenue le lendemain 13 septembre, ndlr], car (…) le projet est un “Media Unfreedom Act”, un affront aux valeurs fondamentales de l’Union européenne et de la démocratie », ont dénoncé le 12 septembre les associations européennes respectivement des journaux ENPA (1) et des magazines EMMA (2).
Elles s’inquiètent du « contrôle plus étroit » envisagé par les régulateurs nationaux ou par le futur « Conseil européen des services des médias » – European Board for Media Services (EBMS) qui transformera l’actuel Erga (3), groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels, dont fait partie en France l’Arcom (ex-CSA). Le « super-Erga » aux compétences élargies, y compris à la presse, aura son secrétariat assuré par la Commission européenne dont il dépend. « Il n’est pas acceptable et très problématique que, dans une proposition visant à protéger la liberté des médias, la Commission européenne révèle des projets visant à de factopasser outre le principe de la liberté éditoriale des éditeurs », s’insurgent l’ENPA et l’EMMA. C’est l’article 6 du projet de règlement qui constitue un point de blocage pour leurs éditeurs membres : ils devront notamment rendre public « le nom de leurs propriétaires directs ou indirects détenant des actions leur permettant d’exercer une influence sur l’exploitation et la prise de décisions stratégiques », tout en garantissant l’indépendance de leurs journalistes et en divulguant tout conflit d’intérêt entre la rédaction et le propriétaire du journal.
Si la Hongrie, la Pologne ou encore la Slovénie sont souvent citées comme les premiers pays visés par ce règlement, la France, elle, a la particularité unique en Europe et au monde d’avoir de nombreux groupes de presse détenus par des industriels et milliardaires : Les Echos-Le Parisien par Bernard Arnault, Canal+-CNews-Prisma Media par Vincent Bolloré, Europe 1-le JDD-Paris Match par Arnaud Lagardère, Le Monde-L’Obs par Xavier Niel et Matthieu Pigasse, BFMTV-RMC par Patrick Drahi, etc. Suite à la commission d’enquête du Sénat sur la concentration dans les médias en France (4), deux propositions de loi sur l’indépendance des médias sont sur les rails : celle de la députée Paula Forteza et celle à venir du sénateur David Assouline. @

Ebra – 1er groupe de presse régionale – lance la « saison 2 » de son redressement, avant d’être revendu à LVMH ?

Propriété du Crédit Mutuel, le groupe de presse régionale Ebra – incontournable dans l’Est de la France – entame la seconde phase de son plan de redressement après cinq ans de restructuration. Philippe Carli, son président depuis le 18 septembre 2017, est toujours à la manœuvre. Et après ? Il a répondu à EM@.

Cela fera cinq ans le 18 septembre que Philippe Carli (photo) a succédé à Michel Lucas à la présidence du groupe de presse régionale Est Bourgogne Rhône Alpes (Ebra), dont l’unique actionnaire est le Crédit Mutuel depuis septembre 2009. Ancien dirigeant du groupe Amaury durant cinq ans (2010-2015), Philippe Carli, partageait avec son prédécesseur un même passé informatique, tous les deux ayant travaillé chez Siemens, mais à des époques différentes – dans les années 1960 pour l’ancien dirigeant, dans les années 2000 pour son successeur.
Le discret banquier surnommé « Draluca » – Breton d’origine, Alsacien d’adoption – est décédé en décembre 2018, soit quinze mois après la passation de pouvoirs. Avant de prendre la direction du groupe Ebra qui édite Le Républicain Lorrain, L’Est Républicain, Vosges Matin, Les Dernières Nouvelles d’Alsace (DNA), L’Alsace, Le Bien Public, Le Journal de Saône-et-Loire, Le Progrès et Le Dauphiné Libéré (1), Philippe Carli avait été appelé en tant que consultant extérieur par Michel Lucas et par Nicolas Théry, l’actuel président du Crédit Mutuel Alliance Fédérale (la maison mère de la banque mutualiste), pour faire un audit de ce pôle presse alors sérieusement déficitaire. Il y a six ans, le groupe Ebra perdait entre 50 et 60 millions d’euros par an, tout en accusant un certain retard dans la numérisation de ses neufs journaux.

En 2015, Carli vendait Le Parisien à LVMH
L’ancien dirigeant du groupe Amaury avait à son crédit d’avoir mené à bien un plan d’économies au quotidien Le Parisien-Aujourd’hui en France et organisé sa cession – intervenue en octobre 2015 (régie publicitaire et imprimerie comprises) – au géant du luxe LVMH de Bernard Arnault (2), déjà propriétaire du quotidien Les Echos depuis 2007. C’est à se demander si Philippe Carli (62 ans) ne pourrait pas négocier à nouveau avec Bernard Arnault (73 ans), cette fois en vue de lui céder un groupe Ebra assaini.
Le PDG multimilliardaire – première fortune française (3) et troisième mondiale (4) – s’intéresse à la presse régionale (5). Bernard Arnault partageait par ailleurs avec Michel Lucas la passion de la musique classique. Edition Multimédi@ a soumis au patron d’Ebra cette hypothèse de cession à LVMH. « Le groupe Crédit Mutuel Alliance Fédérale a exprimé sa volonté de conserver son pôle presse sous réserve de sa profitabilité. Compte tenu des résultats obtenus, cette volonté a été à nouveau confirmée lors des derniers conseils d’administration de la banque », répond Philippe Carli. Il poursuit donc le redressement du premier groupe de presse quotidienne régionale. « La seconde phase du plan est de cinq ans, avec une stratégie du groupe plus tournée vers le développement. L’objectif général est de conserver des rédactions fortes tout en développant les contenus audiovisuels [notamment via ses filiales Est Infos TV et Ebra Prod, ndlr] et l’engagement », nous explique-t-il.

Plateforme de e-commerce lancée d’ici fin 2022
Le plan d’économies et de restructuration est entré dans sa « saison 2 », selon la propre expression de Philippe Carli et de Nicolas Théry (photo ci-contre), président du Crédit Mutuel. Cette seconde phase est engagée depuis le début de l’année : chaque titre doit maintenant trouver sa propre rentabilité. Cela passera par l’organisation d’événements sportifs, de salons voire de foires, mais aussi par le lancement d’une plateforme de ecommerce commune aux titres. « La plateforme de marché devrait être lancée avant la fin de l’année. Elle nous permettra de mieux commercialiser l’ensemble de nos offres horspresse et d’éditions ainsi que d’étendre nos services auprès des PME régionales », nous explique le président d’Ebra. Le pôle presse du Crédit Mutuel veut aussi que l’ensemble des rédactions deviennent toutes « Digital First » (6). « Nous restons sur l’objectif de 100 000 abonnés à fin décembre. Objectif qu’il me semble encore possible d’atteindre », indique Philippe Carli. Lors de son audition au Sénat en janvier 2022 devant la commission d’enquête sur la concentration dans les médias en France, il avait précisé que le groupe avait investi « plus de 40 millions d’euros pendant la “saison 1” pour remettre à plat [ses] sites Internet, [ses] applications (mobiles), produire des contenus adaptés aux usages, etc. ». En outre, des négociations sont en cours avec les syndicats pour le reversement aux journalistes des droits voisins collectés auprès de Google et de Facebook.
Pour étoffer son audience Internet, déjà forte de 17,5 millions de visites par jour, le groupe Ebra s’est emparé au printemps dernier de la société de presse en ligne Humanoid, éditeur de Numerama, Frandroid et deMadmoizelle. « Les récents investissements réalisés comme le rachat d’Humanoid montrent aussi que la banque est prête à accompagner Ebra pour son développement », assure Philippe Carli. Quant aux régies publicitaires Ebra Médias Alsace et Ebra Médias Lorraine/Franche-Comté, elles peuvent jouer la carte de la régie globale Ebra Médias en « 360° (print-digital-events) », avec ciblages et brand content (7). « Nos titres ont la capacité de financer eux-mêmes leur croissance », avait assuré Philippe Carli aux sénateurs. Son actionnaire – sans lequel la majorité des titres du groupe auraient disparus – exige justement « que cette activité soit à l’équilibre et puisse financer son développement, pour que les sociétaires du Crédit Mutuel ne se retrouvent pas tenus de combler des pertes ». Sinon…
En attendant, la « saison 1 » du redressement du groupe Ebra fut conduite « avec succès », d’après Nicolas Théry. Philippe Carli avait remis son audit d’Ebra en avril 2017 en convainquant le Crédit Mutuel de ne pas céder sa presse régionale contrairement à ce que la banque mutualiste songeait à faire. Banco ! L’ex-patron d’Amaury fut embauché en juin 2017 pour diriger tout ce pôle presse, avec pour mission délicate de le redresser afin d’être à l’équilibre financier fin 2020. « Cet objectif a été atteint avec trois mois de retard du fait du covid-19, ce qui constitue une superbe performance. Le résultat d’exploitation du groupe de presse est désormais positif », s’est félicité Nicolas Théry lors de son audition.
Ces cinq premières années de restructuration des journaux et de rationalisation des imprimeries ne se sont pas faites sans la suppression de plusieurs centaines de postes (386 évoqués en 2020), partiellement compensée par la création d’emplois (284 envisagés) au sein de la nouvelle entité commune Ebra Services. Ce « centre d’expertise partagé » basé à Houdemont (Meurthe-et-Moselle), sur le même site que le siège de L’Est Républicain près de Nancy, est opérationnel depuis le 1er janvier 2021 et regroupe pour les neuf titres les différentes fonctions « support » : services de pagination, création graphique, annonces légales, trafic digital, maintenance informatique ou encore relations clientèle. Les informations nationales générales et sportives sont, elles, mises en commun et produites par une trentaine de journalistes situés dans un bureau basé à… Paris – le patron d’Ebra écartant le risque pour l’indépendance éditoriale des rédactions locales. « En revanche, chacun des neuf titres régionaux dispose de sa propre rédaction, les rédactions étant regroupées par territoire – territoires lorrain, alsacien, dauphinois et rhônalpin », a précisé Philippe Carli au Sénat.

Holding séparée et indépendance éditoriale
Nicolas Théry, lui, a assuré qu’il veillait à l’indépendance éditoriale des 1.400 journalistes du pôle presse. C’est Philippe Carli qui préside Ebra, et non pas Nicolas Théry. Et toutes les sociétés de presse du groupe ne sont plus filiales directes de la Banque fédérative Crédit Mutuel ou de holdings de la banque, mais regroupées depuis un an sous la seule holding Société d’investissements médias (SIM) que Philippe Carli préside et « qui prendra le nom d’Ebra avant la fin de l’année ». De quoi faciliter une éventuelle cession à l’avenir ? Si la banque mutualiste – constitué du Crédit Mutuel et du CIC – a réalisé un total de 15,9 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2021, son pôle presse, lui, a généré 491 millions d’euros. @

Charles de Laubier