Apple parle beaucoup de ses produits, mais reste discret sur sa stratégie

Alors qu’Apple vient d’achever son exercice annuel le 26 septembre, jamais le groupe de Steve Jobs n’a été autant adulé par les médias. Pourtant, la marque
à la pomme n’est pas un exemple d’ ouverture et parle plus volontiers de ses produits que de sa stratégie controversée.

Apple, Apple, Apple, … iPod, iPhone, iPad, … Le groupe du mythique Steve Jobs ne cesse de défrayer la chronique, tant les médias ont croqué la pomme. Selon une étude publiée le 27 septembre par l’institut américain Pew Research Center, c’est l’entreprise
de la high-tech bénéficiant du plus grand nombre d’articles dans les médias : 15 % (1).
Le géant américain s’offrerait ainsi gratuitement une campagne de publicité planétaire, avec plus de 40 % des articles élogieux pour ses produits (2).

Communication verrouillée
Raison de plus pour savoir quelle stratégie se cache derrière cette frénésie pour la firme de Cupertino en Californie. « Je ne peux pas vous organiser d’interview. Nous faisons essentiellement des briefings produits. Je suis votre interlocutrice pour la presse en France et l’Europe, ainsi que pour les Etats-Unis qui me transfèrent les éventuelles demandes que je n’ai pas reçues directement… », répond Jasmine Khounnala, une porte-parole Corporate communications chez Apple France, à Edition Multimédi@ qui souhaitait soumettre à un dirigeant du groupe des questions sur la stratégie. Résultat, malgré notre cordiale insistance : « Nous n’avons pas de commentaire à faire à ce
sujet »… Pourtant, les interrogations ne manquent pas sur la stratégie de la multinationale devenue non seulement la deuxième capitalisation boursière dans le monde mais aussi un acteur puissant – voire en position dominante sur certains marchés.
Le volet le plus sensible concerne l’environnement propriétaire d’Apple, qui fait l’objet de plusieurs enquêtes antitrust préliminaires menées conjointement par l’Union européenne et le Federal Trade Commission (FTC) depuis le printemps dernier. Plusieurs activités de la marque à la pomme seraient en cause : le développement de logiciels pour les mobiles iPhone, le risque de position dominante de iTunes Music Store, les pratiques en termes de publicité sur mobile, les grilles tarifaires imposées
aux éditeurs, et plus généralement le manque d’interopérabilité plateformes-terminaux-contenus (3). Or, le 9 septembre dernier, Apple a annoncé l’assouplissement de
« toutes les restrictions sur les outils de développement utilisés pour créer des applications iOS [le système d’exploitation permettant de faire fonctionner iPhone, iPad et iPod] » pour « donner aux développeurs la flexibilité qu’ils souhaitent » (4). Les contenus devraient ainsi pouvoir être créés pour des environnements ouverts comme Android de Google, Blackberry de RIM ou encore Flash d’Adobe. Quant aux publicités online des environnements concurrents, elles pourraient s’afficher sur les terminaux d’Apple (5). Le 25 septembre, Joaquin Almunia, commissaire européen à la Concurrence, est resté prudent : « La réponse d’Apple à notre enquête prélininaire montre que la Commission européenne peut utiliser des règles de concurrence pour obtenir des résultats rapides sur le marché avec des bénéfices clairs pour les consommateurs, sans avoir besoin d’ouvrir une procédure formelle ». Mais la stratégie de « walled garden » d’Apple reste sous sourveillance car elle pose problème à Neelie Kroes, la commissaire européenne au Numérique, laquelle a fait de l’interopérabilité son cheval de bataille pour le « marché unique des contenus en ligne » (lire page 5). Les éditeurs de contenus – applications, musiques, films, journaux, magazine, livres, jeux, etc – s’interrogent aussi sur la politique marketing et commerciale de Steve Jobs : sur les formules d’abonnement et les grilles tarifaires que leur impose Apple ou sur la maîtrise par ce dernier a sur les bases de données clients. Aux Etats-Unis, la presse entend garder le contrôle de la relation- client après s’être ruée sur la tablette iPad. Le fabricant informatique s’arroge en outre de confortables commissions sur les ventes en ligne via sa toute puissante boutique en ligne iTunes, pouvant atteindre 30 % sur les contenus numériques et 40 % sur les publicités online.

Position dominante d’iTunes
La position dominante d’iTunes rajoute à l’inquiétude. Rien que dans la musique,
la boutique en ligne d’Apple créée en 2003 s’est imposée dans le téléchargement musical (6) – à 0,99 dollar le titre, voire à 0,69 ou 1,29 dollar – et s’apprête à faire de même dans le streaming. Riche de 8millions de titres musicaux, l’écosystème fermé s’est étendu à la vidéo (20.000 épisodes de télévision et plus de 2.000 films de cinéma), ainsi qu’à l’édition (livre et presse). L’emprise d’Apple sur les industries culturelles devrait s’intensifier avec Apple TV que le groupe tente de relancer via iTunes, avec de nouveaux accords avec les ayants droits. Il s’agit de ne pas se laisser distancer sur le marché prometteur de la télévision connectée. « Applemania » jusque dans nos salons ? Encore faut-il que la diversité culturelle, le choix concurrentiel et l’interopérabilité technique soient préservés… @

Charles de Laubier

L’achronie des médias

Enfant, il fut un temps où nous avions à composer avec
une certaine forme de rareté, qui, si elle était à l’origine d’une sourde frustration, aiguisait en même temps notre désir et nourrissait nos rêves. Le dernier Disney n’était alors visible qu’à Noël au cinéma et, le reste de l’année, par de courts extraits sur nos écrans de télévision. Il nous fallut attendre l’âge adulte pour voir et revoir enfin ces films, qui perdirent en même temps une part de leur mystère. Il fallait également qu’une nouvelle économie des droits de diffusion télé puis vidéo crée une chaîne d’exploitation cohérente et très rentable. C’est en effet avec la télévision que l’idée d’une chronologie des médias s’est peu à peu mise en place. Avec l’équipement massif des ménages en postes de télé durant les années 60 et la baisse concomitante et régulière de la fréquentation des salles, les chaînes ont accepté l’usage d’un long délai après la sortie des films en salle.

« Ce n’est plus la chronologie qui structure le paysage audiovisuel mais les modes de réception. Quand un film sort, il doit être disponible partout, très vite, afin de bénéficier d’une visibilité maximale sur tous les écrans »

En France, une période de 5 ans a longtemps prévalu, tant que l’audiovisuel était public
et que le nombre de chaînes restait excessivement limité. C’est l’arrivée de la vidéo à domicile qui a finalement imposé l’intervention du législateur au début des années 80.
En 2005, il fallait attendre 6 mois entre l’exploitation en salle et la sortie des DVD,
33 semaines pour la diffusion en VoD, 9 mois pour la TV en pay-per-view, 12 mois
pour la TV cryptée par abonnement et au-delà de 24 mois pour les chaînes non cryptées gratuites. Ce bel ordonnancement à la française, organisé par la loi et codifié au niveau de l’Union européenne à la fin des années 1980, avait sa correspondance libérale aux Etats-Unis où les fenêtres de diffusion se réglaient par contrat, film par film, entre les différents intéressés.
Quelles que soient les modalités retenues, le système a du rapidement s’adapter, au tournant de 2010, à la nouvelle donne imposée par la révolution numérique. Désormais,
la chronologie des médias était directement négociée par les instances professionnelles, sans recours au législateur. La première concession, après d’âpres débats, fut d’assouplir le nouveau calendrier en le raccourcissant de 2 mois et en le simplifiant, notamment en alignant celui de la VoD aux DVD. A peine mise en place, cette évolution était cependant déjà dépassée : une part croissante de la population avait fait l’expérience d’une consommation de vidéos et de programmes quasiment en continu et libérée du temps, prémice d’une véritable achronie des médias. Comme pour la musique en son temps, les utilisateurs ont rapidement adapté leurs pratiques aux possibilités offertes par les nouveaux modes de diffusion sur les multiples écrans. Ils ont également devancé les offres légales qui ont tardé à se mettre en place. Avec le site Megavideo, la vidéo eut, à l’instar de Napster pour la musique, son service illégal plébiscité par les internautes pour sa facilité d’utilisation, la richesse de son catalogue et sa gratuité… Même les créateurs ont contribué à cette évolution en multipliant les expériences visant à faire exploser l’antique chronologie : en 2010, Jean-Luc Godard transgressa la loi en rendant son long métrage « Film Socialisme » disponible en VOD, le jour même de sa programmation à Cannes, et 2 jours avant sa sortie en salle.
A force de se contracter, la chronologie n’exista plus et en tout cas ne fut absolument
plus perceptible par le commun des utilisateurs. Ce n’est plus la chronologie qui structure le paysage audiovisuel mais les modes de réception. Quand un film sort, il doit être disponible partout, très vite, afin de bénéficier d’une visibilité maximale sur tous les écrans, de la salle la plus sophistiquée au terminal de poche le plus simple. Quand une série est programmée, la chaîne qui en détient les droits doit pouvoir l’exploiter de la première diffusion à la catch-up TV, en passant par les produits dérivés. Les maîtres mots sont désormais : exclusivité, événement et marque forte. Malgré tout, le temps
n’a pas été aboli, et les distributeurs ont dû apprendre à gérer, rentabiliser et rendre accessible leur catalogue en affinant les principes de gestion de ce que Chris Anderson popularisa en 2004 sous le terme poétique de « longue traîne ». @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2020 » : Enfance 3.0
Depuis 1997, Jean-Dominique Séval est directeur marketing et
commercial de l’Idate. Rapport sur le sujet : « Future Télévision :
Stratégies 2020 » (Market & Data Report) par Gilles Fontaine.