Pas de « domaine commun » dans le projet de loi « République numérique », mais… une mission

Malgré la volonté initiale de la secrétaire d’Etat au Numérique, Axelle Lemaire, l’instauration d’un « domaine commun » (échappant aux droits d’auteur) a été supprimée du projet de loi numérique. Mais le Premier ministre Manuel Valls a promis « une mission ».

« Relèvent du domaine commun informationnel :
1° Les informations, faits, idées, principes, méthodes, découvertes, dès lors qu’ils ont fait l’objet d’une divulgation publique licite, notamment dans le respect du secret industriel et commercial et du droit à la protection de la
vie privée, et qu’ils ne sont pas protégés par un droit spécifique, tel qu’un droit de propriété ou une obligation contractuelle ou extra-contractuelle ; 2° Les œuvres, dessins, modèles, inventions, bases de données, protégés par le code de la propriété intellectuelle, dont la durée de protection légale, à l’exception du droit moral des auteurs, a expiré ».

Les industries culturelles ont gagné
Cette définition, qui était inscrite dès septembre 2015 dans le texte initial (ex-article 8) du projet de loi « République numérique » porté par Axelle Lemaire (photo), secrétaire d’Etat au Numérique, a finalement été rejetée le 21 janvier dernier par les députés lors de l’examen en première lecture (1). « Les choses qui composent le domaine commun informationnel (2) (…) ne peuvent, en tant que tels, faire l’objet d’une exclusivité, ni d’une restriction de l’usage commun à tous, autre que l’exercice du droit moral », prévoyait donc le texte à l’origine. Mais les ayants droits des industries culturelles, vent debout contre ces nouvelles exceptions au droit de la propriété intellectuelle, ont finalement eu gain de cause à force de lobbying intense depuis une réunion à Matignon, le 5 novembre 2015, où les partisans du domaine commun informationnel (Wikimedia, Quadrature du Net, Conseil national du numérique, … (3)) et les opposants (Sacem, Scam, SACD, Snep, SNE, Bloc, …) s’étaient affrontés. Les industries culturelles ont finalement progressivement eu gain de cause entre décembre et janvier, non seulement en commissions mais aussi lors du débat à l’Assemblée nationale le 21 janvier. Tous les amendements « Domaine commun informationnel », « Creative Commons » et « Liberté de panoramas » ont été rejetés ! Malgré l’adoption inespérée par la commission des Affaires culturelles à l’Assemblée nationale, le 12 janvier, de certains amendements en faveur des biens communs – dont le statut des Creative Commons (voir page suivante) –, ils ont été rejetés le lendemain en commission des Lois (4). Ce que le Bureau de liaison des organisations du cinéma (Bloc), par exemple, a « salué » aussitôt : « En renversant la présomption de protection dont bénéficient les oeuvres de l’esprit, l’adoption de ces “communs” fragiliserait fortement les droits de propriété intellectuelle et donc les équilibres du secteur culturel », affirme cette organisation qui réunit une quinzaine d’associations ou de syndicat du Septième Art français – dont l’Association des producteurs de cinéma (APC) ou le Syndicat des producteurs indépendants (SPI). « Une telle mesure serait, à tout le moins, source d’une considérable insécurité juridique puisque sa rédaction, très floue, permet de nombreuses interprétations. Par ailleurs, l’instauration d’un domaine public informationnel mettrait en cause les obligations internationales et européennes de notre pays et sa capacité à y protéger sa propre création au moment où celuici est engagé dans un processus fondamental pour l’avenir du droit d’auteur », ajoute le Bloc.

Le député (PS) Patrick Bloche, président de la commission des Affaires culturelles et
de l’Education, a estimé, lui, que « la cause est juste » lorsqu’il s’agit de défendre le principe d’un domaine commun informationnel, à condition de ne pas « créer d’insécurité juridique ». Il a pris comme exemple celui d’un film tombé dans le domaine public au terme d’un délai de soixante-dix ans et qui doit être restauré. « Compte tenu de l’investissement nécessaire, ce film devrait faire l’objet d’une exclusivité. La rédaction des amendements qui nous sont proposés empêcherait alors la restauration des films anciens et les investissements nécessaires pour que nous puissions les regarder. N’y aurait-il que ce seul exemple, je ne pourrais voter ces amendements
en l’état ».

Pourtant, c’est une « cause juste »
Quant à la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), elle est parmi
les organisations de gestion collective des droits d’auteur l’une des plus hostiles à l’instauration juridique d’un « domaine commun informationnel ». « Le vocabulaire nébuleux a dû sortir de l’esprit d’un informaticien tourmenté », a même ironisé son directeur général, Pascal Rogard (5), qui prône depuis longtemps une redevance sur le domaine public lorsqu’il s’agit d’oeuvre audiovisuelle (6). A l’instar du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA), les organisations du cinéma français déplorent qu’aucune étude d’impact sur le sujet n’ait été effectuée, notamment en termes d’incidences juridiques et économiques. Le CSPLA avait déjà rejeté à l’automne dernier le domaine commun informationnel. Cet avis s’était alors appuyé sur un rapport de l’avocat Jean Martin de fin octobre 2015 concluant pourtant que « les principes fondamentaux du droit d’auteur resteraient préservés », bien que « ce nouveau texte inverse la règle et l’exception, et facilite les attaques judiciaires contre le droit d’auteur » (7). Le vote contre du CSPLA avait alors déplu à Axelle Lemaire qui l’avait fait savoir dans un tweet début novembre (8).

Mission promise par Manuel Valls
Deux mois plus tard, ce 21 janvier, la même secrétaire d’Etat au Numérique déclarait aux débutés : « A ce stade, nous n’avons pas trouvé de définition juridique satisfaisante. J’ai reçu un engagement ferme du Premier ministre de confier une mission à deux conseillers d’État, qui associeront très étroitement les parlementaires
à leurs travaux pour aboutir à un résultat susceptible de satisfaire toutes les parties prenantes. L’exercice – douloureux sans doute, laborieux peut-être – que je vous demande est de faire confiance au gouvernement sur ce sujet ». Fermez le ban !
En reculant ainsi, le gouvernement espère trouver à terme un consensus.
Pour l’heure, le député (PS) Christian Paul, y voit une occasion manquée historique :
« Ce n’est pas un choix politique anodin, mais un choix de civilisation. En 2016,
une loi sur le numérique peut-elle passer à côté de la question des biens communs informationnels ? (…) En 1789, quand il s’est agi d’écrire la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, on n’a pas confié une mission à deux conseillers d’État ! ».
Au niveau international, l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) s’est prononcé en mars 2015 en faveur des biens communs. « D’autres contenus ne peuvent être exploités de façon optimale par les utilisateurs des TIC (9), parce que le mode
de protection intellectuelle sélectionné volontairement ou involontairement par les créateurs les empêche de le faire. Pour contourner ce problème, les francophones gagnent à recourir à de nouveaux instruments comme les licences Creative Commons», recommande l’OIF dans son premier rapport sur « la francophonie numérique » (10). Selon l’OIF, un cinéaste pourra choisir une licence Creative Commons pour laisser d’autres artistes intégrer des extraits de ses films dans leurs propres productions et vendre ces dernières. Ou un photographe pourra laisser les internautes reproduire et distribuer ses clichés librement, à condition que ces derniers ne soient pas modifiés, que l’on indique qu’ils sont de lui et qu’aucune utilisation commerciale n’en soit faite. @

Charles de Laubier

Vers une licence « copie privée » pour le streaming

En fait. Le 27 février, le Parlement européen a adopté le rapport Castex (252 voix pour, 122 contre et 19 abstentions) sur « les redevances pour copie privée ».
Si la résolution donne la part belle aux ayants droits, les industriels peuvent
encore espérer des avancées de la part de la Commission européenne.

Les opérateurs télécoms reprochent aux ayants droits de limiter l’accès aux contenus audiovisuels

Licences, droits d’auteur, minimums garantis, chronologie des médias, honoraires… Les opérateurs télécoms historiques (Orange, Deutsche Telekom, KPN, Belgacom, etc) dénoncent auprès de la Commission européenne les freins
à la circulation des œuvres et contenus audiovisuels.

« Les nouvelles et convergentes plateformes [numériques] sont confrontées à des difficultés pour accéder à des contenus premium [audiovisuels], à des conditions et dans des délais raisonnables. La disponibilité de ces contenus premium est entravée par des pratiques qui s’appliquaient dans un monde analogique et qui n’ont plus de raison d’être dans un environnement digital », se sont plaints les opérateurs télécoms historiques européens auprès de la Commission européenne.

Producteurs et ayants droits en cause
Dans sa réponse à la consultation publique sur le livre vert sur la convergence audiovisuelle (1), l’ETNO – l’organisation qui les réunit à Bruxelles depuis vingt ans (2) – s’en prend aux producteurs audiovisuels et cinématographiques. « Acquérir des licences auprès des ayants droits (producteurs) peut devenir difficile pour les nouveaux entrants ou les concurrents plus fragiles économiquement. Et l’accès à l’offre de gros de chaînes proposant des contenus premium s’avère difficile pour les fournisseurs de services qui essaient d’établir une nouvelle plateforme, soit sur une infrastructure déjà utilisée pour la distribution de services appropriés (TV payant sur réseau câblé, par exemple), soit sur une infrastructure alternative (réseau DSL versus TV par satellite ou TNT, par exemple) », expliquent les opérateurs télécoms européens, parmi lesquels Orange, TDF, Deutsche Telekom, KPN, Belgacom, TeliaSonera, Telefonica, Telecom Italia ou encore Swisscom. Ensemble, ils dénoncent les « intentions protectionnistes » de certains acteurs traditionnels à la fois présents dans la distribution et la production audiovisuelles,
« lesquels voient dans le haut débit et Internet en général une grande menace pour leurs activités ». Les opérateurs télécoms historiques ont maille à partir avec les chaînes de télévision historiques, et plus généralement avec l’industrie des contenus. L’ETNO pointe notamment du doigt les droits de propriété intellectuelle, soupçonnés de freiner la libre circulation des œuvres audiovisuelles et l’accès aux chaînes : « Nous acceptons entièrement le besoin des détenteurs de droits de percevoir une juste rémunération pour leurs œuvres. Cependant, quand [le droit d’auteurs] prend la forme de protection de contenu haut de gamme, il devrait être équilibré avec le besoin et le droit d’entreprendre ». Les opérateurs télécoms fustigent aussi le fait que « souvent l’industrie des contenus et les majors ont, en particulier, un haut pouvoir de négociation et imposent unilatéralement des conditions pour la disponibilité de contenu haut de gamme ». Et de citer pêle-mêle : les minima garantis, les frais d’honoraires, les fenêtres de diffusions liées à la chronologie des médias (lire encadré ci-dessous), les catalogues limités, les obligations pour des
« questions de sécurité », les licences pour des territoires et des technologies fragmentés, l’obligation de pratiquer le « géo-blocage » – rendant impossible la mise en place de services pan-européens –, ou encore les exclusivités. Sur toutes ces conditions sont jugées contraignantes : « Ces clauses aboutissent à empêcher les fournisseurs innovants (principalement de services à la demande) d’accéder à des contenu haut de gamme et quasi-haut de gamme, avec la conséquence que les consommateurs sont souvent privés de la possibilité d’avoir accès à ce contenu sur des plateformes convergentes ». Surtout que dans certains cas, les consommateurs ne peuvent même pas accéder à des contenus de bonne qualité. L’ETNO n’épargne pas non plus les plateformes en ligne d’applications (3), notamment l’App Store d’Apple et la Smart TV
de Samsung. @

Charles de Laubier

Le second marché du numérique : une « occasion » qui dérange les droits d’auteur

La Cour de justice européenne a précisé, dans un arrêt du 3 juillet 2012, que
le droit de distribution d’un logiciel est épuisé après téléchargement payant
et sans limitation de durée. Le logiciel peut alors être revendu « d’occasion ».
Cette solution pourrait s’appliquer aux musiques, aux films ou aux livres.

Licence Internet et copie privée : l’Europe ne veut pas que les consommateurs paient deux fois

Le médiateur António Vitorino a remis au commissaire européen Michel Barnier
ses recommandations pour réformer les systèmes de taxes pour copie privée
au sein des Vingt-sept. En tête de ses recommandations : limiter le recours à
ce système de rémunération, au profit des contrats de licence.

« Je recommande de clarifier que les copies qui sont faites par les utilisateurs pour un usage privé, à partir d’un service en ligne bénéficiant de licences de la part des ayants droits, ne portent aucune atteinte qui exigerait la rémunération supplémentaire sous forme d’une redevance pour copie privée », écrit le médiateur António Vitorino (notre photo), dans son rapport (1) remise le 31 janvier à
la Commission européenne (2).

Limiter le recours à la taxe « copie privée »
Objectif : inciter les acteurs du Web à contractualisation des licences avec les titulaires droits de la musique, du cinéma ou encore de l’édition. Selon le médiateur, certains opérateurs Internet seraient tentés « d’élargir l’interprétation de l’exception de copie
privée, en vue de contourner la nécessité de conclure des licences avec les ayants
droits ». Selon lui, les plates-formes de services en ligne devraient « normalement » s’appuyer sur des accords de licence permettant aux détenteurs de droits d’« être rémunérés directement pour toutes les formes de consommation de leur contenu créatif ». Autrement dit : dès lors que les ayants droits sont rétribués directement par des contrats de diffusion sur Internet, le médiateur ne trouve « pas justifié pour les consommateurs de payer une seconde fois, sous la forme d’une taxe [pour copie privée] ». La Commission européenne fait sienne cette volonté de limiter le recours aux régimes indirects de redevances, en faisant en sorte que le droit de copie privée exercé dans le cercle restreint familial soit compris dans les contrats de diffusion Internet. Et ce, afin de ne pas donner lieu des rémunérations supplémentaires. « Je veillerai à ce que les recommandations faites par [António] Vitorino soient prises en compte dans le cadre des prochaines étapes dans ce dossier des redevances pour copie et reproduction privées, et notamment dans le contexte du réexamen en cours du cadre juridique européen sur le droit d’auteur »,
a en effet aussitôt déclaré Michel Barnier, commissaire européen en charge du Marché intérieur. Ce dernier a cependant reporté à 2014 toute décision quant à la révision de la directive de 2004 sur la protection de la propriété intellectuelle (3).
Conjugué au fait que le recours à la copie privée baisse au fur et à mesure de l’augmentation du streaming au détriment du téléchargement (4), le médiateur se dit conscient que les redevances pour copie privée diminuent elles aussi. Internet permet
aux internautes et aux mobinautes de créer des playlists qu’ils peuvent partager avec d’autres, de stocker leurs musiques, films ou toutes autres œuvres, voire de les mettre
en équivalence via un service de « matching » pour les rendre accessibles dans leur bibliothèque personnelle en ligne à partir de n’importe quel de leurs terminaux. Le stockage à distance des œuvres dans le « cloud » d’un prestataire tend en plus à rendre obsolète la notion de copie privée. « Ces nouveaux services complexes ont en commun le fait qu’ils doivent être basés sur des accords de licence avec les titulaires de droits, puisque très peu d’éléments du service sont potentiellement couverts par une exception [au droit d’auteur] », affirme António Vitorino.
Encore faut-il que les contrats de licence prévoient que les consommateurs puissent continuer à faire des copies. « Une personne s’abonnant à un service musique en streaming ne doit pas seulement payer pour le streaming online à destination de ses terminaux, mais aussi pour créer des playlists qui peuvent être écoutées même une
fois déconnecté », explique encore le médiateur. Son rapport rappelle au passage que
le système de redevance pour copie privée avait été créé dans un environnement
offline analogique qui ne permettait pas à l’époque aux ayants droit d’être dédommagés autrement des copies faites par les utilisateurs. Alors qu’aujourd’hui, les services numériques online (5) offrent cette possibilité de maîtriser la diffusion en ligne des
œuvres et de rémunérer les auteurs en fonction du succès et des copies de leurs
création sur Internet.

Limiter le recours à la taxe « copie privée »
« Les services en ligne permettent de prendre des mesures beaucoup plus ciblée vers
les utilisateurs pour protéger les droits d’auteur, y compris pour les copies faites dans
le cadre privé. Les contenus peuvent être délivrés exactement de la manière à laquelle l’utilisateur s’y attend. Les contrats de licence reflètent ces nouvelles façons de distribuer les contenus aux consommateurs et de rémunérer les ayants droits en juste proportion de l’exploitation en ligne de leurs œuvres », poursuit le rapport. Michel Barnier a maintenant toutes les cartes en main pour engager les réformes qui s’imposent. @

Charles de Laubier