La France sera l’un des pays les plus impactés par le règlement européen « Liberté des médias »

Le 21 juin dernier, le Conseil de l’Union européenne a approuvé le mandat lui permettant de négocier avec le Parlement européen le projet de règlement sur « la liberté des médias » (EMFA). Ces discussions devraient aboutir avant les prochaines élections du Parlement européen de juin 2024.

(Tandis qu’en France, le 13 juillet, l’Elysée a annoncé pour septembre des « Etats généraux de l’information » , dont les conclusions seront livrées à l’été 2024)

Le European Media Freedom Act (EMFA), projet de règlement européen sur la liberté des médias, fait couler beaucoup d’encre. Ce futur texte législatif – contraignant pour les Vingt-sept – vise à préserver la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias dans l’Union européenne (UE), ainsi qu’à protéger les journalistes, leurs sources, et les services de médias contre les ingérences politiques dans les rédactions. L’EMFA entend notamment faire la transparence sur la propriété des médias.

Financement des médias et leur indépendance
C’est un sujet sensible, mais déterminant pour la démocratie. L’objectif des instances européennes est que les négociations autour de ce projet de règlement « Liberté des médias » puissent se conclure « avant les prochaines élections au Parlement européen », lesquelles se tiendront les 6 et 9 juin 2024. Maintenant que le mandat de négociation (1) avec le Parlement européen a été approuvé le 21 juin par les représentants permanents des Etats membres, le Conseil de l’UE – présidé depuis le 1er juillet et pour six mois par le président du gouvernement espagnol Pedro Sánchez (photo) – a donné le coup d’envoi de l’examen du texte. Il concerne la presse et la radio qui n’entraient pas dans le champ de la directive européenne de 2010 sur les services de médias audiovisuels (SMA). Or leur importance transfrontalière est croissante grâce à Internet, aux applications mobiles et aux agrégateurs de contenus d’actualités (Google News, MSN, Yahoo News, …), et en plusieurs langues.
Les GAFAM sont des passerelles vers ces médias nationaux, mais aussi des catalyseurs de publicité en ligne. Et – convergence des médias oblige – la presse et la radio en ligne se sont étoffées dans les contenus audiovisuels (vidéo, podcasts, live streaming, …). La désinformation (fake news, manipulations, ingérences, …) est en outre plus facilement propagée par les plateformes numériques et les fournisseurs de contenus. L’article 17 de l’EMFA impose aux très grandes plateformes une « exemption médiatique », à laquelle s’oppose la CCIA représentant les GAFAM (2). Les éditeurs, eux, craignent la censure de leurs contenus par ces géants du Net (3).
C’est dans ce contexte que le Conseil de l’UE et le Parlement européen s’emparent de la proposition de règlement EMFA que la Commission européenne avait présentée le 16 septembre 2022 « établissant un cadre commun pour les services de médias dans le marché intérieur et modifiant la directive [SMA] » (4). Le but est d’harmoniser les règlementations nationales sur la presse et la radio en termes de pluralisme des médias, d’indépendance éditoriale ou encore de financement de ces médias par des acteurs privés (industriels, milliardaires, fonds, …) et par les pouvoirs publics (aides d’Etat (5), médias publics, …). Parmi les « obstacles » au marché unique des médias en Europe, le mandat du 21 juin pointe « le manque de coordination entre les mesures et procédures nationales des Etats membres » et « l’insuffisance des outils de coopération réglementaire entre les autorités réglementaires nationales » (Arcom en France, l’ALM en Allemagne, l’AGCOM en Italie, etc.). Ce à quoi s’ajoutent « des mesures nationales discriminatoires ou protectionnistes », qui peuvent pénaliser les éditeurs désireux d’entrer sur de nouveaux marchés.
Plus largement, l’EMFA veut que soient respectés par les éditeurs : la liberté des médias, le pluralisme des médias, la diversité culturelle, linguistique et religieuse, conformément à la Charte des droits fondamentaux de l’UE (6). La Hongrie, la Pologne et la Slovénie sont souvent cités comme les premiers pays visés par ce futur règlement, mais la France n’est pas en reste malgré sa loi de 1881 sur « la liberté de la presse » (7). Car l’Hexagone a la particularité unique au monde d’avoir des pans entiers de sa presse détenus par des industriels milliardaires : Vincent Bolloré, Martin Bouygues, Arnaud Lagardère, Xavier Niel, Daniel Kretinsky, Bernard Arnault, Patrick Drahi, ou encore Rodolphe Saadé. À la suite de la commission d’enquête du Sénat sur la concentration dans les médias en France (8), une seule proposition de loi sur l’indépendance des médias a été déposée par la députée Paula Forteza en février 2022 mais semble depuis bloquée à la commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale (9).

Lobbies des éditeurs contre un « super-Erga »
Au niveau européen, le lobbying des éditeurs de presse – via l’association des quotidiens ENPA et celle des magazines EMMA – est puissant (10). Leur dernière action : une lettre ouverte datée du 27 juin (11) aux législateurs européens s’inquiétant notamment de « l’harmonisation européenne » et de la création d’un Conseil européen des services des médias (EBMS) qui transformera l’actuel Erga (regroupant les « Arcom » nationaux) en « super-Erga » garant de l’indépendance des médias et du respect du futur EMFA. @

Charles de Laubier

Après avoir échoué à remplacer M6, et à racheter Editis et La Provence, Xavier Niel se concentre sur Iliad en Europe

En mars, Xavier Niel voit Vivendi choisir Daniel Kretinsky pour lui vendre Editis. En février, il prend acte du rejet de son projet de chaîne Six. En octobre, La Provence lui échappe au profit de Rodolphe Saadé. Et dans les télécoms, où il poursuit des ambitions européennes, le fondateur de Free se fâche avec l’Arcep.

Xavier Niel, le milliardaire magnat des télécoms et des médias, est tendu ces derniers temps. Cela se voit dans ses coups de gueule sur le marché français des télécoms. Pourtant, à 55 ans, tout semble lui sourire : sa fortune avait dépassé pour la première fois, en 2022, la barre des 10 milliards d’euros (1) ; sa vie privée se passe aux côtés de Delphine Arnault, fille de la plus grand fortune mondiale Bernard Arnault (2), PDG de LVMH (propriétaire du groupe Le Parisien-Les Echos) ; il a eu les honneurs de la République en étant fait le 31 décembre dernier chevalier de la Légion d’honneur par décret d’Emmanuel Macron (3) qu’il fréquente et apprécie depuis 2010 – l’Elysée préfèrerait même Iliad/Free à Orange (pourtant détenu à 22,9 % par l’Etat) pour ses ambitions européennes.
Or, depuis quelques mois, les déconvenues et les échecs se succèdent pour le « trublion » des télécoms et tycoon des médias français. Mise à part la chute de sa fortune de 43 % au 5 avril (4) par rapport à 2022, dernière contrariété en date : la décision de l’Arcep d’augmenter le tarif du dégroupage de la boucle locale d’Orange, autrement dit le prix de location mensuelle payé par Free, Bouygues Telecom ou SFR pour emprunter le réseau de cuivre historique hérité de France Télécom pour les accès ADSL et le triple play Internet-TV-téléphone. « C’est une formidable rente de situation pour Orange », a-t-il dénoncé le 22 mars dernier devant les sénateurs de la commission des affaires économiques qui l’auditionnaient.

Le « trublion » contrarié par l’Arcep et l’Arcom
Mais avant de ruer dans les brancards des télécoms en attaquant les décisions tarifaires du gendarme des télécoms – présidé par l’ex-députée et ex-France Télécom/Orange Laure de La Raudière dont il avait considéré la nomination à tête de l’Arcep il y a plus de deux ans comme « aberrant pour la concurrence » (5) –, Xavier Niel avait enchaîné les déconvenues dans les médias et l’édition.
Le rejet par l’Arcom de son projet de chaîne de télévision « Six ». C’est le 22 février 2023 que l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) recale son dossier de candidature pour son projet de chaînes « Six » dont l’ambition était de remplacer M6 sur le canal 6 de la TNT (télévision nationale diffusée par voie hertzienne terrestre en clair et en haute définition). Sans grand suspense, ce sont les autres « projets » qui sont « sélectionnés » par le régulateur de l’audiovisuel, à savoir TF1 (Télévision Française 1) et M6 (Métropole Télévision) dont les autorisations de continuer à émettre sur la TNT seront délivrées avant le 5 mai prochain.

TV, édition, presse : des mises en échec
Eliminé, Xavier Niel a noyé sa déception dans un même ironique posté sur Twitter le jour du verdict : « Comment te récupérer putain !? JAMAIS je pourrai la récupérer » (6). Un mois après, devant les sénateurs lors de son audition, le fondateur de Free et président du conseil d’administration de la maison mère Iliad, dont il est l’actionnaire principal, a regretté l’absence d’explication donnée par l’Arcom : « On ne nous a pas communiqué les raisons pour lesquelles nous n’avons pas été retenus. On l’a dit publiquement : on avait l’impression d’une procédure perdue d’avance. (…) Je ne sais si nous reviendrons sur ces sujets. Nous pensons que l’on ne peut exister dans le monde de la télévision que si on a un des six premiers canaux » (7).
Son exclusion de la course au rachat d’Editis à Vivendi. Le 14 mars, Vivendi – maison mère du deuxième groupe d’édition en France – a annoncé son entrée en négociation exclusives avec International Media Invest (IMI), filiale de Czech Media Invest (CMI) du milliardaire tchèque Daniel Kretinsky. Objectif de Vivendi appartenant à Vincent Bolloré : céder au Tchèque 100 % du capital d’Editis – chiffre d’affaires 2022 en baisse de 8,1 % à 789 millions d’euros avec sa cinquantaine de maisons d’édition, dont La Découverte, Plon, Perrin, Robert Laffont, Presses de la Cité, Le Cherche Midi, Bordas, Le Robert, … – , afin d’obtenir d’ici juin prochain le feu vert de la Commission européenne pour s’emparer de la totalité du groupe Lagardère, maison mère du premier éditeur français Hachette. Xavier Niel, copropriétaire depuis novembre 2010, du groupe Le Monde (Le Monde, Télérama, L’Obs, …) au côté du même Daniel Kretinsky, lui aussi coactionnaire de la holding Le Monde Libre (8), se serait bien vu en plus à la tête du deuxième éditeur français. Mais le Tchèque, lui aussi magnat des médias via sa holding CMI (Marianne, Elle, Télé 7 jours, Femme actuelle, Franc-Tireur, …, sans oublier 5 % détenu dans TF1 et un prêt consenti à Libération), lui a coupé l’herbe sous le pied.
La candidature de Xavier Niel au rachat d’Editis avait été révélée le 25 novembre 2022 par La Lettre A, en lice face à deux autres prétendants : Reworld Media (9) et Mondadori. Editis est valorisé entre 500 et 675 millions d’euros, d’après le cabinet Sacafi Alpha. Avec un fonds d’investissement, qui pourrait être le new-yorkais KKR (Kohlberg Kravis Roberts) dont il est un administrateur depuis mars 2018, Xavier Niel aurait proposé un prix d’achat jugé insuffisant par Vivendi. • Son échec dans sa tentative de s’emparer du groupe La Provence. Le 30 septembre 2022, c’est le groupe maritime CMA CGM du nouveau milliardaire Rodolphe Saadé qui est confirmé pour reprendre les 89 % du groupe La Provence, comprenant aussi Corse-Matin. Xavier Niel, détenant les 11 % restant via sa holding personnelle NJJ, était pourtant considéré comme le « repreneur naturel » – y compris par feu son propriétaire Bernard Tapie (10) – du groupe La Provence, premier éditeur de presse de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA). Le patron de Free détient 11 % du capital depuis que le belge Nethys lui a vendu en 2019 sa participation (11). C’est aussi grâce à Nethys que Xavier Niel a pu faire tomber dans son escarcelle fin mars 2020 le groupe Nice-Matin (GNM), éditeur des quotidiens Nice-Matin, VarMatin et Monaco-Matin dans les Alpes-Maritimes et le Var (PACA toujours). Et ce, au détriment du favori – l’homme d’affaires Iskandar Safa (propriétaire de Valeurs Actuelles via Privinvest Médias) – qui a jeté l’éponge. Après Lagardère (1998-2007), Hersant (2007-2014) et une reprise par les salariés via une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) grâce à un crowdfunding sur Ulule et le soutien de Bernard Tapie, GNM est propriété de Xavier Niel depuis trois ans. Le milliardaire-investisseur est aussi propriétaire de France-Antilles depuis mars 2020, et de Paris-Turf depuis juillet 2020.
Cependant, en août 2020, il échoue avec Bernard Tapie à jeter son dévolu sur le quotidien historique La Marseillaise qui est alors repris par Maritima Médias. Mais c’est surtout l’échec de la tentative de Xavier Niel à prendre le contrôle du groupe La Provence, incluant Corse-Matin que GNM – dont il devenu propriétaire – avait acquis en 2014, qui sera cuisant. Dès le 24 février 2022, son offre de 20 millions d’euros est rejetée par les liquidateurs au profit de celle à 81 millions de Rodolphe Saadé (12). S’en suivra le 3 mars des échanges houleux entre Xavier Niel venu au journal marseillais et des salariés hostiles à sa visite. « Vous m’avez mis dehors », lancera-t-il au PDG du groupe La Provence, Jean-Christophe Serfati. Le tribunal de Bobigny, où est instruite l’affaire, confirmera CMA CGM sept mois après. Entre temps, il a investi dans L’Informé.

Réussir ses télécoms en Europe
Au-delà de ses démêlés en France avec l’Arcep, il reste encore au « trublion » des télécoms à faire d’Iliad un champion européen. La maison mère de Free est présente en Italie depuis 2018 et en Pologne depuis 2020. Après avoir échoué l’an dernier à s’emparer de la filiale italienne de Vodafone, le groupe de Xavier Niel s’est positionné pour tenter d’acquérir des actifs de TIM (Telecom Italia). En outre, depuis 2014, il contrôle personnellement via NJJ l’opérateur suisse Salt et détient une participation de l’opérateur irlandais Eir aux côtés de son groupe Iliad. En février, via sa holding Atlas Investissement (13), Xavier Niel a porté sa participation au capital de l’opérateur luxembourgeois Millicom à 19,6 %. Cette même holding est entrée en septembre 2022 à 2,5 % dans Vodafone. Déjà confronté à Orange en France, Iliad veut rivaliser avec Orange en Europe. @

L’affaire « FranceSoir » tourne au bras de fer avec l’Etat, autour de son statut de « service de presse en ligne »

Relancé sans succès il y a dix ans sous forme de magazine en ligne, FranceSoir – successeur du célèbre quotidien France Soir liquidé en 2012 – est depuis 2014 dirigé par un entrepreneur, Xavier Azalbert. Il se bat aujourd’hui pour garder son statut de « service de presse en ligne » que la CPPAP voudrait lui retirer.

Qu’il est loin le temps où France Soir – fleuron de la presse française durant les Trente-Glorieuses – tirait chaque à plus de 1 million d’exemplaires imprimés (1). La chute du premier quotidien national de l’époque – créé par Pierre Lazareff après avoir repris le journal clandestin et résistant Défense de la France pour le rebaptiser en 1944 France Soir – n’est plus que de l’histoire ancienne.
La crise de la presse sur fond de tsunami numérique est passée par là (2). C’est le 13 décembre 2011 que France Soir imprime sa dernière édition papier, pour basculer ensuite entièrement sur le Web et les mobiles. Ainsi en avait décidé son propriétaire d’alors, le Russe Alexandre Pougatchev. Le quotidien était passé sous la barre des 70.000 exemplaires (3). La liquidation judiciaire de France Soir sera prononcée le 23 juillet 2012 et ses actifs seront revendus à une société de e-paiement, Cards Off, qui lancera l’année suivante le site FranceSoir.fr mais sans succès. C’est en 2014 que Xavier Azalbert (photo), ancien conseiller de McKinsey devenu entrepreneur financier, entre en scène en tant que président de Mutualize Corporation (ex- Cards Off), et, à partir de 2016, président et directeur de la publication FranceSoir. Le nombre de ses journalistes est réduit et le site web gratuit publie des dépêches AFP pour assurer tant bien que mal une information en continu.

Un site de presse en ligne controversé
Lorsqu’une grève est déclenchée par la rédaction de FranceSoir à partir de fin août 2019, il ne reste plus que quatre journalistes titulaires. Dénonçant la dégradation de leurs conditions de travail, ils seront tous licenciés par Xavier Azalbert « pour motif économique » au mois d’octobre suivant (4). Durant la crise sanitaire due au coronavirus, le « journal sans journalistes » prend fait et cause pour l’hydroxychloroquine du professeur Didier Raoult, donne la parole au professeur spécialiste des épidémies Christian Perronne et fustige les décisions sanitaires du gouvernement.
FranceSoir.fr fait en outre la part belle au documentaire controversé « Hold-Up » qui, diffusé sur les réseaux sociaux, développe sur près de trois heures une théorie conspirationniste sur la pandémie de Covid- 19 («manipulation » des gouvernants) et remet en cause la gravité de la pandémie. FranceSoir est alors accusé de verser dans le complotisme et les fake news. En janvier 2021, les anciens journalistes de la rédaction ont lancé une pétition en ligne – avec le soutien du Syndicat national des journalistes (SNJ) – pour alerter la ministre de la Culture, alors Roselyne Bachelot, et interpeller le propriétaire du journal, Xavier Azalbert, « sur les dérives déontologiques récurrentes de ce média » (5). Cette pétition compte à ce jour près de 2.300 signataires (6).

L’affaire « FranceSoir » devient politique
La locataire de la rue de Valois s’empare alors de l’affaire : « J’ai demandé que soit réexaminé le certificat d’IPG (information politique et générale) délivré au service de presse en ligne #FranceSoir, dont le terme est en principe septembre 2022, afin de vérifier dès maintenant que ses conditions d’octroi sont bien toujours respectées », tweete Roselyne Bachelot le 29 janvier 2021 (7). Un audit anticipé de l’agrément de FranceSoir.fr est donc effectué le mois suivant (en février), pour aboutir finalement au maintien de l’agrément par la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP). « La preuve a été apportée de la présence de deux journalistes permanents et quatre pigistes », justifiera la rue de Valois auprès de l’AFP le 9 avril 2021. Le SNJ dénonce aussitôt : « Xavier Azalbert [peut] poursuivre la diffusion de fausses informations et de thèses complotistes avec l’aval de la CPPAP » (8). Google, lui, se met à désindexer dès février 2021 des milliers d’articles de FranceSoir.fr de son moteur de recherche, puis supprime en mars sa chaîne YouTube, avant d’empêcher le journal en ligne d’accéder à la plateforme publicitaire Google Ads. FranceSoir porte plainte contre le géant du Net – qu’il accuse de censure – devant le tribunal de commerce de Paris, mais l’éditeur sera débouté en septembre 2022, jugement dont il a fait appel (9).
Alors que le certificat de service de presse en ligne de FranceSoir doit arriver à échéance en septembre 2022 également, Xavier Azalbert avait déposé sa demande de renouvellement auprès de la CPPAP qui lui en accusera bonne réception le 22 juillet 2022. Cette commission est présidée par un membre du Conseil d’Etat – Laurence Franceschini (photo ci-contre) depuis février 2017 – et son secrétariat est assuré par la Direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC), la tête de pont du gouvernement au sein du ministère de la Culture. « C’est par voie de presse le 30 novembre 2022 que la rédaction de FranceSoir a appris la décision du ministère de la Culture de ne pas renouveler l’agrément CPPAP du journal, et plus particulièrement son certificat d’IPG. Selon la CPPAP, FranceSoir présenterait un “un défaut d’intérêt général” et nos contenus publiés à propos de la crise du Covid-19 porteraient “atteinte à la protection de la santé publique”», s’est alors étonné le directeur de la publication, Xavier Azalbert, le 2 décembre dernier (10). La décision de la CPPAP de ne pas renouveler le certificat de service de presse en ligne de FranceSoir, qu’elle lui avait pourtant maintenu en mars 2021, est prise – après avis du ministère de la Santé (11) – lors d’une séance le matin du 30 novembre 2022. « La CPPAP supprime (enfin) l’agrément de FranceSoir.fr», se réjouit le SNJ. FranceSoir – via sa maison mère la société Shopper Union France – fait appel le 22 décembre 2022 de cette décision datée officiellement du 5 décembre en demandant en référé sa suspension. L’éditeur s’inquiète de« l’interférence du gouvernement dans cette décision de la CPPAP » (12) et dénonce en référé le fait qu’elle « méconnaisse la liberté d’expression garantie par l’article 11 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le principe de pluralisme des médias, le principe d’égalité, la garantie des droits, la séparation des pouvoirs ». Censure d’Etat ?
La société Shopper Union France demande en outre au tribunal administratif de Paris – par un mémoire enregistré le 4 janvier 2023 – de transmettre au Conseil d’Etat la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) sur « la licéité de l’existence de la CPPAP en tant qu’instance chargée de garantir le pluralisme des médias (13) alors qu’elle est rattachée au ministère de la Culture et ipso facto au gouvernement » (14). A la suite d’une audience qui s’est tenue le 6 janvier dernier, le tribunal administratif de Paris rend une ordonnance le 13 janvier 2023 qui suspend l’exécution de la décision de la CPPAP et enjoint cette dernière de rétablir le régime d’aide dont bénéficiait FranceSoir.fr jusqu’alors. L’intervention de l’Association de la presse française libre (APFL), qui permet depuis 2020 de défiscaliser des dons faits à des titres de presse (la plupart d’extrême-droite), dont FranceSoir, a été jugé recevable. Quant à la QPC posant « la question de la licéité, de l’existence même de la CPPAP » (15), elle a été transmise au Conseil d’Etat (16). La société Shopper Union France pointe, par ailleurs, le fait que la conseillère d’Etat et présidente de la CPPAP, Laurence Franceschini, « a pris publiquement parti quant à la sanction qu’elle souhaitait infliger à FranceSoir» (17) lors d’une audition de la commission Bronner qui a remis le 11 janvier 2022 à Emmanuel Macron à L’Elysée (18), soit près d’un an avant la sanction, son rapport intitulé « Les lumières à l’ère du numérique ». La présidente de la CPPAP déclarait : « S’agissant en particulier du cas de FranceSoir, le seul levier dont dispose la commission serait de considérer que le site présente un “défaut d’intérêt général” en raison notamment d’allégations susceptibles de porter atteinte à la protection de la santé publique » (19).

La CPPAP est-elle partiale, voire illicite ?
La CPPAP n’aurait pas statué en toute impartialité lors de sa séance du 30 novembre 2022. Plus de dix mois avant l’examen du dossier, la conseillère d’Etat Laurence Franceschini « a pu laisser à penser qu’en cas d’examen ultérieur de la situation de ce service de presse en ligne, retient le juge des référés Jean-Pierre Ladreyt, la [CPPAP] serait susceptible de retenir ce motif pour justifier le non-renouvellement de l’agrément dont il bénéficiait ». La balle est maintenant dans le camp du Conseil d’Etat et du Conseil constitutionnel. @ Charles de Laubier

Devenu 2e éditeur de presse magazine en France, le Tchèque Daniel Kretínsky a ses chances pour Editis

Entré il y a quatre ans dans le club grandissant des industriels milliardaires propriétaires de médias français, l’oligarque tchèque Daniel Kretínsky semble le mieux placé pour devenir l’actionnaire de référence du deuxième éditeur français, Editis. Le nouveau tycoon de la presse française, s’intéresse aussi à l’audiovisuel.

Le 7 novembre est paru au Journal Officiel de l’Union européenne (JOUE) l’avis officiel de la « notification préalable d’une concentration » reçue par la Commission européenne le 24 octobre 2022 de la part de Vivendi – contrôlé par le groupe Bolloré – qui veut acquérir « le contrôle exclusif de l’ensemble de Lagardère ». Bruxelles a appelé « les tiers intéressés à lui présenter leurs observations éventuelles [qui devaient] lui parvenir au plus tard dans un délai de dix jours » après cette publication au JOUE (1). Depuis le 17 novembre, la direction générale de la concurrence (DG Comp) de la Commission européenne a donc toutes les cartes en main pour rendre sa décision – positive ou négative sur cette opération – à partir du 30 novembre, date de la fin de la procédure d’examen (2). A moins qu’elle ne décide de lancer une enquête approfondie. Le lendemain du dépôt formel de sa notification à Bruxelles, le groupe Vivendi a indiqué qu’il « poursui[vai]t l’étude du projet de cession d’Editis dans son intégralité » afin d’obtenir le feu vert de la Commission européenne pour s’emparer du groupe Lagardère, dont sa pépite Hachette Livre : troisième groupe mondial de l’édition et premier éditeur français.

Vivendi doit céder Editis pour avoir Lagardère
Pour satisfaire aux exigences de l’Union européenne en matière de concentration et de concurrence, le groupe de Vincent Bolloré est tenu de céder sa filiale Editis, deuxième éditeur en France. Il l’avait racheté en janvier 2019 et comptait initialement le garder dans le futur ensemble « Vivendi-Lagardère ». Mais les inquiétudes de l’édition en France et les réserves de la DG Comp en amont, ont poussé Vivendi à devoir vendre Editis « pour éviter les problèmes potentiels de concentration avec le groupe Lagardère ». Avec ses 53 maisons d’édition (La Découverte, Plon, Perrin, Robert Laffont, Presses de la Cité, Le Cherche Midi, Bordas, Le Robert, …), Editis a réalisé en 2021 un chiffre d’affaires de 856 millions d’euros, tandis qu’Hachette Livre avec ses 200 maisons d’édition (Calmann-Lévy, Grasset, Stock, Fayard, JC Lattès, Livre de poche, Dunod, Larousse, Hatier, …) en a généré le triple : 2,598 milliards d’euros. Comme le projet de cession d’Editis annoncé le 28 juillet se fera « via principalement une distribution aux actionnaires de Vivendi et une cotation à Euronext Paris » (3), chaque actionnaire de Vivendi recevra des actions « Editis » au prorata de celles qu’il détient dans la maison mère (4).

Bolloré va récupérer 29,7 % d’Editis et les vendre
Ainsi, le groupe Bolloré du milliardaire breton – actionnaire de référence de Vivendi à hauteur de 29,4 % du capital – recevra 29,4 % d’actions d’Editis, ou 29,7 % si l’on se réfère aux droits de vote. Mais Bolloré s’est engagé à céder l’ensemble de ses actions-là pour « doter Editis d’un noyau actionnarial de référence et stable ». Le reste ira en Bourse, à moins que Bruxelles ne trouve à redire sur ce découpage financier (5). Or, le seul candidat déclaré auprès de Vivendi pour le rachat des 29,4 % d’Editis à Bolloré n’est autre que le milliardaire tchèque Daniel Kretínsky (photo). Tous les autres prétendants potentiels au rachat des actions de Bolloré dans Editis (LVMH, Bouygues, Fimalac, Scor/Humensis, Lefebvre Sarrut, Kering, E.Leclerc, Bonnier, Mondadori, Bertelsmann, …) démentent ou attendent (6). Mais dès que la Commission européenne rendra sa décision à partir du 30 novembre (sauf enquête approfondie), les prétendants pourront sortir du bois et répondre à l’appel d’offres piloté par trois banques (dont Lazard et BNP Paribas). Arnaud de Puyfontaine, président du directoire de Vivendi, a déjà dit l’été dernier qu’il ne souhaite vendre « ni à un concurrent français (dans l’édition) ni à un fonds d’investissement ». Ce qui laisse toutes ses chances à Daniel Kretínsky. Le Tchèque magnat de l’énergie d’Europe centrale (7) et propriétaire du groupe Czech Media Invest (CMI) n’est pas dans l’édition de livres en France, mais plus que jamais dans la presse française.
Outre son ticket indirect dans Le Monde, en étant coactionnaire via les 49 % dans Le Monde Libre (LML) qu’il avait acquis fin octobre 2018 au banquier Matthieu Pigasse (8), le milliardaire de 47 ans est propriétaire de plusieurs magazines négociés dès avril 2018 et rachetés en février 2019 à Lagardère (Elle (9), Télé 7 jours, Femme actuelle, France Dimanche, Ici Paris, Public, Art & Décoration, …). Et, depuis le printemps 2018, il possède l’hebdomadaire Marianne fondé il y a un quart de siècle par Jean-François Kahn (10). Par ailleurs, l’oligarque tchèque a prêté en septembre au quotidien Libération 14 millions d’euros remboursable dans quatre ans (en 2026), auxquels il a ajouté un don de 1 million d’euros au Fonds de dotation pour la presse indépendante (FDPI) où se trouve la holding Presse Indépendante qui contrôle Libération. Le FDPI compte un administrateur proche du milliardaire : Branislav Miskovic. Cédé il y a deux ans par un autre milliardaire, Patrick Drahi (Altice/SFR), le quotidien créé par Jean-Paul Sartre passera la cinquantaine – le 18 avril 2023 – sans encombre malgré ses pertes (7,9 millions en 2021). Outre la presse, le nouveau tycoon des médias français a aussi fait irruption dans le paysage audiovisuel, en s’invitant en 2019 au capital de TF1 et en franchissant le seuil des 5 % deux ans après via sa société luxembourgeoise Vesa Equity Investment. Il était même candidat depuis mars 2021 au rachat de M6, jusqu’à ce que le groupe allemand Bertelsmann renonce le 3 octobre dernier à vendre sa filiale française. Le francophile et francophone Daniel Kretínsky, qui a fait une partie de ses études de droit à l’université de Dijon, est ainsi entré dans le club grandissant des industriels milliardaires propriétaires de pans entiers des médias français : Bernard Arnault, Xavier Niel, Martin Bouygues, Arnaud Lagardère, Patrick Drahi, François Pinault ou encore le nouveau venu Rodolphe Saadé. Cette oligarchie médiatique à la française est unique au monde et pose questions quant à l’indépendance des rédactions (11).
Le 14 octobre dernier à l’université d’automne de l’association Un Bout des Médias, dont Julia Cagé est présidente, Denis Olivennes (photo ci-contre) – redevenu le 1er novembre (après l’avoir déjà été de janvier 2019 à juin 2020) président du conseil de surveillance de CMI France, filiale française des médias de l’homme d’affaires tchèque – a fait une révélation. Celui qui est aussi président de Presse Indépendante (Libération) a raconté pourquoi la Une de Marianne avait été modifiée in extremis en faveur d’Emmanuel Macron durant la dernière campagne présidentielle : c’est Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne, qui a appelé Daniel Kretínsky au téléphone pour avoir son avis sur le projet initial de Une. « Bon, puisque vous me le demandez, lui a répondu le propriétaire qui l’a lui-même nommée à ce poste, je vous le donne mais je vous répète que c’est vous qui déterminez la Une : dans le choix entre Macron et Le Pen, ce n’est pas un choix gauche-droite, mais un choix démocratie-pas démocratie. Donc, si vous êtes ambigüe, c’est une façon de vous exprimer. Mais vous faites ce que vous voulez » (12). Sur ce, elle a modifié sa Une du 21 avril 2022 en « Malgré la colère… éviter le chaos », au lieu de « La colère… ou le chaos ? ». La Société des rédacteurs de Marianne avait aussitôt dénoncé une ingérence « pro-Macron » de l’actionnaire (13).

CMI France, 2e éditeur de presse magazine
Pas de quoi rassurer les journalistes de Libé que son créancier milliardaire a récemment rencontrés : « Je ne partage pas les idées de votre journal, mais je le soutiens et il est libre de son contenu », leur a dit Daniel Kretínsky. En leur lançant comme preuve, selon lui, de l’indépendance de Libé : « Vous ne me verrez plus ! ». CMI France, dont l’ancien président du conseil de surveillance était Etienne Bertier (son bras-droit), revendique être « le deuxième éditeur de presse magazine en diffusion en France » avec 17 titres, dont certains ont été créés tels que l’hebdo « de combat » Franc-Tireur lancé il y a un an. Et en octobre, Usbek & Rica, « le média qui explore le futur », est tombé dans son escarcelle. L’avenir proche, lui, nous dira si Editis élargira le pouvoir d’influence de l’oligarque tchèque à l’édition française. @

Charles de Laubier

Des éditeurs de médias redoutent l’indépendance

En fait. Le 12 septembre, les associations européennes respectivement des quotidiens (ENPA) et des magazines (EMMA) ont tiré à boulets rouges sur le projet de règlement sur la liberté des médias – le European Media Freedom Act (EMFA) – qu’a examiné le 13 la Commission européenne. Quid du cas de la France ?

En clair. « Nous appelons la Commission européenne à ne pas adopter la proposition de l’European Media Freedom Act (EMFA) lors de sa prochaine réunion [qui s’est tenue le lendemain 13 septembre, ndlr], car (…) le projet est un “Media Unfreedom Act”, un affront aux valeurs fondamentales de l’Union européenne et de la démocratie », ont dénoncé le 12 septembre les associations européennes respectivement des journaux ENPA (1) et des magazines EMMA (2).
Elles s’inquiètent du « contrôle plus étroit » envisagé par les régulateurs nationaux ou par le futur « Conseil européen des services des médias » – European Board for Media Services (EBMS) qui transformera l’actuel Erga (3), groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels, dont fait partie en France l’Arcom (ex-CSA). Le « super-Erga » aux compétences élargies, y compris à la presse, aura son secrétariat assuré par la Commission européenne dont il dépend. « Il n’est pas acceptable et très problématique que, dans une proposition visant à protéger la liberté des médias, la Commission européenne révèle des projets visant à de factopasser outre le principe de la liberté éditoriale des éditeurs », s’insurgent l’ENPA et l’EMMA. C’est l’article 6 du projet de règlement qui constitue un point de blocage pour leurs éditeurs membres : ils devront notamment rendre public « le nom de leurs propriétaires directs ou indirects détenant des actions leur permettant d’exercer une influence sur l’exploitation et la prise de décisions stratégiques », tout en garantissant l’indépendance de leurs journalistes et en divulguant tout conflit d’intérêt entre la rédaction et le propriétaire du journal.
Si la Hongrie, la Pologne ou encore la Slovénie sont souvent citées comme les premiers pays visés par ce règlement, la France, elle, a la particularité unique en Europe et au monde d’avoir de nombreux groupes de presse détenus par des industriels et milliardaires : Les Echos-Le Parisien par Bernard Arnault, Canal+-CNews-Prisma Media par Vincent Bolloré, Europe 1-le JDD-Paris Match par Arnaud Lagardère, Le Monde-L’Obs par Xavier Niel et Matthieu Pigasse, BFMTV-RMC par Patrick Drahi, etc. Suite à la commission d’enquête du Sénat sur la concentration dans les médias en France (4), deux propositions de loi sur l’indépendance des médias sont sur les rails : celle de la députée Paula Forteza et celle à venir du sénateur David Assouline. @