Internet des oreilles : le marché des podcasts se structure en France et les droits d’auteur aussi

Cet été 2020 – au-delà de « L’Eté du podcast » qui s’est achevé le 2 septembre au Ground Control à Paris – marque une étape décisive pour le marché français de l’Internet des oreilles : structuration, mesure d’audience et droit d’auteur viennent professionnaliser un segment de l’audio digital en plein boom.

Quand le New York Times, qui édite en podcast depuis 2017 un programme quotidien baptisé « The Daily », annonce le 22 juillet qu’il va acquérir la société Serial Productions, à l’origine du premier blockbuster audio « Serial » (1), c’est que la vague des podcasts s’amplifie. Selon des sources proches du dossier, « The Times » aurait déboursé 25 millions de dollars pour se renforcer dans l’audio journalism (2).

Consolidation en cours
Mais la plus grosse acquisition de cet été dans le podcast a eu lieu là encore aux Etats-Unis : le 13 juillet, le groupe de radio en ligne SiriusXM a annoncé qu’il rachetait la plateforme de podcast Stitcher pour 325 millions de dollars. Du jamais vu sur ce marché en pleine croissance de l’audio digital. L’opération doit être finalisée ce trimestre : le groupe de médias E.W. Scripps revend ainsi Stitcher le double du montant qu’il avait déboursé pour s’en emparer en 2016. SiriusXM s’impose dans le podcast face à iHeartMedia, Apple Podcast ou encore Spotify. Ce dernier, numéro un mondial du streaming musical se diversifiant dans le podcast pour être moins dépendant des majors du disque, avait racheté Gimlet début 2019 pour 230 millions de dollars, puis The Ringer début février 2020 pour plus de 140 millions de dollars, ainsi que l’exclusivité du podcast « The Joe Rogan Experience » fin mai 2020 pour plus de 100 millions de dollars. Fin 2017, Spotify avait fait l’acquisition de Soundtrap. De son côté, Apple a annoncé le 15 juillet le lancement de ses propres podcasts originaux dont un quotidien d’actualité baptisé « Apple News Today » (dans le prolongement de son application Apple News). La marque à la pomme n’est plus seulement diffuseur avec Apple Podcast, mais aussi désormais producteur audio.
En France, le marché du podcast a entamé à pas comptés sa consolidation. Fin 2018, le groupe Les Echos-Le Parisien (groupe LVMH) avait acquis 33,3 % de la société éditrice et diffuseuse de podcasts Binge Audio (3), cofondée en 2016 par Joël Ronez (photo), ancien directeur des nouveaux médias de Radio France et ex-responsable web d’Arte. Selon le premier classement de podcasts publié le 21 juillet (4) par l’ACPM (ex-OJD), Binge Audio est en tête des audiences en France avec plus de 1,5 million de téléchargement de fichiers audios sur le mois de juin mesuré. Suit de très loin le groupe de presse Prisma Media (groupe Bertelsmann) avec les podcasts de ses marques Gentside, Capital, Ça m’intéresse, Management, Télé Loisirs et Géo. Tandis que la major Warner Music termine ce « Top 8 des marques de podcasts » (5) avec Novio. Mais les acteurs du podcast en France adhérents à la mesure d’audience de l’ACPM (6) sont peu nombreux par rapport au foisonnement de ce marché naissant. Majelan (fondé par l’ancien président de Radio France, Mathieu Gallet), Sybel, Tootak, Bababam, Paradiso Podcast (partenaire depuis mai d’Universal Music France), MadmoiZelle, Louie Media, Nouvelles Ecoutes, ou encore Taleming sont autant de plateformes et de titres qui donnent de la voix. La plateforme vidéo TV5MondePlus, lancée le 9 septembre, qui propose aussi des podcasts. Et Prisma Media vient de lancer le 10 septembre, avec sa filiale soeur M6, Audio Now.
Créé en 2016, Binge Audio se présente comme un « réseau de podcasts nouvelle génération », propose gratuitement (7) des programmes audio originaux (podcasts natifs), distribués sur Binge.audio et sur toutes les plateformes – à savoir « toutes les apps de podcasts sur iOS et Android (Apple Podcasts, Podcast Addict, Castbox, Google Podcasts, PocketCasts, …), Spotify, Deezer, YouTube, SoundCloud, Sybel, Amazon Alexa, Google Home, … ». La société présidée par Joël Ronez, dont les deux tiers du chiffre d’affaires sont générés par des podcasts de marques, vient en outre de signer un accord avec la Société civile des auteurs multimédias (Scam), afin de rémunérer « les auteurs et autrices des œuvres sonores à la demande » au titre des droits de diffusion de leurs créations sur Internet. Les négociations pour parvenir à un partage de la valeur se sont déroulées sous les auspices du Groupement des éditeurs de contenus et de services en ligne (Geste). Il y a dix ans, la Scam avait conclu un accord comparable avec Arte Radio et compte bien signer avec d’autres plateformes de podcasts.

Droit d’auteur et publicité
Des négociations devraient aussi aboutir avec la Sacem (8), la SACD (9) et d’autres sociétés de gestion collective des droits d’auteur. La vitalité de l’audio digital en France suppose que les producteurs de podcasts, les éditeurs, les plateformes, les régies publicitaires et les agences se retrouvent ensemble autour d’un écosystème rentable. L’ACPM y contribue en certifiant les audiences monétisables auprès des annonceurs et en organisant Innov’Audio Paris, dont la 3e édition se tiendra le 9 décembre. @

Charles de Laubier

Boosté par deux mois de confinement, le live streaming commence à faire de l’ombre à la télé

Le direct prend de l’ampleur sur Internet, au point d’éclipser la petite lucarne qui perd son monopole des retransmissions en live et même des mondovisions. Apparu il y a à peine dix ans avec YouTube et Twitch, le live streaming s’impose comme un redoutable concurrent pour la télévision.

« Le direct live des réseaux sociaux pourrait faire de l’ombre aux chaînes de télévision », titrait Edition Multimédi@ dans un article paru dans son n°139 en 2016. Plus de quatre ans après, dont deux mois de confinement touchant 4,5 milliards de personnes dans 110 pays ou territoires (1), soit près de 58 % de la population mondiale, la question n’est plus de savoir si le live streaming marche sur les plates-bandes de la télévision traditionnelle, mais dans quelles proportions.

Le live du Net a supplanté le direct de la TV
Le confinement a fait exploser les diffusions en direct sur Internet. Les réseaux sociaux, très majoritairement consultés sur les smartphones, ont été plus que jamais des plateformes vidéo pour des live de concerts, de DJ sets, de conférences, de colloques, de théâtres, de sketches ou encore de retransmission d’e-sport et de gaming. Caracolant en tête des plateformes mondiales de live streaming en 2019, d’après mesurées par StreamElements et Arsenal.gg, Twitch, la plateforme de jeux en streaming qu’Amazon a rachetée en août 2014 près de 1 milliard de dollars (2), affiche au compteur sur l’an dernier près de 10 milliards d’heures vue en direct (+ 20% de croissance annuelle). La filiale de Google, YouTube Gaming, arrive encore loin dernière avec un peu plus de 2,6 milliards d’heures vues (+ 16 %).
Si Facebook Gaming (alias Facebook Live pour la diffusion) et Mixer (lancé par Microsoft en 2017 pour concurrencer Twitch) ne totalisent respectivement que 356,2 millions et 353,7 millions d’heures streamées, leur croissance exponentielle en 2019 (+ 210 % et + 149 %) montrent que les jeux sont encore loin d’être faits. Ce marché du live streaming est en plein boom grâce avant tout aux jeux vidéo et, au-delà du quarté de tête, les challengers se bousculent au portillon : LiveStream (ex-Mogulus et aujourd’hui appartenant à Vimeo), UStream (devenu IBM Cloud Video), Dacast (orienté entreprises), StreamShark, Periscope (acquis par Twitter en 2015), Funny or Die, Dailymotion Games (devenu filiale de Vivendi), mais aussi Tencent, Instagib ou encore Azubu. L’année 2020 restera celle de l’explosion du direct sur Internet pour compenser la distanciation sociale. Parallèlement au live sur les médias sociaux, les applications de vidéoconférence ont fait l’objet d’un engouement sans précédent : Zoom (grande révélation de ce début d’année), Messenger Rooms (lancée en avril dernier par Facebook, en plus de WhatsApp et de Instagram Live), Hangouts (Google), Teams (lancée par Microsoft fin 2016 au côté de Skype), Snap Live (Snap), Webex (Cisco), ou encore les françaises Livestorm, Tixeo et Rainbow. Le confinement a affolé les compteurs du direct sur Internet. D’autant que la télévision traditionnelle s’est retrouvée fort dépourvue en raison de l’annulation des événements sportifs ou culturels pour cause de coronavirus. Le live a supplanté la télé. Les audiences en ligne peuvent être massives et ces diffusions très prisées de la jeune génération rivée sur son smartphone. Apprécié des fans, des followers, des amis et des gamers (3), le ton du live streaming est souvent plus libre, spontané et sincère qu’à l’antenne où les propos sont plus convenus et politiquement corrects. Exemple de succès d’audience : le 7 avril, l’éditeur de jeux vidéo Riot Games (dont « League of Legends ») a fait un carton sur Twitch en lançant son jeu de tir à la première personne « Valorant » qui a attiré un pic de plus de 1,7 million de spectateurs simultanés (4).
Les stars du foot (5) et d’autres sports (6) ont streamé en direct à la grande joie de leurs supporters. Côté musique, les diffusions ont aussi battu des records d’audience comme le live sur Instagram du rappeur newyorkais Tekashi 6ix9ine après sa sortie de prison : 2 millions d’internautes, du jamais vu sur ce réseau social ! Sur YouTube, la star PewDiePie (alias Felix Kjellberg) caracole en tête avec ses directs au potentiel de plus de 100 millions d’abonnés à sa chaîne. Les politiques s’y mettent : Jean-Luc Mélenchon, le président de La France insoumise, a lancé le 28 mai « Twitchons », sa chaîne Twitch. Le showbizz aussi : Jean- Marie Bigard se produira en live le 20 juin sur Internet.

Monétisation tous azimuts du live streaming
Avec le direct sur Internet se développe un écosystème prometteur. « La monétisation peut prendre plusieurs formes : libre participation, partenariat payant, publicités, système de pourboire (ou tips), entrées payantes pour accéder au contenu live, abonnement à une plateforme pour accéder au contenu, accès au live en échange d’un achat de merchandising, voire plusieurs de ces paramètres à l’instar de ce que propose la plateforme Veeps », indique le centre musical Irma (7). Sur France Info, le 17 mai dernier, le musicien Jean-Michel Jarre, ex-président de la Cisac (8), a prôné l’organisation de concerts payants en direct sur Internet. @

Charles de Laubier

Fini la convergence entre les télécoms et les médias chez Altice, qui se sépare aussi de ses titres de presse

La filiale française du groupe de Patrick Drahi le déclare toujours dans ses communiqués, et ce depuis plus de deux ans que l’intégration de NextRadioTV est effective : « Altice France est le premier acteur de la convergence entre télécoms et médias en France ». Mais dans les faits, cette stratégie a fait long feu.

Cinq ans après avoir initié le rapprochement entre les télécoms et les médias, avec l’acquisition par Altice en juillet 2015 de 49 % à l’époque de NextRadioTV, le groupe de Patrick Drahi (photo) en est aujourd’hui à détricoter cette velléité de stratégie de convergence. Il y a deux ans, en avril 2018, l’intégration de la société d’Alain Weill avait finalement obtenu le feu vert du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), lequel avait préalablement validé la prise de contrôle par NextRadioTV de la chaîne Numéro 23 – rebaptisée par la suite RMC Story. Avec NextRadioTV (RMC, BFM TV, BFM Business, BFM Paris, RMC Découverte, …), le pôle médias d’Altice France – maison mère de SFR, deuxième opérateur télécoms français – rajoutait l’audiovisuel à son portefeuille déjà constitué alors de la presse écrite avec Libération et L’Express, rachetés respectivement en juin 2014 et février 2015. Depuis lors, la filiale française ne manque pas d’affirmer dans ses communications : « Altice France est le premier acteur de la convergence entre télécoms et médias en France ». Même la holding – néerlandaise depuis près de cinq ans, après avoir été luxembourgeoise – y va encore aujourd’hui de son couplet sur la convergence : « Altice Europe, cotée sur Euronext Amsterdam (2), est un leader convergent dans les télécommunications, le contenu, les médias, le divertissement et la publicité ». La maison mère chapeaute aussi Altice Portugal (Meo, Fastfiber), Altice Israel (Hot) et Altice Dominicana (République dominicaine).

Altice n’est plus un groupe multimédia convergent
Pourtant, la convergence télécoms-médias – avec laquelle Altice se sentait pousser des ailes – a du plomb dans l’aile justement. Patrick Drahi tourne le dos à son ambition de créer un groupe « convergent » et « multimédia ». Car si les télécoms lui permettent de rembourser progressivement sa lourde dette (31,2 milliards d’euros au 31 mars) avec d’importantes échéances d’ici 2025, il n’en va pas de même des médias qui lui coûtent plus qu’ils ne rapportent à Altice Europe. La convergence télécoms-médias était sérieusement bancale, en plus de ne pas être bankable. Et la récession économique historique provoquée par l’état d’urgence sanitaire a aggravé la situation, au point que certains se demandent si le groupe de Patrick Drahi ne pourrait pas faire faillite (3).

Magnat des télécoms, mais plus de la presse
Le désenchantement de Patrick Drahi vis-à-vis des médias ne date pas d’hier, du moins il remonte bien avant la pandémie. Certes, le coronavirus a précipité la chute des recettes publicitaires dans les médias, presse en tête, et creusé des pertes financières – tous les titres et supports sont touchés de plein fouet. Mais, au sein d’Altice France, les déficits chroniques de certains médias comme L’Express perdurent depuis bien plus longtemps. L’hebdomadaire d’actualité créé en 1953 par Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud, n’est plus que l’ombre de lui-même : Patrick Drahi s’est délesté à l’été 2019 de ce titre historique de la presse française en le cédant à son bras droit Alain Weill qui en est devenu le PDG et l’actionnaire majoritaire via sa société News Participations (4), en plus d’être le PDG d’Altice France et le directeur général d’Altice Europe. Les pertes sont abyssales (20 millions d’euros en 2018 et 2019) et le covid- 19 a compromis l’objectif d’atteindre l’équilibre financier et les 200.000 abonnés numériques pour les 70 ans du journal en 2023. Une nouvelle formule a pourtant été lancée par Alain Weill en janvier, assortie de certains articles disponibles aussi en podcasts. Mais les effectifs du journal doivent passer de quelque 170 collaborateurs à 120 (dixit Alain Weill le 28 octobre 2019 sur Franceinfo), dont environ 80 départs de la rédaction.
Depuis cette saignée-express, c’est aujourd’hui au tour de Libération d’être cédé. Le quotidien fondé sous l’impulsion de Jean-Paul Sartre en 1973 fut racheté en 2014 par Patrick Drahi, moyennant 18 millions d’euros pour le renflouer. Ce serait Emmanuel Macron, alors secrétaire général adjoint de l’Elysée, qui lui aurait demandé – de la part de François Hollande – de sauver Libé. Ce que fit le milliardaire franco-israélien, en confiant les rênes du quotidien au banquier franco-libanais Bernard Mourad, lequel deviendra conseiller du candidat à la présidentielle de 2017. Ce qui aurait permis à Altice s’emparer de SFR (5), au nez et à la barbe de Bouygues… Mais depuis ce sauvetage politico-médiatique d’il y a cinq ans, les pertes de Libération se sont accumulées et sa dette a atteint presque 50 millions d’euros. Pour sortir le journal de la faillite, la direction d’Altice France – Alain Weill en tant que PDG et Arthur Dreyfuss comme secrétaire général d’Altice France et, depuis janvier, DG d’Altice Médias France (6) – ont annoncé le 14 mai aux employés, par e-mail en interne, la cession de Libération à un « Fonds de dotation pour une presse indépendante » créé pour l’occasion (avec sa filiale Presse Indépendante). Patrick Drahi, qui « continuera, personnellement, d’accompagner l’avenir de Libération », s’inspire ainsi de ce qu’a fait Mediapart en octobre 2019 avec son « Fonds pour une presse libre » (7), le site web d’information d’Edwy Plenel ayant lui-même pris en exemple le modèle du « Scott Trust Limited » du quotidien britannique The Guardian. Désormais, le magnat des télécoms n’est plus magnat de la presse. « Voilà, une évolution en apparence très positive de la structure de Libération mais un futur tout à fait incertain », a tweeté le jour même de l’annonce surprise Gerald Holubowicz, chef de produit digital de Libération (8). « Nos actionnaires ne veulent pas être propriétaire du tonneau des Danaïdes ! », avait prévenu Laurent Joffrin, le 16 septembre 2014, devant l’AJM (9). Le directeur de la rédaction et de la publication Libération, dont il cessera d’être le cogérant à la fin de l’année, ne croyait pas si bien dire (10).
Cinq jours après l’annonce de la cession de Libé, ce fut au tour de NextRadioTV de faire l’objet de mesure de redressement via un « plan de reconquête post-covid et de transformation ». Là aussi, le coronavirus n’est pas la seule raison du remède de cheval avec suppressions de postes possibles sur un effectif de 1.600 personnes (11). Depuis quelques années, NextRadioTV était déjà aux prises avec « la concurrence des plateformes à la fois inéquitable et d’une ampleur encore sous-estimée, et aux nouveaux modes de consommation des auditeurs et téléspectateurs » (12). Cette fois, le covid-19 a provoqué « l’écroulement des recettes publicitaires » – tant sur BFM TV et BFM Business que sur RMC, malgré des records d’audiences télévisées durant la crise. La chaîne payante d’information sportive RMC Sport News n’a, elle, pas eu droit à des arrêts de jeu : elle est définitivement fermée depuis le 2 juin. Fini aussi les droits sportifs sur un marché « imprévisible et inflationniste ». Les chaînes RMC Découverte, RMC Story et Altice Studio sont, elles, sur la sellette.

Altice Studio déclare forfait
La grande convergence des télécoms et des médias, tant promise il y a cinq ans par Patrick Drahi (13), est réduite à « une stratégie plurimédia » (télé, radio et digitale, replay et podcasts compris) et au recours à SFR pour la publicité adressée et la data. Quant à la filiale de production audiovisuelle Altice Studio, installée en grande pompe (mais sans paillettes) le 3 octobre 2018 – dans l’immeuble d’Altice Campus, « symbole de la convergence réussie entre les médias et les télécoms en France », disait alors Alain Weill (14) –, elle aura fait long feu. @

Charles de Laubier

Avec l’eSIM, les opérateurs mobile craignent de perdre le contrôle de leurs abonnés

La généralisation des cartes SIM virtuelles – appelées eSIM et intégrées une fois pour toute dans les terminaux ou des objets connectés (montre, voiture, …) – va bousculer le marché mobile. La traditionnelle carte SIM est vouée à disparaître, au profit de multiples fournisseurs de services.

Une révolution se prépare dans l’écosystème encore très fermé de la téléphonie mobile. La fameuse « carte SIM », que le grand public doit jusqu’à maintenant installer lui-même dans un minuscule rail de son smartphone – préalablement ouvert tant bien que mal par ses soins – pour se connecter à son opérateur mobile préféré, va disparaître à terme. Ce « Subscriber Identity Module », une puce contenant un microprocesseur et une capacité mémoire, va laisser place à une eSIM, pour « Embedded SIM », un module intégré en série dans les terminaux et objets.

Fin du monopole des « telcos » mobile
Fini les manipulations hasardeuses et délicates dans l’appareil. Fini aussi le « fil à la patte » qui lie l’abonné à l’opérateur mobile, tant qu’il n’a pas remplacé la carte SIM par une autre de son concurrent : Orange, Bouygues Telecom, SFR et Free pour les opérateurs de réseau, ou par un de leurs opérateurs mobile virtuels ou MVNO (1). Les cartes numériques dites eSIM vont changer la donne pour tous les possesseurs de smartphones, de tablettes, de montres intelligentes, ou de tout autre objet connecté. Passer d’un opérateur mobile à l’autre, voire d’un opérateur mobile à un fournisseur de services mobiles – lequel pourra être directement un fabricant de smartphones par exemple et/ou un acteur du numérique – sera simple comme un « clic ». Fini la rigidité – aux sens propre et figuré – des cartes physiques (SIM, micro SIM ou nano SIM, avec adaptateur ou pas) qui ont contribué justement aussi rigidifier quelque peu le marché mobile. Sans elles, pas d’appels téléphonique, pas de messages courts SMS (2) ni de textos multimédias MMS (3).
L’eSIM, elle, intégrée une bonne fois pour toute dans chaque appareil connectable, servira à tous les « opérateurs » quels qu’ils soient : des « telcos » aux GAFA ou aux fabricants de smartphones (Samsung, Huawei, Apple, …), en passant par des fournisseurs de services en ligne. Une trentaine d’années après son invention, cette petite puce mobile amovible va se retrouver au musée des nombreuses autres technologies qui ont fait leur temps. De quoi faire frémir les opérateurs mobile historiques de la planète, réunis dans leur puissante association GSMA qui leur fait office de lobby (4). Ils avaient jusqu’à maintenant la mainmise sur leur écosystème. Pour les utilisateurs, c’est la garantie de pourvoir s’émanciper de l’emprise d’un seul et même opérateur mobile. Désormais, avec les terminaux « eSIM Inside » ou les voitures connectées, il est possible non seulement de changer de réseau mobile mais aussi de souscrire à plusieurs abonnements utilisables en fonction des circonstances : usages personnels ou professionnels, voyages d’un pays à l’autre, opportunités promotionnelles, etc. L’abonnement à distance est voué à un bel avenir, d’autant que selon le cabinet ABI Research, environ 1 milliard d’appareils compatibles eSIM seront écoulés tous les ans dès 2024. « Il ne fait aucun doute que les ventes de smartphones eSIM atteindront plus de 225 millions d’unités en 2020. Toujours supportée par Apple, Google et Samsung, ainsi que par bon nombre de smartphones eSIM provenant plusieurs autres équipementiers, attendez-vous à un minimum de 500 millions de smartphones eSIM capables d’expédier à l’échelle mondiale en 2024 », a expliqué Phil Sealy, directeur de recherche chez ABI Research.
Mais il pointe le fait qu’il reste encore beaucoup de travail à faire sur l’ensemble de la chaîne de valeur, Apple, Google, Samsung et Motorola étant les seuls fournisseurs de gros de smartphones compatibles eSIM (destinés au marché amont dit OEM, Original Equipment Manufacturer, ou fabricant d’équipement d’origine destiné à des tiers). «Même si les opérateurs adoptant l’eSIM ou s’y préparant sont de plus en plus nombreux, force est de constater qu’il n’y a aucun opérateur à ce jour qui appuie exclusivement l’eSIM. En même temps, de nombreux opérateurs ne sont pas encore prêts pour l’eSIM », a-t-il ajouté, lors de la présentation d’une étude à Londres le 4 mars (5). D’ici 2024, jusqu’à 30 % des ordinateurs portables vendus – soit environ 122 millions – seront « eSIM Inside ». La société américaine MobileIron, spécialiste de la gestion unifiée de terminaux (UEM), entend par exemple sécuriser l’activation des eSIM sur les ordinateurs Windows 10 des entreprises avec le français Idemia (ex-Oberthur- Safran Identity/Morpho).

L’eSIM et le cloud vont de pair
La carte mobile ainsi dématérialisée a toutes son intelligence et sa mémoire stockées à distance dans le nuage informatique, et non plus sur son microcontrôleur. eSIM et cloud deviennent alors les deux facettes d’un nouveau marché du mobile et des objets connectés. Les ressources logicielles nécessaires à la gestion et au bon fonctionnement sécurisés sont gourmandes en capacités de calcul informatique. Sans data center, pas de parc mobile « eSIM ». Pour les géants mondiaux du cloud, Google, Amazon et Microsoft en tête, l’ouverture du marché mobile à la concurrence au-delà des seuls opérateurs mobile est une énorme opportunité. Pour les acteurs locaux du cloud aussi (en France OVH, Atos, Dassault Systèmes et malgré les échecs de CloudWatt et de Numergy), à l’heure où de nombreux pays – Cloud Act aidant – ne jurent maintenant que par le « cloud souverain », la « souveraineté numérique », voire le « cloud de confiance » et donc la « localisation des données » supposée rassurer.

La GSMA impose sa certification
La Big Tech française Thales, qui a déboursé 4,6 milliards d’euros pour s’emparer en avril 2019 de son compatriote Gemalto – le fabricant français de cartes à puce, devenu leader mondial – ne veut pas manquer la vague eSIM. Début mai, le groupe Thales a annoncé avoir commencé à nouer des alliances avec des géants mondiaux du nuage informatique. Premier point d’appui et non des moindres : Google Cloud. Le groupe Thales, spécialiste des hautes technologies de l’aéronautique, de la défense, de l’espace, du transport, de l’identité et de la sécurité numériques, revendique le déploiement de « la première solution d’activation de cartes eSIM au monde certifiée GSMA ». Car les 750 opérateurs mobile – dont plus de 200 européens – membres de la puissante GSM Association, à laquelle adhèrent aussi près de 400 sociétés œuvrant pour l’écosystème mobile (soit un total de 1.150 membres), vont devoir faire face « au boom des abonnements mobiles pour des appareils compatibles eSIM » (dixit Thales). Pour ne pas perdre la main, les opérateurs mobile historiques se sont déjà positionnés avec une offre eSIM mais avec parcimonie. Orange, dont le PDG Stéphane Richard préside encore cette année la GSMA, propose par exemple le service eSIM en France (6) pour iPhone ou Samsung (à condition d’être déjà client Orange ou Sosh), mais aussi pour les montres connectées Apple Watch ou Samsung Galaxy Watch. SFR est également présent sur ce nouveau marché (7), en partenariat avec Apple (iPhone), Samsung (Galaxy Fold), Google (Pixel 3) et Motorola (Razr), ainsi que les montres connectées (Apple Watch et Samsung Galaxy Watch). Orange et SFR font tout de même payer l’option eSIM (10 euros). Toujours en France, Bouygues Telecom promet de répondre présent à l’appel de l’eSIM « au printemps 2020 » (8) mais le coronavirus a quelque peu retardé le lancement de son offre orientée iPhone et Samsung Galaxy Fold (mais pas Google Pixel) – et en attendant de prendre en charge par la suite les « Smart Watch ». Concernant Free, son patron Xavier Niel avait lancé il y a un an : « On n’est pas fan de l’eSIM ». Depuis, la filiale d’Iliad n’en dit mot. Quant à l’opérateur mobile français virtuel Transatel, devenu filiale en février 2019 du japonais NTT (9), il est en France et à l’étranger un pionnier de l’eSIM avec notamment son offre Ubigi lancée en novembre 2018 et destinée avant tout aux voyageurs d’affaires, occasionnels et réguliers à l’international. Mais les opérateurs mobile historiques ne seront pas les seuls à vouloir profiter des opportunités de marché offertes par la généralisation de l’eSIM. « Nous le savons, l’évolutivité de Google Cloud sera décisive face à l’essor des réseaux 5G et aux milliards d’objets connectés sur le réseau cellulaire dans le monde », assure Anil Jain (photo de la page précédente), directeur général « télécommunications, médias et divertissement » de la filiale d’Alphabet, cité dans le communiqué de Thales du 4 mai dernier (10). Le marché de la connectivité cellulaire est en pleine transformation, à la veille du lancement de la 5G dans le monde. Les fabricants de smartphones, comme le numéro un mondial Samsung, sont attendus dans ces nouveaux écosystèmes eSIM qui miseront sur l’interaction entre les smartphones (ou les tablettes) et tout une gamme d’objets connectés. « Parallèlement à cela, les offres d’abonnement évoluent (des forfaits voix aux données, et bientôt des bundles d’appareils). Ce qui nécessite de la gestion à distance des abonnements – ou Remote Subscription Management (RSM)– pour partager un profil sur plusieurs types d’appareils », a constaté de son côté Phil Sealy chez ABI Research.
Avec Google Fi, son projet d’opérateur mobile virtuel (MVNO) lancé en 2015 puis concrétisé d’abord aux Etats- Unis (en s’appuyant sur la 4G et bientôt la 5G des opérateurs Sprint-T-Mobile et US Cellular, ainsi que sur des millions de hotspots Wifi), le géant du Net tente de se déployer dans le monde (11). Depuis cette année, les détenteurs d’iPhone « eSIM Compatibles » peuvent l’activer avec Google Fi (12). L’Europe est en ligne de mire, France comprise (13), puisque la marque « Google Fi » a été déposée en décembre 2018 auprès de l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO).

L’eSIM sonne le glas des SMS/MMS
Par ailleurs, Google Fi a annoncé début 2019 le déploiement de RCS (Rich Communication Services) – y compris sur l’Hexagone (14). Le RCS va remplacer à terme les SMS et les MMS qui étaient la chasse-gardée des « telcos » (15). Fonctionnant sous le protocole IP (Internet), il s’agit d’une messagerie instantanée et d’un réseau social multimédia tout-en-un (texte, chat, appels vidéo, audio, photo, live, fichiers, etc.). A suivre. @

Charles de Laubier

Mark et Thierry dans le « bac à sable réglementaire »

En fait. Le 18 mai, le commissaire européen en charge du Marché intérieur, Thierry Breton, s’est entretenu en live streaming avec le PDG fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg. Ce débat en face à face était organisé par le « Centre on Regulation in Europe » (Cerre). Lobby ou think tank ?