Amazon, Spotify, Netflix, Steam, … : leurs algorithmes sont-ils les nouveaux prédateurs de la culture ?

Les nouveaux champions de l’industrie culturelle – les « ASNS » – ont fait des algorithmes prédictifs leur fond de commerce, de la production à la consommation en ligne. Mais le risque est de ghettoïser et de communautariser les individus, avec la conséquence pour chacun d’exclure le monde de l’Autre.

Par Fabrice Lorvo*, avocat associé, cabinet FTPA

La révolution numérique n’a pas fini de nous surprendre et nous n’en sommes probablement qu’aux préliminaires. Aux côtés des GAFA, géants du Net, voilà les ASNS (Amazon pour la librairie, Spotify pour la musique, Netflix pour la vidéo et Steam pour les jeux vidéo) qui sont les nouveaux champions de l’industrie culturelle. Ces champions ont recours aux algorithmes prédictifs tant au niveau de la production que de la consommation de contenus culturels.

Prédiction et contenus culturels
D’un point de vue général, les algorithmes sont déjà présents partout dans nos vies. Ils nous aident (par exemple le GPS) et ils nous surveillent aussi, en analysant les traces ou les signaux que nous laissons (1). Ils sont le reflet de notre vision de la société. Ils ne sont donc pas sans faiblesses. Les algorithmes ne font que reproduire les inégalités sociales car ils se contentent d’analyser et de reproduire la réalité. Ils n’aiment pas la nouveauté car ils analysent des activités passées. Ils ne comprennent pas tout (notamment pas le discours implicite) et ils n’ont pas de cœur (ils n’intègrent pas l’émotion ou le sentiment humain). Pour le moment, les algorithmes ne peuvent déceler ni la donnée erronée, ni la donnée manipulée, ce qui a pu entraîner des catastrophes, notamment dans le monde de la Bourse. Les algorithmes peuvent aussi travestir la réalité comme l’illustre le scandale du moteur diesel de Volkswagen (2). C’est pourquoi nous devons nous demander si ces algorithmes représentent aussi un danger dans le domaine culturel.
L’utilisation des algorithmes est revendiquée pour la création de contenu tant par les ASNS que par l’industrie historique du cinéma. Les algorithmes sont utilisés par Netflix pour produire de nouvelles séries. Cependant, ces algorithmes ne servent qu’à déterminer les sujets qui seront de nature à rencontrer l’adhésion d’un large public.
De l’aveu même des dirigeants de Netflix, les choix éditoriaux résultent de 70 % de données (data) et de 30 % de jugement (une « intuition informée ») (3). De plus,
une fois les thèmes retenus, la plateforme de SVOD laisse une grande latitude aux réalisateurs acteurs scénaristes pour s’exprimer dans la création de la série. Les algorithmes sont aussi utilisés dans l’industrie du cinéma aux Etats-Unis. La société britannique Epagogix (4) prétend apporter une analyse prédictive de la valeur d’un script, au box-office, en identifiant et en quantifiant comment et où améliorer leur valeur commerciale, et ce par rapport aux films passés. L’analyse s’opère donc soit par rapport aux données relatives aux goûts des abonnés, soit par rapport aux données relatives au contenu des films ayant eu un grand succès. Outre la question de savoir
si le succès d’une oeuvre doit être le seul référant (quid de son contenu ?), il faut un peu de recul pour évaluer la fiabilité de tels algorithmes.
N’avons-nous pas tendance à surestimer les capacités de ces algorithmes pour la production ? Les causes du succès sont souvent impénétrables. Certes, les algorithmes permettent d’avoir une vision plus fine des éléments caractéristiques d’une réussite mais rien n’indique que celle-ci résultera nécessairement de la réunion de ces éléments. Le succès a ses raisons que les data ne connaissent pas ! De plus, le succès réside aussi dans la nouveauté de la présentation. Reste à savoir quel sera le degré de lassitude du public et pendant combien de temps il sera réceptif au contenu composé des mêmes recettes.
Si « House of Cards » – la première série diffusée en exclusivité sur Netflix à partir de 2013 – a été un succès indéniable, la série « Marseille » produite dans les mêmes conditions par Netflix a connu en France, sur TF1, un début modeste avec une perte de 1 million de téléspectateurs entre le premier et le second épisode (5). Enfin, le numéro un mondial de la SVOD ne semble pas miser uniquement sur ce type d’algorithme pour constituer son catalogue. Il a annoncé avoir acheté les droits pour trois « petits » films français présentés lors de l’édition 2016 du Festival de Cannes (6).

Algorithmes face à la pluralité de l’offre
Les ASNS ont pour point commun d’aider leurs clients à faire un choix par l’utilisation d’un algorithme. L’objectif affiché est d’améliorer l’expérience utilisateur des clients
en proposant des contenus adaptés aux goûts et aux habitudes de chacun. Ce type d’algorithme prédictif est un outil indispensable mais qui a des effets pervers. Les ASNS répondent particulièrement aux nouvelles exigences de consommation permises par le numérique (« Je consomme ce que je veux et quand je veux ») qui supposent une offre conséquente de produits culturels, ce qui rend paradoxalement le choix très difficile (trop de choix tue le choix). Si l’utilisateur doit passer des heures à consulter
les catalogues pour choisir un produit culturel, il est peu probable qu’il utilisera régulièrement ce service.

La nouveauté peu recommandable
Pour Netflix, présent dans 190 pays avec plus de 75 millions d‘utilisateurs, l’objectif est de présenter le catalogue le plus important possible puis de le réduire à 50 titres à partir desquels il sera procédé à une sélection efficace. Son algorithme – qui est dorénavant mondial et non plus adapté à chaque pays – utilise les données relatives à son abonné, lesquelles sont comparées avec les données des autres abonnés. Les données analysées sont le profil de l’abonné (ses notations et ses recherches) mais aussi les données passives de connexion (combien de personne ont regardé telle série, à quel rythme, sur combien d’épisodes pour chaque programme, combien l’ont regardée en entier, avec ou sans pause, à quelle heure, etc.).
Pour Spotify, la recommandation utilise trois types d’éléments : l’environnement de l’utilisateur, les comportements de l’utilisateur et des autres abonnés, ainsi que la compréhension des sentiments de l’utilisateur. En partant du postulat que les plateformes en cause sont neutres et qu’elles ne détournent pas les algorithmes prédictifs pour proposer leurs produits, le premier effet pervers est structurel (c’est le
« départ à froid »). Si la recommandation suppose la popularité, une oeuvre nouvelle n’aura pas d’évaluation et ne sera donc pas recommandée. De plus, l’algorithme est
de nature à ghettoïser, à communautariser les individus et à les renforcer dans leurs propres visions des choses. L’algorithme de Netflix utilise une classification du catalogue en plus de 76.000 catégories. Elle tient compte notamment de la couleur de peau ou de l’orientation sexuelle de l’abonné. Cela le conforte dans son monde, ce qui a souvent pour conséquence d’exclure le monde de l’Autre.

Le renforcement de ses propres goûts se fait au détriment de la découverte. Il crée chez l’individu un avatar statique qui annihile sa singularité (7). Il réduit aussi les occasions de confrontation à l’Autre, qui n’est pas toujours celui que l’on veut voir. L’algorithme ne fait que réduire l’horizon culturel de l’abonné et peut le confiner dans une tour d’ivoire virtuelle.
En conséquence, limiter sa consommation culturelle aux suggestions d’un algorithme cantonnera l’abonné aux mêmes styles, qu’il a certes appréciés dans le passé mais qui l’empêchera de découvrir d’autres produits en dehors de ceux qu’il a déjà consommés. En d’autres termes, et sous l’angle culinaire, si un algorithme analyse vos antécédents d’achats de nourriture et note que vous achetez souvent des pommes de terre, il vous proposera de la purée, des chips, des frites, etc. La suggestion sera cohérente par rapport à ce que vous aimez mais ce manque de diversité ne sera pas forcement du meilleur effet sur votre santé !
En conclusion : l’algorithme prédictif est un outil indispensable. Cependant, en fonction de sa programmation, il peut tout à la fois « favoriser la découverte et la diversité qu’enfermer les individus dans des goûts stéréotypés ou des horizon très limités » (8). Si l’algorithme devient indispensable, et que son efficacité suppose une coopération pleine et entière de l’abonné, encore faut-il que l’algorithme soit transparent et que la relation avec l’abonné soit basée sur la loyauté, la confiance et l’éthique. Cette relation est à construire. En 2014, le Conseil d’Etat invitait déjà à « définir un droit des algorithmes prédictifs » (9).
Dans tous les cas, il ne faut pas que les algorithmes prédictifs culturels nous dispensent de faire l’effort d’aller vers l’inconnu et, par là même, qu’ils nous privent de la joie de nous laisser séduire ou surprendre. L’écrivain André Dhôtel nous a appris que ce qui distingue l’homme des robots, « ce serait que les robots ne se promènent jamais » (10). La culture est un domaine qui permet, plus qu’aucun autre, de faire des promenades. Ne nous en privons pas volontairement. On doit aussi se demander si le risque, pour
la culture ne se situe pas autre part. Elle joue un rôle fondamental, tant au niveau individuel que collectif, qui justifie des dérogations au fonctionnement des règles naturelles du marché (notamment par des quotas de production ou de diffusion de 60 % d’œuvres européennes dont 40 % françaises) pour assurer une diversité culturelle.

Des quotas dans les algorithmes ?
Dans ces conditions, les ASNS ne devraient-elles pas s’engager volontairement à soutenir cette diversité culturelle en intégrant dans leurs algorithmes les quotas imposés pour protéger la création européenne et française et, ainsi, éviter ou retarder une américanisation de la culture ou sa globalisation/mondialisation/uniformisation ? @

* Auteur du livre « Numérique :
de la révolution au nauvrage ? » , paru chez Fauves Editions

Jean-Michel Jarre et les GAFA : « Nous sommes des actionnaires virtuels de ces entreprises ! »

Réélu le 3 juin pour un second mandat à la présidence de la Cisac, regroupant 230 sociétés de gestion de droits d’auteur dans le monde, le musicien Jean-Michel Jarre appelle les GAFA a partager leur profit avec les créateurs et veut
une Convention de l’Unesco étendue à la protection des œuvres en ligne.

« Beaucoup d’artistes s’insurgent contre YouTube et les plateformes UGC (User Generated Content) qui génèrent non seulement des contenus mais aussi des profits, lesquels devraient être partagés avec les créateurs. En fait, nous sommes des actionnaires virtuels de ces entreprises ! Il y a un transfert de valeur entre ceux qui créent et ceux qui diffusent cette création », a lancé le 3 juin le compositeur et pionnier de la musique électronique Jean-Michel Jarre (photo).

Partage des contenus et… des revenus
C’était lors de l’assemblée générale de la Confédération internationale des droits d’auteurs et compositeurs (Cisac), dont il est président depuis 2013. Réélu ce jour-là pour un second mandat de trois ans, il a tenu à « rappeler à tous – des acteurs de l’audiovisuel traditionnel aux services numériques – que le partage ne porte pas seulement sur les contenus, mais que cela concerne aussi les revenus : partager les revenus avec les créateurs ». Il constate que les plateformes qui partagent la culture génèrent « des revenus substantiels », tandis que les consommateurs n’achètent plus de CD. Or, selon lui, les royalties provenant du streaming sont loin d’être suffisants pour rémunérer les musiciens : « Par exemple : 1 million de streams d’une chanson sur Pandora rapporte seulement 90 dollars à son auteur… ». Selon nos calculs, les droits d’auteur perçus par la Cisac dans le monde en 2015 devraient avoir franchi la barre
des 8 milliards d’euros – dont environ 650 millions d’euros de recettes provenant du numérique (1).
Jean-Michel Jarre s’est cependant défendu d’être en guerre contre les GAFA qu’il appelle à respecter les droits fondamentaux des droits des auteurs. Sinon, estime-t-il, cela écornera aussi leur image. « Je suis heureux de pouvoir contribuer à essayer… non pas de se battre contre les géants de l’Internet qui finalement ne sont pas nos ennemis… Ceux qui ont créé ces grandes idées sur Internet étaient des ados il y a
une quinzaine d’années ; ils ont fait des choses extraordinaires : ce sont des créateurs eux-mêmes. Ils ont inventé des choses qui sont devenus des monstres et ils ont été dépassés par ce qu’ils ont créé ». Et le président de la Cisac de poursuivre, à la fois confiant et inquiet : « Aujourd’hui, il faut que l’on invente avec eux un modèle économique qui soit bien pour les créateurs : ils ont besoins de nous comme on
a besoin d’eux. Je pense que cela va arriver ; je ne suis pas si pessimiste que cela :
ça va prendre du temps. (…) Nous sommes impatients ; nous aimerions que cela aille plus vite. On va donc se débrouiller pour faire avancer les choses au cours des trois prochaines années [de son nouveau mandat de président de la Cisac, ndlr] ». L’un des principaux leviers va être la Convention de l’Unesco sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. Signée à Paris il y a un peu plus de dix ans, en octobre 2005, elle fait actuellement l’objet d’une renégociation pour la compléter d’une « directive opérationnelle transversale » sur le numérique. La France essaie d’être moteur dans cette démarche, comme l’illustre la proposition qu’elle a élaborée à l’automne dernier avec le Canada, rejoints par la Belgique (2). L’un de ses trois axes prône des politiques publiques « adaptées à l’écosystème numérique » : financement de la création, accessibilité des contenus culturels, répartition équitable de la valeur ajoutée, protection des droits des créateurs, promotion des offres légales, ou encore meilleures indexation et reconnaissance des contenus (3). Reçue à Matignon le 1er juin dernier par le Premier ministre Manuel Valls, une délégation de la Cisac conduite par Jean-Michel Jarre a eu l’assurance que « la France prendrait les initiatives qui s’imposent » – en particulier sur la question du transfert de valeur sur Internet et la promotion de « solutions mondiales essentielles à la juste rémunération des artistes comme la copie privée et le droit de suite ». Alors que la Cisac fête ses 90 ans, Manuel Valls a mis du baume au cœur des ayants droit : « Le combat en faveur des droits d’auteur est essentiel pour protéger la création. (…) La France, qui a été pionnière dans la construction du droit d’auteur, restera à l’avant-garde de sa modernisation ». Le président de la Cisac ne dit pas autre chose lors de l’AG du 3 juin : « Face à Internet, les droits d’auteur devront s’ajuster et s’adapter à ces changements sismiques. La gestion collective continuera d’être le fondement pour les créateurs. Oui, nous allons devoir nous adapter ».

Copie privée « technologiquement neutre » ?
Quant à Eric Baptiste, président du conseil d’administration de la Cisac, il a insisté sur le système de rémunération de la copie privée « qui doit être rendue technologiquement neutre partout dans le monde ». Et de lancer : « Il est important aujourd’hui de corriger le transfert de valeur qui avantage outrageusement certains grands acteurs de l’univers numérique ». @

Charles de Laubier

Yves Gassot, Idate : « Face aux acteurs du Net, les opérateurs télécoms ne vont pas disparaître »

Alors que l’Idate – institut d’études sur les télécoms, l’Internet et l’audiovisuel – publie le 14 juin son DigiWorld Yearbook 2016, son directeur général Yves Gassot répond aux questions de Edition Multimédi@ sur les défis que doivent plus que jamais relever les opérateurs télécoms face aux acteurs du numérique.

Propos recueillis par Charles de Laubier

Edition Multimédi@ : Le marché mondial du numérique devrait, selon l’Idate, franchir les 4.000 milliards d’euros l’an prochain. Vos prévisions antérieures ne le prévoyaient-elles pas dès cette année ? En outre, pourquoi la valeur des TIC (1) a tendance à croître moins vite que le PIB ?
Yves Gassot :
En fait, nous révisons nos chiffres tous les ans avec deux types d’ajustement que sont la prise en compte des taux de change et la rectification des taux de croissance constatés au regard de nos anticipations. Par exemple, la chute de la croissance des revenus mobiles aux Etats-Unis a été plus prononcée qu’on ne l’avait anticipée. Par ailleurs, la croissance moins rapide en valeur des secteurs TIC au regard de celle du PIB est effectivement contre-intuitive. Pourtant la croissance de certains secteurs du numérique – les services Internet – est très rapide. Des économistes montrent que c’est dans les secteurs des TIC que les gains de productivité sont les
plus importants. Cela a pour conséquence de faire baisser les prix unitaires. En principe, cette baisse des prix s’accompagne d’un effet positif sur les volumes. Ce que l’on peut observer sur un marché comme celui des smartphones qui peut ainsi s’élargir aujourd’hui aux consommateurs des économies émergentes. Mais on peut aussi avoir des phénomènes de déflation liés à l’intensité de la concurrence, comme on l’observe en Europe dans les services télécoms. Enfin, il est probable que les cadres statistiques ont du mal à suivre la déformation des frontières des secteurs sous l’effet de la transformation numérique.
Reste une question fondamentale : pourquoi les gains de productivité dans nos économies, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe, ont nettement décru depuis 2006, donc avant la crise des subprimes, comme si l’économie avait absorbé dans la décennie précédente les bénéfices de l’Internet ? Sans parler de la fin du cycle de transformation du numérique, il est possible qu’il y ait un palier en attendant que le puzzle de l’Internet des objets (IoT), du Big Data et de l’intelligence artificielle se mette en ordre.

Pourquoi l’opérateur télécoms SFR fait de la presse un produit d’appel comme la télé et la vidéo

Augmenter l’ARPU ! Tel est le leitmotiv d’Altice, la maison mère de SFR. Pour que ce revenu moyen par abonné soit plus élevé, l’opérateur télécoms remplit ses tuyaux de contenus. La presse devient un produit d’appel, comme la télé et la vidéo. Mais convergence rime-t-elle avec indépendance ?

« Informée de l’intégration du groupe Altice Media – auquel appartient Libération – dans le groupe SFR, la Société des journalistes et du personnel de Libération (SJPL) fait part de
sa vigilance quant aux conséquences de ce rapprochement »,
a prévenu le 26 avril dernier l’organisation de salariés du journal Libération, lequel avait été racheté par le milliardaire Patrick Drahi (photo de gauche) à l’été 2014.

La presse soluble dans la convergence
« Dans les prochains jours, la version numérique de Libération deviendra accessible aux abonnés SFR. Conscients de l’opportunité de diffusion que peut représenter une telle nouveauté, la SJPL tient néanmoins à rappeler l’impératif de totale d’indépendance de la rédaction inscrit dans le pacte signé en 2015 par les actionnaires et la direction
du journal. A l’intégration renforcée entre diffuseur et diffusé, doivent répondre des garanties d’indépendance très strictes », préviennent- elle, tout en craignant que ce nouvel écosystème qu’induit la convergence numérique soit un risque pour le quotidien – « celui de devenir dépendant d’un diffuseur numérique, d’autant plus qu’il s’agit de notre actionnaire majoritaire ».
Deux jours après les mises en garde de la SJPL, c’est au tour du Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (Spiil) de dénoncer cette fois les multiples conflits d’intérêts de la filialisation d’Altice Media Group (Libération, L’Express, L’Expansion, L’Etudiant, Stratégies, Point de vue, …), au sein de l’opérateur télécoms SFR. « Le projet de SFR soulève des questions déontologiques qui auront des répercussions sur l’ensemble du secteur. L’indépendance des éditeurs de presse à l’égard de tout intérêt extérieur aux médias est la clé du développement pérenne du secteur. (…) La convergence entre les “contenus” et les “contenants” – et la mise sous tutelle des premiers par les seconds – posent des questions sur le maintien d’une concurrence équitable au sein du secteur. (…) La liberté de distribution et l’égalité de traitement des différents titres, qui sont au fondement de la politique publique de régulation et d’appui à la diffusion de la presse écrite, sont menacées par un tel schéma », affirme Jean-Christophe Boulanger, président du Spiil, syndicat créé en 2009 et réunissant aujourd’hui 150 éditeurs indépendants. Pour Laurent Joffrin, directeur de la rédaction de Libération, rien de nouveau sous le soleil médiatique : « Altice Media Group, la société qui détient Libération, elle-même possédée par Patrick Drahi, va devenir la propriété de Numericable-SFR, société détenue par Patrick Drahi. Ce changement se résume ainsi pour Libération à un non-changement », a-t-il estimé dans un éditorial publié le 26 avril. Mais il a quand même tenu à préciser que « les statuts du journal,
et notamment la charte qui garantit son indépendance rédactionnelle, continuent de s’appliquer selon des modalités strictement identiques à ce qu’elles étaient depuis toujours, avec, en bout de chaîne, le même actionnaire de référence ». Et de justifier l’opération de fusion-absorption du contenu par le contenant en expliquant qu’« il s’agit en fait, non de modifier la gouvernance de Libération, mais de rapprocher, dans l’intérêt commun, un journal et un opérateur télécoms capable de lui offrir des possibilités nouvelles de diffusion ».
Même assurance du côté d’Alain Weill, PDG fondateur de NextRadioTV devenu le patron des médias et de la publicité du groupe multimédia SFR : « Tous les médias
du groupe resteront indépendants », y compris Libération qui devrait en outre avoir en 2017 sa propre chaîne « Libé Télé ». Le groupe NextRadioTV, qui comprend BFM TV, BFM Business RMC RMC Découverte (1), est détenu à hauteur de 49 % de son capital par SFR Médias depuis décembre 2015.

SFR veut « révolutionner » la presse
Ces interrogations légitimes, sur les risques que font peser la concentration et la convergence sur les médias en général et sur la presse en particulier, sont exprimées au moment où une proposition de loi vise à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias (2) (*) (**) – dont l’adoption devrait intervenir d’ici l’été prochain (voir encadré page suivante).
Après s’être emparé de Libération en 2014, Patrick Drahi a ensuite racheté en février dernier L’Express et L’Expansion au groupe belge Roularta. Ainsi était né Altice Media Group, qui intégrait par ailleurs la chaîne d’information en continu israélienne i24 News.

Pour Michel Combes (photo de droite), le PDG de SFR, le deuxième opérateur télécoms français doit se diversifier dans les contenus et devenir un kiosque numérique à journaux ouvert à toute la presse. Pour ses 17 millions d’abonnés mobile, l’option est incluse dans le forfait. Pour les non-abonnés au kiosque de journaux en ligne, c’est 19,99 euros par mois. « Notre conviction est que les opérateurs mobile vont devenir
de nouveaux acteurs de la distribution de la presse, mais pour cela, il faut ouvrir les vannes », déclare-t-il dans Challenges daté du 28 avril, quitte à promettre que « SFR Presse va révolutionner l’accès et l’usage de la presse écrite ».

Les journaux payés à l’accès
Les journaux seront payés en fonction des consultations d’articles en ligne, que les cyberlecteurs pourront chercher par mots-clés. Cependant, rien n’empêche que le bouquet « presse » devienne un jour payant comme ce sera le cas à terme pour les bouquets « sport ». « Les médias permettent de rendre attractives les offres des opérateurs télécoms et les aider à fidéliser leurs clients », assure encore Michel Combes.
Mais le modèle de diffusion massive essentiellement financé par la publicité – évoqué dans les rédactions, dont celle de L’Express – peine à convaincre les journalistes qui émettent des doutes sur sa viabilité économique. « Drahi considère l’information comme un gadget, un cadeau Bonux pour les possesseurs de forfait mobile », regrette un journaliste de l’hebdomadaire fondé par Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud, cité dans Marianne du 29 avril.
« SFR Presse » est le nom, qui pré-existait déjà jusqu’en septembre 2014, de ce nouveau kiosque numérique qui va proposer non seulement les dix-sept titres du groupe, mais aussi à terme d’autres journaux et magazines. Depuis près de deux ans, c’était la société LeKiosk qui assurait le service pour l’opérateur télécoms. Désormais, SFR Presse et LeKiosk vont cohabiter ; les cinq crédits par mois permettant d’accéder aux titres du second ne seront plus décomptés s’il s’agit de journaux ou magazines de l’ex-Altice Media Group. « En tant que client Extra SFR [l’option doit être activée, ndlr], vous avez accès en illimité en l’ensemble des titres de l’offre SFR Presse », précise LeKiosk.com. La presse devient un produit d’appel pour les télécoms, comme la vidéo
à la demande (VOD) et la télévision étendue au rattrapage (TVR), SFR ayant comme objectif de reconquérir des clients après en avoir perdu près de 1 million dans le mobile en 2015 et d’augmenter l’ARPU (3) stabilisé à seulement 21,8 euros par mois. Dans le fixe, la base d’abonnés est aussi en baisse à 6,3 millions pour un ARPU en recul à 33,9 euros par mois. Le paradoxe de cette convergence est que la presse en perte de vitesse devient un « cadeau Bonux » dans la grande « lessive » SFR, elle même en perte de vitesse depuis son rachat par Numericable en 2014 via la holding Altice de Patrick Drahi…
Il s’agit aussi de faire converger les données des activités télécoms, web médias et applications mobiles dans un Big Data, afin de mieux les monétiser par la publicité en ligne et ciblée. Cela relèvera de la responsabilité d’Alain Weill en concertation avec Michel Paulin, lequel dirige l’activité télécoms depuis le 9 mai dernier. Dans les contenus proposés par l’opérateur télécoms, SFR Presse côtoiera SFR News offrant les quatre chaînes existantes (BFM TV, BFM Business, i24news et RMC Découverte), auxquelles s’ajouteront les chaînes BFM Sport et BFM Paris (respectivement en juin et en octobre), ainsi que SFR Sport constitué de cinq chaînes consacrées aux sports, et SFR Play intégrant le service de SVOD Zive. Jean-Marie Messier en avait rêvé (4) ; Patrick Drahi veut le faire ! @

Charles de Laubier

ZOOM

Loi sur l’indépendance des médias : impasse sur la concentration
La proposition de loi visant à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias (5), qui revient au Sénat les 25 et 26 mai, pourrait être adoptée d’ici l’été prochain. Initiée par les députés socialistes Bruno Le Roux et Patrick Bloche en février dernier, ce texte a déjà été adopté en première lecture par l’Assemblée nationale le 8 mars.
A ceux qui lui reprochent de ne pas aller assez loi contre la concentration dans les médias en France, Patrick Bloche, rapporteur de cette proposition de loi, a déclaré le
14 avril dernier sur LePoint.fr : « Pour qu’il y ait pluralisme, il faut des investisseurs. Par exemple, Patrick Drahi, après son accord avec Alain Weill, possède un peu de tout : presse écrite (L’Express, Libération…), télévision (BFM TV, RMC Découverte), radio (RMC, BFM Business) et aussi télécoms avec SFR-Numericable. On ne va pas faire de comptes d’épiciers. On ne va pas lui dire “Vous ne pouvez pas posséder plus de tant de quotidiens ou chaînes de télévision” ». CQFD. @

Le Médiateur du livre est contraint d’adapter les lois sur le prix du livre aux usages numériques

Créé il y a plus de trois ans, le « Médiateur du livre » a livré le 1er avril son premier rapport d’activité. Sa présidente Laurence Engel, qui n’ira pas au bout
de son mandat fixé à septembre 2017 (car nommée à la tête de la BnF), quitte
une autorité en plein brainstorming.

La loi n°81-766 du 10 août 1981, dite loi « Lang » sur le prix
du livre, la loi n°2011-590 du 26 mai 2011 sur le prix du livre numérique, la loi n°2014-344 du 17 mars 2014 sur la consommation qui a modifié les deux lois précédentes…
Tel est l’arsenal législatif français du prix du livre. Ces lois,
dont le fondement remonte à il y a 35 ans, sont obsolètes !

Du soft law pour colmater les lois
Les développements des nouveaux usages numériques, que cela soit les offres d’abonnement, les ventes en ligne ou encore le marché de l’occasion, bousculent le droit régissant toute une filière du livre qui ne s’y attendait pas vraiment. A la demande express des maisons d’édition et des libraires, l’autorité administrative indépendante
« Médiateur du livre » a été instituée il y a maintenant trois ans pour préserver les acquis de l’ancien monde. Mais la pression du numérique est tellement forte que cette AAI (1) s’est aussitôt muée en une sorte de « législateur indépendant » contraint de fixer de nouvelle règles pour endiguer le tsunami numérique. « C’est ainsi un nouveau vademecum des lois sur le prix du livre qui se construit, en concertation avec les acteurs de la filière », peut-on lire dans le premier rapport (2) élaboré par Laurence Engel (photo), juste avant de troquer sa casquette de Médiatrice du livre par celle de présidente de la Bibliothèque nationale de France (BnF). Le Médiateur du livre doit non seulement faire des rappels aux lois sur le prix unique du livre imprimé ou numérique (sa vocation première), mais il se retrouve aussi à édicter de nouvelles règles que ces lois n’avaient pas prévues. A défaut de légiférer à nouveau, au risque d’être aussitôt dépassé une nouvelle fois par les pratiques en ligne, le parti pris a été de prolonger le droit par de nouvelles mesures adoptées avec la profession du livre pour ne pas rester dans le statu quo. « Le débat engagé autour de l’émergence de formules d’abonnement dans le secteur du livre a ainsi abouti au rappel des principes posés par la loi mais aussi à leur (ré)incarnation dans les pratiques actuelles. Régulation ne signifie donc pas sclérose, mais elle protège de la brutalité des évolutions qui, sans elle, accentuent le risque de destruction de valeur », est-il expliqué. Ainsi, cette AAI en appelle à la soft law qui permettrait de réguler ou de laisser s’autoréguler un secteur en édictant de nouvelles règles sans avoir à légiférer à nouveau en fonction des évolutions technologiques. « Sans doute cette fonction [de médiateur] est-elle née justement à
ce moment de l’histoire des lois sur le prix du livre où le besoin de régulation appelait
à en assurer la continuation par d’autres moyens : non pas une refonte du droit dur, susceptible de se briser au contact de pratiques en constante mutation, mais un mode d’intervention souple », justifie-t-on. Mais ce « droit souple », dont la notion est apparue dans le droit international à partir des années 1930, est justement constitué de règles non obligatoires, non contraignantes, ce qui n’est pas sans créer de l’insécurité juridique comme l’avait relevé le Conseil d’Etat en 2006. Il faut aussi boucher les vides juridiques. « Le ministère de la Culture et de la Communication prévoit de procéder à l’actualisation de “Prix du livre, mode d’emploi”, un vade-mecum relatif à l’application
de la législation sur le prix. Il serait opportun d’intégrer à ce document les recommandations émises dans le cadre de l’activité de médiation », préconise le Médiateur du livre. Reste que le numérique aura toujours un temps d’avance sur le législateur.
A peine les plateformes numérique d’abonnement à des catalogues de livres sont-elles rentrées dans le rang (3) – à savoir que les maisons d’édition fixent elles-mêmes, comme le prévoit la loi, le prix des livres numériques sur Kindle Unlimited d’Amazon, Youboox, Youscribe, Iznéo de Media Participations, Cyberlibris ou encore StoryPlayR – que se profilent déjà d’autres colmatages à faire. D’autant que le Médiateur du livre est aussitôt saisi par le Syndicat national de l’édition (SNE), le Syndicat de la librairie française (SLF) et/ou le Syndicat des distributeurs de loisirs culturels (SDLC) dès que
la filière du livre croit déceler une infraction. Il en irait ainsi du marché de l’occasion du livre qui se développe grâce au numérique.

Marketplace et marché d’occasion
« Des risques de confusion, voire de contournement de la loi, exist[er]aient, tenant à la promiscuité entre un marché du livre neuf soumis au régime de prix fixe et un marché du livre d’occasion dont les prix sont libres ». Il en irait aussi des plateformes en ligne dites « marketplace » de mise en relation entre acheteurs et vendeurs : Amazon, Chapitre.com, GibertJoseph, La Fnac, Leslibraires.fr, PriceMinister, etc. Après concertation avec ces acteurs, une charte de bonnes conduites devrait être trouvée. @

Charles de Laubier