Dans l’attente de la notification du rachat de Lagardère par Vivendi, la Commission européenne enquête

Avant même d’avoir reçu de Vivendi la notification de son projet de rachat du groupe Lagardère, laquelle devrait être lui être remise en septembre, la Commission européenne questionne depuis le début de l’année des acteurs et des organisations professionnelles pour mesurer l’impact « Vivendi-Lagardère ».

« Sous réserve de l’autorisation de la Commission européenne », précisaient dans les mêmes termes les communiqués de Vivendi annonçant respectivement le 25 mai le succès de la première période de son OPA amicale sur les actions du groupe Lagardère (1) et le 14 juin la détention de 57,35 % du capital et 47,33 % des droits de vote du même groupe Lagardère (2). Le sort du projet de « rapprochement » de Vivendi et de Lagardère – déjà engagé par endroits et sans attendre l’aval des autorités antitrust – est en fait depuis des mois entre les mains de la Commission européenne. Bruxelles n’a en effet pas attendu que l’opération de contrôle lui soit notifiée – ce qui devrait être fait en septembre – pour questionner les acteurs des marchés potentiellement impactés par cette mégaopération de concentration dans l’édition et les médias. Depuis fin 2021, une « case team » est en place pour, sans tarder, « recueillir des informations auprès des parties notifiantes [en l’occurrence Vivendi , mais aussi Lagardère, ndlr] et des tiers, tels que leurs clients, leurs concurrents et leurs fournisseurs ». Durant cette phase de pré-notification, où les envois de questionnaires aux intéressés se multiplient pour procéder à des « tests de marché », les informations peuvent prendre la forme de griefs formulés par des concurrents présents sur ces marchés..

La DG Competition et Margrethe Vestager scrutent
Et les reproches sont nombreux, notamment dans le secteur de l’édition, où le numéro un français Hachette (Lagardère) est appelé à fusionner avec le numéro deux Editis (Vivendi). Avec leurs multiples maisons d’édition (Calmann-Lévy, Grasset, Stock, Fayard, JC Lattès, Livre de poche, Dunod, Larousse, Hatier, … côté Hachette Livre ; La Découverte, Plon, Perrin, Robert Laffont, Presses de la Cité, Le Cherche Midi, Bordas, Le Robert, … côté Editis), la prise de contrôle du groupe d’Arnaud Lagardère (photo) – lequel conserve 11,06 % du capital – par celui de Vincent Bolloré provoque une levée de boucliers. Car ces deux géants français du livre – édition et distribution – seront en position dominante voire en quasisituation de monopole en France si un feu vert était donné en l’état par les autorités antitrust. « Les lois (européennes) sont bien faites. Il y a des lois qui empêchent cette concentration (dans l’édition notamment) et elles seront respectées. Si l’on doit revendre des maisons d’édition, on le fera », a tenté de rassurer Arnaud Lagardère dans l’émission « Complément d’enquête » diffusée le 2 juin dernier sur France 2.

Vincent Bolloré contrôle et va notifier d’ici septembre
Et « comme c’est Vivendi qui prend le contrôle de Lagardère, c’est Vivendi qui présente son projet à la Commission européenne », a encore souligné Arnaud Lagardère, désormais PDG pour six ans de « son » groupe, contrôlé depuis fin mai par Vincent Bolloré (photo ci-contre). Une fois qu’en septembre Vivendi aura notifié – sans doute par voie électronique – son opération de rapprochement entre les deux groupes, la direction générale de la concurrence (DG Competition) disposera alors de vingt-cinq jours pour donner un avis sur cette transaction, délai pouvant être porté à trente-cinq jours si nécessaire. Etant donné les enjeux d’une telle opération de concentration et les inquiétudes qu’elle suscite, la Commission européenne – dont la commissaire à la concurrence est depuis 2014 la redoutée Margrethe Vestager (3) – devrait alors lancer enquête approfondie sur au moins quatre-vingt-dix jours, délai qui peut être porté à cent cinq jours si besoin était. Dans le cas présent, la décision ne serait pas attendue avant la fin de l’année mais plutôt début 2023. Dans sa notification à la Commission européenne, Vivendi proposera sans doute de vendre certains actifs dans l’édition. Encore faut-il que les « remèdes » à cette concentration suffisent. Rappelons qu’en janvier 2004, dans le sens inverse, la Commission européenne avait forcé le groupe Lagardère (Hachette Livre) à se délester de plus de la moitié des actifs de Vivendi Universal Publishing (ex- Havas (4)) qu’il comptait racheter depuis fin 2002 (5). Des filiales non cédées sont à l’époque venues constituer le nouveau groupe Editis, lequel fut racheté en 2018 par Vivendi.
Vingt ans plus tard, où cette fois Vivendi s’empare des actifs de Lagardère, la DG Competition ne manquera pas à nouveau de porter son analyse sur les « effets horizontaux, congloméraux et verticaux de cette opération ». Antoine Gallimard, PDG de Madrigall (groupe lui-même issu du rapprochement de Gallimard, Flammarion et Casterman) a, lui, débuté ses échanges en visioconférence dès fin décembre 2021 avec la case team de la DG Competition (6). Il est vent debout contre cette fusion Editis-Hachette et serait intéressé par l’édition scolaire où la domination du nouvel ensemble atteindrait son paroxysme.
Quelle que soit la décision à venir de la Commission européenne et de sa vice-présidente Margrethe Vestager sur ce dossier sensible, Vincent Bolloré et Arnaud Lagardère savourent le succès de l’OPA amicale. « Je suis très heureux de ce qui se passe », a indiqué ce dernier dans « Complément d’enquête ». Pour le premier, c’est un revirement de situation puisqu’en son groupe avait déclaré en avril 2020 à l’Autorité des marchés financiers (AMF) : « Vivendi n’a pas l’intention d’acquérir le contrôle de Lagardère ». En fait, c’est Arnaud Lagardère qui a fait changer d’avis le milliardaire breton : « J’ai pris la liberté d’appeler Vincent Bolloré mi-mars 2020, au tout début du confinement, a raconté le fils unique de Jean-Luc Lagardère, pour effectivement m’aider (en entrant au capital de Lagardère), ce qu’il a accepté. Je ne l’aurais pas appelé, il ne serait jamais entré et Vivendi ne serait jamais actionnaire du groupe (Lagardère) aujourd’hui. (…) A l’époque, mon ennemi – contrairement à ce que pensent beaucoup de gens qui se trompent – ce n’était pas Vincent Bolloré ni Bernard Arnault, mais Amber Capital ». Ce fonds d’investissement activiste britannique, qui fut un temps début 2020 le premier actionnaire du groupe Lagardère et très critique envers la gestion d’Arnaud Lagardère qu’il tenta de chasser de son statut de gérant de la société en commandite par actions Lagardère SCA. Cette structure juridique atypique permettait à Arnaud Lagardère de contrôler son groupe en n’en détenant alors que 7,3 % du capital. « C’est cet activiste-là que j’espérais d’abord pouvoir contrer », a-t-il rappelé. En revanche, le patron du groupe Lagardère n’est pas allé chercher Bernard Arnault. « C’est lui qui a appelé, d’abord notre banque d’affaires, pour dire qu’il était prêt à m’aider dans ma structure personnelle et non pas en-dessous. Donc, il n’y avait aucune déclaration de guerre, entre guillemets, d’un Bernard Arnault qui viendrait à l’assaut d’un Vincent Bolloré, lequel est mon ami et vient pour m’aider ». Le PDG de LVMH était d’ailleurs le meilleur ami de son père Jean-Luc Lagardère, ancien PDG de Matra, d’Hachette et d’Europe 1.
Fin mai, Vivendi a accordé à Arnaud Lagardère un mandat de PDG de six ans en promettant de « conserver l’intégrité » de son groupe devenu la société anonyme Lagardère SA – fini la SCA qui aura vécu près de 30 ans – et « de lui donner les moyens de se développer ». Arnaud est-il inquiet de ce que pourrait faire Vincent Bolloré de l’empire médiatique de Lagardère (Europe 1, le JDD, Paris-Match, CNews, Virgin Radio bientôt rebaptisée Europe 2, …) ? « Non, cela ne m’inquiète absolument pas. D’abord, parce que je suis là », a-t-il assuré. A 61 ans, le fils unique et l’héritier de l’empire Lagardère (317e plus grande fortune française, selon Challenges), va entamer une nouvelle vie professionnelle aux côtés des Bolloré. « Ma relation avec Vincent Bolloré et avec ses enfants, Cyrille et Yannick, est telle que nous allons poursuivre cette route assez longtemps », a-t-il dit, confiant en l’avenir.

Vincent Bolloré est censeur jusqu’au 14 avril 2023
Depuis avril 2018, Yannick Bolloré a remplacé à la présidence du conseil de surveillance de Vivendi le patriarche Vincent Bolloré (70 ans), lequel y est devenu en avril 2019 « censeur » dont le mandat court jusqu’au 14 avril 2023… non renouvelable. Et si le nom Lagardère devait disparaître comme entité économique ? « Bien sûr que je le regretterais, bien sûr, a-t-il confié dans “Complément d’enquête”. Mais s’il doit disparaître au profit d’un nom comme celui de Vincent Bolloré, j’en serais plutôt heureux. Ça ne me dérangerait pas. Et ça ne dérangerait pas mon père non plus ». Il y a près de dix ans, en mars 2013, Arnaud Lagardère assurait qu’il ne cèderait son groupe « à quelque prix que ce soit ». @

Charles de Laubier

Maisons d’édition : le livre audio risque de cannibaliser les livres numériques et imprimés

« En mai, écoute le livre qui me plait ! ». En France, mai 2022 est « le mois du livre audio ». Qu’ils soient sur support physique (CD) ou en ligne (en streaming ou en téléchargement), les livres audio sont de plus en plus écoutés. Mais il y a un risque de cannibalisation des ventes de livres à lire.

A pousser le livre audio comme jamais elles ne l’ont fait pour le livre numérique, les maisons d’édition ne sont-elles pas en train de se tirer une balle dans le pied ? Elles pourraient accélérer le déclin de leur industrie du livre. Non seulement éditer un livre audio ne relève plus de la planète Gutenberg, contrairement aux éditions imprimées et par extension numériques, mais, en plus, considérer l’écoute d’un livre audio comme de la lecture constitue un abus de langage dont les utilisateurs ne sont pas dupes. Ecouter n’est pas lire, et vice-versa. Le livre audio, c’est en quelque sorte de la lecture par procuration.

L’audiobook grignote d’abord l’ebook
A trop vouloir « mettre les livres sur écoute », en se diversifiant parfois eux-mêmes dans l’audiovisuel – comme Hachette Livre et Albin Michel qui détiennent respectivement 60 % et 40 % de la société Audiolib –, les maisons d’édition prennent-elles le risque de cannibaliser leur propre coeur de métier historique ? Lizzie du groupe Editis (Vivendi). Gallimard Audio/Ecoutez Lire du groupe Madrigall, Actes Sud Audio, … Nombreux sont les membres du Syndicat national de l’édition (SNE), représentant notamment les majors françaises de l’industrie du livre, qui ont décidé de donner de la voix à leur catalogue en faisant lire des oeuvres par des acteurs et comédiens plus ou moins célèbres. « Je ne pense pas qu’on puisse parler de “cannibalisation”, qui suppose qu’une pratique remplace l’autre. En tous cas, pas pour le livre imprimé qui a des usages très larges. En revanche, que le livre audio apporte d’autres adeptes à la lecture, ou intensifie la lecture, et qu’il progresse plus vite que le livre numérique – voire le dépasse en nombre –, c’est tout à fait possible. Une fois que l’offre sera élargie, la pratique de lecture audio s’installera durablement pour les générations les plus jeunes – ce sont déjà les trentenaires et moins qui l’adoptent », nous a répondu Valérie Lévy-Soussan (photo), PDG d’Audiolib chez Hachette Livre (groupe Lagardère) depuis près de dix ans (1) et présidente depuis mars 2019 de la commission « livre audio » du SNE (2).
Selon l’institut Médiamétrie pour le 12e baromètre sur les usages du livre numérique et audio, publié fin avril lors du 1er Festival du Livre de Paris par le SNE avec les sociétés d’auteurs Sofia et SGDL, sur 48,1 millions de lecteurs en France en 2021 (3), 47,7millions sont « lecteurs » de livres imprimés, 13,5 millions de livres numériques, et 9,9 millions sont « auditeurs » de livres audio. Où l’on voit que les audiobooks sont en passe de se hisser au même niveau que les ebooks, en termes d’utilisateurs. « Seuls 52 % des auditeurs de livres audio physiques [sur support CD, ndlr] en ont écouté un il y a moins d’un an, ce qui traduit vraisemblablement le début d’un véritable basculement du livre audio physique au profit du livre audio numérique », souligne ce baromètre. L’an dernier, le nombre d’auditeurs de livres audio physiques a reculé d’un point à 7,9 millions pendant que celui des livres audio numériques a progressé d’un point à 6,6 millions. Sans parler de la notoriété des audiobooks qui gagne du terrain par rapport aux ebooks. Si cannibalisation il y a de la part de l’écoute au détriment de la lecture, elle se fait par grignotement qui touche en premier lieu le livre numérique. Le livre broché (imprimé) semble moins impacté (4). C’est une aubaine pour les éditeurs puisque le livre audio numérique est, en vente à l’acte, à peu près au même prix que celui de son équivalent papier.
Une quinzaine de membres du SNE composent la commission « livre audio » du SNE, soit seulement 2 % de l’ensemble des 720 maisons d’édition que représente le syndicat. C’est justement cette commission qui a décrété le mois de mai 2022 « Mois du livre audio », une première. « Dans notre monde hyperconnecté, c’est de sens, plus encore que de silence, dont nous avons besoin », assure Valérie Lévy-Soussan, à l’heure où la lecture a été déclarée par le président de la République « grande cause nationale » jusqu’à l’été prochain. Après un Festival du Livre de Paris qui a privilégié le papier, le libre audio s’est fait entendre jusqu’au 11 mai au Festival du Livre audio organisé à Strasbourg par l’association La plume de Paon (5), laquelle assure la promotion du livre audio (6).

Des festivals du livre audio à gogo
La plume de Paon a organisé dans la foulée pour les professionnels, les 13 et 14 mai, toujours à Strasbourg, les Rencontres francophones du livre audio (7). Puis, à Paris cette fois et le 22 mai, le Festival Vox – « du livre audio et de la lecture à voix haute » – organise un marathon de lecture à la Maison de la poésie (8). Quant à la commission « livre audio » du SNE, elle a prévu le lancement d’ici fin mai d’un nouveau site Internet entièrement consacré au livre audio. Baptisé « Lire ça s’écoute ! », il sera doté de ressources professionnelles et d’un catalogue exhaustif de titres des éditeurs membres. @

Charles de Laubier

L’intelligence artificielle s’immisce dans l’industrie du livre, assise sur un tas d’or : ses données

La 22e édition des Assises du livre numérique, organisées le 6 décembre par le Syndicat national de l’édition (SNE), a pour thème « l’application de l’intelligence artificielle (IA) dans l’édition de livres ». Avec comme « invité inaugural » : Tom Lebrun, co-auteur en 2020 d’un livre blanc sur l’IA.

Ce n’est pas la première fois que les Assises du livre numérique (1) traitent de la question de l’intelligence artificielle (IA) dans l’industrie du livre. Déjà en 2017, lors de l’édition de 2017, une table-ronde avait été consacrés à ce sujet et avait fait l’objet d’une synthèse (2). Celle-ci relevait plus d’un défrichage de la part de la commission numérique que préside depuis plus de sept ans Virginie Clayssen (photo) au sein du Syndicat national de l’édition (SNE), elle-même étant par ailleurs directrice du patrimoine et de la numérisation chez Editis (groupe Vivendi).

Apprivoiser les data de l’IA
Quatre ans après cette table-ronde, le SNE muscle son approche de l’IA en lui consacrant pour la première fois – le 6 décembre pour cette 22e édition et « uniquement en distanciel » – la totalité du programme de ses Assises du livre numérique. « Comment l’intelligence artificielle peut-elle intervenir dans les différentes étapes de la chaîne du livre, de la traduction à la diffusion en passant par la fabrication ? », s’interrogent l’industrie du livre. Un invité inaugural de cette journée doit répondre à la question plus sensible : « Comment l’intelligence artificielle peut-elle transformer le monde de l’édition ? ». Cet intervenant est Tom Lebrun (photo page suivante), juriste et doctorant à l’université Laval (UL), au Québec (Canada), spécialiste en droit et intelligence artificielle, ainsi que co-auteur avec René Audet du livre blanc « L’intelligence artificielle dans le monde de l’édition » publié en septembre 2020 sous licence libre creative commons (3). Tom Lebrun est spécialisé en droit du numérique et en droit d’auteur. Ses travaux de recherche portent actuellement sur la question de « la génération de textes par intelligence artificielle ». Il publie régulièrement sur les questions de droit d’auteur, de culture numérique et de rapport entre droit et IA. Ses recherches sont financées par un fonds québécois (4). « L’intelligence artificielle fait l’objet de fantasmes et de craintes souvent irraisonnées. Elle trouve à s’insérer dans toutes les sphères de notre société : consommation, médecine, industrie, vie quotidienne, … Pourtant, encore peu de travaux ont été consacrés à sa mobilisation par les différents acteurs de l’écosystème du livre. Ce manque est d’autant plus critique que les grands acteurs du numérique – Amazon en tête – s’engouffrent très largement dans cette voie depuis un certain nombre d’années », font justement remarquer Tom Lebrun et René Audet dans l’introduction de leur livre blanc d’une trentaine de pages et mis en ligne gratuitement (5). Contacté par Edition Multimédi@, Tom Lebrun indique que depuis sa parution il y a un an, « les différences sont mineures et strictement quantitatives ». Et aujourd’hui, « les systèmes sont simplement plus performants et plus convaincants ». Les deux auteurs relèvent que le monde de l’édition – habitué jusqu’alors à la « rétroaction entre ses différents acteurs (le libraire informant le diffuseur, ce dernier informant l’éditeur, etc.) » – évolue désormais dans « un contexte de pressurisation économique croissante provoquée par la mainmise de quelques acteurs de la vente en ligne, particulièrement Amazon ». Aussi, la raison d’être de ce livre blanc est d’esquisser pour l’écosystème du livre « une possible piste à suivre », à savoir « l’idée d’une concertation de certains de ses acteurs sur l’utilisation d’IA (voire l’éventuelle mise en commun des données collectées) ». Dans leur conclusion, les deux auteurs québécois appellent toute la filière du livre (maisons d’édition, distributeurs, librairies, plateformes, …) à investir dans les technologies IA si elle n’a pas déjà commencé à le faire car « face à cette concurrence [des acteurs comme Amazon], chacun des acteurs de la chaîne du livre doit se demander comment faire face à ce mouvement de fond, qui s’apprête à modifier en profondeur de nombreux métiers du livre ». Le mieux pour l’introduction d’IA dans les différents maillons de la chaîne est, d’après eux, d’exploiter les différentes « données déjà disponibles et que ne possède pas la concurrence, quitte à nouer des accords asymétriques entre les différents acteurs intéressés pour y accéder ».

La chaîne du livre impactée
D’autant que ces données existent – statistiques centralisées des distributeurs, données des éditeurs ou encore celles collectées par les bibliothèques et les libraires – et sont des actifs précieux que tous les acteurs du milieu du livre possèdent, en particulier dans les bibliothèques, car « diversifier ses ressources en données peut constituer une stratégie payante ». Ces data constituent en tant que telles des ressources stratégiques considérables. Cela suppose que les maisons d’édition et l’ensemble des acteurs qui gravitent autour d’elles se mettent à « récolter » de façon optimale la data du livre, y compris les données qui ne sont pas « moissonnées » car, rappellent les auteurs du livre blanc de l’Université Laval, « le fonctionnement des applications d’IA [est] lié au volume et à la qualité des données disponibles ». Le succès des solutions d’IA dépendra surtout de la compatibilité des données entre elles. Pour ce faire, les auteurs recommandent d’« établir un protocole de normalisation des données en accord avec tous les acteurs concernés est un préalable nécessaire, sur lequel les pouvoirs publics ont un rôle à jouer ».

L’IA se met à écrire livres et articles !
Encore faut-il « catégoriser et étiqueter les données en fonction des objectifs visés », sans quoi, préviennent-ils, « les données collectées sont à peu près inutiles sans cette étape fondamentale de préparation des données ». Cela passe aussi par des chantiers communs entre des acteurs de la filière du livre, y compris avec des plateformes numériques, ainsi que par la mobilisation d’institutions et d’acteurs gouvernementaux pour contribuer au financement du développement de prototypes ou d’éléments logiciels partagés.« La mise en commun de données appelle une concertation, notamment dans le développement de ressources logicielles (aussi rendu possible par la création d’un cadre réglementaire favorable) », est-il souligné. Mais qui dit data dit cyberattaque : la cybersécurité des données « livrées » va devenir primordiale pour l’industrie du livre jusqu’alors épargnée par sa matière première historique qu’est le papier. La dématérialisation des ouvrages en tout genre fait basculer les maisons d’édition, parfois centenaires, dans le nuage informatique et ses fléaux.
Même si le livre blanc n’aborde pas le sujet du nuage informatique liés à l’IA, le cloud va pourtant permettre à l’industrie du livre de créer elle aussi des « lacs de données », des « Data Lake », à savoir le stockage des données dans leurs formats originaux ou peu modifiés, et à partir duquel leur analyse et leur valorisation peuvent s’opérer sous plusieurs formes révolutionnaires pour l’édition : data mining, text and data mining, marchine learning, business intelligence, cognitive search, master data management, etc. Encore fautil que l’industrie du livre sache ce qu’elle veut faire de cet « or noir du XXIe siècle » : des algorithmes de recommandation de livres ? de la traduction automatique d’ouvrage pour l’international (comme avec DeepL, l’IA utilisée par l’éditeur scientifique Springer) ? de l’animation de robots conversationnels (chatbots) pour interagir avec les lecteurs à la place de l’auteur et/ou de l’éditeur ? des réseaux de neurones artificiels afin par exemple de connaître les lecteurs d’un livre ? de la fouille intelligente de textes numérisés ? ou encore de la génération de romans ou d’essais à l’aide d’une IA créative ? Sur cette dernière possibilité, le juriste Tom Lebrun travaille justement en ce moment sur la question de la génération de textes par intelligence artificielle. « Au-delà du fantasme, beaucoup d’outils actuels permettent déjà d’écrire », écrit-il dans le livre blanc. La maîtrise du langage naturel – « et donc de l’écriture » – ne relève plus de la science-fiction. Et le livre blanc de mentionner la société OpenAI qui, cofondée par le milliardaire sud-africano-canadoaméricain Elon Musk il y a six ans, a développé en 2019 une IA nommée « GPT-2 » – devenue le 18 novembre dernier « GPT-3 » (6) – et capable de générer des textes de fiction ou de journalisme. Si la bêta 2 donnait des résultats « à peu près crédibles pour une lecture rapide et superficielle », la bêta 3 devrait avoir appris de ses erreurs. Et du livre à la presse, il n’y a qu’un pas : « L’écriture générée par IA est également utilisée dans le journalisme. Environ un tiers des dépêches publiées par [l’agence de presse] Bloomberg est ainsi générée par des machines », affirment les auteurs. Tom Lebrun signale à EM@ un modèle de génération de texte francophone développé par la société suisse Coteries et appelé Cedille, en version bêta (7). Le livre blanc aurait pu évoquer Dreamwriter, un algorithme conçu par le chinois Tencent, qui avait même écrit un article financier reproduit ensuite sans autorisation par un tiers. Un tribunal de Shenzhen en Chine avait reconnu fin 2019 et pour la première fois que Dreamwriter pouvait bénéficier de la protection du droit d’auteur (8). « L’IA pourrait conduire à développer des assistants créatifs personnifiés, de façon à aider à écrire ou même de dessiner “à la manière” d’un auteur, par exemple », estiment Tom Lebrun et René Audet. Tout au long de la vie d’un livre, de son écriture à sa lecture en passant par son édition, l’intelligence artificielle est amenée à y mettre son grain de sel, voire plus si affinités. Dans son roman « Exemplaire de démonstration » (Fayard, 2002), son auteur Philippe Vasset imaginait Scriptgenerator, un logiciel rédacteur de best-sellers, personnalisable par l’éditeur en fonction d’un public lecteur cible (9).

Encore beaucoup de progrès à faire
« Le risque d’une écriture entièrement algorithmisée existe bel et bien, mais pas exactement de la manière dont on l’imagine. Les auteurs de nouvelles strictement informatives, de récits tenant du divertissement, ont peutêtre effectivement du souci à se faire », ont déjà prévenu Tom Lebrun et René Audet dans une interview accordée en octobre 2020 à la Faculté des lettres et des sciences humaines (FLSH). Mais d’ajouter : « A l’inverse, celles et ceux qui pratiquent du journalisme d’investigation, celles et ceux qui travaillent à un art littéraire (…), en bref, toutes celles et ceux qui proposent un rapport critique et construit au texte, celles et ceux-là entrent dans une catégorie de production textuelle que la machine a encore du mal à investir » (10). Ouf ! @

Charles de Laubier

L’exploitation numérique des livres, pas très claire

En fait. Le 9 mars, la Société civile des auteurs multimédia (Scam) – en partenariat avec la Société des gens de lettres (SGDL) et en présence du Syndicat national de l’édition (SNE) – a publié son 8e baromètre des relations entre auteurs et éditeurs dans l’industrie du livre. Mécontentement des auteurs, notamment sur les ebooks.

Le livre ne tournera jamais la page du papier, mais il se dématérialise de plus en plus en ebook et audio

Le livre, ce sont les lecteurs qui en parlent le mieux : 25 % des Français ont déjà lu un livre numérique (+ 15 points sur un an) et 15 % ont déjà écouté un livre audio (+ 4 points). Contrairement aux apparences, l’industrie du livre n’est pas figée sur le livre imprimé. Les pages se dématérialisent.

Les périodes de confinement ont accéléré la dématérialisation de la lecture. Les Français lisent de plus en plus de livres numériques et/ou de livres audio. C’est, en creux, le grand enseignement du baromètre des usages du livre numérique et depuis que cette enquête annuelle a été créée en 2012, coordonnée par les auteurs au sein notamment de la Société des gens de lettres (SGDL) et les éditeurs via le Syndicat national de l’édition (SNE), associés au sein de la Société française des intérêts des auteurs de l’écrit (Sofia), organisme de gestion collective dédié au livre dirigé par Geoffroy Pelletier (photo).

Le confinement booste le livre hors-papier
Le chiffre d’affaires estimé de l’édition en France aurait accusé un recul de 2 % sur l’année 2020, à 2,7 milliards d’euros, mais c’est sans compter le livre numérique faute de chiffres. Or la lecture sur supports numériques (ebook et audio) progresse plus que jamais. Mais lors de ses vœux le 7 janvier dernier, le président du SNE, Vincent Montagne, n’a pas non plus livré de prévisions sur le marché de l’édition numérique. Pour mémoire, en 2019, celui-ci a généré en France un chiffre d’affaires de 232,3 millions d’euros (tous supports et toutes catégories éditoriales confondus), en progression de 9,2 % sur un an. Gageons que les deux périodes de confinement ont favorisé l’édition numérique, au détriment des livres imprimés quelque peu pénalisés par les fermetures des librairies. Force est cependant de constater que le sondage exclusif « Les Français et la lecture pendant les confinements », réalisé par l’institut Odoxa et dévoilé par le SNE lors de ses vœux, fait l’impasse sur les livres dématérialisés (à lire ou à écouter). Les résultats montrent qu’un tiers des Français (33 %) s’est mis à « lire davantage » sans qu’il soit précisé sous quel format. Ce sondage aux réponses suggérées en profite au passage pour opposer lectures et Internet : « Les Français ont surtout lu pour lutter contre l’ennui (43 %) mais aussi pour se déconnecter de l’actualité (33 %) et passer moins de temps sur les réseaux sociaux (31 %). Les 25-34 ans ont, quant à eux, d’abord vu dans la lecture un moyen d’‘’éviter de naviguer sur Internet” (31 %) ». Ce qui fait dire à Vincent Montagne (PDG de Média-Participations) ceci : « Face aux incertitudes et à la surconsommation anxiogène d’Internet et des réseaux sociaux, le livre est plébiscité par le public, notamment par les plus jeunes, comme un véritable antidote ». Or chacun sait que livres et réseaux sociaux sont complémentaires, et rien ne justifie de sanctifier la lecture et de vouer aux gémonies l’Internet. Si les jeunes de moins de 25 ans se sont mis à lire le plus pendant les deux périodes de confinement de l’an dernier (42 % d’entre eux, contre seulement 27 % pour les plus de 65 ans), ce n’est pas pour autant pour se détourner de leurs réseaux sociaux favoris. Il n’y a pas le bien d’un côté (le livre) et le mal de l’autre (Internet) ! Ce serait trop simpliste… De ce point de vue, la manière dont a été téléguidé ce sondage Odoxa pour le SNE déçoit (1). Et le fait qu’aucune référence aux livres numériques et aux livres audio ne soit faite est une occasion manquée. Heureusement que le baromètre du livre numérique de la Sofia vient nous éclairer sur ces nouveaux usages. D’autant que dans son édition spéciale « confinement », trois points forts se dégagent : une augmentation des pratiques de lecture, une diversification des supports utilisés, et un lectorat numérique qui s’est rajeuni. La grande tendance du #restezchezvous de l’an dernier a été « une forte progression des lecteurs de livres numériques et d’auditeurs de livres audios numériques ». Ainsi, pendant les confinements et sur les 52,8 millions de Français de plus de 15 ans, 35 % d’entre eux – 18,5 millions d’e-lecteurs tout de même – ont lu un livre numérique (+15 points par rapport à janvier 2020) et ils sont 15 % – 8 millions de personnes – à avoir écouté un livre audio numérique (+ 4 points sur un an). Même les auditeurs de livres audio physiques (sur CD pour la plupart) ont leur public : 18 %, soit 9,3 millions de Français (voir graphique en page précédente). Autre constat : une partie de ceux qui lisent des livres imprimés utilisent d’autres supports pour lire (livres numériques, audio numériques, audio physiques). Il est fort probable que cette « duplication » des supports de lecture s’accentue avec le temps, au fur et à mesure de l’appropriation des nouveaux moyens de lecture et/ou d’écoute (voir graphique ci-dessous). Cette diversification éditoriale rend obsolètes dans l’édition les frontières entre l’imprimé, les écrans et les écouteurs. En outre, « les lecteurs de livres numériques et les auditeurs de livres audio ont été, sans surprise, particulièrement consommateurs de médias pendant le confinement, nettement plus que les lecteurs de livres imprimés », souligne en outre le baromètre « Sofia » (2).
A noter que le SNE a les plus grandes difficultés à obtenir auprès de ses 720 éditeurs adhérents des chiffres sur les ventes de livres dématérialisés. C’est regrettable. Pire : l’an dernier, le syndicat n’a reçu les réponses que d’une douzaine d’éditeurs pour le segment en pleine croissance des livres audio. D’autant que « le taux d’équipement des Français en appareils numériques et enceintes connectées est en augmentation ; le format dématérialisé (MP3) permet une écoute en situation de mobilité ou de pluriactivité ; la clientèle la plus jeune est de plus en plus attirée par des contenus audios (podcasts, vidéos) », relève d’ailleurs le SNE dans le bilan 2019 du marché français de l’édition publié en octobre dernier (3). Ce syndicat fait remarquer que « de plus en plus d’acteurs proposent des offres d’accès aux livres audios dématérialisés, qu’il s’agisse des librairies numériques spécialisées en livres lus ou des plateformes mises en place par les GAFAM et les grandes enseignes culturelles, d’applications de lecture en streaming, de partenariats noués avec des opérateurs de téléphonie ou de synergies activées au sein de groupes de médias ». La dématérialisation du livre est inéluctable et les confinements accélèrent donc la tendance. L’année 2020 marquera un tournant dans la pratique de la lecture, où les yeux ne sont plus les seuls sollicités : les oreilles font leur entrée dans l’industrie de l’édition numérique. Le sacro-saint livre imprimé, broché, n’est plus roi.

Vers une loi « Economie du livre »
L’année 2021, elle, marquera par ailleurs les dix ans de la loi du 26 mai 2011 instaurant le prix du livre numérique. Ce sera aussi les quarante ans de la loi « Lang » du 10 août 1981 instaurant quant à elle le prix unique du livre. Pour à nouveau légiférer dans un secteur mis à mal par le coronavirus, une proposition de loi aux allures d’« anti-Amazon », mais pas que, a été déposée le 21 décembre dernier au Sénat (4). « La vente à distance de livres est en croissance depuis plus d’une décennie, notamment en raison de l’essor d’Amazon, qui capte environ 11 % du marché du livre, et d’autres entreprises telles que la Fnac », constate la sénatrice (LR) Laure Darcos, auteure de cette proposition de loi destinée « à améliorer l’économie du livre et à renforcer l’équité entre ses acteurs ». Elle suggère notamment que les ministres de la Culture et de l’Economie puissent fixer par arrêté conjoint – sur proposition de l’Arcep – « un montant minimum de tarification des frais de livraison [et non plus à 0,1 centime d’euros comme le pratique Amazon, ndlr], que tous les détaillants devront respecter ». Près de dix ans après la loi instaurant le prix du livre numérique, ce texte législatif ne dit mot sur les ebooks. @

Charles de Laubier