Neutralité du Net : un an de tergiversations pour en arriver à deux lignes dans la loi !

Cela fait maintenant un an que la France s’est décidée à entrer enfin dans le débat sur la neutralité de l’Internet. Groupe de six experts, colloque de l’Arcep, rapport du gouvernement au Parlement, étude de la DGMIC, propositions de loi,
… La montagne a accouché pour l’instant d’une souris.

« [Le ministre chargé des communications électroniques et l’Arcep veillent] à l’absence de discrimination, dans des circonstances analogues, dans les relations entre opérateurs et fournisseurs de services de communications au public en ligne pour l’acheminement du trafic et l’accès à ces services ». Tout ça pour ça ! C’est, en effet, ce que se contente de prévoir l’article 18 de la loi autorisant le gouvernement à transposer par ordonnance diverses dispositions, dont celles du Paquet télécom, avant le 25 mai prochain et celles en faveur de la neutralité de l’Internet.

Absence de définitions
Force est de constater que les parlementaires n’ont pas pu ou pas su aller plus loin.
« L’objectif de non discrimination fixé au gouvernement et au régulateur a une portée normative moindre qu’une définition de la discrimination qui serait inscrite dans la loi »,
a reconnu Laure de La Raudière, députée UMP, lors d’une conférence sur la neutralité
du Net qui s’est tenue à l’Assemblée nationale le 16 mars (1). Elle mène avec la députée Corinne Ehrel (SRC) une « mission d’information sur la neutralité d’Internet » pour la commission des Affaires économiques de l’Assemblée nationale, dont le rapport final a été reporté à avril – au lieu de fin février/début mars (2). « Nous n’avons pas eu de réponses très claires et nous poursuivons la réflexion, notamment sur une éventuelle “terminaison data“ pour financer la congestion des réseaux », a-t-elle indiqué. A ses côtés, le député PS Christian Paul a pris aussi acte de l’absence de définition dans la loi sur la neutralité du Net. « Je suis d’accord avec le président de l’Arcep, lorsqu’il dit que “Internet est un bien collectif stratégique“ (3). C’est pourquoi,
il faut fixer le principe de sa neutralité comme je l’ai fait dans ma proposition de loi ». Ainsi, il proposait un premier article stipulant : « Le principe de neutralité doit être respecté par toute action ou décision ayant un impact sur l’organisation, la mise à disposition, l’usage d’un réseau ouvert au public.
Ce principe s’entend comme l’interdiction de discriminations liées aux contenus, aux émetteurs ou aux destinataires des échanges numériques de données ». Mais l’introduction de ce principe et de sa définition a finalement été rejetée lors du vote par scrutin public le 1er mars (311 voix contre et 218 pour) après que le gouvernement – par la voix d’Eric Besson (4) le 17 février – se soit dit « défavorable » à cette proposition de loi jugée « prématurée », « incomplète », « d’une grande complexité » et « véritable usine à gaz » ! Laure de La Raudière et Christian Paul se retrouvent sur la même longueur d’onde : faute de définition de la neutralité de l’Internet dans la loi, le risque de discrimination demeure – que cela soit pour des raisons économiques (concurrentielles) ou techniques (gestion du trafic). Autre grande absente de la loi française : la qualité de service minimale, pourtant bien présente dans la nouvelle directive européenne
« Service universel et droits des utilisateurs » du 25 novembre 2009, selon laquelle les « Arcep » en Europe doivent « fixer les exigences minimales en matière de qualité de service imposées » aux opérateurs télécoms et fournisseurs d’accès à Internet (FAI).
« Plutôt que de qualité “minimum“, il serait préférable de parler de la qualité “suffisante“ qu’il faut garantir. Je suis favorable aux services gérés [tels que la voix sur IP, la TV sur IPTV ou la VOD sur les “box“ triple play, etc, ndlr] mais à condition que l’on préserve par la loi un Internet de qualité », explique Laure de La Raudière. Dans sa feu proposition de loi, Christian Paul avait instauré une mesure allant dans ce sens : garantir – à partir de 2015 – l’accès de tous à un débit fixe d’au moins 1Mbits/s, dans
le cadre du service universel étendu des communications électroniques. Pour aller plus loin, il avait proposé d’empêcher que les FAI contrôlent l’accès à Internet de leurs abonnés via les box – l’internaute n’ayant pas d’autre choix de se connecter au Web que sa Livebox, Neufbox ou autre Freebox. Mais Laure de La Raudière s’y était opposée lors des débats en commission. Faute de définir les discriminations illégales
et la qualité de service minimale, le débat national sur la neutralité du Net n’est toujours pas arrivé à son terme.

Décisions fin novembre
Il faudra sans doute attendre la fin de l’année pour y voir plus clair, notamment avec le rapport que la loi demande à l’Arcep sur « les instruments et les procédures de suivi de
la qualité de service de l’accès à l’Internet » (5). Le ministre de l’Economie numérique,
Eric Besson, a en tout cas renvoyé toute décision au 30 novembre, à l’occasion des prochaines Assises du numérique. A moins que la Commission européenne, dont les propositions sur la neutralité du Net sont attendues ces jours-ci, ne vienne accélérer
la réflexion. @

Charles de Laubier

Alcatel-Lucent, Orange, la neutralité et les contenus

En fait. Le 8 février, se sont tenues à la Maison de la Chimie les 2e Rencontres parlementaires sur l’économie numérique – organisées et présidées par le député Jean Dionis. Thème majeur : la neutralité de l’Internet. Parmi les intervenants : l’équipementier Alcatel-Lucent et l’opérateur France Télécom.

En clair. Gabrielle Gauthey, directrice des relations institutionnelles d’Alcatel-Lucent,
et Pierre Louette, directeur exécutif et secrétaire général de France Télécom, étaient
sur la même longueur d’onde. Tous les deux ont prôné la « nécessité d’investir » dans
les réseaux fixes et mobiles pour « éviter la congestion » face à l’« explosion de la vidéo sur Internet ». Pour celle qui fut membre de l’Arcep, il faut trouver « un équilibre entre investissement et gestion du trafic » mais « ne pas trop légiférer » en matière de neutralité du Net – d’autant que, affirme-t-elle, « rare sont les pays qui ont légiféré ». Il s’agit donc pour elle de « définir les gestions de trafic acceptables » et même « réfléchir à une discrimination intelligente » pour optimiser la gestion des réseaux, de façon à ne pas se retrouver dans une situation de « saturation » où AT&T s’est retrouvé l’an dernier.
Le groupe franco-américain Alcatel-Lucent est l’un de 15 membres du bureau du Bitag (Broadband Internet Technical Advisory Group), où l’on retrouve Cisco, Time Warner, Disney, News Corp., Verizon, AT&T, Intel, Microsoft, Comcast ou encore Google.
Le Bitag, qui tiendra sa première réunion (1) les 23 et 24 février, s’est fixé comme
« mission de trouver un consensus sur les pratiques de management des réseaux haut débit ou autres techniques qui peuvent affecter l’expérience Internet des utilisateurs,
y compris sur les applications, les contenus et les terminaux connectés ». France Télécom n’en est pas membre mais partage les mêmes objectifs qu’Alcatel-Lucent,
l’un de ses principaux fournisseurs. « Les services gérés tels que la TV sur IP et la téléphonie sur IP doivent continuer. Il y a deux pistes de travail : la terminaison d’appel “data” qui serait payée par le fournisseurs de contenus ; la contribution des producteurs de contenus au financement du réseau », explique Pierre Louette. La terminaison d’appel Internet reviendra à généraliser le peering payant (2) entre les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) pour prendre en compte l’« asymétrie croissante des flux ». Lors de ces rencontres et au moment où le Parlement discute de la transposition du Paquet télécom et de la neutralité du Net, le ministre de l’Economie numérique, Eric Besson, a indiqué qu’un groupe de travail sera constitué pour « réfléchir aux modalités permettant de faire contribuer les fournisseurs de services Internet au déploiement des réseaux et à la création culturelle ». L’APC (cinéma) et la Sacem (musique) ont été les premiers à s’en féliciter. @

La neutralité d’Internet : « Oui à la discrimination efficace et transparente ! »

Nicolas Curien et Winston Maxwell publient le 10 février prochain aux éditions
de La Découverte « La neutralité d’Internet », dont Edition Multimédi@ dévoile
les bonnes feuilles. Ils se prononcent pour la « discrimination » des contenus
en ligne si elle est « efficace » et « transparente ».

L’un est membre du collège de l’Arcep et diplômé de l’Ecole Polytechnique et de Télécom Paris ; l’autre est avocat associé au cabinet Hogan Lovells et un des six du
« groupe d’experts sur la neutralité de l’Internet » désignés il y a un an par l’ancienne secrétaire d’Etat à l’Economie numérique (1). Nicolas Curien et Winston Maxwell sont coauteurs de « La neutralité d’Internet », un ouvrage de 128 pages.

Pour un « concept de quasi-neutralité »
Le sujet est sensible au moment où l’Assemblée nationale commence à travailler
sur le projet de loi Paquet télécom (2) d’ici au mois de mai, alors que la Commission européenne prépare une communication pour mars prochain. A paraître en février,
cet ouvrage donne le ton : « Non à la discrimination anticoncurrentielle, oui à la discrimination efficace et transparente ! », lancent les deux experts. « Interdire toute forme de discrimination, au nom de la neutralité, serait à la fois irréaliste et nuisible au bon fonctionnement d’Internet. A l’inverse, autoriser toute discrimination serait pareillement indésirable », expliquent- ils. Autrement dit : « En matière de gestion du trafic sur les réseaux des opérateurs, la discrimination est légitime si elle sert un objectif d’efficacité et illégitime si elle vise un objectif anticoncurrentiel ». Parmi les mesures de discrimination efficace, les deux auteurs placent en tête celles de la gestion du trafic –
« qui, par essence, sont non neutres » – pour faire face aux risques de « congestion » ou d’« attaque » sur Internet. En raison de ces « impératifs » et « contraintes », « un réseau ne peut rester parfaitement neutre ». Ils parlent alors du « concept de quasi-neutralité ».
La discrimination efficace consiste aussi pour les opérateurs de réseaux à proposer aux internautes ou aux éditeurs des « qualités différenciées, assortis de barèmes tarifaires étagés : plus haute est la qualité de transport, plus le prix est élevé ». Ils justifient aussi cette discrimination efficace par diverses raisons : financement des réseaux, partage des coûts, lutte contre les contenus illicites et l’insécurité. Au-delà de la question économique de savoir si les fournisseurs de contenus doivent rémunérer les FAI (3)
« à travers la facturation de canaux premium ou l’instauration d’une terminaison d’appels data », les coauteurs insistent plus sur les « effets externes négatifs » de l’explosion du trafic de données. A savoir : la montée de « l’insécurité en ligne » et
« la prolifération des contenus illicites ». Reste à savoir « comment lutter contre ces phénomènes, tout en préservant la neutralité des réseaux ? ». Ils expliquent que le principe fondateur de « best effort » de l’Internet admet déjà des exceptions. « Pour combattre les attaques et le spaming, des équipements spécifiques, utilisant par exemple la technologie DPI (Deep Packet Inspection), opèrent sur les couches hautes [du réseau]. (…) Le protocole TCP/IP natif et ses évolutions permettent d’offrir un traitement prioritaire, ou “priorisation” », précisent-ils. Sur les contenus illicites, Nicolas Curien et Winston Maxwell citent les Etats-Unis où « l’énoncé du principe de neutralité circonscrit le droit de libre-accès à l’information au périmètre des seuls contenus
légaux ». Et les FAI américains peuvent prendre « des “mesures raisonnables de gestion du réseau” (4), dont les actions visant à empêcher l’accès aux contenus
illicites ». Si la restriction au principe de Net Neutrality pour lutter contre le piratage
sur Internet n’a pas suscité de forte réaction outre- Atlantique, ils soulignent qu’« en Europe, et singulièrement en France, le sujet s’est en revanche révélé extrêmement sensible ». Et que « l’intervention des FAI dans la lutte contre le téléchargement illégal [loi Hadopi, ndlr], ou contre la mise en ligne de contenus illicites comme la pédo-pornographie [loi Loppsi, ndlr], est extrêmement controversée ». Par exemple, la crainte du filtrage des contenus sur le Web y est plus exprimée qu’ailleurs. « Mettre en place un processus de filtrage, c’est indéniablement ouvrir la boîte de Pandore », conviennent Nicolas Curien et Winston Maxwell.

Puissance insoupçonnée des “citoyens”
Les auteurs citent non seulement des organisations de « citoyens », comme la Quadrature du Net, qui militent pour les libertés fondamentales, mais aussi des
« citoyens ultra » qui revendiquent « le droit de télécharger librement des œuvres protégées ». Rappelant qu’un amendement Bono (5) avait retardé d’un an le Paquet télécom, l’avocat et le X-Télécom constatent que « la puissance insoupçonnée des “citoyens” (…) ne pourra plus désormais être ignorée ». La « transparence » vis-à-vis des internautes, le « consentement express de l’abonné », voire les « mesures contractuelles » entre le FAI et son client sont autant de pistes explorées par cet ouvrage qui tente de calmer le jeu. @

Charles de Laubier

Régulation de la neutralité de l’Internet : les Etats-Unis donnent le la à l’Europe

Le régulateur fédéral américain, la FCC, a adopté le 21 décembre dernier le nouveau règlement sur la neutralité de l’Internet aux Etats-Unis. Ce texte, qui pourrait être contesté, servira tout de même de référence à l’Europe – y compris
à la France qui s’apprête à légiférer.

Par Winston Maxwell, avocat associé, Hogan Lovells

Adopté le 21 décembre 2010 à une courte majorité, le nouveau règlement de la Federal Communications Commission (FCC) sur
la Net Neutrality a un effet contraignant immédiat sur l’ensemble des fournisseurs d’accès à Internet (FAI) américains, qu’ils soient fixes
ou mobiles. Ce nouveau règlement de la FCC sera certainement attaqué en justice, car son fondement juridique repose sur les
termes très généraux du chapitre 1 de la loi américaine sur les télécommunications, fondement légal qui a été jugé déjà insuffisant par une cour d’appel dans l’affaire Comcast (1). L’avenir de ce règlement reste donc incertain.

Pourquoi la vidéo menace la neutralité du Net

En fait. Le 17 novembre, lors du DigiWorld Summit de l’Idate à Montpellier, le séminaire
« Média » a fait la part belle à la vidéo en ligne, qui explose de 100 à 130 % par an et qui participe pour plus de la moitié à l’augmentation – de 50 % à 60 % par an – du trafic de l’Internet. Ce n’est pas neutre…

En clair. Imaginez que 40 % du trafic sur Internet soient de la vidéo en ligne mais que ces flux génèrent seulement 4,4 % des revenus du réseau des réseaux. Imaginez aussi que seulement 10 % du trafic sur le Net soient issus des moteurs de recherche mais que ces derniers représentent 26,7 % du chiffre d’affaires généré sur le Net. Cette dé-corrélation entre le trafic et les revenus est à l’origine des craintes des opérateurs télécoms de voir leurs réseaux saturer et des débats remettant en cause la neutralité. Et la montée en charge de l’Internet mobile et l’arrivée de la télévision connectée devraient accentuer le fait que le trafic augmente plus vite que les revenus. Les YouTube, Yahoo, Dailymotion et autres Facebook sont montrés du doigt par les opérateurs télécoms qui veulent un retour sur investissement. Comment ? En instaurant un péage sur leurs infrastructures, notamment à travers une « tarification à la terminaison d’appel data » ou d’un « paiement d’une interconnexion premium par les fournisseurs de services ou de contenus ». Le système de peering, selon lequel les opérateurs du Net s’échangeaient sans facturation mais compensation leurs trafics plus ou moins sysmétriques, est en passe de devenir obsolète avec le déséquilibre des flux provoqué notamment par la vidéo. Les acteurs du Web, de plus en plus gourmands en bande passante, estiment, eux, qu’ils font le nécessaire pour optimiser leur trafic, notamment avec des CDN (1). « Il n’y aura pas de Big Bang », a lancé Martin Rogard, DG de Dailymotion France, affirmant qu’il pouvait y avoir un effet de congestion mais pas de blocage. « Les grands émetteurs de trafic doivent contribuer [au financement
de notre réseau]», a répondu Stéphane Richard, DG de France Télécom. Dans cet écosystème perturbé, l’arrivée de la télévision connectée laisse présager une augmentation exponentielle de la vidéo sous toutes ses formes (VOD, catch up TV,
pub vidéo, …). Les fabricants de téléviseurs, vont à leur tour venir bousculer la chaîne de valeur (lire p. 7). Google TV, Apple TV mais aussi Yahoo ont déjà posé des jalons pour contôler le téléspectateur. Yahoo, dont la directrice « connected TV » pour l’Europe, Shirlene Chandrapal, s’est rendue pour la première fois au DigiWorld Summit, a indiqué à EM@ avoir trois accords européens ; avec le sud-coréen Samsung (2), le japonais Sony et le turc Vestel. Et dans le monde, « Yahoo! TV » est déjà présent sur 5,5 millions de téléviseurs connectés. @