Entre taxation et splinternet, le Web est en péril

En fait. Le 21 octobre, l’Ofcom, régulateur britannique des télécoms et de l’audiovisuel consulte jusqu’au 13 janvier 2023 en vue de définir dans un an de « nouvelles lignes directrices sur la neutralité du Net ». L’Europe, elle, songe à taxer les GAFAN. Par ailleurs, le « splinternet » menace aussi le Web ouvert.

En clair. Deux tendances menacent l’Internet ouvert, ce « réseau des réseaux » sur lequel fonctionne le Web depuis trente ans : d’un côté, la remise en cause du principe de neutralité du Net qui garantit la non-discrimination des contenus accessibles par les internautes ; de l’autre, le phénomène de la « splinternet » qui tend à accentuer la fragmentation de l’Internet sous les coups de butoirs de certains Etats à la souveraineté numérique exacerbée.
Sur le terrain de la neutralité de l’Internet, la dernière menace en date est venue de la Grande-Bretagne où son régulateur des télécoms et de l’audiovisuel – l’Ofcom – prévoit de publier d’ici un an de nouvelles directives sur la « Net Neutrality ». Il l’a fait savoir le 21 octobre en lançant jusqu’au 13 janvier 2023 une consultation publique sur ce sujet sensible. « Depuis que les règles actuelles ont été mises en place en 2016, il y a eu (…) une forte demande de capacité, l’émergence de plusieurs grands fournisseurs de contenu comme Netflix et Amazon Prime, et l’évolution de la technologie, dont la 5G », a expliqué Selina Chadha, directrice de la concurrence et des consommateurs à l’Ofcom, pour justifier cette révision à venir (1). De son côté, la Commission européenne s’apprête à lancer d’ici la fin du premier trimestre 2023 une vaste consultation publique sur notamment la question de savoir si elle doit accéder à la demande des opérateurs télécoms de taxer les GAFAN utilisant leur bande passante (2).
Sous le marteau, il y a aussi l’enclume : l’Internet est en outre menacé par ce que l’on appelle le « splinternet » (contraction de splintering et de Internet), néologisme qui désigne sa balkanisation, autrement dit sa fragmentation entre différentes parties du monde (Chine, Russie, Inde, Iran, Afghanistan, …). Le phénomène ne date pas d’hier mais il s’accélère. Le splinternet, qui va à l’opposé de l’internetting à l’origine du « réseau des réseaux », préoccupe plus l’Union européenne que les Etats-Unis.
Le Parlement européenne s’est penché sur ce risque « systémique » à travers un rapport que son service de recherche EPRS a commandité et publié le 11 juillet dernier. Dans ce document de 80 pages (3), la Commission européenne est appelée à « lutter contre la fragmentation d’Internet » par ses propositions législatives. En creux, l’abandon de la neutralité du Net serait un pas de plus vers le splinternet. @

« Facebook, Google & Big Telecoms veulent continuer à violer la neutralité du Net en Europe… »

« … Les régulateurs devraient les arrêter ». C’est l’alerte lancée par Barbara van Schewick, professeure de droit de l’Internet à la Stanford Law School aux Etats-Unis. Pour cette juriste allemande, les régulateurs des télécoms européens – du Berec – doivent préserver la neutralité de l’Internet.

L’organe des régulateurs européens des télécoms, appelé en anglais le Berec (1), s’est réuni du 8 au 10 juin à Chypre pour se mettre d’accord sur une mise à jour des lignes directrices sur « l’Internet ouvert » – alias la neutralité de l’Internet. Les précédentes avaient été publiées le 30 août 2016. Depuis, un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), daté du 15 septembre 2020, avait jeté un pavé dans la mare en déclarant contraire à la neutralité de l’Internet – donc illégale – la pratique du « trafic gratuit ».

Fort lobbying des Gafam et des telcos
Appelé aussi zero-rating, cet avantage consiste pour un opérateur télécoms à ne pas décompter dans son forfait mobile les données consommées par l’internaute pour un service « partenaire ». Le problème est qu’en « favorisant » tel ou tel service, l’opérateur mobile le fait au détriment des autres applications concurrentes. Facebook/ Instagram/WhatsApp, Google/YouTube, Netflix, Spotify, Apple Music, Deezer, Twitter ou encore Viber profitent du dispositif qui incite implicitement les abonnés mobiles à les utiliser en priorité puisqu’ils ne sont pas décomptés du crédit de données lié à leur forfait. Dans son arrêt de 2020, la CJUE épinglait ainsi le norvégien Telenor en Hongrie (2). Plus récemment, dans un autre arrêt daté du 2 septembre 2021, la CJUE s’en est prise cette fois à Vodafone et de TMobile en Allemagne pour leurs options à « tarif nul » contraires à l’Internet ouvert (3).
Ce favoritisme applicatif était identifié depuis près de dix ans, mais les régulateurs européens n’y ont pas mis le holà. Les « telcos » font ainsi deux poids-deux mesures : des applications gratuites et attrayantes face à d’autres payantes et donc moins utilisées. « Nous sommes réticents à la sacralisation du zero-rating qui, par définition, pousse les consommateurs de smartphones à s’orienter vers un service – généralement le leader capable de payer le plus – au détriment de ses concurrents, au risque de les faire disparaître », avait déclaré au Monde en 2016 l’association de consommateurs UFC-Que choisir (4). Plus de six ans après l’adoption par les eurodéputés du règlement européen « Internet ouvert » (5), les inquiétudes demeurent. « Des plans de gratuité discriminatoires tels que StreamOn de T-Mobile et le Pass de Vodafone violent la loi européenne sur la neutralité du Net », a dénoncé le 30 mai dernier Barbara van Schewick (photo), professeure de droit de l’Internet à la Stanford Law School aux Etats-Unis. Dans un plaidoyer publié par le CIS (Center for Internet and Society) qu’elle dirige dans cette faculté américaine (6), l’informaticienne et juriste allemande fustige « ces stratagèmes discriminatoires [qui] favorisent presque invariablement les propres services de l’opérateur ou ceux de plateformes géantes comme Facebook et YouTube ». Elle appelle le Berec à contrecarrer ces pratiques en les proscrivant clairement dans les prochaines lignes directrices révisées sur l’Internet ouvert. « Ce que décide le Berec aura un impact sur des millions d’Européens et, s’il fait les choses correctement, cela augmentera la quantité de données que les gens obtiennent chaque mois, tout en rétablissant la concurrence en ligne », espère Barbara van Schewick. Mais l’Organe des régulateurs européens des communications électroniques, basé à Bruxelles, subit de fortes pressions des lobbies des Gafam et des telcos « pour laisser des échappatoires afin que la gratuité discriminatoire puisse continuer ». Or, dénonce-t-elle, « cette pratique injuste cimente le pouvoir de marché des plateformes dominantes ».
Cette concurrence déloyale se fait aussi dans la musique en ligne et la SVOD. La professeure de droit de l’Internet cite le cas d’une start-up américaine lancée il y a dix ans, Audiomack. Après avoir examiné 34 programmes de zerorating pour les applications de musique en Europe, où cette plateforme musicale voulait de lancer, elle n’a pas eu d’offres ou de réponses de la part de 25 opérateurs télécoms. « Après dix mois de travail, elle a été incluse dans 3 programmes. Pendant ce temps, Apple Music était présent dans 26 et Spotify dans 23 », relate Barbara van Schewick.

Que le « trafic nul » soit bien interdit
Et d’après une étude d’Epicenter.works publiée en 2019, WhatsApp et Facebook, du groupe Meta, suivis par le français Deezer, sont les applications les plus « détaxées » parmi les 186 plans de trafic gratuit recensés (7). La professeure du CIS espère en tout cas que le Berec confirmera ce qu’il a déjà prévu d’indiquer dans les prochaines lignes directrices : à savoir que le trafic gratuit viole la neutralité du Net. C’est net et clair dans le projet de guidelines de mars dernier (8). Mais la professeure espère que toutes ces pratiques seront in fine clairement interdites, noir sur blanc, afin que les opérateurs télécoms ne puissent pas contourner l’obstacle. @

Charles de Laubier

Joe Biden (78 ans), 46e président des Etats-Unis, pourrait être celui qui mettra au pas les GAFA

Donald Trump est mort, vive Joe Biden ! A 78 ans, l’ancien vice-président de Barack Obama (2009-2017) et ancien sénateur du Delaware (1973-2009) a été investi 46e président des Etats-Unis le 20 janvier. Membre du Parti démocrate depuis 1969, Joseph Robinette Biden Junior est attendu au tournant par les Big Tech et la Silicon Valley.

Joe Biden (photo) et Kamala Harris ont donc prêté serment le 20 janvier 2021 en tant que respectivement président et vice-présidente des Etats-Unis. Battu de justesse et ayant eu du mal à admettre sa défaite, Donald Trump a boudé la cérémonie. Maintenant, la fête est finie et le 46e président des Etats-Unis se retrouve avec une pile de dossiers à traiter dans le Bureau ovale de la Maison-Blanche, sa résidence officielle jusqu’en janvier 2025 – son mandat étant de quatre ans, sauf décès ou destitution, renouvelable une fois. Située plutôt en haut de la pile des urgences se trouve la régulation de l’Internet, tant les problèmes se sont accumulés sous l’administration Trump : les enquêtes antitrust lancées à l’encontre des GAFA menacés de démantèlement pour en finir avec les abus de positions dominantes dans l’économie numérique et le e-commerce ; la protection des données personnelles en ligne et de la vie privée numérique, notamment mises à mal par les réseaux sociaux ; l’explosion des contenus controversés voire illicites sur Internet tels que publicités politiques, cyberhaine, cyberviolence ou encore désinformation ; la liste noire d’une dizaine d’entreprises technologiques chinoises devenues indésirables aux yeux de son prédécesseur sur le sol américain ; l’augmentation envisagée des droits de douanes sur des produits provenant des pays, dont la France, instaurant des taxes « GAFA ».

Zero-rating ou « trafic gratuit » : les opérateurs mobiles n’ont pas le droit de favoriser des applications

Le « zero-rating » pratiqué depuis des années par certains opérateurs mobiles, pour discriminer les applications, est illégal. C’est ce que proclame la justice européenne dans un arrêt du 15 septembre 2020, qui invalide ce « tarif nul » contraire à la neutralité du Net.

Le groupe de Mark Zuckerberg profite pleinement du zero-rating pour ses applications mobile Facebook, Messenger, Instagram et WhatsApp. Mais aussi Twitter et Viber dans la catégorie réseaux sociaux et messageries instantanées. Les applications de streaming sur smartphone en raffolent aussi, parmi lesquelles Apple Music, Deezer, Spotify ou encore Tidal. Tous ces acteurs du Net bénéficient d’un traitement de faveur dans le cadre d’un accord de « partenariat » avec certains opérateurs mobiles dans le monde.

La neutralité de l’Internet se retrouve prise en étau entre le coronavirus et le gouvernement

C’est la double peine pour les Français : non seulement ils doivent s’en tenir à un confinement de plus en plus stricte chez eux, mais en plus le gouvernement, les opérateurs télécoms et – priées d’obtempérer – les acteurs du Net réduisent la bande passante de leurs plateformes de divertissement.

L’exception culturelle française a encore frappée ! Disney+, la plateforme de SVOD de la Walt Disney Company, a bien été lancée le 24 mars dernier dans sept pays supplémentaires, tous en Europe : Royaume- Uni, Irlande, Allemagne, Espagne, Italie, Autriche et Suisse. La France devait en être, mais le gouvernement français – faisant sienne une suggestion que lui a faite Stéphane Richard, le PDG d’Orange – a exigé de Disney qu’il reporte de quinze jours, au 7 avril, le lancement sur l’Hexagone de son nouveau service. C’est le seul pays européen à avoir imposé ce décalage.