Piratage : l’Hadopi a demandé au Conseil d’Etat une « étude juridique » sur l’évolution de la réponse graduée

Au moment où la réponse graduée franchit le seuil des 2.000 dossiers transmis à la justice depuis ses débuts, elle suscite de plus en plus d’interrogations sur son avenir face aux nouvelles pratiques de piratage. L’Hadopi, cantonnée au peer-to-peer, doit-elle être amenée à infliger des amendes ?

Selon nos informations, la Haute autorité pour la diffusion
des œuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi)
a demandé à deux maîtres de requêtes au Conseil d’Etat
– Bethânia Gaschet et Louis Dutheillet de Lamothe (1) – de
lui remettre d’ici fin novembre une « évaluation juridique des diverses propositions externes de modification du mode de sanction de la réponse graduée ». Cette étude leur est confiée
à titre individuel et ne constitue donc pas une saisine pour avis du Conseil d’Etat.

Amende, liste noire et suivi des œuvres
Il s’agit principalement à savoir si l’instauration d’une amende automatique, que les ayants droits appellent de leurs vœux, peut compléter voire remplacer l’actuelle sanction pour « négligence caractérisée » (2). « Amende administrative ou forfaitaire, chacune de ces propositions mériterait d’être bien évaluée au regard des exigences
de constitutionnalité, de sa compatibilité avec le statut actuel d’autorité publique indépendante et du nécessaire équilibre entre l’effet d’exemplarité recherché et son acceptabilité pour les usagers », indique à ce propos l’Hadopi dans son dernier rapport d’activité publié en début d’année. Mais le Conseil constitutionnel est très sourcilleux sur l’exploitation des données personnelles, dont fait partie l’adresse IP des internautes, dans la lutte contre le piratage. Les deux maîtres de requêtes au Conseil d’Etat devront dire si l’on peut remplacer l’actuelle amende pénale par une amende administrative ou forfaitaire, à 135 euros par exemple, qui serait prononcée non pas par l’autorité judiciaire mais par une « commission des sanctions » indépendante telle que l’actuelle commission de protection des droits (CPD) au sein de l’Hadopi, laquelle serait chargée de la collecte des données – ce qu’a préconisé le rapport sénatorial « Totem et tabou » en 2015.
« La riposte graduée fait l’objet d’une étude juridique lancée par Hadopi », a confirmé Françoise Nyssen (photo), la ministre de la Culture, lors de la présentation le 19 septembre dernier de l’accord de lutte contre le piratage qu’elle a signé – sous l’égide du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) – avec Google (3) et l’Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle (Alpa). Outre le fait que l’Hadopi n’en soit pas elle-même signataire, cet accord « public-privé » soulève plus que jamais la question de l’avenir de la réponse graduée. Quoi qu’il en soit, l’accord gouvernemental avec Google s’inscrit dans la lignée des chartes « anti-piratage » signées respectivement en mars 2015 avec les acteurs de la publicité en ligne et en
juin 2015 avec ceux du paiement online, afin d’assécher financièrement les sites web pirates devant aussi être « blacklistés » (inscrits sur une liste noire). Or, le président de l’Hadopi, Christian Phéline, avait déjà fait savoir que son autorité indépendante était toute disposée à « la mise en oeuvre de ces accords » de type « Follow the money »
– quitte à gérer elle-même la liste noire (4).
Devant l’assemblée générale de la Confédération internationale des droits d’auteurs
et compositeurs (Cisac), en juin 2016, il s’était même dit « à la disposition de chacun » pour l’autre approche dite « Follow the works », laquelle « consiste à généraliser l’usage des technologies de reconnaissance des contenus pour aboutir à ce que les retraits enjoints aux intermédiaires des contenus contrefaisants soient plus rapides (approche “take down”) » (5). Dans son dernier rapport annuel d’activité déjà mentionné, l’Hadopi a réitéré cette proposition de contribuer à « une approche portant sur les modalités techniques d’identification et de reconnaissance des contenus (…) dans le cadre de la mission que la loi lui a confiée en matière d’évaluation des expérimentations conduites dans le domaine des technologies de reconnaissance des contenus et de leur efficacité ». Déjà, en mai 2014, le rapport Imbert-Quaretta proposait la création d’une injonction de retrait prolongé des œuvres (approche « notice and stay down »), et suggérait d’en confier la charge à une autorité publique indépendante telle que l’Hadopi.

Autres accords « anti-piratage » en vue
Pour l’heure, l’accord public-privé signé sous l’égide du CNC prévoit que Google mette à disposition de l’Alpa (6) sa technologie d’identification automatique de contenus
« Content ID » pour que les ayants droits de l’audiovisuel et du cinéma puissent
« centraliser » les signalements de vidéos piratées dans le but de les bloquer sur le moteur de recherche et sur YouTube. En outre, Google va empêcher les achats de mots clés sur son service publicitaire Adwords lorsque ces derniers le sont pour promouvoir des sites web présumés pirates. Mais le CNC aura d’autres accords « anti-piratage » à signer : « J’espère que ce n’est que le début d’un processus. Il faudra d’autres accords avec les ayants droit et les autres plateformes », a en effet dit la ministre de la Culture. @

Charles de Laubier

DRM en cause : près de 500 signalements à l’Hadopi

En fait. Le 12 juillet, l’Hadopi a indiqué à Edition Multimédi@ que le seuil des 500 signalements d’utilisateurs ayant rencontré des problèmes provoqués par les DRM (Digital Rights Management) devrait être dépassé avant la fin de cet été.
Le formulaire de dépôt de plaintes a été mis en ligne courant juin.

Hadopi : plus de 300 M€ d’indemnisation pour les FAI ?

En fait. Le 15 mars, est paru au J.O. l’avis de l’Arcep sur le décret – publié le 11 – actant l’indemnisation des FAI pour les compenser des surcoûts engendrés par les identifications (demandées par l’Hadopi) de certains de leurs abonnés repérés comme piratant de la musique ou des films sur Internet.

L’Hadopi réagit à la suite de l’étude « Big Fish »

En fait. Le 3 mars, l’Hadopi a tenu à réagir suite à notre article du 13 février intitulé « Efficace au début, la réponse graduée de l’Hadopi – doublement aveugle – ne le serait presque plus », où sont repris les chiffres et conclusions d’une étude publiée en janvier par le ministère de la Culture et de la Communication.

Efficace au début, la réponse graduée de l’Hadopi – doublement aveugle – ne le serait presque plus

Une étude préconise une autre mise en oeuvre de la réponse graduée afin de la rendre plus efficace. Pour cela, l’Hadopi devrait se concentrer sur les plus gros pirates et traiter tous les procès verbaux – 50.000 par jour – que lui fournissent les organisations d’ayants droits (Alpa, SCPP, SPPF, Sacem et SDRM).

Selon nos informations, le président de l’Hadopi, Christian Phéline (photo de gauche), n’est pas opposé à ce que l’Hadopi concentre ses efforts sur les
« gros poissons » – comprenez les internautes qui échangent le plus de fichiers de musiques et/ou de films sur les réseaux peer-to-peer (sur lesquels porte uniquement la réponse graduée). Ce qualificatif de « gros poissons » a été utilisé dès 2009 par l’Inria (1) dans son programme de recherche intitulé « Angling for Big Fish in BitTorrent » (2).

« Habiliter » le secrétaire général ?
Membre du collège depuis 2012 et président de l’Hadopi depuis un anmaintenant (3), Christian Phéline semble acquis à l’idée de traiter les « Big Fish » parmi l’ensemble des 50.000 procès verbaux d’infraction quotidiens que les ayants droits – de la musique (SCPP, SPPF, Sacem, SDRM) pour une 60 % et de l’audiovisuel (Alpa) pour 40 % – font parvenir à la direction de protection des droits (DPD) de l’autorité. Maintenant
que l’Hadopi a depuis le 1er février son nouveau secrétaire général en la personne de Jean- Michel Linois-Linkovskis (photo de droite), épaulé par Pauline Blassel devenant secrétaire générale déléguée (après avoir assuré l’intérim), il ne resterait plus qu’à
« habiliter » (4) le successeur d’Eric Walter pour réfléchir avec la commission de protection des droits (CPD) – le bras armée de l’autorité présidée par Dominique Guirimand – aux modalités de mise en oeuvre de cette politique plus ciblée et supposée plus efficace. Car, jusqu’à maintenant, seule une minorité des adresses IP repérées par la société nantaise Trident Media Guard (TMG) comme mettant en partage une ou plusieurs oeuvres sous droits est en définitive exploitée et donne lieu
à une demande d’identification du titulaire de l’abonnement : seulement une sur trente-cinq en 2012 et encore une sur six en 2015, selon les chiffres de l’Hadopi cités par l’étude effectuée par Jean Berbinau – lequel fut membre du collège de l’autorité six années durant – et Patrick Waelbroeck, professeur d’économie industrielle et d’économétrie à Télécom ParisTech. Ces travaux ont été publiés en janvier par le département des études, de la prospective et des statistiques (DESP) du ministère
de la Culture et de la Communication (5). « La réponse graduée est aujourd’hui un processus doublement à l’aveugle. D’une part, c’est au hasard que chaque jour calendaire sont choisies (…) les 25.000 adresse IP [pour l’audiovisuel et autant pour la musique, ndlr] qui, au maximum, feront l’objet d’un constat transmis à la CPD. D’autre part, après avoir écarté les constats où plusieurs horaires d’infraction figurent pour une même adresse IP, soit environ un quart des constats, c’est au hasard que la CPD choisit ceux pour lesquels elle va demander au fournisseur d’accès [à Internet] l’identité de l’abonné (…), soit un procès-verbal sur cinq », analysent les deux auteurs qui parlent alors d’« aléa », auquel s’ajoute celui, certes moindre, du processus d’identification des abonnés présumés pirates chez le FAI qui aboutissait seulement dans 72 % des cas en 2012 et encore dans 89 % des cas en 2015.

Conclusion : « Ce double tirage à l’aveugle diminue artificiellement le nombre d’abonnés qui se voient reprocher un nouveau manquement à leur obligation de surveillance de leur accès à Internet. Il n’est pas fondé d’en déduire un changement réel des comportements dans les mêmes proportions (abandon du téléchargement de pair à pair pour d’autres modes d’appropriation des œuvres, légaux ou non [streaming, direct download, etc]) ».
A cause de ces « aléas », seulement 10 % des internautes avertis une première fois
– dans le cadre des e-mails d’avertissement de la réponse graduée – reçoivent une deuxième recommandation en raison de la détection par la CPD de récidives. Selon Jean Berbinau et Patrick Waelbroeck, « ces aléas rendent peu probable de retrouver deux fois le même abonné au cours d’une période de six mois ».

Réponse graduée : pas très efficace
De plus, le taux de saisines comportant des doublons (saisines identiques) avoisine
15 % du total des 60.000 procès-verbaux environ adressés à la CPD par jour : sur les 36.000 saisines quotidiennes de l’industrie musicale, 10 000 sont des doublons ; sur les 24.000 saisines de l’audiovisuel, il n’y a pas de doublons. En effet, il est fréquent que les organisations de l’industrie musicale soient plusieurs à être titulaires de droits sur la même oeuvre qu’elles retrouvent mise à disposition de façon illicite sur les réseaux peer-to-peer. En revanche, puisque l’Alpa (6) est la seule organisation à traquer les pirates de films, de séries, de documentaires ou encore de clips musicaux pour le compte de l’audiovisuel et du cinéma, ce phénomène de redondance n’existe quasiment pas.

Se concentrer sur les « Big Fish »
Une chose est sûre aux yeux des coauteurs : la réponse graduée ne tourne pas à plein régime et pourrait gagner en efficacité. Mais le contrat que les organisation d’ayants droits des industries culturelles ont signé à l’époque – sans cesse renouvelé depuis – avec TMG s’en tient à 50.000 infractions à transmettre chaque jour à la CPD. Pourtant, ces cinq organisations avaient bien obtenu de la Cnil (7) en juin 2010 la possibilité de dresser ensemble un total maximum de 125.000 procès verbaux d’infractions par jour, soit quotidiennement 25.000 saisines possibles de l’Hadopi pour chacune d’entre elles (8) (*) (**). Dans leur contribution intitulée « La réponse graduée : un modèle de simulation du cas français », Jean Berbinau et Patrick Waelbroeck préconisent donc que non seulement l’Hadopi concentre son action sur les adresses IP des plus gros pirates – les fameux « Big Fish » – mais aussi prenne en compte toutes les infractions
« sans se limiter à 25.000 par jour », limite prévue pour chaque organisation dans leur autorisation respective par la Cnil. Aux Etats-Unis, il n’y avait pas de limitation au nombre de signalements dans le cadre du Copyright Alert System (CAS), lequel vient d’ailleurs de s’arrêter après quatre ans de fonctionnement.
Si, toujours selon nos informations, Christian Phéline a accordé une oreille attentive à ces travaux statistiques sur la réponse graduée, il semble que ni l’ancienne présidente de l’Hadopi, Marie-Françoise Marais, ni l’ancienne présidente de la CPD Mireille Imbert-Quaretta (MIQ) – auxquelles Jean Berbinau avait exposé par écrit dès juillet 2011 un argument statistique, suivi en mai 2012 d’un modèle stochastique (9) en vue d’améliorer l’efficacité de la réponse graduée – n’y avaient donné suite. Pourtant,
rien ne s’y opposait a priori car « le système d’information “cible”, qui a remplacé en septembre 2012 le système d’information “prototype” a été dimensionné, sur cahier
des charges de la CPD, pour pouvoir traiter 200.000 saisines par jour »… Seule MIQ était opposée à « concentrer le traitement » sur les « Big Fish », préférant miser, elle, sur la pédagogie du premier avertissement. Quant au secrétaire général de l’Hadopi, Jean-Michel Linois-Linkovskis, il a été tenu récemment tenu au courant de ces travaux et recommandations d’amélioration de la réponse graduée. Son prédécesseur, Eric Walter, avait fait état de son accord sur l’analyse. La présidente de la Cnil, Isabelle Falque-Pierrotin, seraient aussi favorable à une telle évolution pour peu que les organisations d’ayants droits lui en fasse la demande.
Pour l’heure, la réponse graduée est loin d’avoir rempli ses objectifs tels qu’ils étaient présentés dans l’étude d’impact de la loi Hadopi, lors du projet adopté en conseil des ministre le 18 juin 2008. Notamment sur l’hypothèse selon laquelle que « la proportion d’internautes pratiquant l’appropriation illicite de musiques et d’oeuvres audiovisuelles sur les réseaux de pair à pair passe de un sur quatre à un sur quatre-vingt ». Aujourd’hui, d’après une étude de Médiamétrie menée avec l’Alpa, le CNC et TMG et publiée en avril 2016, « cette proportion serait de l’ordre d’un internaute sur huit pour l’audiovisuel, voire d’un sur dix à quinze pour tenir compte du fait que le visiteur d’un site ne devient pas de facto source de mise à disposition de l’oeuvre ». Les deux experts proposent donc – en complément des sondages déclaratifs auprès d’un échantillon représentatif ou d’un logiciel d’observation des équipements d’un panel d’abonnés – une « méthode de simulation » fondée sur « des données observées à chacun des stades de la réponse graduée ».
Les coauteurs font enfin remarquer que leur approche « Big Fish » et non aléatoire
de la réponse graduée complète les études empiriques déjà publiées qui « semblent indiquer soit un effet de courte durée (études Adermon/Liang de 2011 sur le piratage
de musiques et Aguia de 2015), soit un effet non significatif (étude Peukert/Claussen/Kretschmer de 2015) ».

Des effets de substitution induits
D’autres études empiriques « mettent en évidence des effets de substitution » : la réponse graduée aurait par exemple favorisé en France les films américains en salles de cinéma au détriment des films français (étude Bellégo/De Nijs de 2015, Insee) ; elle aurait par ailleurs incité les « petits » pirates à réduire leur activité sur les réseaux peer-to-peer pendant que les « gros » pirates se seraient tournés, eux, « vers des serveurs plus difficilement détectables tout en augmentant leur activité ». De là à dire que la réponse graduée est un coup d’épée dans l’eau dans la lutte contre le piratage, il n’y
a pas loin… @

Charles de Laubier