Civilisation numérique

Au fur et à mesure que nous avançons toujours plus loin au cœur du XXIe siècle, les nouvelles règles qui le régissent se font de plus en plus claires, et les liens qui nous retiennent encore au siècle dernier se dénouent peu à peu, les uns après les autres. L’Europe, peut-être plus que les autres continents, tardait visiblement à adopter les règles de cette nouvelle époque.
Le signal fut donné en 2013 lorsque nous apprîmes – après plusieurs décennies de forte croissance ininterrompue – que les marchés de l’économie numérique étaient eux aussi sensibles aux cycles économiques et plus particulièrement aux crises. Les marchés historiques du numérique – informatique, électronique grand public et télécommunications – enregistrèrent en 2012 une croissance ralentie, avec une progression au niveau mondial d’à peine 3 %, mais de seulement 0,1% pour le Vieux Continent. Plus important sans doute, le recul en termes de contribution directe des secteurs du numérique à la richesse globale s’accentua encore pour ne représenter, après plusieurs années de baisse régulière, que 6 % du PIB mondial.

« Cette Europe assiégée, qui n’avait pas réussi à
se positionner sur les vecteurs clés qu’étaient la
mobilité, le Cloud et le Big Data, se devait de réagir. »

Cette évolution structurelle – que nous traduisions également par l’image de destruction créatrice – chamboulait le paysage industriel. Au fur et à mesure que l’écosystème numérique se mettait en place, de nouveaux acteurs s’avançaient sur le devant de la scène, les modèles d’affaires étaient revisités, tandis que les marchés se déformaient : les régions à la pointe hier devenaient vulnérables et les marchés émergents profitaient
de l’explosion de la demande à l’intérieur de leurs frontières pour porter haut leur appareil industriel et partir à leur tour à l’assaut du reste du monde.
Cette Europe assiégée, qui n’avait pas réussi à se positionner sur les vecteurs clés du nouvel âge numérique émergent qu’étaient la mobilité, le Cloud et le Big Data, se devait
de réagir. Bien sûr, il est toujours possible de parier sur un retour en force à l’occasion d’un changement de technologie : pourquoi pas avec le lancement prochain de la 5G, comme le firent les Asiatiques avec la 3G ou les Etats-Unis avec la 4G. Ce n’est malheureusement pas le chemin qui fut pris.
Malgré tout, le Vieux Continent a des cartes à jouer pour exploiter les gisements de création de valeur extraordinaires qui s’annoncent. Il s’agit moins de devenir les champions technologiques d’une planète devenue numérique que de favoriser les usages permettant d’entrer de plein pied dans cette civilisation numérique que nous commençons à peine à appréhender. De ce point de vue, plusieurs dossiers chauds mobilisent l’écosystème. Des hypermarchés numériques, ou Digital Mall, deviennent les véritables places de marché pour des internautes que se disputent App Stores, plates-formes sociales, applications du Web ouvert ou encore offres packagées des « telcos ». La transition vers une monnaie numérique universelle, ou Digital Money, qui voit s’affronter trop de prétendants quand il y aura peu d’élus : technologie NFC, paiement via mobile, divers services de e-commerçants, de banquiers ou de géants du Net. La valorisation
des données, ou Data Monetization, reste un sujet éminemment stratégique qui réclame des capacités poussées en termes de mesure d’audience, de ciblage temps réel, de localisation et de gestion de l’e-pub. Sans oublier bien sûr l’accès simplifié à des offres attractives de contenus, ou Content as a Service, qui est devenu le cœur de la bataille planétaire que se livrent les grands groupes médias face à tous les géants du numérique.
Autant de dossiers pour lesquels les Européens ont des atouts, des usages originaux
et un marché avancé, appuyés par des champions des secteurs-clés du transport, du commerce, de la construction, de la banque ou des services. Avec un impératif de
succès : réussir la transition numérique permettant à tout un continent de maîtriser son avenir digital. Pour le meilleur. Et conjurer ainsi le constat que la philosophe Simone Weil tirait en 1947 sur son terrible siècle dans « La Pesanteur et la grâce » : « Argent, machinisme, algèbre : les trois monstres de la civilisation actuelle », en se donnant
les moyens de ne pas y ajouter le numérique. @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2020 » : Ecole numérique
* Directeur général adjoint de l’IDATE.
Sur le même thème, l’institut a publié son rapport
« DigiWorld Yearbook 2013 », coordonné par Didier Pouillot,
en prévision du DigiWorld Summit.

Crowdfunding en Europe : 1 milliard d’euros en 2013

En fait. Le 18 juin, le député Jacques Cresta a soumis à Fleur Pellerin, ministre de l’Economie, une question pour « un cadre juridique du crowdfunding ». En Europe, où le financement participatif va franchir 1 milliard d’euros cette année, Michel Barnier a dit le 3 juin réfléchir à un cadre européen.

Lescure : les producteurs contre la gestion collective

En fait. Le 12 juin, Pierre Lescure, président de la mission « Acte II de l’exception culturelle », et Jean- Baptiste Gourdin, rapporteur général, ont été auditionnés par la commission des Affaires culturelles de l’Assemblée nationale. Ils ont à nouveau insisté sur la gestion collective à l’ère du numérique.

Meta Musique

On se souvient aujourd’hui de l’année 2012, comme celle qui marqua la sortie de ce que certains croyaient être l’enfer et qui, finalement, n’aura été qu’un sombre et long purgatoire. C’était la première fois, depuis 1999, que le marché mondial de la musique renouait avec la croissance. La progression fut certes modeste avec à peine 0,3 % mais, après presque 15 ans de baisse continue, elle raisonna comme une promesse. Ce fut l’avènement d’une nouvelle ère, où la musique serait numérique et définitivement dématérialisée. Mais attention, le soleil ne s’est d’abord levé que sur quelques terres privilégiées. De petits pays du nord de l’Europe, comme la Suède et la Norvège, terres d’élection pour l’économie numérique et le streaming par abonnement, et de très grandes économies émergentes comme le Brésil, le Mexique et l’Inde adoptèrent rapidement la consommation musicale sur mobile. Pour les autres, le marché fut encore en recul comme en France avec, encore cette année-là, une baisse de plus de 4 %.
C’est dans ce contexte que s’est ouvert un nouvel acte, avec l’entrée en lice des géants du Net, décidés à prendre les rênes laissées quelques temps aux défricheurs Spotify, Deezer ou Pandora, qui avaient quand même eu le temps de consolider leurs positions.

« Le GRD fut décisif pour associer en temps réel un morceau, ses auteurs et les détenteurs des droits,
ainsi que leur rémunération en fonction de l’écoute. »

Une offensive fut lancée par Google, qui présenta en avril 2013 son service « Google Play Music All Access », un accès illimité à des millions de morceaux en ligne pour 9,99 dollars par mois, soit le même tarif que Spotify à l’époque. Apple lui emboîta le pas avec un léger retard. Pour le roi du téléchargement depuis le lancement d’iTunes dix ans plus tôt, il fallut un peu de temps pour lancer son propre service, iRadio, durant l’été 2013. Ce retard de la marque à la pomme s’expliqua par les négociations avec les majors, détenteurs des catalogues-clés, qui tiquaient sur l’intention d’Apple de ne leur reverser que 6 cents les 100 écoutes, quand Pandora payait le double ! Il s’agissait de financer des services de radio personnalisée et gratuites financées par la publicité.
C’était bien sûr sans compter sur de nouvelles initiatives offrant de nouvelles approches, comme HypedMusic, service sur mobile gratuit et assez complet, permettant également d’écouter les morceaux hors ligne, ou 8tracks qui misa avec succès sur la mise en ligne de courtes playlists des internautes comme autant de mini-radios offertes en partage.
Le microbloging entra dans la danse avec Twitter#music, mettant en avant autrement les morceaux les plus populaires. Et personne ne fut étonné quand Rhapsody lança un mort-vivant dans la bataille, en ressortant pour la troisième fois de son cercueil, la marque Napster, pour lancer son service 100 % payant en Europe. Même les radios surfèrent sur la vague, à l’instar de Radio France qui lança, toujours en 2013, sa propre plateforme de musique gratuite diffusant des playlists musicales éditorialisées. Pendant ce temps, de petits sites essayaient de nouveaux modèles économiques, comme Arena.com qui assura aux artistes le plus haut taux de royalties de l’industrie. Tous étaient confrontés à un problème majeur : comment aider les internautes à naviguer dans cet océan infini des musiques du monde. En la matière, une nouvelle étape a été vraiment franchie en 2015, avec le Global Repertoire Database (GRD). Conçue par l’ensemble des organismes de gestion des droits et installée à Londres, cette base de metadonnées unique et mondiale regroupe toutes les informations concernant une musique ou une chanson. Cette étape fut décisive pour « tracer » sur la Toile et associer en temps réel un morceau, ses auteurs et les détenteurs des droits.
Désormais, (presque) tout le 5e Art planétaire est disponible et identifié sur cette base de données universelle qu’est l’Internet, accessible tout le temps et en tout lieu, sur tous les terminaux. C’est le bon vieux modèle de la radio et du reversement des droits en fonction de l’écoute qui s’impose aujourd’hui par-delà les frontières, les moyens techniques le permettant enfin. Face aux offres quantitatives, banalisées, se sont enfin développées
des approches qualitatives, personnalisées, proposant aux amateurs des contenus multimédias enrichis associés à de nouveaux supports physiques. La musique est ainsi de nouveau collectionnable, comme le furent en leur temps les vinyles, mais comme ne
le furent jamais les CD. @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2020 » : Fréquences en or
* Directeur général adjoint de l’IDATE.