Le smart contract est déjà là : osons la vitesse sans la précipitation, tant en France qu’en Europe

Le Data Act, en vigueur depuis le 11 janvier 2024, est le premier texte européen à prendre en compte les « smart contracts ». C’est l’occasion de revenir sur ces « contrats à exécution automatique conditionnelle » qui avaient fait l’objet l’an dernier d’un livre blanc paru en France (1).

Par Fabrice Lorvo*, avocat associé, FTPA

La révolution numérique poursuit son œuvre de digitalisation, notamment de l’économie. Son développement ultime va probablement aboutir d’abord à la dématérialisation des actifs (à savoir les produits, les services et la monnaie permettant de les échanger), puis à l’automatisation de leurs échanges. Pour ce faire, l’outil idoine est connu sous l’appellation anglo-saxonne de « smart contract » (2) Il s’agit d’un protocole informatique organisant l’échange automatique d’actifs dématérialisés enregistré sur une blockchain.

Les smart contrats devancent la loi
Nous partons du postulat que cet outil – qui peut être traduit en français par « contrat à exécution automatique conditionnelle » (3) – a un très bel avenir et qu’il rencontrera la faveur des consommateurs, en raison de son apparence de facilité et de rapidité. Le smart contract est donc une nouvelle page blanche de notre histoire économique.
Les enjeux. Il appartient aux professionnels français et européens de contribuer à la détermination des standards du smart contract et/ou des sujets sur lesquels une vigilance particulière sera nécessaire. A ce jour, le smart contract constitue ce que l’on peut appeler un « OJNI » : un objet juridique non-identifié. Pourtant, il est aujourd’hui omniprésent, comme en attestent les millions de transactions – permettant la conversion entre la monnaie dite « fiat » (relevant de la politique monétaire des banques centrales des Etat) et la cryptomonnaie – opérées quotidiennement sur les différentes blockchains. Le fait précède donc la règle de droit.
Même si le smart contract semble actuellement s’affranchir significativement des lois existantes, c’est uniquement parce que lesdites lois ne sont pas (encore) adaptées aux situations nouvelles créées par ce type de contrat à exécution automatique conditionnelle. Le smart contract ne pourra pas durablement se développer, sur le territoire français, dans l’ignorance des règles juridiques européennes, qui sont le fruit de la lente recherche d’un équilibre entre les deux parties au contrat. C’est cet équilibre ancien qui va devoir être adapté à la situation nouvelle du smart contract. Le premier pas a été franchi par l’Union européenne (UE) avec l’adoption du Data Act (4). Dans son article 36, ce règlement européen pose à la fois des principes et organise des procédures (voir encadré page suivante). Alors que les entreprises commencent à réimaginer leur avenir, elles ont la possibilité d’explorer comment la technologie blockchain va pouvoir stimuler leur croissance. L’un des principaux avantages de la blockchain est son potentiel de création, de stockage et de partage d’informations sensibles en ligne. Les contrats, les documents d’identité, les certificats, les dossiers officiels et les accords peuvent tous être vérifiés de manière sûre et sécurisée. Dans cette logique, le smart contract apparaît être un outil essentiel et une étape supplémentaire. En effet, ce contrat à exécution automatique conditionnelle exécute justement automatiquement des conditions prédéfinies et inscrites dans une blockchain.
Dans ce contexte, réguler le smart contract et se préparer à son essor apparaissent comme des priorités pour les droits européen et français. Cela d’autant plus que les principaux systèmes juridiques ont déjà entrepris de démontrer en quoi ils étaient les mieux adaptés à l’essor du smart contract. C’est ainsi que, dès 2018, un rapport est paru en Grande-Bretagne en vue de démontrer que le système juridique britannique était le seul à même d’assurer un essor pérenne du smart contract. Même si on doit rendre hommage au travail réalisé par nos collègues anglais, nous sommes au regret de ne pas partager leurs conclusions selon laquelle c’est le droit anglais qui serait le mieux adapté pour réguler le smart contract – surtout depuis le Brexit…

Enjeux de souveraineté et d’équité
Le contrat à exécution automatique conditionnelle relève aussi d’un enjeu de souveraineté. La nécessité de réguler le développement du smart contract s’impose, d’abord, dans une démarche de souveraineté européenne. Ne pas contribuer à la détermination des standards reviendra de fait à la soumission au standard adopté par d’autres. Il relève aussi d’enjeu d’équité. Cette nécessité d’équité s’impose afin que le smart contract ne devienne pas un outil de spoliation au service d’une minorité. Le smart contract n’est en réalité qu’un simple outil qui n’est ni bon ni mauvais par nature. Dès lors, selon ce que nous en ferons, il pourrait devenir soit un outil de progrès contribuant à l’amélioration des affaires humaines, soit un outil de spoliation… En ce qu’ils placent la personne et non la marchandise en leur centre, les droits français et européen possèdent tous les atouts pour une régulation du smart contract permettant de faire peser la balance du bon côté entre « outil progrès » et « outil spoliation ».
Les recommandations. Huit recommandations concrètes ont vocation à permettre à l’UE, et donc à la France, de devenir une terre d’accueil pour des smart contracts conformes aux règles et valeurs françaises et européennes. Ces recommandations visent à la fois les « sujets » du smart contract et l’« objet » du smart contract.

Livre blanc : ses huit recommandations
Les recommandations relatives aux « sujets » du smart contract :
Eduquer les consommateurs.
Même s’il n’est qu’un outil, le smart contract est aussi la pièce d’un puzzle beaucoup plus large. Ce faisant, appréhender le smart contract impose de comprendre les autres pièces avec lesquels il est destiné à s’emboîter de manière à former le puzzle numérique. L’étude du smart contract ne peut donc être décorrélée de celle du Web3. Le développement durable du smart contract suppose la confiance du consommateur et du professionnel. Parce qu’une telle confiance ne peut être construite sur une méconnaissance des risques induits par le recours au smart contract, il est indispensable d’éduquer les consommateurs et de forger leur esprit critique pour leur permettre de déjouer d’éventuels pièges.
Eduquer les professionnels vendeurs. En parallèle de l’éducation des consommateurs, il est au moins aussi essentiel d’éduquer les professionnels vendeurs. En effet, ces derniers devront apprendre à recourir au smart contract afin de répondre à la demande de simplification du processus contractuel émanant des consommateurs.
Développer les développeurs. Disposer, d’une part, de consommateurs désireux d’avoir recours à la technologie pour se simplifier leur quotidien et, d’autre part, de professionnels susceptibles d’offrir leurs produits et leurs services ne suffira pas pour permettre l’essor des smart contracts. Encore faudra-t-il que des développeurs puissent les coder conformément aux attentes des parties.
Impliquer les juridictions et créer une juridiction spécialisée. Dès lors que le juge ne saurait être écarté du smart contract, il est indispensable d’impliquer les juridictions dès aujourd’hui dans la supervision de ces contrats à exécution automatique conditionnelle. Cette implication devra toutefois être pensée avec attention, notamment quant au moment d’intervention du juge dans les litiges impliquant des smart contracts.
Impliquer les autorités répressives. Des smart contracts frauduleux pourraient voir le jour. Aussi, convient-il d’envisager une implication des autorités répressives afin de permettre notamment une éradication sans délais de tels smart contracts qui auraient été signalés par des consommateurs.
Les recommandations relatives à l’objet du smart contract :
Encourager et accélérer l’essor des monnaies numériques de banque centrale (MNBC). L’essor de l’euro numérique constituerait un remède à l’instabilité de la valeur des cryptomonnaies, qui est de nature à entraver le développement des smart contracts. Dans ce contexte, il faudra non seulement que l’euro numérique soit effectivement mis en circulation dans l’UE, mais encore que la pratique se saisisse de cette monnaie.
Encourager la standardisation sous condition du smart contract. L’établissement de standards internationaux de smart contracts suppose deux volets : les conditions d’établissement de tels standards (dans la transparence) et leur contenu. Il pourrait notamment être envisagé que ces standards contiennent, d’une part, une liste des instruments à mobiliser lors du recours à un smart contract et, d’autre part, un tronc commun assimilable à des conditions générales (auquel pourraient s’ajouter des modalités de personnalisation).
Anticiper une nouvelle conception du règlement des litiges liés à l’utilisation des smart contracts. Les smart contracts n’engendreront pas une disparition des litiges ; il serait donc opportun d’anticiper une nouvelle conception du règlement des litiges les concernant. Dans cette optique, il pourrait notamment être envisagé d’opérer un traitement différent des litiges tenant aux conditions objectives du smart contract et des litiges tenant à ses conditions subjectives. Dans tous les cas, le développement de modes alternatifs de règlement des différends est à favoriser.

Un OJNI en cours d’identification
Ainsi, ce n’est que le tout début de l’histoire des contrats à exécution automatique conditionnelle. Cet OJNI est en passe d’être régulé et encadré par le droit positif, afin que le quasi vide juridique l’entourant fasse place à une sécurité juridique pour favoriser des smart contracts dans toutes les strates de l’économie numérique. La régulation est en marche, à commencer par le Data Act : c’est maintenant qu’il faut s’impliquer. @

* Fabrice Lorvo est l’auteur du livre « Numérique : de la
révolution au naufrage ? », paru en 2016 chez Fauves Editions.

La régulation veille à ce que les opérateurs télécoms intègrent des principes RSE/ESG

Alors que vient tout juste d’être publié le 3e volet de l’étude menée par l’Arcep et l’Ademe sur l’impact environnemental du numérique en France, les opérateurs télécoms intègrent de plus en plus des principes « RSE » et « ESG » pour notamment être éco-responsables.

Par Marta Lahuerta Escolano, avocate of counsel, Jones Day

L’empreinte environnementale des réseaux de télécommunications suscite un intérêt croissant dans le paysage numérique, compte tenu de la pénétration croissante des technologies de l’information et des communications dans notre société. Alors que ces réseaux sont vitaux pour assurer les besoins en connectivité de nos différentes activités, leur déploiement et leur utilisation génèrent des répercussions significatives sur l’environnement.

Emission CO2 du numérique en hausse
Les centres de données, les câbles sous-marins et les pylônes requièrent une alimentation électrique constante pour assurer la transmission des données. Ce qui a des conséquences en termes d’émissions de gaz à effet de serre (GES). Selon une étude de l’Agence de la transition écologique (Ademe) et l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep), publiée en 2023 (1), l’empreinte carbone du numérique pourrait tripler entre 2020 et 2050 si aucune action n’était prise pour limiter la croissance de l’impact environnemental du numérique (2). Face aux enjeux environnementaux et sociaux croissants et l’essor de la régulation européenne en matière de durabilité, l’intégration des principes dits de « responsabilité sociale des entreprises » (RSE) est devenue une priorité pour les opérateurs télécoms qui sont désormais tenus de répondre à des normes plus strictes pour réduire leur impact environnemental. Le secteur numérique représente de 3 % à 4 % des émissions mondiales de GES, soit environ deux fois plus que l’aviation civile, selon le « Telco Sustainability Index » du cabinet de conseil américain BCG (3), et, selon cette fois l’Ademe, il contribue à hauteur de 2,5 % à l’empreinte carbone en France (4).
Selon les conclusions de la mission d’information du Sénat sur l’empreinte environnementale du numérique, dont le rapport avait été publié en juin 2020 (5), les GES du secteur pourraient connaître une hausse significative sans des actions visant à réduire leur impact : une augmentation projetée de 60 % d’ici 2040, ce qui représenterait 6,7 % des émissions de GES de la France. Actuellement, d’après un rapport de 2021 publié par Capgemini et la GSMA (6), les dépenses énergétiques dans le monde représentent 20 % à 40 % des coûts d’exploitation dans le secteur des télécommunications, et cette proportion est encore plus significative sur les marchés d’Asie du Sud-Est et d’Afrique, où l’utilisation de diesel est très présente. Avec une croissance prévue du trafic de données mondiales, les dépenses énergétiques continueront à croître, à moins que des investissements dans l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables puissent compenser cet effet.
A la demande du gouvernement français, en 2020, l’Ademe et l’Arcep ont entrepris une étude en trois volets visant à approfondir la compréhension de l’impact environnemental du numérique dans l’Hexagone. Attendu pour fin 2023, le troisième volet a enfin été publié le 21 mars 2024, intégrant opérateurs de centres de données et fabricants de terminaux (7). Selon les deux premiers rapports publiés le 19 janvier 2022 (8), les appareils, notamment les écrans et les téléviseurs, sont responsables de la grande majorité des impacts environnementaux (de 65 % à 92 %), suivis des centres de données (de 4 % à 20 %) et des réseaux (de 4 % à 13 %). Pour produire un bilan carbone, l’Ademe propose un découpage par portée « scope » (1, 2 et 3) permettant de distinguer les différentes sources d’émissions de CO2 : les émissions de portée 1 concernent les émissions directes de GES issues de combustibles fossiles (pétrole, gaz, charbon, …) ; les émissions de portée 2 englobent les émissions indirectes résultant de la production d’énergie achetée et consommée par l’opérateur (électricité et réseaux de chaleur/froid) ; les émission de portée 3 couvrent une gamme plus large et incluent les émissions indirectes qui résultent des activités de l’opérateur, mais qui se situent en dehors de son contrôle direct (produits achetés, consommation d’énergie des fournisseurs, logistique, déchets, etc.).

Intégration de la RSE dans les télécoms
Les émissions de portée 3 sont le domaine d’impact le plus important, représentant généralement plus des deux tiers des émissions totales de carbone d’un opérateur télécoms (9). La responsabilité sociétale des entreprises (RSE), également appelée responsabilité sociale des entreprises ou en anglais Corporate Social Responsibility (CSR), est définie par la Commission européenne comme l’intégration volontaire par les entreprises de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et leurs relations avec les parties prenantes (10). La norme ISO 26000 (11), standard international, définit le périmètre de la RSE autour de sept thématiques centrales : la gouvernance de l’organisation, les droits de l’homme, les relations et conditions de travail, l’environnement, la loyauté des pratiques, les questions relatives aux consommateurs, et les communautés et le développement local.

« Pacte vert pour l’Europe » et les réseaux
L’intégration des principes RSE dans les télécoms consiste à adopter des pratiques commerciales responsables qui tiennent compte de l’impact environnemental, social et économique de leurs opérations. Ces principes RSE impliquent généralement la réduction des émissions de carbone, la gestion responsable des ressources naturelles, le respect des droits de l’homme, la promotion de la diversité et de l’inclusion, ainsi que la transparence dans les pratiques commerciales.
Parmi les initiatives RSE, à titre d’exemples, peuvent être cités : l’utilisation croissante des énergies renouvelables pour alimenter les réseaux, la réduction des déchets électroniques par le recyclage des équipements obsolètes, l’utilisation de batteries plus efficaces, ou encore le déploiement de réseaux définis par logiciel. Les opérateurs télécoms intègrent ainsi de plus en plus les principes « environnementaux, sociétaux et de gouvernance » (ESG) dans leurs décisions d’investissement, en privilégiant les fournisseurs et les partenaires commerciaux qui partagent leurs valeurs en matière de durabilité.
Outre les investissements effectués par les « telcos » pour accroître l’efficacité énergétique de leurs réseaux mobiles et fixes, la transformation numérique d’autres secteurs d’activité peut entraîner un impact potentiellement plus significatif.
D’après le rapport Capgemini-GSMA de 2021, la technologie mobile et numérique pourrait permettre environ 40 % des réductions de CO2 nécessaires d’ici 2030 dans les quatre industries les plus émettrices – à savoir l’industrie manufacturière, l’électricité et l’énergie, les transports, et les bâtiments, lesquels représentent 80 % des émissions au niveau mondial.
L’Union européenne (UE) a joué un rôle précurseur dans l’adoption de politiques de durabilité dans le secteur des télécoms et dans le cadre du « Pacte vert pour l’Europe » (12). Ces mesures comprennent la mise en place de pratiques de gestion environnementale et sociale, la publication de rapports de durabilité transparents, ainsi que la promotion de l’innovation technologique visant à réduire l’impact écologique des réseaux de télécommunications. Dans ce contexte, à partir de 2020, l’Arcep a commencé à recueillir des informations auprès des principales entreprises de communications électroniques en France concernant leur impact environnemental. Ce processus de collecte de données a conduit à la publication annuelle d’enquêtes sur la durabilité numérique dans l’Hexagone.
En 2021, les pouvoirs de collecte de données de l’Arcep ont été élargis pour inclure des informations provenant d’autres acteurs de l’industrie numérique. La loi « Renforcer la régulation environnementale du numérique par l’Arcep » (13), adoptée le 23 décembre 2021, modifie le code des postes et des communications électroniques français (CPCE) et confère à l’Arcep le pouvoir de collecter des données sur l’empreinte environnementale auprès des fournisseurs de services de communication en ligne, des exploitants de centres de données, des fabricants d’équipements terminaux, des fabricants d’équipements de réseau et des fournisseurs de systèmes d’exploitation (14).
Après avoir engagé une série de discussions avec les parties prenantes numériques concernées, l’Arcep a publié un projet de décision sur la question et mené une consultation publique entre juillet 2022 et septembre 2022. Le 21 décembre 2022, elle a émis la décision datée du 22 novembre 2022, qui oblige les opérateurs de communications électroniques, les exploitants de centres de données et les fabricants d’équipements terminaux à lui fournir annuellement des données environnementales (15). Désormais, les opérateurs télécoms sont tenus d’informer l’Arcep sur leur empreinte environnementale.

Entre progrès, défis et opportunités
Bien que l’intégration des principes RSE dans les télécoms représente un progrès significatif vers un secteur plus durable, elle n’est pas exempte de défis. Certains opérateurs de réseaux peuvent rencontrer des obstacles tels que des coûts initiaux élevés pour la mise en œuvre de technologies vertes ou des contraintes réglementaires complexes. En combinant l’innovation technologique avec un engagement envers la durabilité, les opérateurs télécoms peuvent jouer un rôle crucial dans la construction d’un avenir plus « vert » et plus équitable pour tous. La régulation européenne en matière de durabilité pourrait offrir un cadre pour orienter cette transition vers un secteur télécoms et numérique plus responsable et plus durable. @

* Tous les points de vue ou opinions exprimés dans cet
article sont personnels et n’appartiennent qu’à l’auteur.

Les enjeux du droit d’auteur à l’ère de l’intelligence artificielle (IA) : entre exceptions et interprétations

La propriété intellectuelle est entrée dans une zone de turbulences provoquées par les IA génératives. L’utilisation d’œuvres reste soumise à l’autorisation des auteurs, mais le droit d’auteur est limité dans certains cas comme la fouille de textes et de données. L’AI Act sera à interpréter.

Par Jade Griffaton et Emma Hanoun, avocates, DJS Avocats*

La récente législation européenne sur l’intelligence artificielle (IA) – l’AI Act dans sa dernière version de compromis final datée du 26 janvier 2024 (1) (*) (**) – adopte une définition flexible de « système d’IA », désigné comme « un système basé sur des machines conçues pour fonctionner avec différents niveaux d’autonomie et d’adaptabilité après leur déploiement et qui, à partir des données qu’il reçoit, génère des résultats tels que des prédictions, du contenu, des recommandations ou des décisions pouvant influencer des environnements physiques ou virtuels » (2).

Exception de « fouille de textes et de données »
La question de la relation entre le droit de la propriété littéraire et artistique et l’IA est une préoccupation ancienne. Lors de la phase d’entraînement, le système d’IA reçoit des données. A ce stade, se pose la question de l’intégration de contenus protégés par le droit d’auteur aux fins du développement du système. Lors de la phase de génération, le système d’IA génère des résultats, voire des créations, à la demande de l’humain. Se pose alors la question de l’encadrement juridique de ces créations générées, en tout ou partie, par un système d’IA. Ces problématiques juridiques actuelles doivent être envisagées à la lumière des nouveaux textes destinés à réguler le domaine de l’IA, et notamment la récente proposition de règlement européen sur l’IA, et la proposition de loi française visant à encadrer l’utilisation de l’IA par le droit d’auteur (3).
De nouveaux contours de la possibilité d’utiliser des œuvres pour entraîner l’IA ? Les systèmes d’IA ont besoin, au stade de leur apprentissage et développement, d’avoir accès à de grands volumes de textes, images, vidéos et autres données. Ces contenus sont susceptibles d’être protégés par le droit d’auteur. L’objectif principal du règlement IA, dévoilé en 2021 par la Commission européenne, consiste à réguler les systèmes d’IA introduits sur le marché européen, en adoptant une approche axée sur les risques et en assurant un niveau élevé de protection des droits fondamentaux, de la santé publique, de la sécurité et de l’environnement. Ainsi, l’AI Act n’a pas vocation à traiter les questions relatives au droit d’auteur. Et pourtant, il n’ignore pas totalement leur importance en présence d’un système d’IA. A ce propos, le règlement renvoie à une exception – au principe d’obtention d’une autorisation de l’auteur pour toute utilisation de son œuvre – issue du droit de l’Union européenne (UE), celle de la fouille de textes et de données (text and data mining ou TDM). Cette exception – non spécifique aux systèmes d’IA – permet, semble-t-il, de justifier juridiquement l’utilisation de contenus protégés par le droit d’auteur en dispensant les opérateurs d’IA d’obtenir l’autorisation des auteurs qui ne se sont pas opposés expressément. Elle n’est pas nouvelle. C’est la directive européenne « Droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique » de 2019 (4) qui a voulu rendre obligatoire pour les Etats membres de prévoir une exception aux droits de reproduction d’une œuvre et d’extraction d’une base de données, à des fins d’utilisation de technologies de fouille de textes et de données – technologies qui permettent une analyse informatique automatisée de textes, sons, images ou données sous forme numérique, en grande quantité, en vue d’acquérir de nouvelles connaissances. En y faisant ce renvoi, la proposition de règlement confirme, semble-t-il, que cette exception s’applique aux systèmes d’IA mais n’apporte aucune nouveauté en la matière. La proposition de loi française – dont l’objet même est, contrairement à la proposition européenne, d’encadrer l’IA par le droit d’auteur – envisage d’incorporer dans le code de propriété intellectuelle (CPI), au sein de l’article L.131-3, un alinéa prévoyant que l’intégration d’œuvres protégées par le droit d’auteur dans le système d’IA est soumise « à une autorisation par les auteurs ». Une telle formulation – « L’intégration par un logiciel d’intelligence artificielle d’œuvres de l’esprit protégées par le droit d’auteur dans son système et a fortiori leur exploitation est soumise aux dispositions générales du présent code et donc à autorisation des auteurs ou ayants droit » (5) – pourrait recevoir diverses interprétations.

Question de l’« autorisation des auteurs »
L’intégration des œuvres dans un système d’IA est un nouveau mode d’exploitation que la proposition semble avoir voulu prendre en compte. Doit-on comprendre que l’intégration dans une IA est une forme de reproduction de l’œuvre à laquelle s’applique, comme pour toutes formes de reproduction, l’exception de fouilles de textes et de données ? Dans ce cas, le régime actuel est inchangé : donc, les développeurs d’IA peuvent encore intégrer des œuvres à la phase d’entraînement, sauf opposition des auteurs. Doit-on plutôt comprendre que cette formulation veut rompre avec le régime actuel en consacrant expressément une exigence d’obtention d’autorisation de auteurs en écartant l’exception de fouilles de textes et de données ? Dans ce cas, le nombre d’œuvres pouvant être intégrées dans les systèmes d’IA serait réduit à celles dont une autorisation a été donnée, et non celles ne faisant pas l’objet d’opposition. La première interprétation semble la plus appropriée, notamment eu égard à la formulation de l’alinéa précisant que « [l’intégration] est soumise aux dispositions générales du présent code et donc à autorisation des auteurs », et à sa place dans le CPI (6).

Pays de « common law » et pays de « civil law »
Nouvelle exigence de transparence lorsque des œuvres sont utilisées par l’IA. La proposition AI Act, bien qu’elle n’ait pas vocation à traiter de la question du droit d’auteur, exige des fournisseurs de systèmes d’IA une certaine transparence lorsque des contenus protégés par un droit d’auteur ont été utilisés au stade du développement dudit système. En effet, le texte contraint les fournisseurs de modèles d’IA à finalité générale (« general purpose IA models ») à mettre en place une politique pour respecter le droit d’auteur de l’UE, et à rendre public un résumé suffisamment détaillé du contenu utilisé pour entraîner le modèle d’IA à finalité générale (7). La mise en place de la politique aurait pour objectif d’identifier et respecter les réservations de droits – ou oppositions – au titre de l’exception de fouilles de textes et de données.
La publication du résumé suffisamment détaillé devrait se faire à partir d’un modèle publié par l’Office de l’intelligence artificiel (OIA, ou AI Office), organe instauré par la proposition de législation. Il aurait pour objet – sans être techniquement détaillé – « par exemple d’énumérer les principales collections ou ensembles de données qui ont servi à la formation du modèle, tels que les grandes bases de données privées ou publiques ou les archives de données, et en fournissant une explication narrative sur les autres sources de données utilisées » (8). De telles exigences en termes de transparence témoignent de la prise en compte des exigences posées par le droit d’auteur. D’autant que le règlement IA prévoit que les obligations de transparences ne s’appliquent pas aux fournisseurs de systèmes d’IA rendant accessibles au public, sous licence libre ou ouverte, les modèles d’IA (9) sauf celles liées au droit d’auteur. Sortir les exigences de transparence liées au droit d’auteur de l’exception générale témoigne encore de leur importance.
Vers une remise en cause de la non-« protégeabilité » des créations issues d’un système d’IA ? Alors que les pays de « common law » comme le Royaume Uni et les Etats-Unis admettent la « protégeabilité » des œuvres générées par des machines (10) – notamment parce que l’œuvre est placée au centre et les auteurs obtiennent une protection indirecte à travers la protection directe de la propriété créée –, les pays de « civil law » ont tendance à refuser qu’une œuvre au sens juridique du terme puisse être créée par une machine dès lors que la protection est attachée directement à la personne de l’auteur. Traditionnellement, l’originalité s’entend en droit français et européen de l’empreinte de la personnalité de l’auteur en manifestant ses choix libres et créatifs (11). Une telle conception exclut a priori toute originalité d’une œuvre conçue par une IA du fait du défaut de personnalité de l’IA. Si, le règlement IA ne traite pas de la question de la « protégeabilité » des « créations » générées par l’IA, la proposition de loi française, a contrario, tente de plonger au cœur du sujet. Elle envisage d’intégrer au sein de l’article L.321-2 du CPI le cas précis d’une « œuvre créée par une intelligence artificielle sans intervention humaine directe » (12). Par cette disposition, le droit français semble admettre qu’une œuvre puisse être créée par une machine, et non un être humain. Dans ce cas, la proposition de loi désigne comme titulaires des droits, non pas les personnes ayant développé le système ou ayant commandé la création à la machine, mais les auteurs des œuvres intégrées au système d’IA lors de la phase d’entraînement.
L’œuvre serait-elle alors empreinte de la personnalité des auteurs des œuvres premières ayant servi à entraîner le système d’IA ? Ces auteurs seraient à la fois titulaires de droits sur leur œuvre première – sans difficulté – et de droits sur les œuvres générées par l’IA lorsque leur œuvre première aurait été exploitée au stade de développement de l’IA. La problématique qui se pose d’emblée en pratique est celle de la multitude de titulaires d’une œuvre générée par un système d’IA. La proposition de loi envisage alors que les droits soient gérés par des organismes de gestion collective (comme la Scam ou la Sacem) qui percevront la rémunération ou une taxation versée par la société qui exploite le système d’IA lorsque l’œuvre est engendrée par l’intégration d’œuvres dont l’origine ne peut être déterminée. La proposition de loi exige aussi que soit apposée la mention « Œuvre générée par IA » et inséré le nom des auteurs des œuvres premières.

Protection des œuvres générées par l’IA
En revanche, la protection accordée aux œuvres générées par l’IA ne semble pas aussi complète que celle accordée aux œuvres « classiques » : la proposition de loi française ne traite pas plus du droit moral ni des autres droits patrimoniaux que de celui de la rémunération juste et équitable des auteurs. Peut-être que cela s’explique par l’ambition de la proposition de loi « Encadrer l’intelligence artificielle par le droit d’auteur » de garantir une rémunération juste et équitable de l’exploitation des œuvres et de garantir une traçabilité des auteurs et artistes. Il reste à voir comment seront appréhendées en pratique de telles évolutions juridiques. @

* Article écrit avec la collaboration
de Camille Rodriguez, DJS Avocats

Jeux d’argent et de hasard : la France est appelée à lever la prohibition des casinos en ligne, d’ici 2025 ?

L’Autorité nationale des jeux (ANJ) a publié début décembre une étude sur l’offre illégale en France de jeux d’argent et de hasard en ligne, afin de lutter contre de manière plus efficace. Mais en creux, l’ouverture des casinos en ligne – déjà autorisés dans la plupart des pays européens – est en réflexion. Quinze ans après l’ouverture à la concurrence – en 2010 – du marché des jeux d’argent et de hasard, soit en 2025, la France légalisera-t-elle enfin les casinos en ligne comme la plupart de ses voisins européens ? A défaut de pouvoir miser légalement en ligne à la roulette, au jeu de dés, au baccara, au blackjack ou encore aux machines à sous sur l’Hexagone, les spéculations vont bon train sur le moment où leur prohibition sera levée. Et ce, avec ou sans l’abolition du monopole français des « casinotiers » physiques (Barrière, Partouche, Joa, Tranchant, Cogit, …). Leurs syndicats Casinos de France et ACIF (1) militent pour obtenir l’exclusivité d’opérer les casinos en ligne qui seraient le pendant digital de leurs établissements en dur. Casinos de France porte ainsi depuis 2019 – et plus encore depuis la pandémie de covid durant laquelle les casinotiers ont dû fermer neuf mois au total – un projet que ce syndicat appelle « Jade », pour « Jeu à distance expérimental ». « La solution qui consisterait à ouvrir à la concurrence les jeux de casino en ligne serait toxique pour les casinos terrestres. Pour éviter cela, il faut relier les casinos en ligne aux casinos physiques », explique à Edition Multimédi@ Philippe Bon, délégué général de Casinos de France. Ses vœux seront-ils exhaussés le 25 janvier prochain lors de la présentation du plan stratégique 2024- 2026 de l’Autorité nationale des jeux (ANJ) ? Des tentatives législatives sans résultat Cette idée de régulation expérimentale des casinos en ligne « réservés » aux seuls casinotiers fait son chemin, depuis que le projet Jade a été présenté à l’ANJ, régulateur français des jeux d’argent et de hasard en ligne ouverts à la concurrence, que préside depuis juin 2020 Isabelle Falque-Pierrotin (photo). Pas moins de quatre amendements ont d’ailleurs été déposés dans ce sens au Sénat dans le cadre du projet de loi visant à « sécuriser et réguler l’espace numérique » (SREN), mais ils ont été déclarés « irrecevables » début juillet. A l’Assemblée nationale, une proposition de loi « Autoriser les exploitants de casinos à proposer des jeux de casino en ligne » a aussi été déposée le 23 mai 2023 mais elle est toujours en attente à la commission des lois (2). De plus, deux amendements ont été adoptés par les députés le 13 octobre pour maintenir les casinos en ligne dans l’illégalité. La balle dans le camp du gouvernement « Nous n’avons pas été saisis pour avis sur la question de la légalisation des jeux de casinos en ligne », nous indique l’ANJ. Dans le cas d’une ouverture, trois options se présenteraient au ministère de l’Intérieur, la tutelle des casinotiers : soit les casinos terrestres obtiennent l’exclusivité des casinos en ligne, soit les jeux de casino en ligne sont ouverts à la concurrence – comme le souhaitent l’Afjel (3) en France et, dans son communiqué du 5 décembre (4), l’EGBA (5) en Europe –, soit la Française des Jeux (FDJ) en obtient le monopole (un de plus). La balle est dans le camp du gouvernement. C’est en septembre 2022 que l’ANJ se décide à faire réaliser une étude sur l’audience de l’offre illégale des casinos en ligne en France, mesurer l’impact de la fraude et évaluer les effets d’une « levée de leur prohibition ». Car seuls sont ouverts à la concurrence en France : les paris sportifs en ligne, le poker en ligne et les paris hippiques en ligne. Les casinos en ligne, eux, restent interdits. Trois monopoles perdurent sur l’Hexagone : les loteries en dur et en ligne ainsi que les paris sportifs en dur proposés uniquement par la FDJ ; les paris hippiques en dur réservés exclusivement au PMU (Paris mutuel urbain) ; les jeux de casino et les machines à sous autorisés uniquement dans l’un des plus de 200 casinos physiques tenus par des sociétés privées délégataires de service public communal. Si la France décidait d’ouvrir le marché aux casinos en ligne, « un système de licences pourrait être ouvert (comme en Suède et au Danemark) ou réservé aux opérateurs disposant déjà d’un établissement physique (comme en Suisse, en Belgique et en Slovénie), voire à un opérateur de droits exclusifs (Autriche, Luxembourg, et Norvège) », a considéré en septembre dernier la Cour des comptes dans son rapport sur les jeux d’argent et de hasard (6). La France et Chypre sont les seuls pays de l’Union européenne à interdire les casinos en ligne. Tous les autres Etats membres ont franchi le pas sous différents régimes. Un vrai patchwork, bien loin de l’idée que l’on se fait du marché unique numérique… La Cour des comptes avait relevé que « selon l’ANJ, [la libéralisation des casinos en ligne] pourrait assécher une partie de l’offre illégale, à l’instar de l’ouverture à la concurrence en 2010 ». En publiant le 4 décembre 2023 son « étude sur l’offre illégale de jeux d’argent et de hasard en ligne accessible en France », réalisée par le cabinet britannique PwC (7), le régulateur français des jeux d’argent se met implicitement dans la perspective d’une autorisation à terme des casinos en ligne. L’ANJ a voulu savoir si cette ouverture du marché français aux casinos en ligne pourrait porter préjudice aux établissements physiques des casinotiers. Car les Barrière, Partouche (8) et autres Joa craignent les conséquences économiques de cette ouverture possible sur l’emploi dans leurs casinos en dur et sur le financement des communes (via une fiscalité locale) où ils sont établis sous forme de monopole. Ce qui constitue pour les villes à casino « une rente de situation », selon la Cour des comptes (9). Or l’étude « PwC » de l’ANJ tend à démontrer que les inquiétudes des casinotiers sont non-fondées : « En cas de légalisation des casinos en ligne en France, la majorité des joueurs interrogés déclare qu’elle garderait ses habitudes de consommation dans les casinos terrestres ». Ainsi, les joueurs de casino terrestre sont 60 % à déclarer qu’ils continueront à aller jouer dans des casinos terrestres sans changer leur habitude de consommation, et même 16 % disent qu’ils iront plus souvent jouer dans ces casinos terrestres. Seulement 8 % des joueurs arrêteraient de jouer dans des casinos physiques. Reste à savoir si l’ANJ suggèrera au gouvernement et au législateur d’aller dans le sens des casinotiers, en leur accordant une exclusivité sur les casinos en ligne, ou estce qu’elle ira dans le sens de l’ouverture à la concurrence des casinos en ligne – à l’instar de ce qui a été fait il y a treize ans avec les paris sportifs en ligne, le poker en ligne et les paris hippiques en ligne (10). Légaliser les casinos en ligne, et éventuellement les ouvrir à la concurrence, aurait deux avantages : Donner un coup de frein au marché illégal. En France, sur les 1.241 sites Internet illégaux identifiés en 2023 de jeux d’argent et de hasard en ligne, les casinos en ligne en représentent près de la moitié : 45 %, selon l’étude PwC pour l’ANJ. Les consommateurs de jeux illégaux sont principalement des hommes de moins de 35 ans privilégiant les jeux de casino en ligne. Au total, les jeux de casino en ligne illégaux génèrent sur Internet 5 % du trafic de l’ensemble des jeux d’argent en ligne. Et sur les 106 applications mobiles de jeux d’argent et de hasard en ligne, les casinos en ligne dominent l’offre illégale : 65 %. Les casinos en ligne, relais de croissance Accélérer la croissance des jeux d’argent en ligne. Dans les six pays étudiés par l’étude PwC (Belgique, Suède, Espagne, Irlande, Italie et Norvège), la croissance de leur marché des jeux d’argent et de hasard en ligne est portée, au cours de ces dernières années, par le segment des jeux de casino en ligne – intégrant les machines à sous en ligne. Par exemple, en Belgique, le casino en ligne arrive en tête des jeux d’argent et de hasard en ligne. @

Charles de Laubier

«Jeux web3» : vers un nouveau cadre de régulation dédié aux jeux à objets numériques monétisables

Les jeux en ligne sont de plus en plus nombreux à utiliser des NFT et/ou des modèles P2E (play-toearn) en guise de monétisation. L’article 15 du projet de loi « SREN » – surnommé « article Sorare » (du nom de la société française pionnière dans le domaine sportif) – vise à encadrer ces pratiques. Par Emma Hanoun et Jade Griffaton, avocates, DJS Avocats Le législateur français a récemment accompli un progrès notable dans la sécurisation et la régulation de son espace numérique, avec l’adoption en première lecture, par l’Assemblée nationale le 17 octobre 2023, du projet de loi dite « SREN » (1). Cette initiative gouvernementale (2) est d’une importance capitale, car elle cible notamment un domaine spécifique et en pleine croissance : celui des jeux d’argent en ligne s’appuyant sur la technologie de la blockchain. Appelés « jeux à objet numérique monétisable » (Jonum), ou « jeux web3 », ils sont susceptibles d’aboutir à l’introduction d’un régime dédié en droit français. Instaurer « un cadre protecteur » Ce projet de loi SREN, qui vise à sécuriser et réguler l’espace numérique en France, avait été présenté au conseil des ministres du 10 mai 2023 par Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, et par Jean-Noël Barrot, ministre délégué chargé du Numérique, et adopté en première lecture, avec modifications et à l’unanimité, par le Sénat le 5 juillet 2023. Le gouvernement a engagé la procédure accélérée sur ce texte. Son titre IV vise à « assurer le développement en France de l’économie des objets de jeux numériques monétisables dans un cadre protecteur ». Et ce, par l’« encadrement des jeux à objet numérique monétisable ». Quel est l’état des lieux de ces « Jonum » ? La troisième génération d’Internet communément appelé Web3, et son organisation décentralisée reposant sur la blockchain (chaîne de blocs), a permis l’émergence de nombreuses évolutions numériques et constitue un levier de développement pour le secteur des jeux vidéo et des jeux en ligne. Les Jonum, nouveau type de jeu en ligne se fondant sur la blockchain et les NFT (3), se sont développés et ont la particularité de soumettre la participation et la progression dans le jeu à l’achat d’objets numériques monétisables identifiés par un certificat attestant de leur authenticité, d’où l’appellation « jeux à objets numérique monétisable ». Les objets numériques monétisables confèrent aux joueurs des droits associés au jeu et sont cessibles – a contrario des jeux vidéo comportant des objets numériques évoluant dans une « boucle fermée » sans possibilité d’être monétisés à l’extérieur du jeu. L’article 15 du projet de loi SREN définit les « Onum », ces objets dans les jeux en ligne : « Constituent des objets numériques monétisables (…) les éléments de jeu qui confèrent aux seuls joueurs un ou plusieurs droits associés au jeu et qui sont susceptibles d’être cédés, directement ou indirectement, à titre onéreux à des tiers » (4). En d’autres termes, les Jonum sont une forme de divertissement en ligne qui combine le jeu avec des éléments financiers et technologiques. Ces jeux offrent aux participants la possibilité de faire un investissement financier initial dans l’espoir d’obtenir, par le biais du hasard, des objets numériques. Ces objets ont la particularité d’être monétisables, c’est-à-dire qu’ils peuvent être vendus ou échangés sur diverses plateformes d’échanges ou places de marché, souvent pour de l’argent réel. Un exemple emblématique de cette industrie est la société française Sorare, qui est devenue une référence dans le domaine des NFT et des fans de compétitions sportives (basée initialement sur le football, puis étendue au baseball et au basket-ball). La notoriété de Sorare est telle que l’article 15 du projet de loi, qui se rapporte spécifiquement à ce type de jeux, est fréquemment désigné sous le nom de « article Sorare ». Cette appellation trouve tout son sens quand on sait que la licorne Sorare est l’une des principales concernées par cette réglementation. Aussi dénommés « play-to-earn » ou P2E (jouer pour gagner de l’argent), les Jonum présentent des caractéristiques à la croisée des jeux de loisirs («gaming»), relevant du code général des impôts (5), et des jeux d’argent et de hasard (« gambling »), relevant, eux, du code de la sécurité intérieure (6). Or les Jonum ne sont pour le moment pas définis juridiquement et ne font l’objet d’aucune régulation spécifique en droit français ni européen. Jeux d’argent et de hasard en ligne ? En effet, la réglementation existante en matière de jeux d’argent et de hasard en ligne n’est pas adaptée au fonctionnement des jeux web3. Et son application aux Jonum aboutirait à une interdiction de facto disproportionnée, compte tenu de l’enjeu considérable en termes d’économie et d’innovation que représentent ces jeux à objet numérique monétisable. Surtout que les Jonum présentent des risques identifiés moindres pour l’ordre public, la santé et les mineurs que les jeux d’argent et de hasard en ligne. Le nouveau cadre règlementaire introduit par la future loi SREN impliquerait alors l’introduction, par voie d’ordonnance, d’une exception à la prohibition des jeux d’argent sous certaines conditions. Quels sont donc les enjeux et objectifs de cette règlementation ? Le premier enjeu est de favoriser l’innovation d’un secteur particulièrement dynamique en France. Le contexte actuel, caractérisé par une prolifération des jeux de type play-to-earn, souligne l’importance et la nécessité de mettre en place un régime spécifique à ce type de technologie. Vers une expérimentation de trois ans Un rapport sénatorial déposé le 27 juin 2023 sur le texte SREN met en lumière l’estimation de l’Autorité nationale des jeux (ANJ), qui indique qu’entre 1.200 et 2.500 jeux play-to-earn sont actuellement en développement. Ces jeux ont suscité un engouement financier considérable, avec des investissements estimés à 12 milliards de dollars pour l’année 2022 (7). En second lieu, le rapport sénatorial met en garde contre les risques inhérents à ces jeux, qui incluent des problématiques d’addiction similaires à celles rencontrées avec les jeux d’argent traditionnels, ainsi que des risques de fraude et de contournement des cadres réglementaires en place. En effet, les jeux à objets numériques monétisables (Jonum) offrent la possibilité de revendre ces objets à des tiers, sur la plateforme de l’éditeur du jeu ou sur une place de marché secondaire. Le nouveau cadre réglementaire se focalise sur les éléments de jeu susceptibles d’être monétisés, ou cédés à des tiers, mettant ainsi notamment en lumière une volonté de prévenir la transformation des jeux web3 en casinos non régulés. A ce sujet, le secteur des casinos craint que les Jonum ne représentent une porte d’entrée sur le marché national pour les opérateurs de casinos en ligne illégaux qui prolifèrent ces dernières années, comme l’ont souligné dans un communiqué commun (8) les syndicats professionnels Casinos de France – lequel compte parmi ses adhérents les géants du secteur Barrière et Partouche (9) – et l’Association des casinos indépendants français (ACIF). Quelles sont les mesures principales de cette future règlementation ? Le cadre énoncé dans le projet de loi SREN autorise les Jonum à titre expérimental pour une durée de trois ans à compter de la promulgation du projet de loi. Les Jonum sont définis, à l’article 15, comme « des jeux proposés par l’intermédiaire d’un service de communication au public en ligne qui permettent l’obtention, reposant sur un mécanisme faisant appel au hasard, par les joueurs [majeurs (10)] ayant consenti un sacrifice financier, d’objets numériques monétisables, à l’exclusion de tout gain monétaire ayant cours légal[…] ». On retrouve ici trois des quatre critères de définition d’un jeu d’argent et de hasard : le sacrifice financier, l’offre au public, et la présence d’un mécanisme faisant appel au hasard. Un certain nombre de conditions sont posées : Une obligation de déclaration préalable auprès de l’ANJ : l’autorité disposera d’un droit d’opposition à la commercialisation du jeu si elle estime que les conditions applicables ne sont pas respectées. Cette volonté d’exclure un régime d’autorisation vise à ne pas faire peser sur ce secteur innovant des contraintes règlementaires trop lourdes. Le maintien de la prohibition des jeux de casinos en ligne : afin d’éviter un contournement des interdictions des jeux de casino en ligne, la définition précise que les objets numériques monétisables ne peuvent être cédés, directement ou indirectement à toute entreprise de jeu, et ne peuvent constituer des cryptoactifs, c’est-à-dire des cryptomonnaies au sens du code monétaire et financier (11). La protection des mineurs : la protection des mineurs est l’une des principales préoccupations de cette nouvelle loi. Les plateformes concernées devront mettre en place un système permettant de vérifier l’âge de leurs utilisateurs afin d’écarter les mineurs des risques induits aux jeux d’argent. Dans la même optique, les influenceurs ne pourront plus faire la promotion des Jonum si leur audience comporte des mineurs. La lutte contre les risques d’addiction : les publicités de ces jeux devront être encadrées et comprendre certaines mentions obligatoires afin de mettre en garde leurs utilisateurs contre les risques de jeu excessif ou pathologique. Lutte contre le blanchiment d’argent et le financement d’organisations illégales : ces activités illicites représentent un risque significatif dans le secteur des jeux en ligne, en particulier ceux qui impliquent des transactions financières complexes et transfrontalières. Les plateformes qui ne se conformeront pas aux exigences de la nouvelle loi pourront être sanctionnées par l’ANJ, laquelle disposera alors de pouvoirs accrus pour intervenir et imposer des mesures correctives. L’identité des joueurs devra être vérifiée lorsque ceux-ci souhaiteront retirer leurs gains. Cette nouvelle législation française vise à trouver un juste milieu entre le soutien à l’innovation technologique et la mise en place de mesures de protection efficaces pour les citoyens. Il est essentiel de surveiller l’évolution du paysage numérique pour évaluer l’impact de ces changements réglementaires et leur efficacité dans la réalisation des objectifs fixés. L’adoption du projet de loi SREN par l’Assemblée nationale française constitue une avancée législative majeure dans le domaine des jeux d’argent en ligne. Elle reflète la volonté de la France de se positionner en tant que leader dans l’établissement d’un cadre législatif qui répond aux défis posés par les innovations numériques, tout en veillant à la protection de ses citoyens contre les risques associés à ces nouvelles formes de jeux. Prochaine étape : réunion en CMP Députés et sénateurs doivent désormais se réunir en commission mixte paritaire (CMP) pour s’accorder sur une version finale du projet de loi. Parallèlement, les éditeurs et opérateurs proposant des jeux susceptibles d’être régis par cette nouvelle règlementation, doivent impérativement se préparer à mettre en œuvre leur conformité réglementaire pour anticiper l’arrivée de ce régime spécifique. @