Jean-Noël Barrot, ministre tous azimuts du digital

En fait. Le 4 septembre, cela fait deux mois que Jean-Noël Barrot – fils de feu Jacques Barrot, ancien ministre et commissaire européen – est ministre délégué du gouvernement Borne, chargé de la Transition numérique et des Télécommunications. Son été fut studieux, entre sobriété et déploiement du numérique.

En clair. 4 juillet-4 septembre 2022 : les deux mois estivaux que vient de passer le nouveau ministre délégué chargé de la Transition numérique et des Télécommunications, Jean-Noël Barrot (39 ans), reflète la multitude de ses attributions qu’un décret daté du 29 juillet dernier est venu préciser. Etant entendu qu’il n’aura pas à s’occuper ni à connaître des dossiers concernant le groupe Uber, comme l’avait spécifié un décret précédent daté du 21 juillet. Et ce, afin d’écarter tout conflits d’intérêt (1) puisque sa soeur cadette – Hélène Barrot – y travaille depuis près de dix ans, actuellement comme directrice de la communication pour l’Europe de l’Ouest et du Sud (2).
Selon le décret de ses attributions, « JNB » traite de « toutes les affaires en matière de numérique et de télécommunication ». Ainsi, par délégation du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, il s’occupe du numérique tous azimuts : de la « souveraineté numérique » à la « transformation numérique des entreprises », en passant par les « communications électroniques », les « objectifs de transition écologique et de souveraineté technologique » ou encore au « cadre juridique relatif au numérique ». En outre, « il veille aux droits et libertés fondamentaux dans le monde numérique, à l’éthique des technologies, à l’inclusion, l’accessibilité et la médiation numériques ». Les « communs numériques » et la « gouvernance de l’Internet » entrent aussi dans ses nombreux champs de compétences, dont font partie aussi « l’éducation et la formation au numérique » ainsi que les « mutations numériques du travail », le « déploiement des infrastructures numérique » et l’« inclusion numérique » (3).
Bref, Jean-Noël Barrot est un véritable couteau suisse du digital pour le gouvernement Borne. Sur le terrain, il s’est rendu le 26 août au chevet de l’hôpital CHSF de Corbeil-Essonnes victime d’une cyberattaque. Trois jours plus tôt, il était dans le Cantal pour parler « ruralité et numérique » (4). Fin juillet, il participait au lancement du « groupe de travail “numérique et télécommunication” » dans le cadre du plan « sobriété énergétique ». Cela débouchera fin septembre sur un « plan d’actions de mesures simples et opérationnelles ». Economiste de formation, JNB n’avait pas d’expériences dans le numérique ; il devra savoir vite où donner de la tête. @

Ebra – 1er groupe de presse régionale – lance la « saison 2 » de son redressement, avant d’être revendu à LVMH ?

Propriété du Crédit Mutuel, le groupe de presse régionale Ebra – incontournable dans l’Est de la France – entame la seconde phase de son plan de redressement après cinq ans de restructuration. Philippe Carli, son président depuis le 18 septembre 2017, est toujours à la manœuvre. Et après ? Il a répondu à EM@.

Cela fera cinq ans le 18 septembre que Philippe Carli (photo) a succédé à Michel Lucas à la présidence du groupe de presse régionale Est Bourgogne Rhône Alpes (Ebra), dont l’unique actionnaire est le Crédit Mutuel depuis septembre 2009. Ancien dirigeant du groupe Amaury durant cinq ans (2010-2015), Philippe Carli, partageait avec son prédécesseur un même passé informatique, tous les deux ayant travaillé chez Siemens, mais à des époques différentes – dans les années 1960 pour l’ancien dirigeant, dans les années 2000 pour son successeur.
Le discret banquier surnommé « Draluca » – Breton d’origine, Alsacien d’adoption – est décédé en décembre 2018, soit quinze mois après la passation de pouvoirs. Avant de prendre la direction du groupe Ebra qui édite Le Républicain Lorrain, L’Est Républicain, Vosges Matin, Les Dernières Nouvelles d’Alsace (DNA), L’Alsace, Le Bien Public, Le Journal de Saône-et-Loire, Le Progrès et Le Dauphiné Libéré (1), Philippe Carli avait été appelé en tant que consultant extérieur par Michel Lucas et par Nicolas Théry, l’actuel président du Crédit Mutuel Alliance Fédérale (la maison mère de la banque mutualiste), pour faire un audit de ce pôle presse alors sérieusement déficitaire. Il y a six ans, le groupe Ebra perdait entre 50 et 60 millions d’euros par an, tout en accusant un certain retard dans la numérisation de ses neufs journaux.

En 2015, Carli vendait Le Parisien à LVMH
L’ancien dirigeant du groupe Amaury avait à son crédit d’avoir mené à bien un plan d’économies au quotidien Le Parisien-Aujourd’hui en France et organisé sa cession – intervenue en octobre 2015 (régie publicitaire et imprimerie comprises) – au géant du luxe LVMH de Bernard Arnault (2), déjà propriétaire du quotidien Les Echos depuis 2007. C’est à se demander si Philippe Carli (62 ans) ne pourrait pas négocier à nouveau avec Bernard Arnault (73 ans), cette fois en vue de lui céder un groupe Ebra assaini.
Le PDG multimilliardaire – première fortune française (3) et troisième mondiale (4) – s’intéresse à la presse régionale (5). Bernard Arnault partageait par ailleurs avec Michel Lucas la passion de la musique classique. Edition Multimédi@ a soumis au patron d’Ebra cette hypothèse de cession à LVMH. « Le groupe Crédit Mutuel Alliance Fédérale a exprimé sa volonté de conserver son pôle presse sous réserve de sa profitabilité. Compte tenu des résultats obtenus, cette volonté a été à nouveau confirmée lors des derniers conseils d’administration de la banque », répond Philippe Carli. Il poursuit donc le redressement du premier groupe de presse quotidienne régionale. « La seconde phase du plan est de cinq ans, avec une stratégie du groupe plus tournée vers le développement. L’objectif général est de conserver des rédactions fortes tout en développant les contenus audiovisuels [notamment via ses filiales Est Infos TV et Ebra Prod, ndlr] et l’engagement », nous explique-t-il.

Plateforme de e-commerce lancée d’ici fin 2022
Le plan d’économies et de restructuration est entré dans sa « saison 2 », selon la propre expression de Philippe Carli et de Nicolas Théry (photo ci-contre), président du Crédit Mutuel. Cette seconde phase est engagée depuis le début de l’année : chaque titre doit maintenant trouver sa propre rentabilité. Cela passera par l’organisation d’événements sportifs, de salons voire de foires, mais aussi par le lancement d’une plateforme de ecommerce commune aux titres. « La plateforme de marché devrait être lancée avant la fin de l’année. Elle nous permettra de mieux commercialiser l’ensemble de nos offres horspresse et d’éditions ainsi que d’étendre nos services auprès des PME régionales », nous explique le président d’Ebra. Le pôle presse du Crédit Mutuel veut aussi que l’ensemble des rédactions deviennent toutes « Digital First » (6). « Nous restons sur l’objectif de 100 000 abonnés à fin décembre. Objectif qu’il me semble encore possible d’atteindre », indique Philippe Carli. Lors de son audition au Sénat en janvier 2022 devant la commission d’enquête sur la concentration dans les médias en France, il avait précisé que le groupe avait investi « plus de 40 millions d’euros pendant la “saison 1” pour remettre à plat [ses] sites Internet, [ses] applications (mobiles), produire des contenus adaptés aux usages, etc. ». En outre, des négociations sont en cours avec les syndicats pour le reversement aux journalistes des droits voisins collectés auprès de Google et de Facebook.
Pour étoffer son audience Internet, déjà forte de 17,5 millions de visites par jour, le groupe Ebra s’est emparé au printemps dernier de la société de presse en ligne Humanoid, éditeur de Numerama, Frandroid et deMadmoizelle. « Les récents investissements réalisés comme le rachat d’Humanoid montrent aussi que la banque est prête à accompagner Ebra pour son développement », assure Philippe Carli. Quant aux régies publicitaires Ebra Médias Alsace et Ebra Médias Lorraine/Franche-Comté, elles peuvent jouer la carte de la régie globale Ebra Médias en « 360° (print-digital-events) », avec ciblages et brand content (7). « Nos titres ont la capacité de financer eux-mêmes leur croissance », avait assuré Philippe Carli aux sénateurs. Son actionnaire – sans lequel la majorité des titres du groupe auraient disparus – exige justement « que cette activité soit à l’équilibre et puisse financer son développement, pour que les sociétaires du Crédit Mutuel ne se retrouvent pas tenus de combler des pertes ». Sinon…
En attendant, la « saison 1 » du redressement du groupe Ebra fut conduite « avec succès », d’après Nicolas Théry. Philippe Carli avait remis son audit d’Ebra en avril 2017 en convainquant le Crédit Mutuel de ne pas céder sa presse régionale contrairement à ce que la banque mutualiste songeait à faire. Banco ! L’ex-patron d’Amaury fut embauché en juin 2017 pour diriger tout ce pôle presse, avec pour mission délicate de le redresser afin d’être à l’équilibre financier fin 2020. « Cet objectif a été atteint avec trois mois de retard du fait du covid-19, ce qui constitue une superbe performance. Le résultat d’exploitation du groupe de presse est désormais positif », s’est félicité Nicolas Théry lors de son audition.
Ces cinq premières années de restructuration des journaux et de rationalisation des imprimeries ne se sont pas faites sans la suppression de plusieurs centaines de postes (386 évoqués en 2020), partiellement compensée par la création d’emplois (284 envisagés) au sein de la nouvelle entité commune Ebra Services. Ce « centre d’expertise partagé » basé à Houdemont (Meurthe-et-Moselle), sur le même site que le siège de L’Est Républicain près de Nancy, est opérationnel depuis le 1er janvier 2021 et regroupe pour les neuf titres les différentes fonctions « support » : services de pagination, création graphique, annonces légales, trafic digital, maintenance informatique ou encore relations clientèle. Les informations nationales générales et sportives sont, elles, mises en commun et produites par une trentaine de journalistes situés dans un bureau basé à… Paris – le patron d’Ebra écartant le risque pour l’indépendance éditoriale des rédactions locales. « En revanche, chacun des neuf titres régionaux dispose de sa propre rédaction, les rédactions étant regroupées par territoire – territoires lorrain, alsacien, dauphinois et rhônalpin », a précisé Philippe Carli au Sénat.

Holding séparée et indépendance éditoriale
Nicolas Théry, lui, a assuré qu’il veillait à l’indépendance éditoriale des 1.400 journalistes du pôle presse. C’est Philippe Carli qui préside Ebra, et non pas Nicolas Théry. Et toutes les sociétés de presse du groupe ne sont plus filiales directes de la Banque fédérative Crédit Mutuel ou de holdings de la banque, mais regroupées depuis un an sous la seule holding Société d’investissements médias (SIM) que Philippe Carli préside et « qui prendra le nom d’Ebra avant la fin de l’année ». De quoi faciliter une éventuelle cession à l’avenir ? Si la banque mutualiste – constitué du Crédit Mutuel et du CIC – a réalisé un total de 15,9 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2021, son pôle presse, lui, a généré 491 millions d’euros. @

Charles de Laubier

Livre : l’Arcep veut ménager libraires et Amazon

En fait. Le 27 mai, se termine la consultation publique de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) sur sa proposition de « tarif minimum » pour la livraison de livres vendus en e-commerce. Fini les 0,01 euro TTC d’Amazon ? Pas vraiment.

En clair. Etant déjà régulateur des télécoms et, depuis octobre 2019, de la distribution de la presse, l’Arcep est en plus depuis décembre 2021 celui des tarifs d’expédition des livres. A ce titre, elle va proposer aux ministres de la Culture et de l’Economie « un montant minimal de tarification » de livraison du livre qui sera rendu obligatoire par arrêté aux plateformes de e-commerce – Amazon en tête – et aux librairies.
Le but de la loi « Economie du livre » du 30 décembre 2021 (1) à l’origine de ce projet est d’empêcher la pratique de livraison de livres à 0,01 euro TTC, initiée par le géant américain du e-commerce, avec lequel les librairies physiques ne peuvent rivaliser. Dans sa proposition de « tarif minimum pour la livraison des livres » soumise à consultation publique jusqu’au 27 mai (2), l’Arcep ménage la chèvre (Amazon) et le chou (le libraire) en avançant deux prix de livraison de livres. Le premier – « le tarif minimum d’expédition des livres neufs » – est proposé à « 3 euros TTC ». Ce qui devrait être accueilli favorablement par les librairies. Le second – « le tarif minimum d’envoi des livres à partir d’un seuil d’achat de livres neufs » – devrait rencontrer en revanche plus d’opposition, étant proposé à « 0,01 euro TTC » à partir d’un seuil « aux alentours de 25 euros d’achat ». Contactée par Edition Multimédi@, la sénatrice (LR) Laure Darcos à l’origine de la loi « Economie du livre » se dit « totalement défavorable à cette proposition ». Selon elle, « le point d’équilibre consisterait, d’une part à fixer un tarif minimal de livraison entre 3 euros et 4,50 euros, d’autre part à fixer le seuil de déclenchement de la quasi-gratuité des frais de port à 50 ou 60 euros ». L’Arcep justifie ce « seuil de quasi-gratuité » par le fait qu’il est déjà pratiqué par les acteurs du e-commerce pour inciter les acheteurs à « commander plus de livres ».
Ces deux tarifs s’appliqueront aussi pour les abonnements de type Amazon Prime ou Fnac+. L’Arcep prévoit en outre 0 euro de frais de port « si le livre est retiré dans un commerce de vente au détail de livres » (3). Le gouvernement pourrait notifier cet été le projet d’arrêté à la Commission européenne. S’il y avait feu vert au bout de trois mois de « statu quo », l’arrêté pourra être publié au J.O. et les vendeurs de livres auront six mois pour se mettre en conformité, soit pas avant 2023. @

Ce que les GAFAM pensent de l’« accord politique provisoire » européen sur le Digital Services Act

Les grandes plateformes « systémiques » concernées par la future régulation du Digital Services Act (DSA) font bonne figure face à l’arsenal législatif qui entrera en vigueur d’ici fin 2023. Google, Amazon, Facebook, Apple ou encore Microsoft devront être plus précautionneux en Europe. Qu’en disent-ils ?

« Nous apprécions les efforts déployés pour créer un marché unique numérique européen plus efficace, clarifier les responsabilités de chacun et protéger les droits en ligne », a déclaré Victoria de Posson (photo de gauche), directrice des affaires publiques de la CCIA Europe, la représentation à Bruxelles de l’association américaine du même sigle, dont sont notamment membres les géants du Net, mais pas Microsoft (1). Elle « reconnaît le travail acharné des décideurs pour parvenir à cet accord historique », tout en mettant un bémol : « Cependant, un certain nombre de détails importants restent à éclaircir » (2). C’est le cas des obligations de retrait de contenus notifiés comme illicites.

« Accord politique provisoire » : et après ?
Car ce qui a été signé le 23 avril vers 2 heures du matin (3), après de longues négociations entamées la veille, n’est encore qu’un « accord politique provisoire » obtenu à l’arrachée entre les négociateurs de la commission « marché intérieur et protection des consommateurs » (Imco), tête de file dans le processus législatif de ce projet de règlement européen sur les services numériques, et le Conseil de l’Union européenne – dont Cédric O représentait la France qui préside l’Union européenne jusqu’au 30 juin prochain. Le DSA en cours de finalisation prévoit de réguler les grandes plateformes numériques dites « systémiques » pour : les obliger à lutter contre le piratage et les contenus illicites, les contraindre à donner accès à leurs algorithmes, les amener à renforcement de la protection des mineurs notamment vis-à-vis des contenus pornographiques ou vis-à-vis de la publicité ciblée fondée sur des données sensibles (orientation sexuelle, religion, origine ethnique, etc.), les forcer à mieux informer les utilisateurs sur la manière dont les contenus leur sont recommandés.
Mais le diable étant dans « les détails importants », la CCIA Europe attend beaucoup de la dernière ligne droite de ce texte unique au monde. Selon les informations de Edition Multimédi@, ce futur règlement DSA devra être approuvé par le Coreper, à savoir le comité des représentants permanents au Conseil de l’UE, et par l’Imco. « Nous espérons que le vote final en plénière aura lieu en juillet, mais cela doit encore être confirmé. Le vote en plénière sera suivi d’un accord formel au Conseil de l’UE », indique une porte-parole du Parlement européen. Pour l’heure, le texte passe par les fourches caudines des juristes-linguistes pour être finalisé techniquement et vérifié jusqu’à la virgule près. Une fois la procédure terminée, probablement l’été prochain, il entrera en vigueur vingt jours après sa publication au Journal officiel de l’UE – sous la présidence cette fois de la République tchèque – et les règles commenceront à s’appliquer quinze mois après, c’est-à-dire au second semestre 2023. Car un règlement européen s’applique dans sa totalité et directement, contrairement à une directive européenne qui donne des objectifs à atteindre par les Etats membres, en leur accordant un délai de plusieurs mois pour les transposer dans la législation nationale.
Les GAFAM auront le temps (quinze mois) de se préparer pour ne pas tomber sous le coup de cette nouvelle loi européenne. Par ailleurs, il ne faudra pas s’attendre à ce que le voyage prévu du 23 au 27 mai prochain dans la Silicon Valley par une délégation de la commission Imco – pour notamment visiter plusieurs sièges sociaux de Big Tech telles que Meta (ex-Facebook), Google ou Apple – change les données du problème. Cette délégation d’eurodéputés y rencontrera également d’autres entreprises du numérique, des start-up, des universitaires américains ainsi que des représentants du gouvernement. « La mission aux Etats-Unis n’affectera pas l’accord politique déjà conclu avec les autres institutions. Elle sera une occasion d’explorer plus en profondeur les questions actuelles liées aux dossiers en cours sur le marché unique numérique au sein de la commission du marché intérieur (Imco) », nous précise la porte-parole du Parlement européen.

Attention aux libertés fondamentales
Cette escapade au pays des GAFAM sera notamment une opportunité pour les députés d’examiner la législation américaine sur le commerce électronique et les plateformes, en faisant le point sur les négociations récemment conclues en rapport avec les dossiers DSA et DMA (Digital Markets Act, pendant concurrentiel du DSA), ainsi que sur d’autres dossiers en cours comme celui sur l’intelligence artificielle. Également contactée, Victoria de Posson n’attend « pas d’impact sur le DSA » de ce voyage. Reste que le DSA, lui, ne sera pas facile à mettre en oeuvre par les GAFAM tant il touche à la liberté des internautes européens. C’est en tout cas ce que pointe DigitalEurope (ex-Eicta), organisation professionnelle des GAFAM entre autres Big Tech (4), et également installée à Bruxelles : « Le cadre du DSA crée un ensemble d’obligations à plusieurs niveaux pour différents types et tailles de services Internet, dont certains seront très complexes à mettre en oeuvre parce qu’ils touchent aux droits fondamentaux comme la liberté d’expression. Nous exhortons tous les intervenants à collaborer de façon pragmatique pour obtenir les meilleurs résultats », prévient sa directrice générale, Cecilia Bonefeld-Dahl (photo de droite).

Retrait de contenus : risque de censure
Bien que le futur règlement sur les services numériques aidera, d’après DigitalEurope, à rendre l’Internet plus sûr et plus transparent, tout en réduisant la propagation de contenus illégaux et de produits dangereux en ligne, « la modération du contenu sera toujours difficile, compte tenu des intérêts concurrents en cause » (5). D’autant que la réglementation d’Internet est un équilibre entre la protection des droits fondamentaux comme la liberté d’expression, d’une part, et la prévention des activités illégales et nuisibles en ligne, d’autre part.
Il y a un an, dans un « position paper » sur le DSA, DigitalEurope se félicitait déjà que « la proposition préserve les principes fondamentaux de la directive sur le commerce électronique, qui ont permis à l’Europe de se développer et de bénéficier d’une économie Internet dynamique ». Et de se dire satisfaite : « Le maintien de principes tels que la responsabilité limitée, l’absence de surveillance générale et le pays d’origine est essentiel à la poursuite de l’innovation et de la croissance de ces services numériques en Europe et sera crucial pour une reprise économique rapide ». Par exemple, le lobby des GAFAM a souligné que le DSA reconnaît que le contenu préjudiciable (mais légal) exige un ensemble de dispositions différent du contenu illégal. Le contenu nuisible et contextuel, difficile à définir, peut être subjectif sur le plan culturel et est souvent juridiquement ambigu. Est apprécié également le fait que le texte impose aux plateformes numériques des « exigences de diligence raisonnable » (signaleurs fiables, traçabilité des négociants et mécanismes de transparence), « de façon proportionnelle et pratique ». De plus, DigitalEurope est favorable pour fournir aux intervenants une transparence significative au sujet des pratiques de modération du contenu et d’application de la loi. « Toutefois, ajoute DigitalEurope, il sera important que les mesures de transparence du DSA garantissent que la vie privée des utilisateurs est protégée, que les mauvais acteurs ne peuvent pas manipuler le système et que les renseignements commerciaux sensibles ne sont pas divulgués » (6).
Les intermédiaires de l’écosystème numérique, à savoir les plateformes en ligne que sont les réseaux sociaux et les places de marché, devront prendre des mesures pour protéger leurs utilisateurs contre les contenus, les biens et les services illicites. Une procédure de notification et d’action plus claire permettra aux utilisateurs de signaler du contenu illicite en ligne et obligera les plateformes en ligne à réagir rapidement (les contenus cyberviolents comme le « revenge porn » seront retirés immédiatement). Et ces notifications devront être traitées de manière non-arbitraire et non-discriminatoire, tout en respectant les droits fondamentaux, notamment la liberté d’expression et la protection des données. Quant aux places de marché en ligne, elles seront plus responsables : les consommateurs pourront acheter des produits et services en ligne sûrs et non-illicites, « en renforçant les contrôles permettant de prouver que les informations fournies par les vendeurs sont fiables (principe de “connaissance du client”, (…) notamment via des contrôles aléatoires ».
En cas d’infraction à toutes ces obligations et bien d’autres, des pénalités pécuniaires sont prévues à l’encontre des plateformes en ligne et des moteurs de recherche qui pourront se voir infliger des amendes allant jusqu’à 6% de leur chiffre d’affaires mondial. Concernant les très grandes plateformes (disposant de plus de 45 millions d’utilisateurs), la Commission européenne aura le pouvoir exclusif d’exiger le respect des règles. Algorithmes de recommandation, publicité en ligne, protection des mineurs, choix et désabonnement facilités, compensation des utilisateurs en cas d’infraction, … Une multitude de mesures en faveur du consommateur seront mises en place pour un Internet plus sûr.

Bruxelles dompte la Silicon Valley
Par exemple, les plateformes numériques qui utilisent des « systèmes de recommandation » – basés sur des algorithmes qui déterminent ce que les internautes voient à l’écran – devront fournir au moins une option qui ne soit pas fondée sur le profilage des utilisateurs. « Les très grandes plateformes devront évaluer et atténuer les risques systémiques et se soumettre à des audits indépendants chaque année », est-il en outre prévu (7). Malgré la distance de 8.894 km qui les séparent, Bruxelles et la Silicon Valley n’ont jamais été aussi proches. @

Charles de Laubier

Blocage de Russia Today et Sputnik en Europe et en France : rappel des fondements, avant débat au fond

RT et Sputnik ne diffusent plus en Europe depuis la décision et le règlement « PESC » du 1er mars. Saisi par RT France d’un recours en annulation de ces actes mais aussi d’un référé pour en suspendre l’exécution, le Tribunal de l’UE a rejeté le 30 mars ce référé. Retour sur ce blocage inédit.

Par Anne-Marie Pecoraro*, avocate associée, UGGC Avocats

Le 8 mars 2022, soit une semaine après la décision (1) du Conseil de l’Union européenne (UE), RT France avait déposé un recours en annulation de cette décision relevant de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l’UE et du règlement afférent (2), auprès du Tribunal de l’UE. La filiale de Russia Today a également déposé une demande en référé pour obtenir le sursis à l’exécution de ces derniers. Cette dernière demande a été refusée le 30 mars par le président du Tribunal, en raison de l’absence de caractère urgent.

La procédure au fond est accélérée
Selon l’ordonnance de rejet, RT France n’a pas suffisamment démontré l’existence d’un« préjudice grave et irréparable » (3). Le média russe avait fait état d’un préjudice économique et financier, d’une grave atteinte à sa réputation, et plus largement « d’une entrave totale et durable à l’activité d’un service d’information et [le fait] que de tels actes seraient irrémédiables et particulièrement graves au sein de sociétés démocratiques » (4). Quant au recours en annulation des deux actes (non législatifs), il suit son cours. Mais le président du Tribunal a précisé que « compte tenu des circonstances exceptionnelles en cause, le juge du fond a décidé de statuer selon une procédure accélérée » et que « dans l’hypothèse où RT France obtiendrait gain de cause par l’annulation des actes attaqués dans la procédure au fond, le préjudice subi (…) pourra faire l’objet d’une réparation ou une compensation ultérieure » (5). RT France pourra faire appel devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) contre l’ordonnance rejetant sa demande en référé. D’après le recours publié le 4 avril au JOUE, les bases légales invoquées par RT France reposent exclusivement sur des articles de la Charte des droits fondamentaux de l’UE. La chaîne estime que les droits de la défense, le respect du contradictoire, la liberté d’expression et d’information, la liberté d’entreprise et le principe de non-discrimination ont été méconnus (6). Compte tenu de ces fondements, les débats porteront certainement sur l’indépendance et le rôle des médias dans une société démocratique.
Comment en est-on arrivé là ? Dès le 27 février, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a annoncé l’interdiction de diffuser les médias russes Russia Today et Sputnik, en raison de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Elle estime en effet que ces médias – contrôlés par le Kremlin – diffusent des messages de propagande continues ciblant les citoyens européens, et menacent ainsi l’ordre et la sécurité de l’UE. Le 1er mars, le Conseil des ministres de l’UE a par conséquent adopté des mesures inédites, ordonnant de suspendre la diffusion et la distribution par tout moyen et sur tous les canaux des contenus provenant de ces médias.
Tous les opérateurs concernés ont immédiatement mis en œuvre le 2 mars 2022 ces mesures qui dérogent de manière inédite aux lois et procédures en la matière, notamment françaises.
Quels sont les fondements juridiques européens ? Sur la procédure, la décision PESC du 1er mars 2022 se fonde sur l’article 29 du Traité sur l’UE et l’article 215 du Traité sur le fonctionnement de l’UE. Ces deux articles présentent des moyens légaux pour sanctionner financièrement des personnes physiques ou morales, des groupes ou entités non étatiques, dans le cadre de la PESC. Le Conseil de l’UE peut prendre seul des décisions, de manière unanime. Le Parlement, qui est habituellement le colégislateur, en est seulement informé. Par ailleurs, la CJUE est compétente que de manière très limitée lorsque des actes sont adoptés sur cette base. Elle peut notamment être saisie pour contrôler la légalité des décisions prévoyant des mesures restrictives à l’encontre de personnes physiques ou morales (7). Le Conseil de l’UE a recours habituellement à ces dispositions lorsqu’il souhaite stopper des échanges économiques visant à soutenir des groupes armés (8), imposer des restrictions à l’entrée de l’UE ou encore geler les avoirs dans l’UE de personnes étrangères. Bien que le champ de ces actions soit limité, les textes européens offrent par ce biais un pouvoir unilatéral important aux gouvernements – d’où le caractère inédit, l’ampleur et la rapidité des sanctions à l’égard de ces médias russes.

Liberté d’expression et des médias
Sur les droits fondamentaux protégés par l’UE, fondements de la décision PESC du 1er mars, l’UE justifie son action sur la base de l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, relatif à « la liberté d’expression et d’information » (9). Ce texte ainsi que les décisions qui en découlent, à l’instar de la décision PESC contre RT et Sputnik, doivent être mis en œuvre et respectés par l’ensemble des Etats membres. En pratique, l’article 11 de la Charte renvoie à « la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières ». Et l’article 11 d’ajouter : « La liberté des médias et leur pluralisme sont respectés ». Pour autant, l’exercice de ces libertés peut être limité – par des lois – en raison d’objectifs d’intérêt général et s’il est nécessaire de protéger la sécurité nationale, l’intégrité du territoire ou la sûreté publique, entre autres (10). Comme ces limites doivent respecter le principe de proportionnalité, le Conseil de l’UE justifie sa décision PESC par le respect notamment de la liberté d’entreprise, et précise qu’elle ne modifie pas l’obligation de respecter les constitutions des Etats membres. La protection de l’ordre et de la sécurité de l’UE a donc été centrale dans la motivation des Etats membres à adopter ces mesures exceptionnelles.

Suspensions et blocages exceptionnels
Quelle mise en œuvre par les Etats membres ?
L’Arcom (ex-CSA), qui est l’autorité publique française de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, s’est immédiatement conformée à ces décisions d’urgence et a résilié le 2 mars sa convention avec RT France – Sputnik, lui, n’étant pas conventionné (11), étant diffusé sur Internet. De la même manière, les fournisseurs d’accès à Internet, les réseaux sociaux et les moteurs de recherche ont immédiatement ou très rapidement bloqué l’accès au site en ligne et aux contenus de ces deux médias. On peut aussi se demander si l’application de cette décision par l’Arcom pourrait faire l’objet d’un recours devant un tribunal administratif français. Le Berec, lui, en tant qu’organisation européenne des régulateurs des télécoms, a par ailleurs précisé par le biais de deux communiqués (12) que ces sanctions sont conformes à la régulation européenne sur l’« Internet ouvert ».
La mise en œuvre de ces sanctions européennes est exceptionnelle car elle a été d’application directe et immédiate. En principe, lorsqu’il est question d’interdire la diffusion d’un média étranger sur le territoire français, la loi impose de respecter un certain nombre de conditions. Pour ce qui est de l’interdiction de diffusion et de distribution de RT et de Sputnik en Europe, comme en France, aucune des dispositions légales courantes en la matière n’a été appliquée. Cette décision PESC déroge par conséquent aux modes habituels d’interdiction de diffusion d’un média et de contenus illicites en ligne, et également en matière de blocage de sites Internet. En effet, selon la loi française de 1986 relative à la liberté de communication, la diffusion d’un média en France est en principe libre. Elle est dans certains cas soumise à l’autorisation préalable et à la conclusion d’une convention avec l’Arcom (13). Selon cette même loi et le droit européen (14), un média extra européen peut être rattaché à la compétence d’un Etat membre s’il est transmis principalement par un mode correspondant aux conditions de diffusion satellitaire (notamment par Eutelsat) décrites par les textes, et peut donc être soumis à des droits et obligations en France. Cependant, des raisons impérieuses doivent justifier une limite à l’exercice de cette liberté, notamment la sauvegarde l’ordre public ou la défense nationale (15). En cas de manquement, l’Arcom peut s’adresser – via un courrier de mise en garde – aux opérateurs de réseaux satellitaires et aux services de médias audiovisuels, afin de faire cesser ce manquement. La procédure peut aller ensuite de la mise en demeure de cesser la diffusion du médias audiovisuel (service de télévision notamment) à la saisine du Conseil d’Etat afin qu’il ordonne en référé la cessation de la diffusion de ce média par un opérateur (16). Depuis la loi de 2018 contre la manipulation de l’information, les pouvoirs de l’Arcom ont été étendus et elle peut prononcer la suspension provisoire de la diffusion d’un média et (17), dans certains cas, peut, après mise en demeure, prononcer la sanction de résiliation unilatérale de la convention avec un média extra européen, dès lors qu’il porte atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation, notamment par la diffusion de fake news (18). Concernant le blocage des sites Internet en France, en l’occurrence ceux de RT France et de Sputnik, le code pénal et différentes lois, telles que la loi de 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN), prévoient le retrait de contenus illicites, le blocage des sites et leur déférencement (19). Cette loi autorise par exemple l’autorité judiciaire à prescrire toutes mesures propres à prévenir ou à faire cesser un dommage causé par le contenu d’un site web ou un média en ligne (20). Dans des cas plus spécifiques, notamment la provocation à des actes terroristes et l’apologie publique de ces actes, ainsi que la pédopornographie, l’autorité administrative peut demander aux sites web ou autres intermédiaires en ligne de retirer les contenus en question. Concernant le blocage, il est mis en œuvre par les opérateurs télécoms sur la base d’une décision judiciaire ou administrative. Concernant le déréférencement, à savoir demander à un moteur de recherche de supprimer certains résultats de recherche associés à un mot, l’autorité administrative peut également notifier les adresses électroniques des sites en question afin de faire cesser le référencement (21).

Faire face au reproche de censure ?
La France, en donnant son accord à la décision et au règlement PESC, a certainement considéré l’évidence de son application directe et immédiate, par opposition à la législation française inopérante dans un tel cas d’immédiateté. Le secrétaire d’Etat chargé du numérique, Cédric O, a d’ailleurs énoncé le souhait de revoir les règles de régulation – « y compris en ce qui concerne les médias » – dans les situations de conflits (22). Plusieurs voix au sein de l’UE disent aussi vouloir travailler à un nouveau régime horizontal afin de lutter contre la désinformation, conscientes des difficultés en matière de transparence et de concertation que soulève une telle décision. @

* Anne-Marie Pecoraro est avocate spécialisée en droit de la
propriété intellectuelle, des marques, des nouvelles technologies