Gouverner le Net

C’est difficile à croire, et j’aurais eu beaucoup de mal à convaincre des Terriens de notre passé récent, il y a seulement dix ans. Qui aurait cru en effet qu’en une décennie, la géographie d’Internet put être à ce point modifiée. Mais force est de constater que l’Europe est en train non seulement de rattraper son retard, mais peut-être bien de prendre part au leadership de ce nouvel Internet
qui remplace par étape le réseau historique. Il est bien sûr encore trop tôt pour porter une analyse complète sur les raisons de ce basculement, mais quelques éléments semblent indiscutables. Tout d’abord le timing, favorable à une rupture technologique. L’Internet des origines, qui a su si bien évoluer au rythme effréné de la croissance de l’Internet fixe, de l’Internet social (avec
les réseaux sociaux), puis de l’Internet mobile, ne se révèle plus capable d’absorber l’avènement de l’Internet généralisé. L’Internet de la santé, l’Internet des transports, l’Internet des paiements, l’Internet de tous les objets, pour n’en citer que quelques-uns, requièrent des niveaux de disponibilité, de traçabilité et de sécurité incompatibles avec
la technologie de l’Internet d’il y a une décennie encore.

« La suprématie de l’ICANN (Internet
Corporation for Assigned Names and Numbers)
a été peu à peu remise en cause. »

La bonne nouvelle est que l’Europe a finalement su se mobiliser pour saisir sa chance
au moment opportun. Un mélange improbable de concentration des efforts de recherche, de coordination des politiques économiques et de libération des moyens financiers permettant de soutenir les initiatives des créateurs d’entreprises et d’accélérer le développement de start-up encore fragiles. C’est ainsi que le Vieux Continent s’est trouvée aux avant-postes de la nouvelle architecture du Net, grâce à des projets tels que « Pursuit » de l’université de Cambridge. Il s’agissait, dès 2013, de remplacer le modèle relationnel client-serveur, dont dépendent de nombreux services, applications et protocoles du Net, par une architecture totalement décentralisée du réseau des réseaux. Autrement dit : se concentrer sur l’information elle-même, plutôt que sur l’adresse (URL) où se trouvait le stockage. Le contenu digital devenait alors plus sûr, les données pouvant être authentifiées à la source. Une manière de s’affranchir du cloud en supprimant le besoin de se connecter à des serveurs.
D’autres projets concurrents existaient à la même époque, comme le projet CCN (Content Centric Network) du mythique centre de recherche californien PARC de Xerox. Mais les géants américains du Net étaient occupés à garder le contrôle en jetant leurs milliards
de dollars dans la bataille, tout en perdant un temps précieux à s’adapter à de nouvelles règles remettant en cause un modèle reposant sur l’opacité. L’ère de l’Internet de la maturité est venu. Autre surprise : l’Europe, après avoir perdu la bataille du mobile et son OS, a été en mesure de reprendre la main sur les nouvelles plates-formes à fort potentiel de l’Internet des objets, lui permettant du même coup de faire son retour industriel dans l’écosystème connecté.

Ces bouleversements majeurs ont bien entendu été accompagnés par une évolution
de même ampleur de la gouvernance du Net. La suprématie de l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) a été peu à peu remise en cause. Cette société de droit californien, à but non lucratif et placée sous la tutelle du département américain du Commerce, a dû apprendre à partager la gestion de l’ensemble du réseau mondial. Les choses sérieuses ont vraiment commencé avec la déclaration de Montevideo du 7 octobre 2013, qui posait clairement la question du partage égalitaire de la gestion mondiale du Net, en commençant par l’attribution des noms de domaines, l’émission et le contrôle des adresses IP. Les dérives pointées par le scandale de la surveillance des communications mondiales par la NSA (National Security Agency) a bien sûr amplifié la fronde des autres Etats. Le débat s’est poursuivi en avril 2014 à
Sao Paulo, sous le leadership brésilien, jusqu’au Sommet mondial de la société de l’information de l’Union internationale des télécommunications (UIT) de 2015. Il a fallu éviter deux écueils : le contrôle strictement américain d’un côté et l’éclatement de l’Internet par pays de l’autre. L’Europe a su jouer les arbitres en faveur d’une gouvernance du Net plus partagée et démocratique. @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2025 » : Cinéma à domicile.
* Directeur général adjoint de l’IDATE,
auteur du livre « Vous êtes déjà en 2025 »
(http://lc.cx/b2025).

Qu’attendre de la CJUE concernant le blocage des sites Internet en matière de droits d’auteurs ?

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) traite actuellement d’une affaire dite Kino.to, qui ressemble à l’affaire Allostreaming en France et qui permet de mieux appréhender les questions de droit européen soulevées par cette dernière
en matière de blocage de sites pirates.

La décision « Allostreaming » ne fait pas l’unanimité

En fait. Le 2 décembre, la FFTélécoms a dénoncé « les risques de surblocage ou d’incitation au développement du ‘’dark web’’ » que pourrait provoquer le décision « Allostreaming » du TGI de Paris. Le Parti Pirate et La Quadratude du Net, eux, mettent en garde contre « la censure privée au nom du droit d’auteur ».

Next Gen Regulation

Ce mois-ci, la décision vient de tomber dans les rédactions : les régulateurs états-unien et européen se sont mis d’accord pour que soit étudiée la disparition à terme des coûts du roaming entre les nations de ces deux continents. Ce précédent ouvre la voie, pour le reste de la planète, à la fin de la surtaxe des appels passés de son portable depuis l’étranger. A l’heure de l’universalité des services mobiles,
il s’agissait de l’un des symboles fort de la matérialisation d’un marché enfin unique des télécoms souhaité par les Européens. Réalisé avant 2020, la fin du roaming à l’échelle de l’Union européenne n’a cependant pas été obtenue sans d’âpres négociations. C’est la parfaite illustration de l’équilibre complexe auquel les régulateurs en charge des industries de communication doivent parvenir : obtenir le maximum d’avantages pour les consommateurs, tout en préservant de grands objectifs collectifs à long terme comme la capacité à investir dans les technologies du futur. Mais comme la gouvernance du monde est un vieux rêve de l’humanité, avant d’être une belle utopie en construction se heurtant aux mille-feuilles des nations, la règlementation de l’économie numérique est un chantier permanent et sujet à toutes les controverses. Le commun des mortels, lui, a du mal à s’intéresser aux subtilités byzantines d’autorités administratives dont les prérogatives sont souvent mal connues.

« Les régulateurs se retrouvèrent
à la remorque d’une industrie numérique
soumise à une accélération sans précédent. »

Il est vrai que le jeu combiné des lois du marché et de la régulation donne lieu, selon les domaines et les secteurs où il s’applique, à de bien surprenants résultats. Pourquoi trois, quatre ou cinq opérateurs télécoms par pays ? Quelle logique pour dire que telle ou telle chaîne est gratuite ou payante sur la TNT ? Quelles forces président à ce qu’il n’y ait pas de place pour plus de trois OS dominants ou qu’il y ait moins de dix géants du Net ? Qui
le décide ? D’autant qu’à travers les âges et selon les latitudes, l’exercice de la régulation varie énormément. Et la séparation des pouvoirs délégués à des autorités indépendantes est relativement récente.
Les pouvoirs de réglementation, d’investigation, d’injonction ou de sanction sont autant de prérogatives qui signent la maturité d’une démocratie acceptant de se doter d’institutions autonomes pour réguler des pans entiers de l’industrie. Pour l’Europe, cela relevait d’un vrai casse-tête : arriver à harmoniser des politiques nationales très diverses. Rien qu’en France, le numérique pouvait être administré par de nombreuses agences, selon qu’il s’agissait de télécoms, de télévision, de fréquences, ou de surveillance de l’Internet.
Mais après l’électrochoc numérique qui fragilisa les champions européens des télécoms, les maîtres mots de ces dix dernières années ont été allègement et simplification de la régulation. L’un des déficits de la réglementation, et plus largement des politiques publiques, fut d’avoir trop tardivement pris en compte l’extraordinaire transformation qui s’imposait aux opérateurs – eux-mêmes tardant à se remettre en question. Finalement, sur le moyen terme, l’intérêt des consommateurs et des fournisseurs pour l’innovation aurait dû compter tout autant que les exigences de baisse des prix – imposée aux opérateurs comme sur le roaming ou orchestrée par ces derniers comme sur le triple play.
Les régulateurs, qui furent à la manœuvre durant la décennie précédente, se retrouvèrent à la remorque d’une industrie numérique qui connaît une accélération sans précédent des usages connectés grâce à l’Internet, et une restructuration profonde des industries des télécoms et des médias. La course poursuite effrénée dure encore entre les entreprises européennes et leurs « prédateurs » venus d’ailleurs, les pouvoirs publics en quête d’une reprise en main de leur stratégie industrielle et les régulateurs contraints, eux aussi, à la réorganisation forcée par la convergence. Le régulateur européen, tant attendu, préside aujourd’hui à une Europe des télécoms et des médias enfin entrée dans une phase de développement continentale, les régulateurs nationaux étant focalisés sur des problématiques plus locales. Un accouchement douloureux qui a fait mentir Stephen Hawking pour qui « il n’est pas clair qu’à long terme l’intelligence soit une valeur de
survie ». @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2025 » : La gouvernance du Net
* Directeur général adjoint de l’IDATE,
auteur du livre « Vous êtes déjà en 2025 » (http://lc.cx/en2025).
Sur le même thème, lire « Grandes manœuvres
dans les télécoms ? », par Yves Gassot (http://lc.cx/YG).

Eric Walter, Hadopi : « Je ne crois pas à une régulation d’Internet, à la fois illusoire, inutile et dangereuse »

C’est la première interview que le secrétaire général de la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi) accorde depuis la rentrée. Il espère que le CSA saura tirer parti de trois ans d’expérience de l’institution et que le gouvernement donnera suite à plusieurs de ses propositions.