Opérateurs télécoms : Martin Bouygues détient les clés pour passer à un triopole en France

Patrick Drahi, le fondateur d’Altice qui sépare ses activités « Etats-Unis » et « Europe », ne veut pas vendre SFR. C’est du moins ce qu’il a affirmé le 8 mai, soit quelques jours après que des rumeurs – non démenties – ont relancé l’intérêt de Bouygues pour ses télécoms en France. Le spectre du triopole revient.

Depuis que Bloomberg a relancé la machine à rumeurs concernant la consolidation du marché français des télécoms, les spéculations vont bon train sur l’intérêt que porte Bouygues Telecom sur SFR. Bien que le groupe de Martin Bouygues (photo) ait aussitôt réagi après la diffusion de la dépêche de l’agence de presse le 19 avril dernier, il n’a pas démenti l’information mais s’est contenté d’une « mise au point » : « Comme tout acteur d’un marché, Bouygues étudie régulièrement les diverses hypothèses d’évolution du secteur des télécoms ; mais à ce jour, il n’y a aucune discussion avec un autre opérateur, et aucun mandat n’a été délivré à quelque conseil que ce soit ». Mais demain est un autre jour… Pour rappel, Bloomberg affirme que Bouygues a commencé à étudier avec des investisseurs – dont CVC Capital Partners, basé au Luxembourg – le rachat d’Altice France, propriétaire de l’opérateur télécoms SFR.
Réponse du berger à la bergère : « Je ne suis pas vendeur de mes activités françaises. J’ai commencé toute mon activité en France et il n’y a aucune chance que je vende », a assuré Patrick Drahi, fondateur d’Altice, alors qu’il était en déplacement le 8 mai dernier à Lisbonne, capitale du Portugal – où il est aussi propriétaire de l’ex-Portugal Telecom.

SFR vaut « beaucoup d’argent » (Patrick Drahi)
Mais le milliardaire franco-israélien ne ferme pas pour autant la porte à des négociations, laissant entendre que c’est une question de prix… « Pour acquérir une telle affaire, vous devez avoir beaucoup d’argent, et nous sommes sûrs de n’avoir reçu aucune information, rien de personne, à part des nouvelles de la presse », a-t-il ajouté, selon des propos rapportés ce jour-là par, à nouveau, l’agence Bloomberg.
Au moment où SFR peine à redresser la barre après la désaffection de 2 millions d’abonnés depuis son rachat à Vivendi en 2014, sur fond de crise managériale avec le départ en novembre dernier de Michel Combes – alors DG d’Altice, maison mère de SFR dont il était le PDG (1) –, et avec l’épée de Damoclès du surendettement au-dessus de la tête de Patrick Drahi à hauteur d’environ 50 milliards d’euros, la vente d’Altice France pourrait être une réponse et faire sens. Surtout que la séparation entre les activités américaines (Altice USA) et les activités européennes (Altice NV) vient d’être approuvée par les actionnaires d’Altice, réunis lors de l’assemblée générale annuelle du groupe qui s’est tenue le 18 mai à Amsterdam (où siège l’entreprise).

Scission Altice US-Altice UE
Avec ce projet de scission des activités en Europe de celles aux Etats-Unis, qui avait été annoncé en janvier et devrait aboutir début juin, Patrick Drahi espère regagner la confiance des investisseurs quelque peu échaudés par les contre-performances du groupe dont le titre à la Bourse d’Amsterdam a lourdement chuté (- 60 % en un an). Ce spin-off facilitera-t-il éventuellement la vente à la découpe d’Altice Europe, à commencer par SFR puis l’ex-Portugal Telecom, voire ses activités historiques en Israël ? Spéculations. Pour l’heure, Altice a indiqué qu’il finalisera d’ici le second semestre de cette année « des cessions d’actifs non stratégiques » tels que ses activités en République Dominicaine (2) et 13.000 pylônes mobiles (3). En outre, Altice a annoncé en mars être en négociations exclusives avec le groupe Tofane Global pour lui vendre ses activités télécoms dites de « gros » (4) en France, au Portugal et en République Dominicaine. Après ce premier délestage, la filiale française SFR deviendra-t-elle « non stratégique » à son tour si Martin Bouygues y mettait le prix ?
Depuis qu’il s’est emparé aux Etats-Unis de Suddenlink et Cablevision pour devenir le numéro quatre du câble outre-Atlantique, Patrick Drahi commence à tirer profit de ses investissements américains autrement plus rentables que ses activités européennes. Pour autant, la reprise en main
de SFR par Patrick Drahi depuis l’éviction de Michel Combes semble commencer à porter ses fruits, si l’on se fie aux meilleurs résultats du premier trimestre publiés le 17 mai dernier avec – pour la première fois depuis quatre que SFR est sous contrôle d’Altice – de nouveaux abonnés tant dans le fixe (71.000) que dans le mobile (239.000). Du coup, le cours de Bourse a repris quelques couleurs mais il reste fébrile.
Après ses déboires, SFR est devenu une cible comme le fut un temps Bouygues Telecom sur fond de bataille tarifaire exacerbée. Maintenant que la filiale télécoms du groupe de construction, de télévision et de télécoms a de son côté redressé la barre, Martin Bouygues se sentirait pousser des ailes au point de vouloir racheter son rival SFR encore en difficulté. Ce serait une revanche pour lui, après avoir tenté en vain de s’en emparer en 2014 – Vivendi ayant finalement préféré alors vendre SFR à Numericable, alias Altice. Pourtant, ce rapprochement Bouygues Telecom-SFR avait la bénédiction officieuse du président de l’Autorité de la concurrence, Bruno Lasserre à l’époque. Ce dernier s’était dit favorable à une fusion Bouygues Telecom-SFR mais pas à Free-SFR – malgré les sollicitations répétées de Xavier Niel – afin de préserver un « maverick », comprenez un franc-tireur tarifaire tel que Free, garant de la préservation d’une concurrence dynamique et surtout pour éviter de tomber dans un duopole si Bouygues Telecom était contraint de jeter l’éponge (5). Mais on connaît la suite, Vivendi avait en fin de compte préféré céder SFR à Patrick Drahi plutôt qu’à Martin Bouygues.
Après cet échec, ce dernier n’avait rien trouvé d’autre que d’envisager de pactiser avec Orange en vue de lui céder son activité – sous l’oeil bienveillant de l’Autorité de la concurrence, là encore – contre une participation au capital de l’opérateur historique. Et ce, comme l’avait révélé l’agence Bloomberg, encore elle, en décembre 2015, malgré le démenti du patron du groupe Bouygues – jusqu’à l’admettre le 5 janvier 2016 après des révélations du Canard Enchaîné ! – et après avoir assuré mordicus quelque mois plus tôt qu’il était hors de question de céder sa filiale télécoms – « Vous vendriez votre femme, vous ? » (6). Mais les discussions entre Bouygues et Orange ont tourné court en avril 2016.
Aujourd’hui, plutôt que d’être vendeur, Martin Bouygues serait cette fois à nouveau acheteur de SFR avec il partage depuis 2013 des investissements dans le mobile. De son côté, Free veut poursuivre son alliance de 2012 avec Orange dans la 4G. La question de passer de quatre à trois opérateurs taraude depuis quelques années le marché des télécoms, y compris la Commission européenne qui s’était prononcée en mai 2016 contre le rachat de O2 par Three, estimant que cette concentration sur le marché britannique du mobile aurait des conséquences néfastes sur la concurrence et les prix aux consommateurs (7).

Vers un triopole pour gagner plus
En France, plus de six ans après l’arrivée fracassante de Free Mobile, les résultats des opérateurs sont aujourd’hui positifs dans l’ensemble malgré la bataille tarifaire et les efforts d’investissement – près de 10 milliards d’euros en 2017, d’après l’Arcep. Le marché à quatre fonctionne : alors pourquoi changer une équipe qui gagne ? Certes, le revenu moyen par abonné – le fameux ARPU (8) – baisse et seul le volume permet de préserver la marge des opérateurs télécoms, d’où la tentation du triopole pour in fine augmenter les prix. « Les circonstances ont évolué et la porte de l’Arcep se rouvre ou du moins s’entrouvre », a même estimé son président, Sébastien Soriano, dans un entretien au Monde le 22 mai. Au risque d’ouvrir la boîte de Pandore. @

Charles de Laubier

Martin Bouygues ne veut pas sacrifier sa filiale Bouygues Telecom sur l’autel de l’oligopole

Un an après avoir tenté – en vain – de racheter SFR, la filiale télécoms de Bouygues est devenue au fil des mois une proie pour ses concurrents (Free, Orange, Altice/Numericable-SFR) qui, pour la plupart, veulent un passage de quatre à trois opérateurs – un triopole – sur un marché français devenu très oligopolistique.

Par Charles de Laubier

C’était il y a un an maintenant. Le 6 mars 2014, Bouygues présentait aux analystes financiers « un projet industriel qui donnerait naissance à un acteur majeur du numérique en France » : la fusion Bouygues Telecom-SFR. En chiffre d’affaires annuel, le nouvel ensemble aurait pesé 15 milliards d’euros et serait devenu le septième plus grand opérateur télécoms en Europe dernière, Deutsche Telekom, Telefonica, Vodafone, Orange, Telecom Italia et British Telecom, mais plus gros que Telenor, Telia Sonera et Swisscom. Le rapprochement de la filiale télécoms de Bouygues de celle (à l’époque) de Vivendi aurait aussi capitalisé sur les relations historiques de Bouygues Telecom et SFR pour le partage des investissements : coopération dans l’ADSL depuis 2008, co-investissement dans la fibre depuis 2010 et projet de mutualisation dans les réseaux mobiles.

Numericable-SFR, Free et Orange sont en embuscade
Et pour que ce rapprochement de ces deux opérateurs télécoms matures du marché français puisse être accepté par l’Autorité de la concurrence, Martin Bouygues (photo), PDG du groupe éponyme, s’était arrangé – par avocats interposés – avec Xavier Niel, patron de Free, pour que ce dernier lui rachète son infrastructure mobile et ses fréquences dans le cas où la fusion Bouygues Telecom-SFR aboutirait.
On connaît la suite : Vivendi a préféré le mois suivant vendre SFR à Altice-Numericable ; Bouygues Telecom s’est retrouvé Gros-Jean comme devant. Et malgré la tentative qui s’en est suivie de Xavier Niel pour s’en emparer, la filiale télécoms du groupe Bouygues s’est résolue à poursuivre seule son chemin. « Bouygues Telecom poursuit la mise en place de son plan de transformation (…) visant à lui garantir un avenir autonome. De plus, le groupe n’a reçu à ce jour aucune offre de rachat pour sa filiale Bouygues Telecom », avait indiqué Martin Bouygues dans un court communiqué, le 4 août dernier, en réponse aux velléités du fondateur de Free et son rival de toujours (1) (*) (**). Un an et quelques marques d’intérêt d’Orange (au printemps) et d’Altice (à l’automne) après, la situation n’a pas changé, ou presque, et les rumeurs courent toujours : Numericable-SFR, le nouveau groupe constitué par Patrick Drahi et sa holding Altice (2), étudie le rachat de Bouygues Telecom (3), tandis que Free et Orange seraient en embuscade.

France : de quatre à trois opérateurs ?
Comme il y a un an, Martin Bouygues a dû faire taire les rumeurs lors de la présentation des résultats financiers du groupe familial le 25 février dernier :
« Nous sommes beaucoup courtisés, comme tous les opérateurs du monde.
Mais il n’y a aucune négociation en cours. Le choix, c’est le stand alone ; on a
été très clairs là-dessus. Bouygues Telecom dispose d’un portefeuille de fréquences exceptionnel et peut donc parfaitement poursuivre son chemin seul ».
Le magnat du BTP et de la communication, qui aurait même lancé un « Vous vendriez votre femme, vous ? » (4), ne veut pas que sa filiale télécoms fasse les frais de la consolidation du secteur, laquelle est bien engagée avec la constitution du groupe Numericable-SFR (Virgin Mobile compris). Orange est aux avant-postes pour exiger un passage de quatre à trois opérateurs télécoms en France. « Nous avons toujours dit qu’une consolidation du secteur en France serait positive et nous sommes disponibles pour des initiatives qui auraient du sens », a rappelé Ramon Fernandez, directeur financier de l’ex-France Télécom. Le PDG d’Orange, Stéphane Richard, qui présentera le 17 mars son plan stratégique à horizon 2020, en appelle depuis un an – à qui veut bien l’entendre – à un marché à seulement trois opérateurs et non plus quatre comme actuellement. « Sur le marché français, on ne pourra pas rester durablement à quatre opérateurs ; la taille du marché ne le justifie pas », avait-il encore affirmé sur France 24, en prenant en exemple l’Allemagne qui est passé l’été dernier de quatre à trois opérateurs avec le rachat de E-Plus, filiale du néerlandais KPN, par O2, filiale de l’espagnol Telefonica. Selon lui, la constitution d’un triopole non seulement ferait baisser la pression concurrentielle (donc la baisse des prix susceptibles alors de repartir à la hausse) mais aussi du même coup de renforcer ses marges financières afin de poursuivre ses investissements dans les réseaux très haut débit de nouvelle génération (4G et fibre optique).
Qu’en pense le régulateur des télécoms ? « Comme Bruno Lasserre [le président de l’Autorité de la concurrence, ndlr], je pense qu’il n’y a pas de chiffre magique à trois ou quatre opérateurs. Mais il y a un chiffre maudit, c’est deux ! Un duopole est difficile à réguler, tous les exemples à travers le monde montrent que c’est la pire situation pour l’investissement et les prix », a affirmé Sébastien Soriano le 22 février dans une interview au Figaro. Le nouveau président de l’Arcep connaît bien Bruno Lasserre, avec lequel il partage les mêmes vues sur la consolidation du marché français des télécoms, pour avoir été durant trois ans rapporteur permanent à l’Autorité de la Concurrence (2001 à 2004), puis rapporteur général adjoint (2009 à 2012). Bruno Lasserre s’opposera à toute concentration d’opérateurs télécoms qui présentera un risque de basculement à terme dans un duopole. Ainsi à deux reprises, en 2012 puis en 2014,
il s’est opposé à ce que Free rachète SFR car cela aurait provoqué la disparition inéluctable de Bouygues Telecom.
Mais le président de l’Autorité de la concurrence n’est pas contre un retour à un triopole, à la condition indispensable à ses yeux qu’il y ait « un Maverick de type Free » (5) : Qui de Free ou de Bouygues Telecom restera ce franc-tireur indépendant capable d’animer la concurrence en cas de « troïka » dans les télécoms ? « Lorsque le Maverick est un opérateur indépendant de type Free, on voit que le niveau des prix dépend beaucoup de la présence de ce Maverick. Ce sont des gens qui ont faim et qui vont gagner coûte que coûte des parts de marché en pratiquant des prix agressifs »,
avait expliqué le 11 juin 2014 le président de l’Autorité de la concurrence, devant l’Association des journalistes économiques et financiers (AJEF). Dans le mobile,
avant l’arrivée de Free en février 2012, c’était Bouygues Telecom qui faisait office
de Maverick, d’aiguillon ou de lièvre pour la concurrence. Près de vingt ans après l’invention par Bouygues Telecom du forfait mobile (en mai 1996) et plus de douze ans après l’invention par Free du forfait triple play (à 29,99 euros), Bruno Lasserre entend bien garder un « trublion des télécoms » dans l’Hexagone, lui qui fut directeur général des PTT dans les années 1990 et qui a « brisé le monopole de France Télécom et SFR à l’époque » (selon ses propres termes).

Bouygues Telecom est bien vivant !
En tous cas, Martin Bouygues ne veut pas sacrifier ses télécoms sur l’autel de la concentration à trois opérateurs. « Nous avons été en enfer durant quatre ans ; on a voulu nous tuer, mais ça a raté ! », a-t-il ironisé le 25 février. Bouygues Telecom est bien vivant… Martin aussi (6). D’autant que l’entreprise dirigée par Olivier Roussat, son PDG depuis avril 2013, va finaliser cette année son plan d’économies de 300 millions d’euros (7) présenté il y a trois ans, avec notamment à la clé plus de 1.400 départs volontaires de salariés (sur 9.000), pour un retour au vert espéré dès 2016. Pour cela, l’opérateur mise sur sa box Miami lancée en janvier, sur les « bonus » pour mobile tels que Spotify, CanalPlay et Gameloft, et une 4G plus puissante prévue cette année, tout en voulant continuer à être « le price maker » (dixit Martin) dans le fixe. @

Charles de Laubier

La convergence sur un marché oligopolistique : un nouveau défi pour la régulation

Le marché des communications électroniques présente une certaine maturité
de la concurrence, mais celle-ci est fragilisée par la concentration du secteur et
le développement des offres multiservices. Au risque de porter atteinte à la fluidité du marché, malgré l’arrivée de Free.