Rima Abdul Malak, ministre de la Culture, veut renforcer les contenus français dans « l’océan numérique » mondial

C’est « le » 27e ministre de la Culture sous la Ve République française et la 11e femme à cette fonction (1). La Franco-Libanaise Rima Abdul Malak est depuis le 20 mai la nouvelle locataire de la rue de Valois. Jamais les défis n’ont été aussi grands pour les « industries culturelles et créatives », notamment face à « la révolution numérique ».

« Je suis résolue à défendre notre souveraineté culturelle pour affirmer la place de la création française, de la langue française, de l’innovation française dans l’océan numérique, et bientôt dans le métavers, vous l’avez dit [se tourant vers Roselyne Bachelot], amplifier le développement de notre cinéma, de nos industries créatives, à la fois en France, en Europe et à l’international », a lancé Rima Abdul Malak (photo) lors de la passation de pouvoirs avec Roselyne Bachelot, le 20 mai, au ministère de la Culture, rue de Valois. Et de poursuivre au cours de son discours : « Je suis résolue à défendre un audiovisuel public, pluraliste et indépendant, un audiovisuel qui va continuer à s’adapter aux nouveaux usages et à cette révolution numérique qui ne cesse de s’accélérer ». Rima Abdul Malak (43 ans) est une « Millennial » de la première heure, née 11 février 1979 à Beyrouth, au Liban. Dès son enfance, elle a été immergée dans la télévision, le cinéma, le jeu vidéo et les terminaux numériques. Elle découvrira Internet avec la « Génération Z » suivante, ceux nés dans le milieu des années 1990. Lors de son allocution d’intronisation, Rima Abdul Malak (« RAM ») a emboîté le pas à Roselyne Bachelot, notamment sur la question des « industries culturelles et créatives » (ICC) confrontées à « la révolution numérique ».

La perspective des « métavers » culturels agite la rue de Valois
RAM est la ministre de la Culture dont les attentes de la part des ICC – pesant 91,4 milliards de chiffre d’affaires en 2018 et 2,3 % du PIB français avant la pandémie (2) – n’ont jamais été aussi élevées, après deux ans de restrictions et de fermetures (salles de cinéma, concerts, spectacles vivants, théâtres, librairies, …) dues au covid-19, mais aussi face à la révolution numérique qui s’amplifie d’année en année. L’ex-conseillère Culture d’Emmanuel Macron à l’Elysée devra notamment mettre en œuvre l’engagement de son mentor, alors président-candidat, d’investir « pour construire des métavers européens et proposer des expériences en réalité virtuelle, autour de nos musées, de notre patrimoine et de nouvelles créations, en protégeant les droits d’auteur et droits voisins » (3). Le locataire de l’Elysée (44 ans), à peine plus de treize mois plus âgé qu’elle, n’a donné que les grandes lignes de ce qu’il entendait par « métavers européens » et notamment dans le domaine de la culture.

Redevance audiovisuelle, Web3, streaming, NFT, …
« Concrètement, je veux faire en sorte que les acteurs européens maîtrisent les briques technologiques associées au Web3 et au métavers pour ne pas dépendre des géants américains ou chinois », avait expliqué Emmanuel Macron fin avril dans une longue interview à The Big Whale. Et le chef d’Etat d’envisager ces univers virtuels et immersibles pour la culture justement : « Bâtir un métavers européen c’est aussi produire, promouvoir et maîtriser nos contenus culturels et créatifs. Le métavers a un immense potentiel dans la culture et les loisirs grâce à ses applications dans la musique, concerts, expositions artistiques, etc. Nous ne pouvons réfléchir notre politique culturelle en dehors de cette révolution. Je souhaite que nos principaux établissements culturels développent une politique en matière de NFT (…). La France, à travers sa langue, son patrimoine, ses villes et villages, ses monuments, doit aussi exister dans le métavers. Je souhaite que nous puissions réfléchir à ce que serait un musée dématérialisé de l’histoire de France dans cet univers » (4). RAM, déjà confronté aux difficultés réelles de la culture, devra faire face à celles des métavers.
Autre gros dossier sur son bureau rue de Valoir : la suppression de la redevance audiovisuelle, « décision précipitée et malvenue du Président de la République », dit le 23 mai la Société civile des auteurs multimédias (Scam). Un rapport sur « l’avenir du financement du service public de l’audiovisuel » devrait lui être remis avant la fin de ce printemps par la mission qu’il avait confiée en octobre 2021 à l’IGF (5) et à l’Igac (6). Mais le flou nourrit les inquiétudes. « L’absence de toute garantie d’un financement affecté – de nature à maintenir une ambition élevée du service public, à l’égard notamment de la création, et à assurer une indépendance incontestable – ouvre la porte à une fragilisation durable et dangereuse de l’audiovisuel public », a pointé le 20 mai la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD). Le Syndicat des producteurs indépendants (SPI) prévient, lui, qu’il sera « vigilant ». Ou encore le Syndicat des radios indépendantes (Sirti) et Locales.tv qui appellent à créer « un statut pour les médias audiovisuels locaux privés ».
Dans le secteur de la musique, alors qu’un « accord historique » a été signé le 12 mai sur la rémunération minimale des artistes diffusés en streaming musical (lire p. 6 et 7), la question du mode calcul de ces rémunérations reste encore en suspens : faut-il passer de l’actuel market centric au user centric, comme le suggèrent encore le 20 mai l’Union des producteurs phonographiques français indépendants (UPFI) et son bras armée « copyright » la Société civile des producteurs de phonogrammes en France (SPPF) ? Un rapport commun du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) et du Centre national de la musique (CNM), attendu pour juillet, devrait aider RAM à trancher, alors que la musique est en passe d’être « NFTéisée ».

Pass Culture, concentration, « mur d’investissements », …
Quant à l’« extension du Pass Culture pour accéder plus jeune à la culture », cette appli culturelle créditée de 300 euros offerts pour les 18 ans, elle devra aller plus loin que l’extension mis en place depuis janvier dernier à partir de 15 ans – les 15, 16 et 17 ans ne recevant que respectivement 20, 30 et à nouveau 30 euros. Sans parler des défis de la concentration dans les médias (TF1-M6, …) ou l’édition (Hachette-Editis, …) qui se poseront à elle. Quoi qu’il en soit, les 4 milliards alloués en 2022 à la Culture – soit 0,5% du budget de l’Etat – semblent bien maigres face au « véritable mur d’investissements » (dixit Roselyne Bachelot) qui se présente à RAM. Du jamais vu sous la Ve République. @

Charles de Laubier

Bilan et perspective de Roselyne Bachelot-Narquin, par elle-même
Verbatim (extrait) :

« Il fallait accompagner les évolutions majeures de ces industries culturelles et créatives. Tout d’abord, en réformant profondément le financement de la création audiovisuelle et du cinéma : la mise en place – à l’issue de… longues [levant les yeux au ciel] et interminables négociations du décret SMAd (7) qui intègre les plateformes américaines [Netflix, Amazon Prime Video, Disney+, …, ndlr] dans notre système original de financement, et sa déclinaison pour la TNT (8), et puis la fameuse renégociation – que l’on nous disait impossible – de la chronologie des médias (9). Il nous a fallu batailler, notamment au Parlement, pour préserver un autre mode de financement indispensable au secteur, comme les festivals et la rémunération pour copie privée ; l’accès aux contenus culturels se fait de plus en plus à travers différents supports et il faut vraiment protéger les droits des artistes. Nous avons modernisé la régulation du secteur audiovisuel grâce à sa loi sur ‘”la régulation et la protection de l’accès aux œuvres culturelles à l’ère numérique” ; personne n’y croyait : tant mieux ! Et puis nous avons accompagné les évolutions de l’ensemble de nos industries culturelles à travers le PIA4 (10), puis  »France 2030 » – 1 milliard d’euros au total [en 2021, ndlr] – pour qu’elles puissent préparer l’avenir et affronter une compétition internationale de plus en plus rude. La révolution numérique est à l’œuvre depuis si longtemps ; elle est loin d’être terminée ; des évolutions majeures sont en cours autour des nouvelles pratiques de diffusion de la culture, comme le métavers par exemple. Notre culture a un rôle majeur pour proposer très vite des contenus pour ces nouvelles formes de diffusion. Le développement accéléré des grandes plateformes de musique et de vidéo à la demande a aiguisé une compétition terrible et mondiale. Nous pourrons ainsi financer de nouvelles capacités de formation de tournage, de création dans tous les domaines de l’audiovisuel, du cinéma et de la réalité virtuelle. Nous ne pouvons pas passer à côté de ces évolutions majeures ni laisser le champ libre aux seules cultures extra-européennes. Il s’agit de notre rayonnement. (…) Sans parler de la réforme de la redevance de l’audiovisuelle publique … [ouvrant de gros yeux perplexes en direction de sa successeure Rima Abdul Malak, ndlr],qui devra être garante de son indépendance… ». @

Copie privée : les micro-ordinateurs vont-ils être taxés avant ou après l’élection présidentielle ?

Le conseiller d’Etat Thomas Andrieu, nommé en novembre 2021 président de la commission « pour la rémunération de la copie privée », débute son mandat avec un dossier très sensible politiquement : taxer les ordinateurs portables et de bureau pour les enregistrements d’œuvres qui y sont faits.

Avoir le droit d’enregistrer sur le disque dur interne d’un micro-ordinateur des copies numériques d’œuvres multimédias – que cela soit de la musique, des films, des jeux vidéo, des livres numériques ou encore des images – fera-t-il l’objet en 2022 d’une taxe lors de l’achat d’un nouvel équipement (PC portable, PC de bureau ou disque dur interne vendu séparément) ? Cette année devrait être décisive, puisque la commission « pour la rémunération de la copie privée » – rattachée au ministère de la Culture (1) – est censée analyser les résultats inédits d’une étude d’usage que l’institut de sondage CSA a finalisée et remise en octobre 2021.

Dossier sensible pour Thomas Andrieu
Le problème est que cette commission « copie privée » a beau avoir un nouveau président depuis le 6 novembre dernier (2), en la personne de Thomas Andrieu (photo), conseiller d’Etat, elle ne peut reprendre ses travaux tant que ses autres membres ne sont pas nommés eux aussi. « Nous réunirons la commission une fois que l’arrêté de sa nouvelle composition – pas encore signé à ma connaissance [au 27 janvier, ndlr] – sera publié au Journal Officiel », indiquait il à Edition Multimédi@. Les mandats sont d’une durée de trois ans : celui du précédent président, Jean Musitelli, s’est achevé fin septembre, tandis que ceux des vingt-quatre membres (représentant les fabricants et importateurs de supports, les consommateurs et ayants droit) se sont arrêtés fin novembre (3). « Cette désignation relève de la compétence des ministères en charge de la Culture, de l’Economie et de la Consommation. Elle est indispensable pour que la commission [copie privée] puisse poursuivre ses travaux, et notamment procéder à l’analyse des résultats des études d’usages des pratiques de copie privée sur les microordinateurs », s’est impatientée la Société civile des producteurs phonographiques (SCPP), le 18 janvier à l’occasion de son bilan annuel (4). Elle est membre de Copie France, l’unique organisme français mandaté pour collecter la redevance pour la copie privée (5) et occupant pas moins de dix sièges au sein de la commission « copie privé ». Celle-ci fixe les barèmes des taxes sur les appareils high-tech dotés d’un support de stockage numérique (smartphones, tablettes, disques de sauvegarde externe, clés USB, box, etc.). Cette « redevance pour rémunération de la copie privée », présentée comme une contrepartie au droit des utilisateurs d’enregistrer des œuvres et de les partager dans un cercle restreint (entendez « familial »), s’applique au nouveaux appareils vendus (montant pouvant atteindre plusieurs dizaines d’euros en fonction de la capacité de stockage). Prochains sur la liste : les micro-ordinateurs. Cela fait près de trois ans que la commission « copie privée » prépare le terrain à cette taxation des ordinateurs personnels (portables ou fixes) et des disques durs internes vendus « nus » : c’est-à-dire pouvant être installés à l’intérieur d’un PC, d’un Mac, d’une box ou d’un boîtier NAS (6).
Mais, fraîchement nommé par Roselyne Bachelot (ministre de la Culture) et Bruno Le Maire (ministre de l’Economie, des Finances et de la Relance), Thomas Andrieu (45 ans) se retrouve avec ce dossier sensible politiquement. Car, contrairement à l’Allemagne, à l’Italie et aux Pays-Bas qui assujettissent depuis quelques années les micro-ordinateurs de leurs compatriotes, la France, elle, n’a encore jamais franchi le pas. Aucun des gouvernements français qui se sont succédés ne se sont risqués à étendre cette redevance « copie privée » aux ordinateurs des Français. Non seulement cela serait malvenu au moment où l’on incite les foyers à s’équiper d’un ordinateur personnel – voire familial – pour faire les démarches administratives en ligne, télétravailler en période de crise sanitaire ou encore permettre aux enfants de suivre l’école en distanciel. De plus, alors que l’élection présidentielle est programmée pour les 10 et 24 avril prochains et que les législatives suivront les 12 juin et 19 juin, une telle taxe ne serait pas vraiment perçue comme populaire auprès de l’électorat… Pas sûr non plus que l’actuel chef d’Etat Emmanuel Macron – donné partant pour un second mandat et ancien ministre de l’Economie, de l’Industrie et… du Numérique (2014-2016) – donne son aval à une mesure qui grèverait le pouvoir d’achat des Français. Sans parler de la lutte contre la fracture numérique…

« Préjudice » pour les ayants droit ?
Une fois les vingt-quatre membres de la la commission « copie privée » désignés, Thomas Andrieu fixera une séance plénière pour tirer les conclusions des résultats de l’étude d’usage CSA (achevée depuis six mois). Selon NextInpact, 1.017 possesseurs de ces appareils ont été interrogés et, sans surprise, la copie d’œuvres sur ces supports est avérée (7). Pour les ayants droit, il y a donc « préjudice ». L’arbitre sera sans doute à l’Elysée. @

Charles de Laubier

L’intelligence artificielle s’immisce dans l’industrie du livre, assise sur un tas d’or : ses données

La 22e édition des Assises du livre numérique, organisées le 6 décembre par le Syndicat national de l’édition (SNE), a pour thème « l’application de l’intelligence artificielle (IA) dans l’édition de livres ». Avec comme « invité inaugural » : Tom Lebrun, co-auteur en 2020 d’un livre blanc sur l’IA.

Ce n’est pas la première fois que les Assises du livre numérique (1) traitent de la question de l’intelligence artificielle (IA) dans l’industrie du livre. Déjà en 2017, lors de l’édition de 2017, une table-ronde avait été consacrés à ce sujet et avait fait l’objet d’une synthèse (2). Celle-ci relevait plus d’un défrichage de la part de la commission numérique que préside depuis plus de sept ans Virginie Clayssen (photo) au sein du Syndicat national de l’édition (SNE), elle-même étant par ailleurs directrice du patrimoine et de la numérisation chez Editis (groupe Vivendi).

Apprivoiser les data de l’IA
Quatre ans après cette table-ronde, le SNE muscle son approche de l’IA en lui consacrant pour la première fois – le 6 décembre pour cette 22e édition et « uniquement en distanciel » – la totalité du programme de ses Assises du livre numérique. « Comment l’intelligence artificielle peut-elle intervenir dans les différentes étapes de la chaîne du livre, de la traduction à la diffusion en passant par la fabrication ? », s’interrogent l’industrie du livre. Un invité inaugural de cette journée doit répondre à la question plus sensible : « Comment l’intelligence artificielle peut-elle transformer le monde de l’édition ? ». Cet intervenant est Tom Lebrun (photo page suivante), juriste et doctorant à l’université Laval (UL), au Québec (Canada), spécialiste en droit et intelligence artificielle, ainsi que co-auteur avec René Audet du livre blanc « L’intelligence artificielle dans le monde de l’édition » publié en septembre 2020 sous licence libre creative commons (3). Tom Lebrun est spécialisé en droit du numérique et en droit d’auteur. Ses travaux de recherche portent actuellement sur la question de « la génération de textes par intelligence artificielle ». Il publie régulièrement sur les questions de droit d’auteur, de culture numérique et de rapport entre droit et IA. Ses recherches sont financées par un fonds québécois (4). « L’intelligence artificielle fait l’objet de fantasmes et de craintes souvent irraisonnées. Elle trouve à s’insérer dans toutes les sphères de notre société : consommation, médecine, industrie, vie quotidienne, … Pourtant, encore peu de travaux ont été consacrés à sa mobilisation par les différents acteurs de l’écosystème du livre. Ce manque est d’autant plus critique que les grands acteurs du numérique – Amazon en tête – s’engouffrent très largement dans cette voie depuis un certain nombre d’années », font justement remarquer Tom Lebrun et René Audet dans l’introduction de leur livre blanc d’une trentaine de pages et mis en ligne gratuitement (5). Contacté par Edition Multimédi@, Tom Lebrun indique que depuis sa parution il y a un an, « les différences sont mineures et strictement quantitatives ». Et aujourd’hui, « les systèmes sont simplement plus performants et plus convaincants ». Les deux auteurs relèvent que le monde de l’édition – habitué jusqu’alors à la « rétroaction entre ses différents acteurs (le libraire informant le diffuseur, ce dernier informant l’éditeur, etc.) » – évolue désormais dans « un contexte de pressurisation économique croissante provoquée par la mainmise de quelques acteurs de la vente en ligne, particulièrement Amazon ». Aussi, la raison d’être de ce livre blanc est d’esquisser pour l’écosystème du livre « une possible piste à suivre », à savoir « l’idée d’une concertation de certains de ses acteurs sur l’utilisation d’IA (voire l’éventuelle mise en commun des données collectées) ». Dans leur conclusion, les deux auteurs québécois appellent toute la filière du livre (maisons d’édition, distributeurs, librairies, plateformes, …) à investir dans les technologies IA si elle n’a pas déjà commencé à le faire car « face à cette concurrence [des acteurs comme Amazon], chacun des acteurs de la chaîne du livre doit se demander comment faire face à ce mouvement de fond, qui s’apprête à modifier en profondeur de nombreux métiers du livre ». Le mieux pour l’introduction d’IA dans les différents maillons de la chaîne est, d’après eux, d’exploiter les différentes « données déjà disponibles et que ne possède pas la concurrence, quitte à nouer des accords asymétriques entre les différents acteurs intéressés pour y accéder ».

La chaîne du livre impactée
D’autant que ces données existent – statistiques centralisées des distributeurs, données des éditeurs ou encore celles collectées par les bibliothèques et les libraires – et sont des actifs précieux que tous les acteurs du milieu du livre possèdent, en particulier dans les bibliothèques, car « diversifier ses ressources en données peut constituer une stratégie payante ». Ces data constituent en tant que telles des ressources stratégiques considérables. Cela suppose que les maisons d’édition et l’ensemble des acteurs qui gravitent autour d’elles se mettent à « récolter » de façon optimale la data du livre, y compris les données qui ne sont pas « moissonnées » car, rappellent les auteurs du livre blanc de l’Université Laval, « le fonctionnement des applications d’IA [est] lié au volume et à la qualité des données disponibles ». Le succès des solutions d’IA dépendra surtout de la compatibilité des données entre elles. Pour ce faire, les auteurs recommandent d’« établir un protocole de normalisation des données en accord avec tous les acteurs concernés est un préalable nécessaire, sur lequel les pouvoirs publics ont un rôle à jouer ».

L’IA se met à écrire livres et articles !
Encore faut-il « catégoriser et étiqueter les données en fonction des objectifs visés », sans quoi, préviennent-ils, « les données collectées sont à peu près inutiles sans cette étape fondamentale de préparation des données ». Cela passe aussi par des chantiers communs entre des acteurs de la filière du livre, y compris avec des plateformes numériques, ainsi que par la mobilisation d’institutions et d’acteurs gouvernementaux pour contribuer au financement du développement de prototypes ou d’éléments logiciels partagés.« La mise en commun de données appelle une concertation, notamment dans le développement de ressources logicielles (aussi rendu possible par la création d’un cadre réglementaire favorable) », est-il souligné. Mais qui dit data dit cyberattaque : la cybersécurité des données « livrées » va devenir primordiale pour l’industrie du livre jusqu’alors épargnée par sa matière première historique qu’est le papier. La dématérialisation des ouvrages en tout genre fait basculer les maisons d’édition, parfois centenaires, dans le nuage informatique et ses fléaux.
Même si le livre blanc n’aborde pas le sujet du nuage informatique liés à l’IA, le cloud va pourtant permettre à l’industrie du livre de créer elle aussi des « lacs de données », des « Data Lake », à savoir le stockage des données dans leurs formats originaux ou peu modifiés, et à partir duquel leur analyse et leur valorisation peuvent s’opérer sous plusieurs formes révolutionnaires pour l’édition : data mining, text and data mining, marchine learning, business intelligence, cognitive search, master data management, etc. Encore fautil que l’industrie du livre sache ce qu’elle veut faire de cet « or noir du XXIe siècle » : des algorithmes de recommandation de livres ? de la traduction automatique d’ouvrage pour l’international (comme avec DeepL, l’IA utilisée par l’éditeur scientifique Springer) ? de l’animation de robots conversationnels (chatbots) pour interagir avec les lecteurs à la place de l’auteur et/ou de l’éditeur ? des réseaux de neurones artificiels afin par exemple de connaître les lecteurs d’un livre ? de la fouille intelligente de textes numérisés ? ou encore de la génération de romans ou d’essais à l’aide d’une IA créative ? Sur cette dernière possibilité, le juriste Tom Lebrun travaille justement en ce moment sur la question de la génération de textes par intelligence artificielle. « Au-delà du fantasme, beaucoup d’outils actuels permettent déjà d’écrire », écrit-il dans le livre blanc. La maîtrise du langage naturel – « et donc de l’écriture » – ne relève plus de la science-fiction. Et le livre blanc de mentionner la société OpenAI qui, cofondée par le milliardaire sud-africano-canadoaméricain Elon Musk il y a six ans, a développé en 2019 une IA nommée « GPT-2 » – devenue le 18 novembre dernier « GPT-3 » (6) – et capable de générer des textes de fiction ou de journalisme. Si la bêta 2 donnait des résultats « à peu près crédibles pour une lecture rapide et superficielle », la bêta 3 devrait avoir appris de ses erreurs. Et du livre à la presse, il n’y a qu’un pas : « L’écriture générée par IA est également utilisée dans le journalisme. Environ un tiers des dépêches publiées par [l’agence de presse] Bloomberg est ainsi générée par des machines », affirment les auteurs. Tom Lebrun signale à EM@ un modèle de génération de texte francophone développé par la société suisse Coteries et appelé Cedille, en version bêta (7). Le livre blanc aurait pu évoquer Dreamwriter, un algorithme conçu par le chinois Tencent, qui avait même écrit un article financier reproduit ensuite sans autorisation par un tiers. Un tribunal de Shenzhen en Chine avait reconnu fin 2019 et pour la première fois que Dreamwriter pouvait bénéficier de la protection du droit d’auteur (8). « L’IA pourrait conduire à développer des assistants créatifs personnifiés, de façon à aider à écrire ou même de dessiner “à la manière” d’un auteur, par exemple », estiment Tom Lebrun et René Audet. Tout au long de la vie d’un livre, de son écriture à sa lecture en passant par son édition, l’intelligence artificielle est amenée à y mettre son grain de sel, voire plus si affinités. Dans son roman « Exemplaire de démonstration » (Fayard, 2002), son auteur Philippe Vasset imaginait Scriptgenerator, un logiciel rédacteur de best-sellers, personnalisable par l’éditeur en fonction d’un public lecteur cible (9).

Encore beaucoup de progrès à faire
« Le risque d’une écriture entièrement algorithmisée existe bel et bien, mais pas exactement de la manière dont on l’imagine. Les auteurs de nouvelles strictement informatives, de récits tenant du divertissement, ont peutêtre effectivement du souci à se faire », ont déjà prévenu Tom Lebrun et René Audet dans une interview accordée en octobre 2020 à la Faculté des lettres et des sciences humaines (FLSH). Mais d’ajouter : « A l’inverse, celles et ceux qui pratiquent du journalisme d’investigation, celles et ceux qui travaillent à un art littéraire (…), en bref, toutes celles et ceux qui proposent un rapport critique et construit au texte, celles et ceux-là entrent dans une catégorie de production textuelle que la machine a encore du mal à investir » (10). Ouf ! @

Charles de Laubier

Lignes directrices de l’article 17 : ménager chèvre (droit d’auteur) et chou (liberté d’expression)

La lutte contre le piratage sur Internet en Europe prend un tournant décisif avec la transposition – censée l’être depuis le 7 juin dernier par les Etats membres – de la directive « Droit d’auteur et droits voisins ». Mais les orientations de son article 17 déplaisent aux industries culturelles.

La taxe « copie privée » a rapporté aux industries culturelles plus de 4 milliards d’euros en 20 ans

C’est une manne dont les ayants droit de la musique, de l’audiovisuel, de l’écrit (presse-édition) et de la photo (image fixe) ne peuvent plus se passer. De 2002 (taxe sur les CD/DVD) jusqu’à 2020 (taxation de presque tous les appareils de stockage), la « rémunération pour copie privée » fait recette.

La « rémunération pour copie privée », qui est une taxe prélevée sur le prix de ventes des supports et appareils de stockage numérique (smartphone, tablettes, box, clés USB, disques durs externes, cartes mémoires, disques optiques, …), est appliquée pour « compenser le préjudice subi par les auteurs, artistes, éditeurs et producteurs du manque à gagner résultant de l’utilisation de leurs oeuvres ». Cette taxe « copie privée » est la contrepartie du droit de copie privée, permettant à chacun d’enregistrer des musiques, des films, des livres ou des photos pour un usage privé, dans le cadre du cercle restreint familial (1).

Musique : 2 milliards d’euros cumulés
Selon les calculs de Edition Multimédi@, à partir des chiffres enfin rendus publics par Copie France, qui est l’unique organisme chargé de percevoir la rémunération pour copie privée, l’année 2020 a franchi deux seuils symboliques : la barre des 4 milliards d’euros pour le total cumulé des sommes perçues depuis près de vingt ans (2002-2020), dont le cap des 2 milliards d’euros dépassé rien que pour la musique (part sonore au sens large). Ces deux dernières décennies « digitales » (2) ont ainsi vu les recettes de la taxe «copie privée» grimper au fur et à mesure de la généralisation des usages numériques et des appareils et/ou support de stockage associés.
En Europe, la France est le pays qui taxe le plus : sur plus de 1 milliard d’euros collectés sur 2020 au titre du private copying levy dans l’Union européenne (4), l’Hexagone pèse à lui seul plus d’un quart (26,8 %) de ces recettes totales. En effet, Copie France a collecté l’an dernier 273 millions d’euros, soit 5 % de mieux que l’année précédente. Et les industries culturelles et les ayants droit (auteurs, artistes, éditeurs et producteurs) n’entendent pas en rester là puisque d’autres appareils vont être assujettis à leur tour par la « commission pour la rémunération de la copie privée », laquelle est rattachée au ministère de la Culture et présidée jusqu’en septembre 2021 par le conseiller d’Etat Jean Musitelli (photo). Ainsi, à partir du 1er juillet prochain seront taxés eux aussi les smartphones et les tablettes revendus reconditionnés – à moins que la polémique suscitée par l’exonération à la taxe « copie privée » envisagée un temps dans le projet de loi « Empreinte numérique » (5) n’ait raison de ce nouveau barème déjà publié au J.O. du 6 juin (6). Autre taxation en vue : celle des ordinateurs (fixes et portables) pour leurs disques durs internes, jusque-là épargnés pour des raisons politiques d’inclusion numérique (7). La commission « Musitelli » y travaille, comme le confirme son président à Edition Multimédi@ : « Le CSA [l’institut d’études, pas le régulateur de l’audiovisuel, ndlr] a pu lancer le sondage dans la deuxième quinzaine de mai. Il est en cours de réalisation et devrait s’achever début juillet. Il est prévu que les résultats de l’enquête soient présentés à la commission vers la mi-septembre ». A suivre. @

Charles de Laubier