Michel Barnier : « Il n’est pas prévu que l’Observatoire du piratage agisse comme une “Hadopi européenne” »

Le commissaire européen en charge du Marché intérieur et des Services répond
en exclusivité aux questions de Edition Multimédi@ : l’ACTA ne sera pas plus contraignant que la future directive DPI, notamment en matière de coopération
des FAI dans la lutte contre le piratage sur Internet.

Filtrage de l’Internet et blocage du Web par les FAI : une loi spécifique est nécessaire

Dans l’affaire Sabam, l’avocat général de la Cour de justice européenne se prononce sur le filtrage des réseaux en Belgique, et dénonce l’absence de loi spécifique. Ses conclusions renforcent les récentes propositions des députés français Corinne Erhel et Laure de La Raudière.

Par Winston Maxwell*, avocat associé, Hogan Lovells

Quel est le rôle des intermédiaires techniques dans la lutte contre la circulation des contenus illicites ? Cette question épineuse ne cesse d’interpeller les tribunaux (1), le législateur français (2), la Commission européenne (elle a publié le 24 mai sa stratégie en matière de droits d’auteur (3)), le Conseil de l’Union européenne (4) et l’OCDE (5). La protection de la propriété intellectuelle est un sous-ensemble de cette vaste question.

Affaire Sabam: les FAI obligés de filtrer ?
Le rôle des fournisseurs d’accès à Internet (FAI) dans la protection de la propriété intellectuelle – coopération que la Commission européenne vient d’appeler de ses
vœux (6) – est particulièrement controversé, notamment en France qui a pourtant pris
les devants avec la création de l’Hadopi.
Le concours des FAI dans la lutte contre la contrefaçon est possible à deux niveaux. Premièrement, le FAI peut donner le nom de l’abonné qui correspond à une adresse IP,
et donc aider à trouver le nom de l’auteur de l’infraction, même si l’abonné ne sera pas toujours la personne qui a commis l’infraction. Deuxièmement, le FAI peut empêcher l’infraction d’avoir lieu, en bloquant le contenu illicite au niveau du réseau. Des blocages de contenus sont fréquents en matière de spams, de virus informatiques et d’attaques déni de services. Certains outils de contrôle parental bloquent également l’accès à des contenus pornographiques, à la demande des abonnés.
En Belgique, la Société des auteurs et compositeurs belges (Sabam) a demandé au tribunal d’ordonner la mise en place d’un système de filtrage par Scarlet, FAI aujourd’hui filiale de Belgacom. Le système de filtrage s’appuyait sur les mêmes principes que ceux mis en place par les plateformes de partage de vidéo telles que Dailymotion et YouTube, à savoir un système d’empreintes qui compare le contenu avec une base de données d’empreintes d’œuvres protégées. En cas de correspondance positive, le système bloque la transmission ou bien dirige l’internaute vers un site web où le contenu est disponible légalement. Après avoir ordonné une expertise technique, le magistrat belge a ordonné à Scarlet de mettre en oeuvre ces mesures de filtrage. Scarlet a fait appel, et la Cour d’appel de Bruxelles a posé une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne. Le 14 avril 2011, l’avocat général a rendu son avis à la Cour. Même si les conclusions de l’avocat général ne s’imposent pas à la Cour, cet avis est riche d’enseignements. La question posée à la Cour est de savoir s’il est possible pour un juge d’ordonner une mesure de filtrage généralisée qui n’est pas liée à un contenu ou une infraction déterminée, mais vise plutôt un ensemble d’infractions potentielles, non encore commises, par l’ensemble des abonnés d’un FAI. Cette question du filtrage préventif est beaucoup plus complexe que celle du filtrage ponctuel pour bloquer l’accès à un contenu prédéterminé (7).
L’analyse s’effectue en deux étapes :
1°) Est-ce que la mesure crée une restriction d’un droit fondamental ?
2°) Si la réponse est oui, est-ce que la mesure remplit les trois critères imposés par la jurisprudence pour permettre une telle restriction ?
L’avocat général commence donc par évaluer l’impact de la mesure de filtrage sur les droits fondamentaux. Il conclut que le système crée un risque par rapport à la protection des données personnelles, parce que le système s’appuie sur une analyse des adresses IP des internautes. Et selon lui, l’adresse IP est une donnée personnelle.

Filtrage général sous contrôle du juge ?
L’avocat général cite également le droit au secret des correspondances et la liberté d’expression comme droits fondamentaux potentiellement impactés par la mesure. Il examine ensuite les conditions dans lesquelles ces droits fondamentaux peuvent faire l’objet d’une limitation. Les conditions sont au nombre de trois : la limitation doit être prévue de manière précise par la loi ; la mesure doit viser la protection d’un intérêt légitime ; et la mesure doit respecter le principe de proportionnalité. En règle générale, c’est le test de proportionnalité qui pose difficulté. Il faut démontrer que la mesure proposée est limitée à ce qui est strictement nécessaire pour atteindre l’objectif recherché, et qu’elle est entourée de suffisamment de protections pour minimiser l’impact sur les autres droits fondamentaux.

Pour une procédure judiciaire unique
L’avocat général indique qu’il a certains doutes sur la proportionnalité de la mesure envisagée, dans la mesure où celle-ci affecte l’ensemble des internautes et non seulement les internautes soupçonnés d’avoir commis des actes de contrefaçon. Cependant, il estime que la Cour n’a même pas besoin d’examiner le troisième test car
le premier test fait défaut. Selon l’avocat général, la Belgique n’a pas adopté une loi spécifique qui permettrait un filtrage généralisé de ce type. Or l’adoption d’une loi débattue devant le parlement est la première garantie des libertés dans une société démocratique. En Belgique, il existe une loi autorisant le magistrat à ordonner toute mesure pour mettre fin notamment à des actes de contrefaçon, mais selon l’avocat général cette loi n’est pas suffisamment précise pour permettre la mise en place d’une mesure préventive qui impacterait potentiellement l’ensemble des internautes belges. En ce qui concerne le deuxième test, la poursuite d’un intérêt légitime, l’avocat général rappelle la jurisprudence « Promusicae » (8) : la protection du droit d’auteur est également un droit fondamental et sa poursuite est légitime. Ce test serait facilement rempli.
Quel lien avec la Net neutralité ? L’avis de l’avocat général rappelle que les mesures obligatoires de filtrage ne sont pas impossibles à mettre en oeuvre juridiquement, mais qu’elles doivent s’accompagner de précautions, la première étant l’existence d’un cadre législatif clair. C’est précisément la conclusion des députés françaises Corinne Erhel et Laure de La Raudière dans leur rapport d’information sur la neutralité de l’Internet et des réseaux, déposé le 13 avril 2011 à l’Assemblée Nationale (9).
Dans ce rapport, les députés plaident pour un cadre législatif unique pour toute mesure
de filtrage obligatoire, avec un recours systématique au juge : « Les fournisseurs d’accès à Internet ne devraient pouvoir être obligés de bloquer des communications électroniques, sauf pour des motifs de sécurité, qu’à l’issue d’une procédure unique permettant à l’autorité judiciaire d’ordonner l’arrêt de l’accès à un contenu, un service ou une application » (10). Selon le rapport d’information, l’émiettement de procédures spécifiques (LCEN, Arjel, Loppsi II) est source de confusion. L’établissement d’une procédure unique permettrait d’assurer la cohérence des décisions législatives et de
« consolider » les débats sur le blocage en les ancrant clairement dans un article de code (11). Le rapport souligne surtout l’importance de l’intervention du législateur pour instaurer un cadre équilibré pour le filtrage. Ainsi, le rapport converge avec l’avis de l’avocat général dans l’affaire « Sabam » : sur un sujet aussi sensible, une loi claire est indispensable.
Le rapport d’information souligne également la nécessité d’effecteur une étude d’impact avant d’envisager toute mesure de filtrage. Les députés soulignent les effets pervers
qui peuvent se produire en cas de mise en place généralisée de filtrage, tels que le basculement par un grand nombre d’utilisateurs vers des techniques de cryptage. De tels effets doivent être étudiés en amont.
Une étude d’impact a été justement effectuée avant l’adoption du « Digital Economy
Act » au Royaume- Uni. Cette loi anglaise oblige les FAI anglais à collaborer dans la lutte contre la contrefaçon, notamment en envoyant des messages d’avertissement
aux internautes suspectés de contrefaçon. Deux FAI – TalkTalk et BT – ont contesté la légalité de la loi devant la Haute Cour (High Court of Justice), estimant notamment que ses dispositions ne respectaient pas le principe de proportionnalité. Le tribunal a rendu sa décision le 20 avril 2011 (12) déboutant les demandeurs de la quasi-totalité de leurs demandes. Sur le sujet-clé de la proportionnalité, le tribunal estime que le Parlement britannique avait effectué un équilibre raisonnable entre les divers droits en présence (données personnelles, liberté d’expression, droit d’auteur) sur la base d’une étude d’impact, et qu’en l’absence d’une erreur manifeste, cet équilibre ne devait pas être remis en cause par le tribunal.

Affaire TalkTalk : la loi anglaise confirmée
Le tribunal anglais a souligné la complexité du sujet et la différence des points de vue, notamment sur l’efficacité des notifications devant être envoyées aux internautes et l’impact réel du téléchargement illicite sur la vente des disques, etc. Mais le tribunal a conclu que le Parlement disposait d’une marge d’appréciation sur le poids à accorder
aux différents points de vues, et que le tribunal ne devait pas remettre en cause ces appréciations. @

* Winston Maxwell et Nicolas Curien (membre
de l’Arcep) sont coauteurs de
« La neutralité d’Internet », aux éditions
La Découverte (collection Repères).

La gestion collective des droits en faveur du webcasting pourrait s’étendre au streaming

Les webradios, qui s’écoutent en flux linéaire sans téléchargement, se multiplient. Dans le prolongement de la mission Hoog, un accord devrait intervenir d’ici fin juillet sur une gestion collective des droits en leur faveur.
En attendant sa généralisation à tous les sites de streaming ?

Plus que deux mois pour se mettre d’accord sur une gestion collective des droits en faveur des sites web de musique de type « webcasting » (écoute linéaire en ligne),
dont certains sont semi-interactifs ou « quasi à la demande » (1). Les discussions des acteurs du Net et des représentants des artistes-interprètes avec les producteurs de musique devraient aboutir à un accord d’ici fin juillet.

112 web-radios déclarées au CSA
A défaut de gestion collective obligatoire obtenue par la mission Hoog, le dernier des treize engagements signés le 17 janvier (2) a donné six mois aux professionnels pour mettre en place une gestion collective en matière d’écoute linéaire en ligne.
« Les producteurs s’engagent à apporter volontairement ces modes d’exploitation en gestion collective à leurs sociétés de perception et de répartition de droits », prévoient en effet les signataires. L’Adami (3), chargée de collecter les futures sommes perçues, avait préconisé que la contribution des webradios sur leur chiffre d’affaires soit de 12,5% pour les non interactives et de 20 % pour les semi-interactives (voir EM@22,p.7). Selon une liste communiquée par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) à Edition Multimédi@, le nombre de webradios déclarées en France s’élève actuellement à 112 services en ligne. Le groupe NRJ arrive en tête avec pas moins de 45 webradios (émanant de NRJ, Chérie FM, Nostalgie ou Rire et Chansons), suivi de Hotmix Radio (4) et Virgin Radio avec une douzaine de webradios déclarées chacun. Si les grands réseaux ont multiplié les thématiques musicales, de nombreuses webradios indépendantes existent (Aquila FM, Kheops, Paradise Webradio, R D’ici, Radio Nuances, Widoobiz, etc). Toutes ne sont pas déclarées (Skyrock, EnjoyStation, Live365, Radionomy, Goom Radio, Liveradio, Nexus radio, Livestation, Awdio et Slacker, …). Les Rencontres Radio 2.0 reportées de juin à novembre 2011 leur permettra se faire entendre… Selon Médiamétrie, l’audience cumulée des web-radios
a dépassé les 15 millions de sessions par mois – 15,9 millions précisément – de janvier à mars dernier (voir page 10). Les web-radios présentes uniquement sur le Net en représentent 15,5 %, contre 84,5 % pour les webradios reprenant les radios hertziennes existantes. Cette « web-audience » correspond à près de 20 millions d’heures par mois d’écoute radio linéaire sur Internet ! Soumises à des quotas de musiques françaises, les éditeurs de web-radio veulent en outre bénéficier du régime de la rémunération équitable, cette licence légale de 4 % à 7 % des revenus (5) dont bénéficient les radios hertziennes. Le rapport Création & Internet de la mission Zelnik préconisait bien son extension au webcasting EM@ 5). Xavier Filliol, président de la commission « Musique en ligne » du Geste avait indiqué à EM@ que si cette discrimination envers les webradios devait perdurer, un recours auprès de la DGCCRF n’était pas à exclure (6).
Sans attendre la gestion collective pour les webradios, des voix se sont élevées – comme celle du Geste (7) – pour que ce régime puisse être appliqué aux autres sites de streaming – y compris interactifs – ou même aux plateformes de téléchargement. L’Adami, elle, n’a pas renoncé à l’étendre à d’autres usages comme le streaming à
la demande. D’autant que son usage progresse : d’après les chiffres du Snep (8), le streaming musical va dépasser allègrement cette année les 10 millions d’euros de chiffres d’affaires (contre 9,8 millions en 2010) et dépasse les 3 millions sur le premier trimestre 2011.
Et il a un avantage par rapport au téléchargement : il est encore épargné par le piratage, même si l’Hadopi travaille à « la mise en place d’un protocole d’observation des flux sur les réseaux » (9). Bref, les négociations en cours autour de la gestion collective et de la licence légale – sans parler du retour de l’idée de licence globale dans la campagne présidentielle (10) (*) (**) – préfigurent une réforme plus en profondeur des modèles économiques des industries culturelles sur Internet.

Réinventer le partage de la valeur Dans la musique, la mission Chamfort-Colling-Thonon- Selles-Riester doit rendre mi-juin ses conclusions sur le financement de
la filière, tandis que le chercheur Patrick Waelbroeck rendra mi-juillet son rapport à l’Hadopi sur la répartition de la valeur entre les acteurs. Tandis que l’Hadopi, chargée du suivi des engagements « Hoog », auditionne les acteurs pour rendre compte mi-juillet également. Dans le cinéma et la télévision, suite aux propositions de Dominique Richard sur la convergence télécomaudiovisuel (11), le ministère de la Culture et de
la Communication (12) étudie les contributions à la création des fabricants de TV connectée et des acteurs du Web. Quant au ministère de l’Economie numérique, il organise une réunion en octobre sur le financement des réseaux. Un nouveau monde culturel en ligne est en marche. @

Charles de Laubier

Frédéric Goldsmith, APC : « Les films ne peuvent plus être ignorés dans les nouvelles chaînes de valeur »

Le délégué général de l’Association des producteurs de cinéma (APC), présidée
par Anne-Dominique Toussaint, répond à Edition Multimédi@ sur les enjeux numériques et réglementaires auxquels doit faire face le Septième Art français. Entre inquiétudes et opportunités.