Les écosystèmes play-to-earn séduisent le jeu vidéo, où éditeurs et joueurs sont gagnants

P2E : trois lettres qui pourraient rapporter gros aux joueurs assidus. Perdre son temps à jouer en ligne ou gagner des revenus en jouant ? L’ère du play-to-earn a vraiment commencé en 2021 et se confirme cette année. Les « récompenses » sont payées en jetons non fongibles (NFT) ou en cryptomonnaies.

Grâce à la technologie chaîne de blocs, ou blockchain, l’industrie du jeu vidéo est en train d’étendre son domaine de la lutte aux play-to-earn (P2E) voire au create-to-earn (C2E) : jouer et créer pour gagner des récompenses ou des rémunérations. L’appât du gain aidant, de nombreux éditeurs – historiques comme le français Ubisoft ou start-up comme la vietnamienne Axie Infinity et la française The Sandbox financées par des levées de fonds – ont entrepris de surfer sur cette tendance aux promesses lucratives. Mais il reste à en démocratiser l’usage.

Blockchain Gaming, NFT et… hacking
Ubisoft a lancé en décembre 2021 la plateforme Quartz (1) en version bêta. « C’est l’endroit où vous pouvez acquérir des Digits, les premiers NFT d’Ubisoft, jouables dans un jeu HD stockés sur la chaîne de blocs Tezos », explique le groupe fondé par les frères Guillemots (2). Les jetons non fongibles Digits offrent plus de contrôle au joueur : « Alors qu’ils sont d’abord et avant tout des objets jouables, les Digits vous permettent de mettre vos objets en vente auprès d’autres joueurs éligibles, quand vous voulez et au prix que vous définissez. De même, vous pouvez acheter de nouveaux articles directement auprès d’autres joueurs. Toutes ces transactions auront lieu sur les marchés tiers autorisés, Rarible.com ou Objkt.com, pas sur Ubisoft Quartz ». Les premiers Digits sont jouables sur la version PC de « Tom Clancy’s Ghost Recon Breakpoint », un jeu vidéo à gros budget de tir tactique en ligne sorti en 2019 et disponible sur la plateforme de distribution Ubisoft Connect.
Les Digits proposés sont en nombre limité, chacun numéroté, et peuvent représenter un objet de collection unique et jouable dits « cosmétiques » dans le jeu. Ceux-ci peuvent aller des véhicules in-game aux armes sous la forme de pièces d’équipement (une arme, un vêtement, un casque, …). Les objets en jeu ne sont plus censés rester dans l’inventaire du joueur. Ubisoft entend ainsi « récompenser les joueurs les plus loyaux » plutôt que « des spéculateurs » (dixit Nicolas Pouard, en charge de l’innovation chez Ubisoft). C’est en tout cas la première major du jeu vidéo à se lancer, avec Quartz, dans le Blockchain Gaming (3) et le play-to-earn. Et ce, malgré l’accueil plutôt frais réservé par des gamers et certains développeurs à l’annonce de Quartz l’an dernier. Par ailleurs, le groupe Ubisoft dirigé par Yves Guillemot (photo de gauche) a notamment investi dans la start-up vietnamienne Sky Mavis qui a développé en 2018 Axie Infinity, un jeu P2E basé sur la blockchain Ethereum et précurseur des jeux à NFT. Lors d’un premier tour de table, elle avait levé près de 150 millions de dollars avec l’aide de Marc Andreessen (4) et Ben Horowitz via leur fonds Andreessen Horowitz, alias A16z (5). Ce qui a valorisé Sky Mavis 3 milliards de dollars. Axie Infinity est un jeu de combat où les joueurs collectionnent des créatures certifiées par NFT et appelées Axies qu’ils élèvent (ces petits monstres se reproduisent) et combattent, ou revendent (en spéculant sur les plus rares), pour obtenir des récompenses en mode play-to-earn sous forme de cryptomonnaie. Les joueurs peuvent aussi acquérir des terrains virtuels. Dans l’univers effervescent du Blockchain Gaming, ce jeu est considéré comme le plus important projet. A février 2022, d’après Forkast, Axie Infinity – qui revendique quelque 2,8 millions de joueurs actifs chaque jour en moyenne – a franchi la barre des 4 milliards de dollars de ventes dans son écosystème (6). Le bien le plus cher s’est vendu 820.000 dollars (7).
« Axie est un jeu animalier numérique axé sur la communauté qui remplace le modèle de jeu traditionnel violent, et permet aux joueurs de gagner de l’argent tout en luttant, en élevant et en construisant un royaume avec leurs amis. Axie est inspiré par des jeux classiques comme Pokémon, Neopets ou Tamagotchi. », décrit Trung Nguyen (photo de droite), le cofondateur et directeur général d’Axie Infinity (le studio Sky Mavis ayant été, lui, cofondé par Aleksander Leonard Larsen, Jeffrey Zirlin). Mais, fin mars, ce crypto-jeu de combats virtuels a été victime d’un cyber piratage bien réel des détenteurs du wallet Ronin, dont le butin des hackers s’élève à 620 millions de dollars (8). Comme pour regagner la confiance des gamers, l’éditeur a lancé début avril un jeu free-to-play appelé « Origin » (9).

Les « toqués » du token
Sur le P2E, un NFT Axie peut être utilisé pour générer un maximum de 10.000 dollars de revenus. Au delà, il faut la signature d’un accord de licence officiel. Les revenus peuvent provenir soit de « fan-art », c’est-à-dire une œuvre (tokenisée ou physique), réalisée par un fan et s’inspirant d’un ou de plusieurs personnages, d’une scène ou de l’univers numérique lui-même, soit de marchandises (t-shirts, sweats/hoodies, tasses, etc.). Avec son écosystème playto- earn, ou play & earn, Axie se définit comme un nouveau type de jeu « partiellement possédé et exploité par ses joueurs ». Les gamers peuvent gagnez des jetons AXS – Axie Infinity Shards – en jouant, et les utiliser pour décider de l’avenir du jeu. Ces tokens sont le ciment de toute la communauté Axie. « Les détenteurs d’AXS pourront réclamer des récompenses s’ils mettent en jeu leurs jetons, jouer et participer à des votes-clés sur la gouvernance du jeu », est-il expliqué dans les règles du jeu. Les AXS sont disponibles sur les plateformes d’échange décentralisé de cryptomonnaies Binance ou Uniswap.

Un « bac-à-sable » lucratif
Les métavers, eux aussi, tendent à intégrer dans leurs univers virtuels immersibles un écosystème P2E voire create-to-earn (C2E). C’est le cas de l’écosystème The Sandbox, qui, comme son nom le suggère, est un jeu vidéo de type « bac-à-sable » s’appuyant sur la blockchain Ethereum pour les transactions de bien virtuels ou les récompenses. Ce métavers fut développé au départ – il y a dix ans – par la société française Pixowl et édité par Bulkypix. Ce jeu, créé d’abord pour mobile, fut revendu en 2018 à la société hongkongaise Animoca Brands, mais les deux fondateurs français – Arthur Madrid et Sébastien Borget – restent respectivement directeur général et directeur des opérations. Ce dernier est président de la Blockchain Game Alliance (BGA). Sur son smartphone ou son ordinateur (PC ou Mac), le joueur peut créer sur The Sandbox son propre univers à travers l’exploration de ressources (eau, sol, foudre, lave, sable, …), d’humains et d’engins, le tout dans un univers 3D aux graphismes similaires à ceux de Minecraft ou de Roblox. Il peut aussi enregistrer les mondes qu’il a créés et éventuellement les télécharger dans une galerie publique. The Sandbox, dont la version « Alpha Saison 2 » vient d’être lancée (10), peut récompenser jusqu’à 1.000 dollars en jetons « Sand », propre à ce jeu décentralisé, avec le nouveau pass. C’est au cours de l’année 2024 que la totalité des tokens « Sand », à savoir 3 milliards, seront en circulation dans ce métavers, contre un peu plus de 1 milliard en mars 2022 – où l’on compte à ce stade 20.307 propriétaires possédant au total 170.968 jetons (11).
En outre, le 16 mars dernier, la banque internationale HSBC (basée à Hong Kong et à Shanghaï) a annoncé qu’elle ouvrira aux communautés virtuelles du monde entier du métavers The Sandbox de nombreuses possibilités financières et sportives. Par exemple, HSBC va acquérir une parcelle de « Land », un bien immobilier virtuel dans ce métavers, qui sera développé pour interagir et se connecter avec les amateurs de sports, d’esport et de jeux vidéo. HSBC n’est pas le premier partenaire du « bac-à-sable » en 3D puisque de nombreuses autres marques (plus de 200 à ce jour) se sont déjà lancées dans l’aventure tels qu’Ubisoft, Adidas, Warner Music Group, Atari, Gucci ou encore Cryptokitties (12). Le français Ubisoft, encore lui, a annoncé début février qu’il rejoint The Sandbox pour permettre aux joueurs d’intégrer des personnages et des objets de la série de jeux « Les Lapins crétins » (Raving Rabbids en anglais). Outre ce partenariat autour de cette franchise multimédia, Ubisoft aura son propre « Land » comme destination de divertissement proposant des expériences interactives. Les deux fondateurs français de The Sandbox ont conçu ce métavers intégrant P2E et C2E avec l’idée que ce jeu en 3D pourrait être à terme en-tièrement géré par sa communauté en tant qu’organisation autonome décentralisée de type DAO (Decentralized Autonomous Organization).
Selon la Blockchain Game Alliance (BGA), le play-to-earn associé au Blockchain Gaming est une nouvelle étape majeure pour l’industrie des jeux vidéo. Les consommateurs auront plus de contrôle sur les jeux et en récolteront les bénéfices. Cette tendance va créer de nouvelles opportunités de chiffre d’affaires, dont profiteront aussi les joueurs. «68% de nos membres affirment que le play-to-earn a été le principal moteur de la croissance de l’industrie », indique la BGA dans son rapport 2021 (13). En Asie, notamment, les thèmes de metaverse et de play-to-earn sont les plus discutés en ligne (réseaux sociaux et moteurs de recherche) ainsi que dans les médias. « Avec le play-to-earn permettant de gagner la propriété d’objets ou d’actifs, les joueurs deviendront une partie intégrante du système plutôt que des consommateurs passifs. Les jeux de blockchain seront l’outil le plus puissant pour amener les crypto-curieux au Web3 et convertir l’intérêt en participation », assure Supreet Raju, cofondateur de OneRare, un jeu de « métavers alimentaire » (14), cité par la BGA. Le P2E et le C2E, boostés à la blockchain et au métavers, pourraient donc « disrupter » l’industrie du jeu vidéo en redonnant la main aux joueurs et en les rémunérant pour leur activité dans le jeu.

De la consécration du farming
Le play-to-earn ou le create-to-earn tirent leur origine de la pratique du farming, laquelle consiste dans un jeu vidéo en ligne – notamment ceux dits massivement multi-joueurs ou MMORPG (15) comme l’historique « World of Warcraft » – à passer du temps à jouer et à rejouter pour accumuler des gains, de l’argent, des objets, ou de l’agilité en s’entraînant sans cesse et en améliorant sa performance afin de monter en niveau et de s’enrichir. Avec la multiplication des P2E, dont on peut citer aussi Polychain Monsters, Alien Worlds, Mobox, Bomb Crypto, Mist, Illivium, Sorare ou encore Neoland (sur la blockchain Solana), les opportunités sont nombreuses (16) mais… « le temps c’est de l’argent » est limité. @

Charles de Laubier

Yves Guillemot n’exclut pas de vendre (cher) Ubisoft

En fait. Le 17 février, le PDG d’Ubisoft, Yves Guillemot a indiqué que « s’il y avait une offre d’achat [sur son groupe], le conseil d’administration l’examinerait bien sûr dans l’intérêt de tous les parties prenantes ». Cinq ans après avoir mis en échec Vincent Bolloré (Vivendi) qui voulait s’en emparer, Ubisoft n’exclut pas d’être racheté.

En clair. Le français Ubisoft Entertainment, l’une des premières majors mondiales du jeu vidéo, n’est pas à vendre mais ne s’opposerait pas à être cédé au prix fort. C’est ce qu’a laissé entendre le PDG cofondateur du groupe, Yves Guillemot, lors d’une conférence téléphonique avec des analyses le 17 février dernier. « Nous avons toujours pris des décisions dans l’intérêt de nos parties prenantes, qui sont nos employés, nos joueurs et nos actionnaires. Ubisoft peut rester indépendant : nous avons le talent, l’échelle financière et un large portefeuille de propriétés intellectuelles originales. Cela dit, s’il y avait une offre d’achat, le conseil d’administration l’examinerait bien sûr dans l’intérêt de tous les intervenants », a-t-il dit. Peu après, le directeur financier du groupe, Frédérick Duguet, a tenu à préciser : « Nous ne spéculerons pas sur les raisons pour lesquelles les gens n’ont fait aucune offre ». Et Yves Guillemot d’ajouter aussitôt : « Ou si une offre a été faite ». La direction du groupe familial – fondé il y a plus de 35 ans par les frères Guillemot – se refuse donc à en dire plus sur l’intérêt potentiel d’un candidat, ou plusieurs, au rachat d’Ubisoft, mais elle n’en fait pas non plus un sujet tabou. D’autant que des rafales de consolidations soufflent depuis le début de l’année sur le marché mondial des éditeurs de jeux vidéo : Microsoft s’est emparé d’Activision Blizzard pour près de 70 milliards de dollars ; Take-Two interactive a jeté son dévolu sur Zynga pour 11 milliards de dollars ; Sony a racheté Bungie pour 3,6 milliards de dollars Ce n’est pas la première qu’Ubisoft suscite l’intérêt d’acheteurs potentiels : à partir de 2015, Vivendi – qui s’était délesté d’Activision Blizzard deux ans plus tôt (1) – a cherché à lancer une OPA hostile sur l’éditeur de « Assassin’s Creed », « Rayman », « Les Lapins Crétins » ou encore « Just Dance », ainsi que sur l’autre éditeur vidéoludique de la famille, Gameloft (2).
Mais les frères Guillemot ont tenu tête à Vincent Bolloré – Breton comme eux (3). Si Vivendi a réussi son OPA sur Gameloft en 2016, il a dû renoncer en 2017 pour Ubisoft (4). Avec les perspectives alléchantes des métavers et des NFT dans le jeu vidéo (play-to-earn), des acheteurs potentiels tels que Netflix, Amazon, Tencent, Byte Dance (TikTok) ou encore Sony sont en embuscade pour faire des offres. A moins que Microsoft ne remette au pot. @

Questions autour des plateformes d’intermédiation des « NFT », tickets d’entrée de l’économie 3.0

Après l’« ubérisation » de l’économie, voici la « tokenisation » des marchés, où les jetons nonfongibles – dits NFT – vont devenir monnaie courante : art, jeux vidéo, musique, livre, cinéma, … Mais cette « monétisation 3.0 » via des plateformes d’intermédiation soulève bien des questions.

Par Sandra Tubert et Laura Ziegler, avocates associées, Algo Avocats

Depuis plusieurs mois maintenant, les applications pratiques des « NFT » (Non- Fungible Tokens) se multiplient et différentes typologies d’acteurs s’y intéressent : des éditeurs de jeux vidéo aux plateformes d’échange de crypto-art, en passant par les marques de luxe, les start-up proposant de monétiser des données (1) ou de créer de la valeur autour de leurs services. Cela se propage aussi aux autres industries culturelles souhaitant utiliser ces jetons non-fongibles, donc non-interchangeables et authentifiés sur une chaîne de blocs (blockchain), pour monétiser leurs œuvres (musiques, films, livres, etc.).

Tokenisation : vers l’économie Web 3.0
Employés pour une multitude d’usages et à même de « disrupter » de nombreux marchés, notamment en raison de leur nature spéculative (inhérente aux opérations de revente successives qu’ils facilitent), ces NFT suscitent à ce jour un engouement tout particulier dans le domaine de l’art, et plus largement des objets de collection, des jeux vidéo ou du sport. Ce recours grandissant à la blockchain pour gérer des actifs numériques en leur associant une unité de donnée non modifiable – tendance innovante appelée aussi « tokenisation » – participe de l’avis de certains à l’essor d’une nouvelle « économie numérique » apportant son lot de nouvelles opportunités et, inévitablement, de questionnements.
En France, selon le code monétaire et financier (CMF), un « token » (jeton) est un bien incorporel représentant sous forme numérique un ou plusieurs droits pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés sur une blockchain permettant d’identifier, directement ou indirectement, le propriétaire du bien (2).
Au cœur des dispositifs décentralisés co-existent plusieurs typologies de jetons cryptographiques, qui peuvent donner lieu à de nombreuses applications. Parmi celles-ci, les NFT – concept inventé en septembre 2017 par Dieter Shirley (3) – occupent le devant de la scène depuis plusieurs mois. Ils ont pour particularité, à la différence de la cryptomonnaie (4) comme le bitcoin ou d’autres actifs numériques émis dans le cadre de levées de fonds de type ICO (5), d’être par nature non-fongibles, donc uniques et non interchangeables par un actif du même type. Identifié par le « contrat intelligent » ou smart-contract qui le génère, chaque NFT dispose d’un numéro unique d’identification et ne peut être reproduit. Cette particularité en fait son plus grand atout puisqu’elle permet ainsi d’apporter, en particulier aux biens numériques, la rareté et l’unicité qui leur faisaient défaut. D’un point de vue juridique, la qualification des NFT est débattue. En effet, les définitions d’« actifs numériques » proposées en France par le CMF (6) – renvoyant, pour l’une, à la définition de « jetons » précitée (mise en place dans le cadre de la réglementation des ICO), et, pour l’autre, à la définition des cryptomonnaies (7) – ne sont pas totalement satisfaisantes en ce qu’elles ne sont pas adaptées au caractère non fongible du NFT. Il sera donc plus prudent de rechercher la qualification juridique des NFT en fonction des actifs qu’ils représentent et des droits qu’ils confèrent (8).
Le domaine de l’art reste l’un des principaux terrains de jeux des NFT (9), en témoignent notamment la vente record de l’œuvre numérique « Everydays: the First 5 000 Days » du crypto-artiste Beeple pour 69,3 millions de dollars en mars 2021 (10) et la levée de fond de 300 millions de dollars d’Opensea, l’une des principales plateformes de marché du domaine. Mais l’utilisation de ces NFT soulève des questions, à la fois sur la qualification du NFT lui-même et des droits qu’il confère, ainsi que sur le cadre contractuel offert par les plateformes d’échanges. Lorsqu’il est utilisé dans le domaine de l’art, le NFT ne doit pas être confondu avec l’œuvre numérique à laquelle il est attaché. Il est un actif distinct de l’œuvre elle-même.

NFT acheté et droits sur l’œuvre
D’ailleurs, le NFT en tant que tel ne remplit pas les conditions pour être lui-même une œuvre de l’esprit au sens du code de la propriété intellectuelle (CPI). C’est en réalité un token standard, sous licence open source, qui ne constitue pas une œuvre de l’esprit (11). Ce jeton non fongible permet plutôt d’identifier l’œuvre concernée, d’attester de son intégrité et de son auteur, ainsi que de rattacher l’œuvre unique – identifiée par ce moyen – à ses propriétaires successifs. De sorte que le NFT s’apparente à un titre de propriété et à un certificat d’authenticité. Le NFT ne doit pas non plus être assimilé au support de l’œuvre qu’il désigne. En effet, le droit d’auteur distingue depuis toujours l’œuvre en tant que telle, sur laquelle s’appliquent les droits de propriété intellectuelle (droits patrimoniaux et moraux), et son support matériel, lequel peut être cédé indépendamment des droits de propriété intellectuelle sur l’œuvre. Le NFT ne fait ainsi qu’identifier l’œuvre par des pratiques qui peuvent varier (adresse URL vers sa représentation, simple référence, etc.). En réalité, l’œuvre numérique liée au NFT est la plupart du temps stockée et hébergée sur un serveur distinct en dehors de la blockchain sur laquelle le NFT est créé – à savoir sur un cloud, sur l’espace de stockage d’une galerie virtuelle, etc.

Encadrement possible et nécessaire
Sur les plateformes d’intermédiation, l’acquéreur de NFT achète en réalité un titre de propriété sur une œuvre numérique telle qu’identifiée dans le smart contract attaché au NFT. Il n’acquiert en aucun cas, automatiquement, l’ensemble des droits de propriété intellectuelle attachés à cette œuvre numérique, à l’exception du droit d’en jouir et de l’exposer dans son cercle privé (notion relativement peu adaptée dans le monde numérique dans lequel le NFT a vocation à circuler). En effet, en droit français (12), toute cession de droits de propriété intellectuelle sur une œuvre doit être écrite et respecter les formes exigées par le CPI pour être valable. Or, les plateformes d’échange de NFT, telles qu’Opensea et Rarible par exemple, ne permettent pas techniquement et facilement à ce jour aux créateurs et aux acheteurs de formaliser les conditions d’une telle cession via ces plateformes. L’enjeu en pratique pour les créateurs et les acheteurs de NFT est donc de pouvoir, via ces plateformes d’intermédiation, encadrer contractuellement, et dans les formes exigées par la loi, les autorisations accordées pour l’exploitation des œuvres : supports sur lesquelles elles peuvent être diffusées, reproduction, merchandising, etc. Cela est d’autant plus important que les NFT évoluent par nature dans un environnement numérique complexe (diversité des supports de diffusion, métavers, …) et qu’il sera essentiel dans ce contexte pour les acheteurs de connaître les droits d’exploitation dont ils disposent sur l’œuvre numérique. A défaut, les acheteurs s’exposent à des risques en matière de contrefaçon en faisant une utilisation non autorisée par l’auteur de l’œuvre identifiée par le NFT. Il est donc dans l’intérêt de chacun des acteurs d’encadrer un tel sujet. Cette cession de droits d’auteur qui précisera de manière détaillée les droits consentis à l’acheteur pourrait être matérialisée de différentes manières. On pourrait imaginer que le smart contract à l’origine de la création du NFT programme une transmission de la titularité des droits d’auteur sur l’œuvre accompagnant la création et la transmission du jeton, ce qui sera possible uniquement si le langage de programmation du smart contract le permet. A l’heure actuelle, ce n’est pas le cas de la majorité des plateformes. La mise en place d’un document autonome (rédigé par un avocat), vers lequel le smart contract pourrait renvoyer, serait également une solution. Par ailleurs, il serait envisageable, en pratique, de résumer les droits cédés dans les attributes du NFT, qui sont une sorte d’encart permettant d’intégrer une description succincte du bien et de ses caractéristiques. Dans ce dernier cas, les formes exigées par le CPI ne serait toutefois pas tout à fait respectées, de sorte que cette solution ne sera pas pleinement satisfaisante. Il n’est pas impossible par ailleurs que les plateformes d’intermédiation, à l’image de ce qu’ont pu faire les places de marché (marketplaces), mettent à disposition des créateurs de NFT une section ou un outil sur la plateforme leur permettant de préciser les conditions de cession attachées à leurs NFT.
Les utilisateurs de ces plateformes doivent par ailleurs avoir conscience des risques inhérents à l’utilisation de celles-ci, notamment l’acquisition d’œuvres contrefaisantes. Depuis quelques jours, la plateforme Opensea a mis elle-même en lumière ces problématiques en dévoilant sur Twitter que « plus de 80 % des articles créés avec cet outil [gratuit] étaient des œuvres plagiées, de fausses collections et du spam » (13). Rien d’étonnant puisque, en qualité d’intermédiaires, ces plateformes n’effectuent aucune vérification quant à l’identité à la fois des créateurs de NFT, au fait qu’ils aient ou pas la qualité d’auteur à l’origine de la création de l’œuvre ou de titulaire des droits de propriété intellectuelle sur l’œuvre, ou encore quant à l’authenticité ou la licéité ou non des contenus que les utilisateurs se proposent d’y échanger. D’une manière générale, les plateformes d’échange de NFT, telles que Opensea et Rarible, ne fournissent aucune garantie sur les transactions facilitées par le biais de leurs plateformes. Elles mettent toutefois en place un mécanisme de notification des contenus contrefaisants et illicites conformément aux exigences des lois locales qui leurs sont applicables, à savoir majoritairement à ce jour la loi américaine.

Eviter la « contrefaçon 3.0 »
Conscientes de l’importance d’instaurer une confiance nécessaire pour pérenniser leurs développements et d’éviter une explosion de la « contrefaçon 3.0 », les plateformes d’intermédiation semblent se saisir du sujet mais elles peinent toutefois à trouver des solutions concrètes pour endiguer l’échange d’œuvres contrefaisantes. Par exemple, récemment, Opensea avait annoncé limiter la création de nouveaux jetons à cinq collections NFT et 50 tokens pour chaque utilisateur, afin d’endiguer les dérives, mais la plateforme d’intermédiation a finalement fait machine arrière quelques jours plus tard (14) face au mécontentement de sa communauté. @

Le Blockchain Gaming devient rival du Cloud Gaming

En fait. Le 10 janvier, l’une des majors du jeux vidéo, Take-Two Interactive, a annoncé un accord en vue de racheter l’éditeur de jeux sociaux mobile Zynga pour 12,7 milliards de dollars. Le 21 décembre, ce dernier s’est allié avec Forte pour développer le Blockchain Gaming. Comme du Cloud Gaming, mais décentralisé.

En clair. Si l’on conçoit que le Blockchain Gaming fonctionne sur un réseau de chaîne de blocs (blockchain) décentralisé sur les ordinateurs de ses utilisateurs (gamers), cette nouvelle architecture pourrait à terme faire de l’ombre au Cloud Gaming, qui, lui, tourne sur des centres informatiques (data centers).
C’est un peu le Web 3.0 qui vient marcher sur les plates-bandes du Web 2.0. Quelques jours avant l’annonce de l’accord trouvé avec Take-Two Interactive – éditeur du célèbre GTA (1) – pour être racheté 12,7 milliards de dollars, le « bouledogue » des jeux mobiles et sociaux Zynga (2) avait annoncé une alliance dans le Blockchain Gaming avec un spécialiste des chaînes de blocs pour jeux vidéo, Forte. Objectif : saisir les opportunités de croissance de la blockchain et des jetons non-fongibles (NFT) sur le marché du jeu vidéo (3). La start-up américaine Forte – alias Forte Labs (4) – venait justement de lever en novembre dernier 725 millions de dollars, notamment auprès de Andreessen Horowitz (a16z), Warner Music et Solana Ventures. Grâce à sa plateforme blockchain, Forte – composé d’anciens de Riot Games, d’Electronic Arts, de Sony ou encore de Rockstar Games – croit à l’« économie communautaire » du Blockchain Gaming. Bien que le « jeu blockchain » ou « jeu Web3 » en soit à ses débuts, il pourrait se développer à vitesse grand-V. CryptoKitties est considéré comme le premier jeu blockchain à avoir été lancé, en 2017 par Axiom Zen, utilisant des NFT et la cryptomonnaie Ethereum. Le jeu The Sandbox, racheté par Animoca Brands en 2018, a, lui, été redéveloppé à son tour pour la blockchain. Cette même année est sorti Axie Infinity, un jeu play-to-earn basé sur Ethereum et développé par le studio vietnamien Sky Mavis. Depuis de grands éditeurs de jeux vidéo tels que Ubisoft (5), Electronic Arts, Epic Games (Fortnite) ou Square Enix s’intéressent au Blockchain Gaming, tout comme la start-up Ultra.
Take-Two Interactive fait d’une pierre deux coups en rachetant Zynga et ses jalons posés dans le Web 3.0 avec Forte. En revanche, à l’automne dernier, Valve a dit qu’il refusait d’héberger sur sa plateforme Steam les jeux blockchain, cryptomonnaies et NFT compris. Les grands acteurs du Cloud Gaming, comme Stadia (Google), PS Now (Sony), Geforce Now (Nvidia) ou encore Luna (Amazon) pourraient perdre des parts de marché dans la futur bataille entre Blockchain Gaming et Cloud Gaming. @

A 170 ans, la Sacem n’a jamais été aussi fragilisée mais compte rebondir grâce aux droits d’auteur du numérique

Une nouvelle ère plus « streaming », « data », « blockchain » et même « métavers » ou « NFT » s’ouvre à la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem). Cécile Rap-Veber, première femme à sa tête en 170 ans, devra aussi sortir de son déficit chronique cet organisme historique de la gestion collective.

Pour ses 170 ans, la Sacem n’est pas près de partir à la retraite ni de battre en retraite. Pourtant, la chute de ses recettes au cours de 2020 et 2021, années sévèrement impactées par les fermetures des lieux publics diffusant de la musique (salles de concert, festivals, discothèques, cafés, bars à ambiance musicale, magasins, salles de cinémas, hôtels, kermesses, …), met en péril cette société privée à but non lucratif créée en 1851.
Sa santé financière était cependant déjà vacillante avant la pandémie de coronavirus, puisque la Sacem est déficitaire depuis trois années consécutives – quand bien même n’a-t-elle pas vocation à dégager des bénéfices ni à verser des dividendes à des actionnaires. Rien que pour l’année 2020, la « perte » s’est creusée de plus de 800 % sur un an, à près de 33 millions d’euros, ce que la société de gestion collective des droits musicaux appelle « l’insuffisance de prélèvements ». Mais ce n’est pas ce déficit-là (32,7 millions précisément) sur lequel la maison ronde de l’avenue Charles-de-Gaulle à Neuillysur- Seine a communiqué l’an dernier, mais sur un « un résultat de gestion négatif » de 26,8 millions d’euros, montant repris par les médias. La différence non négligeable vient de la « réserve positive de 5,9 millions d’euros à fin 2019 » qui a permis de parvenir à un solde négatif moindre en fin d’exercice 2020.

330 millions d’euros versés par les plateformes numériques en 2021
Cette « insuffisance de prélèvements » représente alors un pourcentage de 12 % des charges de la Sacem (1). Du jamais vu en 170 ans, d’autant que ses statuts prévoient que « le compte de gestion ne peut connaître (…) de déficit supérieur à 5 % du total des charges brutes ». Comme pour l’année 2020, la société de gestion collective des droits musicaux a dû décider, lors de son assemblée générale de juin dernier, d’y déroger aussi pour l’année 2021, dont l’ampleur du déficit n’est pas encore connue. « La crise a accentué la fragilisation de vos métiers et de vos revenus. Vous le savez, l’année 2022 restera une année difficile, puisque les droits d’auteur sont par nature versés en décalé et que nous subirons les pertes liées à l’absence de vraie reprise en 2021 », a déjà prévenu Cécile Rap-Veber (photo de Une), nouvelle directrice générale-gérante de la Sacem, en s’adressant fin décembre aux 182.520 membres en France et à l’international (dont 175.750 auteurs, compositeurs, créateurs et 6.770 éditeurs), dans le magazine des sociétaires. La Sacem, organisée sur le modèle d’une coopérative, collecte et répartit les droits d’auteur qu’elle considère comme le « salaire » des musiciens : si l’année 2019 du « monde d’avant » affichait une collecte totale de plus de 1,1 milliard d’euros, l’exercice suivant a accusé le coup des fermetures pour s’en tenir à 988,5 millions d’euros, soit une chute de près de 12 %.

Le « online » : 35 % de la collecte de la Sacem en 2021
Ce « repli historique » – dixit l’ex-directeur général-gérant Jean-Noël Tronc (photo ci-dessous) dans son rapport de 2020 – touche durement toutes les sources de prélèvement avec pour chacune un recul à deux chiffres en pourcentage (danse, spectacles, sonorisation et autres). Toutes ? Non. Le « online » est le segment, tel que désigné par la Sacem, où la collecte continue de progresser : + 26 % en 2020 à plus de 291,1 millions d’euros, et, d’après Cécile Rap-Veber, les versements dus par les services numériques en ligne à la Sacem ont continué à croître fortement l’an dernier malgré un contexte inchangé pour les autres contributeurs : « Nous estimons ainsi à plus de 330 millions d’euros les droits d’auteur collectés sur les plateformes cette année. La part du online représentera 35 % des revenus de la Sacem en 2021 [contre 29,4 % en 2020 et 21 % en 2019, ndlr], alors qu’elle n’était que de 6 % il y a cinq ans », a-t-elle révélé aux sociétaires. Par temps de crise sanitaire conjuguée au déficit financier chronique, le numérique – streaming et vidéo à la demande en tête – permet à la Sacem de compenser partiellement la baisse des autres droits, à défaut de faire bonne figure.
« Cette croissance soutenue résulte à la fois de renégociations et nouveaux contrats (Facebook, Amazon Unlimited), de la croissance des revenus et de régularisations », avait indiqué l’an dernier la Sacem lors de la présentation de ses comptes. Cécile Rap-Veber, surnommée parfois « CRV », a mené ces négociations avec les GAFA et les grandes plateformes de streaming musical que sont Spotify (accord en 2008), YouTube, Apple Music, Amazon Music Unlimited, Facebook (en 2018), SoundCloud, Deezer, mais aussi Netflix (en 2014), Amazon Prime Video (en 2019) et Twitch (en 2020). Les accords dits de « licensing multiterritoriaux » se sont multipliés pour tenter de « capter la valeur des droits de ses membres ». Historiquement, le premier contrat signé par la Sacem remonte à… 1999, avec FranceMP3.com (le pionnier oublié, disparu aujourd’hui, de « la musique du Net » et considéré comme « l’ancêtre français d’iTunes »). CRV est aussi l’initiatrice en 2016 de l’application Urights développée avec IBM dans le cadre d’un contrat de dix ans (courant jusqu’en 2027). Présenté aujourd’hui comme « la première plateforme mondiale de traitement des exploitations d’oeuvres en ligne », cet outil de gestion Big Data des droits numériques a remplacé progressivement l’application Selol jusqu’alors utilisée pour le suivi des droits online (et dépréciée en conséquence dans les comptes de la Sacem). Hébergé dans le cloud du géant américain de l’informatique (« Big Blue » pour les anciens) – n’en déplaise aux souverainistes français du numérique –, Urights a le bras long car il permet l’identification des droits liés aux oeuvres exploitées en ligne, partout dans le monde, à l’aide d’un « tracking » des ventes sur les services de streaming et de téléchargement de musiques. Et boosté à l’intelligence artificielle et au machine learning, Urights apprend vite. La « vieille dame » de 170 ans prend ainsi des airs de start-up géante du Big Data d’envergure internationale, capable de Business Intelligence. A savoir : analyser et présenter des quantités massives de données collectées et en croissance exponentielle, provenant des plateformes de streaming et des autres sociétés de gestion collective dans le monde. « Nous sommes en mesure de traiter plusieurs trilliards d’actes de streaming à l’année », a assuré Cécile Rap-Veber, qui est entrée à la Sacem en 2013 comme directrice des licences. La question de l’évolution de la rémunération des artistes se pose d’ailleurs : fautil inciter les plateformes de streaming à passer du « market centric » (royalties calculées au prorata des écoutes totales) au « user centric » (rémunération en fonction des écoutes individuelles des abonnés) ? La Sacem devra y répondre dans le cadre d’une mission du CSPLA (2) et du CNM (3) sur ce sujet sensible (4), dont la remise du rapport est, selon les informations de Edition Multimédi@, attendu pour juillet prochain (5).
Pionnière mondiale dans l’industrie musicale, de par son répertoire d’œuvre qui est le deuxième au monde après l’équivalent anglo-américain, la Sacem va profiter de cette plateforme Urights pour s’ouvrir à la gestion des droits des contenus audiovisuels et à d’autres types de droits (6) comme ceux la presse en venant en soutien de la société Droits voisin de la presse (DVP) créée fin octobre 2021 et présidée par Jean-Marie Cavada. Le «m» de Sacem ne rime plus seulement avec « musique » mais de plus en plus avec «multimédia ».

« CRV », avocate, ex-Universal Music et technophile
La vieille dame (la Sacem, pas Cécile Rap-Veber, 51 ans) se met en ordre de bataille pour aller chercher les droits d’auteurs jusque dans les tout nouveaux écosystèmes numériques, nouvelles sources de revenus. « Nous allons également renforcer nos investissements technologiques, créer les conditions pour que la Sacem et ses membres s’emparent des innovations telles que les NFT [utilisés par exemple par le rappeur Booba conseillé par CRV, ndlr] ou la blockchain (7), et puissent saisir les nouvelles opportunités que peut créer le métavers », a indiqué aux sociétaires celle qui fut durant treize ans (2000-2013) directrice juridique puis développement de la major Universal Music. Début novembre, la maison ronde de Neuilly sur Seine s’est dotée d’un conseil pour la stratégie et l’innovation (CSI) – « parrainé » par Jean-Michel Jarre. @

Charles de Laubier