Qu’attendre de la CJUE concernant le blocage des sites Internet en matière de droits d’auteurs ?

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) traite actuellement d’une affaire dite Kino.to, qui ressemble à l’affaire Allostreaming en France et qui permet de mieux appréhender les questions de droit européen soulevées par cette dernière
en matière de blocage de sites pirates.

Par Winston Maxwell (photo) et Christelle Coslin, Hogan Lovells

Dans l’affaire Kino.to (1), un tribunal de Vienne avait ordonné
en 2011 à UPC Telekabel, fournisseur d’accès à Internet (FAI) autrichien, de bloquer l’accès au site kino.to. La Cour de cassation autrichienne (Oberste Gerichtshof), saisie de cette affaire, a interrogé la CJUE sur la légalité de la mesure de blocage par rapport au droit européen. L’avocat général Cruz Villalon a rendu ses conclusions le 26 novembre 2013,
soit deux jours avant la décision Allostreaming (2) en France.

La décision « Allostreaming » ne fait pas l’unanimité

En fait. Le 2 décembre, la FFTélécoms a dénoncé « les risques de surblocage ou d’incitation au développement du ‘’dark web’’ » que pourrait provoquer le décision « Allostreaming » du TGI de Paris. Le Parti Pirate et La Quadratude du Net, eux, mettent en garde contre « la censure privée au nom du droit d’auteur ».

En clair. L’Association des producteurs de cinéma (APC), la Fédération nationale des distributeurs de films (FNDF), le Syndicat de l’édition vidéo numérique (SEVN), l’Union des producteurs de films (UPF), le Syndicat des producteurs indépendants (SPI) ont
beau se féliciter de la décision du TGI de Paris rendue le 28 novembre dernier dans l’affaire « Allostreaming », ce jugement ne fait pas l’unanimité. Loin de là.
En permettant au juge d’enjoindre les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) Orange, Bouygues Telecom, Numericable, Free, SFR et Darty Télécom de bloquer seize sites de streaming (1), et aux moteurs de recherche Google, Microsoft, Yahoo et le portail Orange de les déréférencer, la lutte contre la contrefaçon vient de franchir une étape importante – bien que limitée (lire Juridique p 8 et 9).
Les FAI et moteurs doivent obtempérer « au plus tard dans les quinze jours à la compter de la signification de la présente décision et pendant une durée de douze
mois ». Et même si des acteurs du Net font appelle – « ce qui est fort probable d’ici février 2014 », confie à EM@ un ayant droit –, il y a exécution provisoire. Bien que la Fédération française des télécoms (FFTélécoms) relève que les coûts de mise en place des mesures de blocage seront à la charge des demandeurs, elle réaffirme néanmoins « son opposition de principe à l’égard de ce type de mesures » qui présentent « des risques de surblocage ou d’incitation au développement du ‘’dark web’’ ».

Eric Walter, Hadopi : « Je ne crois pas à une régulation d’Internet, à la fois illusoire, inutile et dangereuse »

C’est la première interview que le secrétaire général de la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi) accorde depuis la rentrée. Il espère que le CSA saura tirer parti de trois ans d’expérience de l’institution et que le gouvernement donnera suite à plusieurs de ses propositions.

Propos recueillis par Charles de Laubier

EW-HEdition Multimédi@ : Alors qu’Aurélie Filippetti présentera
sa « grande loi sur la création » lors d’un Conseil des ministres en février 2014, craignez-vous le transfert de l’Hadopi vers le CSA ? La régulation de l’audiovisuel est-elle compatible avec une régulation du Net si tant est qu’elle soit souhaitable ?
La séparation du collège et de l’instruction suffira-t-elle ?
Eric Walter :
L’existence d’une institution n’est pas une fin en soi. C’est un outil au service de missions décidées par le législateur.
Ce qui importe, et Marie-Françoise Marais comme Mireille Imbert-Quaretta l’ont toujours exprimé très clairement, c’est l’acquis de l’expérience et les missions dont est investie à ce jour l’Hadopi.
Au delà des controverses, leur objectif est clair : préserver et renforcer la diversité et
la dynamique de tout ce qui contribue aujourd’hui au financement de la création, dans
le nouveau contexte que crée Internet. Personne ne peut vouloir prendre le risque d’assécher ces moyens grâce auxquels notre pays dispose d’une formidable variété
de création.

Vincent Grimond et Brahim Chioua, Wild Bunch : « La croissance de la VOD/SVOD pâtit clairement du piratage »

Cofondateurs de Wild Bunch, respectivement président et directeur général, Vincent Grimond et Brahim Chioua expliquent à EM@ comment évoluent leurs métiers de distribution et de co-production de films sur fond de révolution numérique du cinéma : VOD, piratage, chronologie des médias, TV connectée, « cloud », …

Propos recueillis par Charles de Laubier

VGEdition Multimédi@ : Anciens de StudioCanal, vous avez co-fondé Wild Bunch il a plus de dix ans : quel est le chiffre d’affaires du groupe en 2012, pour quelle croissance ? Comment se répartissent ces revenus entre les différents marchés : salles, vidéo à la demande (VOD), international
et télévision ? Vincent Grimond (photo) et Brahim Chioua :
Effectivement, la société Wild Bunch a été créée en 2002… Depuis cette date, le taux de croissance annuel moyen de
notre chiffre d’affaires a été de 24 % ce qui nous a permis
de constituer un joli catalogue d’environ 1.800 films tels que « La Vie d’Adèle », « The Immigrant », « Le Petit Nicolas », …
Et le chiffre d’affaires des ventes internationales est devenu inférieur à celui de la distribution directe (salle de cinéma, vidéo en DVD, Blu-ray et vidéo à la demande et télévision), secteur d’activité où nous sommes présents en Allemagne, Italie, en Espagne, et bien sûr en France, laquelle demeure notre premier marché.

Lutte contre le piratage : la responsabilisation de tous les intermédiaires du Net se précise

Le gouvernement étudie actuellement comment responsabiliser davantage les intermédiaires techniques – hébergeurs, financiers, publicitaires, … – dans la lutte contre le piratage en streaming et téléchargement direct. L’autorégulation des acteurs serait privilégiée plutôt que la loi.

Les mécanismes de notification pour informer les « intermédiaires techniques » d’Internet – entendez à ce stade les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) et les hébergeurs – ne sont pas assez efficaces pour lutter contre le piratage. C’est en substance ce qui ressort de la synthèse, publiée le 2 août dernier, des réponses à la consultation publique de la Commission européenne dans le cadre de la révision de la directive de 2004 sur les droits de propriété intellectuelle dite IPRED (1).

La notification et le juge insuffisants
Le succès de la notification, qui consiste à signaler à un intermédiaire du Net une violation de la propriété intellectuelle pour qu’il la fasse cesser, dépend aussi de la bonne foi des acteurs du Net en questions et de leur promptitude à appliquer la procédure de type notice and take down. Pour renforcer les mesures contre les infractions au droits d’auteurs, la question que pose la Commission européenne est donc de savoir s’il faut – et comment – plus impliquer les intermédiaires techniques, dont la définition pourrait être élargie à l’ensemble des prestataires de l’Internet – y compris les fournisseurs de systèmes de paiement et les acteurs de la publicité en ligne.
La réponse de la France à cette consultation IPRED (2) est d’autant plus instructive que
le pays de l’Hadopi permet déjà – en invoquant l’article L336-2 du code de la propriété intellectuelle – de demander au juge d’ordonner « toutes les mesures propres à prévenir ou à faire cesser une telle atteinte à un droit d’auteurs ou un droit voisin, à l’encontre de toute personne susceptible de contribuer à y remédier ». La France vise donc à travers la formulation « toute personne » l’ensemble des acteurs du Net, donc pas seulement les « intermédiaires » FAI et hébergeurs au sens de la directive DADVSI (3) transposée plus largement en France par la loi du 12 juin 2009 dite Hadopi 1. Ainsi, cet article L336-2 déroge-t-il à l’article 6-1-8 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN), qui se limite aux intermédiaires techniques tels que les FAI et les hébergeurs, conformément à la directive Commerce électronique. C’est sur ce fondement que les organisations française APC (4), FNDF (5) et SEVN (6) ont déposé fin 2011 une
« action en cessation » contre Google, Yahoo et des FAI dans l’affaire pour demander au juge de les obliger à déréférencer et/ou bloquer AlloStreaming. Or Yahoo conteste le fait que les moteurs de recherche puissent être concernés, ce qui est contraire selon le groupe américain à la directive DADVS (7). Verdict le 26 septembre. L’issue de cette affaire AlloStreaming est très attendue par le gouvernement français, lequel est en train justement d’examiner les propositions de Mireille Imbert Quaretta, actuelle présidente
de la CPD (8) de l’Hadopi, et de Pierre Lescure, ex-président de la mission Acte II de l’exception culturelle. La première a remis le 25 février 2013 un rapport sur les moyens
de lutte contre le streaming et le téléchargement direct de contenus illicites. « Les pistes d’évolution envisagées visent ainsi à responsabiliser davantage les sites de contenus
et de référencement mais également à impliquer l’ensemble des intermédiaires de l’écosystème du streaming et du téléchargement direct. (…) La réflexion ne se limite d’ailleurs pas aux intermédiaires techniques mais touche aussi les fournisseurs d’instruments de paiement et les acteurs de la publicité en ligne », préconise la magistrate. Le second, qui s’est inspiré de la première, a remis (9) le 13 mai 2013 son rapport.
« L’implication des intermédiaires techniques et financiers qui constituent l’écosystème Internet (hébergeurs, moteurs de recherche, services de paiement, acteurs de la publicité en ligne, voire fournisseurs d’accès à Internet et opérateurs de nommage) peut permettre de contourner la difficulté d’appréhender directement les responsables de la contrefaçon en ligne », écrit le rapport Lescure. La ministre de la Culture et de la Communication, Aurélie Filippetti, qui a déjà fait sienne la proposition de responsabilisation de tous les intermédiaires du Net, attend d’ici la fin de l’année – avant qu’il ne soit rendu public en janvier 2004 – un nouveau rapport de Mireille Imbert Quaretta, chargée d’« élaborer les outils opérationnels permettant d’impliquer les intermédiaires techniques et financiers
dans la lutte contre la contrefaçon en ligne » (10).

Vers une autorégulation d’Internet ?
Mais si le gouvernement suit « MIQ » et Lescure jusqu’au bout, il devrait privilégier l’auto-régulation. « Est encouragée l’autorégulation sous l’égide de l’autorité publique plutôt que la recherche de nouveaux dispositifs contraignants », explique MIQ. « La puissance publique pourrait promouvoir, tout en l’encadrant, une autorégulation fondée sur des engagements pris volontairement par les différentes catégories d’intermédiaires », complète Pierre Lescure. @

Charles de Laubier