Impôt minimal de 15 % et règle « Nexus » de l’OCDE : Pascal Saint-Amans demande des comptes aux GAFAM

Ce ne sont pas les 15 % d’impôt minimal mondial sur le bénéfice des multinationales qui vont peser le plus sur les GAFAM, mais la règle « Nexus » mise au point par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). A la manoeuvre de cette révolution fiscale globale : le Français Pascal Saint-Amans.

L’ « accord historique » du 8 octobre 2021, arraché à 136 pays par l’OCDE (1) sur les 140 qui se sont engagés auprès d’elle à lutter contre l’évasion fiscale et les paradis fiscaux, est une avancée significative dans la régulation de la mondialisation et du capitalisme sans frontières. Cette « déclaration sur une solution reposant sur deux piliers pour résoudre les défis fiscaux soulevés par la numérisation de l’économie » vise explicitement les géants du Net – les GAFAM (2) et les NATU (3) américains, mais aussi les BATX (4) chinois puisque l’Empire du Milieu est parmi les signataires (5). Si le taux d’imposition de 15 % minimum sur le bénéfice des multinationales réalisant au moins 750 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel a été le plus médiatisé, il constitue en fait le deuxième « pilier » de cet accord. Or, le premier « pilier » du même accord vise plus directement les grandes entreprises du numériques que sont les Google (Alphabet), Apple, Facebook et autres Microsoft qui génèrent des profits les plus élevés – pour peu qu’elles réalisent un chiffre d’affaires mondial dépassant les 20 milliards d’euros par an et dégagent une rentabilité avant impôts supérieure à 10 %. Ces « grands champions » de la mondialisation et de la dématérialisation seront non seulement soumis aux 15 % minimum, mais aussi 25 % de leur bénéfice taxable – au-delà de ce seuil des 10 % de profits – seront réattribués aux pays concernés selon une clé de répartition en fonction des revenus générés dans chacun de ces pays.

Un coup de pied dans la fourmilière du capitalisme
Ce premier pilier d’imposition concerne une centaine de très grandes entreprises multinationales parmi les plus rentables au monde, au premier rang desquelles les GAFAM. « Une large part de ces profits réalloués aux différents pays – représentant un montant important sur les 125 milliards de dollars [taxables] par an – proviendra des sociétés du numérique », explique à Edition Multimédi@ Pascal Saint- Amans (photo), le « Monsieur fiscalité » de l’OCDE (6). C’est une façon de « rendre à César ce qui appartient à César », grâce à la nouvelle règle dite « Nexus » (7) qui consiste à taxer une entreprise active dans un pays donné, quel que soit le niveau de présence physique. Car entre les premières règles fiscales des multinationales élaborées il y a près d’un siècle (1928) dans l’économique « traditionnelle », et aujourd’hui, l’économie numérique a changé radicalement la donne en passant au-dessus des Etats et des frontières, à coup d’optimisation et/ou d’évasion fiscales. Désormais, à l’ère du commerce électronique, des moteurs de recherche, des médias sociaux et de la publicité en ligne, ce n’est plus la présence physique de l’entreprise qui compte, mais bien son activité réelle dans la « juridiction du marché » concerné.

Fin de la « taxe GAFA » à la française
« Les entreprises qui ne seraient pas soumises à l’impôt dans un lieu où elles génèrent beaucoup de revenus – parce qu’elles n’y sont pas physiquement établies, comme les moteurs de recherche, les réseaux sociaux ou toute entreprise parmi les plus grandes et les plus rentables – verraient désormais une partie de leurs bénéfices imposée dans le lieu où se trouvent leurs utilisateurs et leurs clients, qu’elles y soient physiquement établies ou non », nous précise Pascal Saint-Amans. Les géants du Net et les Big Tech, atteignant des économies « sans masse », avec des actifs dématérialisés et des mégadonnées exploitées, ont rendu obsolètes les règles fiscales du monde physique. Il s’agit cette fois de remédier à ce que l’OCDE a appelé l’« érosion de la base d’imposition et de transfert de bénéfices », ou BEPS (8), en empêchant l’« évitement fiscal » pratiqué sans scrupule par des multinationales qui transfèrent leurs bénéfices vers des « paradis fiscaux ». Quels sont les Etats qui profiteront le plus de cette meilleure répartition fiscale ? « Pour les entreprises multinationales couvertes, 25 % du bénéfice résiduel – défini comme le bénéfice au-dessus d’un seuil de 10 % – sera attribué aux juridictions de marché qui satisfont au critère du “Nexus” à partir d’une clé de répartition fondée sur le chiffre d’affaires. (…) Les pays en développement devraient bénéficier d’un surcroît de recettes supérieur à celui des économies plus avancées, en proportion des recettes existantes », détaille l’OCDE.
Pour que ce premier pilier « GAFAM » soit mis en œuvre, il faut que les 136 pays de la déclaration du 8 octobre signent chacun la convention multilatérale, laquelle imposera aussi aux Etats ayant de façon unilatérale déjà instauré une taxe sur les services numériques (TSN) de la supprimer. Ces taxes nationales présentent des risques de double imposition et de représailles en matière commerciale. La France avait été le premier pays européen, dès 2019, à introduire une telle « taxe GAFA » : en l’occurrence, 3% prélevés sur le chiffre d’affaires – et non sur les bénéfices comme l’OCDE – généré par les géants du numérique dont le chiffre d’affaires mondial dépasse les 750 millions d’euros, dont plus de 25 millions d’euros « au titre des services fournis en France » (9). Pourquoi l’OCDE taxe-t-elle les bénéfices et non le chiffre d’affaires ? Réponse de Pascal Saint-Amans : « Une taxe frappant le chiffre d’affaires des entreprises l’économie numérique présente plusieurs inconvénients. Cela pourrait freiner les investissements consacrés à l’innovation, pénaliser les start-up, voire provoquer une hausse des prix des biens ou services par le report de la charge fiscale sur les clients ». Pour l’heure, la TSN française devrait, selon le projet de loi de finances pour 2022 déposé par le gouvernement le 22 septembre à l’Assemblée nationale, rapporter l’an prochain plus de 518 millions d’euros – soit un bond de près de 45 % par rapport aux 358 millions d’euros collectés auprès des GAFAM cette année (contre 375 millions en 2020 et 277 millions en 2019). Mais l’Etat français s’est engagé à abolir sa TSN lorsque les nouvelles règles fiscales de l’OCDE entreront en vigueur, à savoir entre le 31 décembre 2023 et l’entrée en vigueur de convention multilatérale des « 136 » (10). D’autres Etats avaient eux aussi instauré leur propre TSN : l’Espagne, le Royaume-Uni, l’Autriche ou encore la Turquie, ce qui avait amené les Etats-Unis – pays des GAFAM – à répliquer en appliquant des droits de douane supplémentaires sur des produits français (surtaxes suspendues à la fin du mandat de Donald Trump). Google répercute de son côté une partie des TSN sur ses clients publicitaires (11). Si le premier pilier de la déclaration du 8 octobre vise d’abord les géants du Net (parmi la centaine de « Big Corp », tous secteurs confondus), le second pilier, lui, concerne non seulement cette première catégorie de méga-acteurs mais aussi toutes les multinationales réalisant un chiffre d’affaires d’au moins 750 millions d’euros par an. Pour toutes, le taux de l’impôt minimum a été fixé à 15 % des bénéfices – alors qu’en juillet dernier, le taux était encore ouvert à « au moins 15%» et malgré le fait que les Etats-Unis de Joe Biden, l’Allemagne d’Angela Merkel et la France d’Emmanuel Macron s’étaient mis pourtant d’accord sur un taux minimum ambitieux de 21 %.
Finalement, afin de rallier le plus de pays possible et de mettre un terme aux paradis fiscaux (Iles Vierges britanniques, Jersey, Guernesey, Bahamas, Emirats arabes unis, Irlande, Luxembourg, Hongrie, …), c’est le plancher d’imposition de 15 % qui a été retenu. Google/YouTube, Facebook, Microsoft et Apple ont par exemple leur quartier général européen respectif en Irlande où le taux super-attractif est de 12,5% – les trois premiers à Dublin et le dernier à Cork. « Toutes les entreprises multinationales concernées devront évaluer la manière dont elles sont organisées et réagir en conséquence », estime Pascal Saint- Amans. L’OCDE sonne le glas non seulement des paradis fiscaux, mais aussi du secret bancaire et des sociétés-écrans : un sacré pavé dans la mare du capitalisme.

Le G20 va entériner les deux piliers
Pour la plupart des pays occidentaux, ce taux a minima de 15 % reste cependant bien en-deçà des 28 % en France (25 % en 2022) et des 21 % aux Etats-Unis (28 % envisagés par Joe Biden). Mais Pascal Saint-Amans l’assure, ces 15 % devrait générer chaque année environ 150 milliards d’euros de recettes fiscales supplémentaires au niveau mondial – à répartir entre plusieurs pays. Les deux piliers de la déclaration du 8 octobre ont été entérinés lors de la réunion des ministres des finances du G20 à Washington le 13 octobre, laquelle sera suivie les 30 et 31 octobre prochains à Rome par le sommet des chefs d’Etat de ces vingt pays (12) les plus riches de la planète. @

Charles de Laubier

Adobe fête ses 35 ans en pleine forme grâce à ses acquisitions et à la croissance de ses abonnements

L’éditeur de logiciels de création, cofondée il y a 35 ans par Charles Geschke et John Warnock, a basculé avec succès dans le cloud pour y vendre par abonnements ses célèbres logiciels – Photoshop, Acrobat, Illustrator, … Son PDG, Shantanu Narayen, dispose d’une trésorerie confortable pour d’éventuelles nouvelles acquisitions.

Charles Geschke vient d’avoir 78 ans, le 11 septembre dernier. C’est le cofondateur avec John Warnock du numéro un des logiciels graphiques Adobe Systems – il y aura 35 ans en décembre de cette année. Photoshop, Acrobat, Illustrator, InDesign, Dreamweaver, Flash, …, mais aussi le langage PostScript : tous ces outils de création sont reconnus et utilisés mondialement dans la création,
le développement, les médias, le marketing, la communication et l’audiovisuel. Bien qu’il n’ait plus de fonctions opérationnelles dans le groupe depuis son départ à la retraite en 2000, Charles Geschke en a été néanmoins président du conseil d’administration jusqu’en janvier dernier.
Depuis le début de l’année, Shantanu Narayen (photo) lui a succédé tout en conservant ses fonctions de directeur général d’Adobe qu’il assume depuis décembre 2007. Cet Indien de 54 ans, né à Hyderabad, fêtera l’an prochain ses 20 ans chez Adobe Systems.

Au total, selon les calculs de Edition Multimédi@, Adobe investi en moins de dix ans quelque 4 milliards de dollars dans sa croissance externe (Omniture, Day Software, Demdex, Auditude, Efficient Frontier, Neolane, Fotolia
et TubeMogul).

Abonnements dans le cloud : 80 % du chiffre d’affaires
Il est à la tête d’une icône de la Silicon Valley (à San José), ni start-up mais multinationale ni licorne mais cotée en Bourse, qui prévoit de dépasser cette année les 7 milliards de dollars de chiffre d’affaires – à 7,24 milliards, selon le consensus d’analystes financiers – grâce à une croissance attendue de 23 % sur un an. Adobe Systems, dont le siège administratif est depuis dix ans situé dans le petit paradis fiscal américain qu’est l’Etat du Delaware, devrait aussi accroître sa rentabilité par rapport au résultat net affiché en 2016 et en hausse de plus de 85 % à 1,1 milliard de dollars.
Pour une entreprise du logiciel qui a survécu à 35 ans de grandes révolutions, aussi bien des technologies que des écosystèmes (d’Internet au cloud), c’est une belle performance. Adobe affiche – au 29 septembre 2017 – une capitalisation boursière
de 72,3 milliards de dollars au Nasdaq à New York, avec une action passée d’environ 30 dollars il y a cinq ans à près de 150 dollars aujourd’hui. En un an, le titre a bondi de 40 %. Ayant pris à temps le tournant de la dématérialisation des logiciels, Adobe est passé avec succès de la vente packagée en magasins à la vente d’abonnements en ligne grâce au mode Software-as-a-Service (SaaS) et maintenant le cloud computing. Depuis janvier dernier, la fameuse Creative Suite – incluant Photoshop, Acrobat, InDesign, Illustrator, Premiere Pro ou encore Typekit – n’est plus commercialisée.
La version 6, disponible depuis cinq ans, a été la dernière à être vendue en boîte.

Abonnements en cloud : 80 % des revenus
Cette année marque donc pour Adobe le basculement complet de son modèle économique dans le nuage informatique. Avec Creative Cloud, ses applications mises
à jour sans surcoûts sont désormais disponibles « exclusivement » via un abonnement (de 23,99 à 66,99 euros par mois) qui comprend aussi des services de tutoriels, des modèles intégrés ou encore – via Adobe Stock et Fotolia – 60 millions d’images, d’illustrations vectorielles, de vidéos et d’éléments en 3D – tous libres de droits. Adobe Sensei marque aussi l’offensive de la firme de San José dans la création complexe à partir d’intelligence artificielle (IA), de marchine learning et de deep learning. Adobe table ainsi sur ses revenus annuels récurrents – ou ARR pour « Annualized Recurring Revenue » – afin de pérenniser sa rentabilité. Les abonnements dépassent pour la première fois cette année les 80 % du chiffre d’affaires annuel (contre 78 % en 2016, par rapport aux 50 % de 2014) et le secteur des médias numériques y contribuent à plus des deux-tiers (plus de 3,3 milliards de dollars en 2016). A la fois présent dans
les médias numériques et le marketing digital, le groupe dirigé par Shantanu Narayen s’adresse à une vaste clientèle, ce qui en fait sa force : créateurs, graphistes, web designers, photographes, cinéastes, développeurs d’applications, professionnels des médias, éditeurs, agences de communication, mais aussi responsables marketing, publicitaires ou encore annonceurs. Adobe est du coup devenu un acteur majeur du
Big Data, avec plus de 90 trillions de transferts de données par an revendiqués.

Mais l’éditeurs des créateurs entend aussi séduire plus que jamais le grand public, comme l’a expliqué le PDG Shantanu Narayen le 19 septembre dernier, lors de la présentation de ses résultats financiers « record » pour le troisième trimestre : « Nous sommes en train de nous étendre dans l’espace créatif bien au-delà de notre base loyale de professionnels. Que cela soit pour “designer” un blog personnel ou pour produire un film court, les capacités de Creative Cloud se développent pour s’adresser aux besoins des jeunes d’aujourd’hui, des experts en médias sociaux et des créatifs enthousiastes, tout en repoussant plus loin les frontières technologiques pour nos pros créatifs les plus exigeants ». Ayant rencontré ses premiers succès sur les ordinateurs de bureau des graphistes professionnels, Adoba a su élargir sa base de clientèle au grand public, doté de tablettes et smartphones. Par exemple, Photoshop se décline en plusieurs applications mobiles telles que Photoshop Sketch, Photoshop Mix, Photoshop Lightroom ou encore Photoshop Fix. Mais c’est dans la création vidéo qu’Adobe voit la demande exploser avec pour les professionnels Premiere Pro, mais aussi Premiere Clip pour « créer des films à la volée à partir d’un smartphone » ou Adobe Spark pour
« créer des publications et graphismes pour les réseaux sociaux, des récits web et des vidéos animées », sans oublier des outils de réalité virtuelle et le 360 degrés renforcés par l’acquisition en juin dernier de la technologie Skybox intégrée dans Premiere Pro
et After Effects. La prochaine conférence annuelle Adobe Max, du 18 au 20 octobre prochains, révèlera son lot de nouvelles versions et applications. Elle devrait aussi sonner le glas du logiciel Flash Player qu’Adobe arrêtera définitivement en 2020 : l’annonce de la fin de ce lecture de vidéo – de moins en moins utilisés sur les navigateurs web – a été faite fin juillet. La croissance de Document Cloud, le pendant de Creative Cloud, permet à Adobe de capitaliser sur son célèbre logiciel Acrobat, devenu standard international dans la création et la lecture de documents, et sur son format PDF créé il y a maintenant 25 ans. Avec Adobe Scan, le PDF s’est aussi démocratisé sur les mobiles. Pour les entreprises, Adobe Sign permet la signature électronique de documents.
Dans le marketing digital, cette fois, où l’on retrouve des outils de communication,
de publicité et de mesure d’audience, la concurrence est plus rude puisqu’Adobe se retrouve face à aussi bien IBM, Oracle ou Salesforce ou SAP que Google ou Yahoo. Mais ses acquisitions successives ces dernières années lui permettent de réaliser 30 % de son chiffre d’affaires dans cette activité. Sa plus grosse acquisition fut celle en 2009 d’Omniture, société spécialisée dans les logiciels de mesures d’audience publicitaire sur Internet, pour 1,8 milliard de dollars. Elle fut suivie pas plusieurs achats de moindre ampleur entre 2010 et 2012 (Day Software, Demdex, Auditude et Efficient Frontier). En 2013, Adobe s’est emparé pour 600 millions de dollars de la société française Neolane spécialisée dans le marketing digital. Puis, après avoir racheté en 2015 Fotolia pour 800 millions de dollars, Adobe a jeté son dévolu l’an dernier sur TubeMogul, un éditeur de logiciel de publicité programmatique, en déboursant 549 millions de dollars.

1,7 Mds $ de cash : nouvelles acquisitions ?
Au total, selon les calculs de Edition Multimédi@, Adobe a investi en moins de dix ans quelque 4 milliards de dollars dans sa croissance externe. Et sa marge de manœuvre reste aujourd’hui intacte ; sa trésorerie a même grossi ces derniers mois en passant
de 1 milliard de dollars fin 2016 à 1,7milliard de dollars de cash disponible au 1er septembre dernier. @

Charles de Laubier

Europe : les multinationales du Net commencent à se faire à l’idée de rendre des comptes localement

Google, Apple, Facebook Amazon et Microsoft symbolisent ces « GAFAM »
que la Commission européenne souhaiterait faire entrer dans le rang d’une
future régulation numérique. Il s’agit de les rendre responsables juridiquement
et fiscalement sur le pays de consommation de leurs services.