Le portefeuille digital Wero veut damer le pion aux PayPal, Apple Pay et autres Google Wallet

Le portefeuille numérique Wero, lancé par European Payments Initiative (EPI) en Allemagne, en France, en Belgique et bientôt dans d’autres pays des Vingt-sept, veut être une « alternative souveraine » européenne à PayPal, Apple Pay, Google Wallet, Amazon Pay ou encore Samsung Pay.

« Wero est unique. C’est une solution de pointe souveraine, conçue par et pour les Européens, qui permet de proposer tous les types de paiements, en commençant par ceux de personne à personne, tout en intégrant la promesse de l’immédiateté et de la sécurité bancaire. Nous arrivons à point nommé de l’ère des paiements numériques », s’est félicitée le 30 septembre l’Allemande Martina Weimert (photo), PDG du consortium European Payments Initiative (EPI), basé à Bruxelles. Créé en 2020 par plusieurs banques (1) avec le soutien de la Commission européenne pour concurrencer les américains Visa et Mastercard, cet organisme vient de lancer le système de paiement Wero comme alternative aux GAFAM.

Fini les Paylib, Giropay, iDeal, Blik, …
Avec Wero, constitué d’un réseau de paiement, de portefeuilles numériques et d’un système international de paiements instantanés de compte à compte, l’Union européenne a l’ambition d’être une alternative crédible non seulement aux solutions nationales européennes telles que Swish (Suède), iDeal (Pays-Bas), Bizum (Espagne), Blik (Pologne) ou encore Paylib (France), mais aussi pour contrer dans les Vingt-sept les solutions de e-paiement instantané où se sont imposés PayPal, Apple Pay, Google Wallet (ex-Google Pay), Amazon Pay ou encore Samsung Pay. Wero de l’EPI est présentée comme étant « une alternative de paiement souveraine » mais aussi comme « une plateforme européenne du paiement dans un environnement mondial très concurrentiel ».
L’objectif est que tous les clients des banques européennes et établissements financiers partenaires du consortium EPI – plus d’une quinzaine de membres fondateurs et actionnaires, dont ABN Amro, Belfius, Crédit Mutuel, BNP Paribas, BPCE, Crédit Agricole, Deutsche Bank, Sparkassen, DZ Bank, ING, KBC, La Banque Postale, Nexi, Rabobank ou encore Société Générale – adoptent Wero. Le consortium EPI procède aussi à des acquisitions de solutions nationales pour imposer Wero dans les pays concernés. Par exemple, il y a un an, ont été clôturées les acquisitions des solutions de paiement néerlandaise iDeal et luxembourgeois Payconiq. Ces marques préexistantes ont été amenées à disparaître pour laisser place à Wero. Objectif : « Fournir un système et une plateforme de paiement instantanés unifiés pour l’Europe », en l’occurrence Wero (2). Cette stratégie d’acquisition et de substitution paneuropéenne au profit d’une seule solution de portefeuille numérique se fait avec la bénédiction de la Banque centrale européenne (BCE) et de l’Eurosystème dont elle est membre avec ses homologues de la zone euro sous la houlette de l’Union européenne (3). Mais cette entente entre les banques européennes pourrait-elle être considérée comme illégale au regard du droit de la concurrence dans l’UE ? La question pourrait se poser si ETI se mettait à son tour à restreindre indûment la concurrence sur le marché du paiement mobile en Europe. C’est loin d’être le cas de figure, l’heure étant plutôt actuellement à l’ouverture aux solutions tierces un marché du e-paiement largement dominé par les GAFAM.
Le portefeuille numérique (wallet) peut être présent sur les terminaux de l’utilisateur – son smartphone le plus souvent (mobile-first wallet) – soit via son application bancaire habituelle, soit via l’application Wero elle-même disponible au téléchargement à partir d’un QR code mis en ligne (4) ou sur toutes les boutiques d’applications (Play Store, App Store, AppGallery, …). « L’application Wero, développée par EPI, sera disponible dans tous les magasins d’applications pour smartphones dès la deuxième quinzaine d’octobre 2024. La première campagne de la marque Wero sera lancée en France le 14 octobre », précise le consortium, à l’occasion du lancement dans l’Hexagone fin septembre de ce portefeuille des paiements numérique européen (5). Le calendrier du déploiement est le suivant : BNP Paribas à partir du 24 octobre 2024, le groupe BPCE du 2 septembre au 2 octobre 2024, le Crédit Agricole le 26 septembre 2024, le Crédit Mutuel Alliance Fédérale du 25 septembre au 6 novembre 2024, La Banque Postale le 28 octobre 2024, la Société Générale à partir du 24 octobre 2024, et le Crédit Mutuel Arkéa en janvier 2025.

Solution d’e-paiement (wallet) paneuropéen
Wero, ex-Paylib en France, va non seulement se confronter aux PayPal, Google Wallet (ex-Google Pay) et autres Apple Pay, mais aussi aux solutions de e-paiement indépendantes telles que Lydia de la fintech française du même nom, laquelle a aussi lancé sa néobanque Sumeria, ou le suédois Klarna. L’opérateur télécoms Orange avait bien lancé en 2015 le service de paiement mobile sans contact Orange Cash (réservée aux clients Orange et Sosh), mais celuici a été arrêté en 2019 pour ne garder qu’Orange Bank créé deux ans plus tôt (les client d’Orange Bank seront ensuite rachetés en juin 2023 par BNP Paribas via sa banque en ligne « Hello bank! »). La France n’est pas le premier pays européen où est disponible l’application Wero : le service de paiement en ligne a déjà été lancé en Allemagne (6) en juillet dernier (avec les banques Sparkassen, Volksbanken, Raiffeisenbanken et bientôt Postbank de Deutsche Bank), tandis qu’il a commencé à être ouvert en Belgique (avec d’abord KBC). Le Luxembourg et les Pays-Bas suivront.

Transfert d’argent Person-to-Person (P2P)
Quel sera l’avantage pour les utilisateurs qui adopteront Wero ? Le premier service de l’EPI à être lancé est celui des transactions dites P2P (Person-to-Person, ou P2P) : les consommateurs peuvent rapidement envoyer et de recevoir de l’argent, en utilisant simplement un numéro de téléphone ou une application générée par QR code personnel ou une adresse e-mail. Et ce, dans les 10 secondes. L’argent transféré sera reçu ou envoyé directement et instantanément sur le compte bancaire destinataire, sans avoir besoin d’un compte intermédiaire. Les virements au-delà des frontières nationales seront également disponibles, les paiements transfrontaliers étant également intégrés. « Wero donnera aux utilisateurs une vue d’ensemble complète de leur solde et de leurs dépenses en temps réel, directement depuis leur compte bancaire, et leur permettra de gérer leurs paiements de manière sécurisée et pratique », explique l’EPI.
En 2025, les services de Wero s’enrichiront de nouvelles fonctionnalités, notamment la possibilité de payer de « tout petits professionnels » (artisans, commerçants, TPE, …) à partir de ce portefeuille en ligne et sur facture via un QR code. Cela inclura la possibilité pour les consommateurs de gérer les paiements récurrents pour les abonnements ou les versements, mais aussi de payer dans les applications des commerçants, au point de vente, sans passer par la caisse, ou dans tout autre situation où il faut payer. « Les paiements en magasin à la caisse enregistreuse seront également ajoutés en 2026, ainsi que d’autres fonctionnalités, comme le service “Acheter maintenant et payer plus tard”, la fidélisation des commerçants, l’intégration du programme, le partage des dépenses, etc. », prévoit aussi l’EPI.
Le paiement sans contact, qui est déjà entré dans les moeurs grâce aux technologies sécurisées Near-Field Communication (NFC) voire Radio-Frequency Identification (RFID), pourra se faire dans les magasins et restaurants avec un QR code, surtout si l’enseigne, la boutique ou l’établissement n’accepte pas de carte bancaire. A terme, grâce au règlement européen sur les marchés numériques, le Digital Markets Act (DMA), les banques européennes vont être en mesure de concurrencer les solutions « Pay » des géants américains et asiatiques. Par exemple, Apple a dû ouvrir sa puce NFC – à laquelle Apple Pay était le seul portefeuille mobile pouvant y accéder – pour que les solutions tierces qui le souhaitent puissent exploiter directement et gratuitement la fonction sans contact des iPhone, sans être obligés de passer par les applications maison Apple Pay et Apple Wallet. La Commission européenne, qui avait considéré que la firme de Cupertino abusait de sa position dominante dans le paiement mobile sur iOS, s’était réjouie le 11 juillet 2024 des « engagements juridiquement contraignants » pris la marque à la pomme. Depuis lors, Apple est tenu d’autoriser l’accès au NFC en mode « émulation de carte hôte » (Host Card Emulation, ou HCE) et de permettre aux utilisateurs de définir facilement une application de paiement HCE en tant qu’application par défaut pour les paiements en magasin (7).

Portefeuille numérique et portefeuille d’identité
L’Union européenne avance ainsi à son rythme avec une solution « souveraine » de paiement mobile, tout comme elle avance dans son ambition de créer par ailleurs des portefeuilles d’identité numérique pour chaque Européen (EU Digital Identity Wallets), comme moyen d’identification numérique sûr, fiable et privé dans les Vingtsept (8). Chaque Etat membre offrira au moins une version du portefeuille « EUDIW » d’ici 2026 à chacun de ses citoyens. Et il sera a priori compatible avec Wero de l’EPI en particulier et avec le futur Euro numérique en général. @

Charles de Laubier

Les Etats généraux de l’information préconisent une « taxe sur les GAFAM » pour la presse française

Le rapport des Etats généraux de l’information – voulus par le président de la République Emmanuel Macron et lancés il y a un an (3 octobre) – préconise une « taxe GAFAM » dont les recettes iraient financer les médias français d’information. Sur le modèle de la « taxe streaming » dans la musique. 

C’est la proposition n°8 du comité de pilotage des Etats généraux de l’information (EGI), dont le rapport de 352 pages (1) a été présenté le 12 septembre 2024 et remis au président de la République Emmanuel Macron, initiateur de ces travaux : « Redistribuer une partie de la richesse captée par les fournisseurs de services numériques en faveur de l’information ». Comment ? Par l’instauration d’une « taxe sur les GAFAM, dont le produit viserait à renforcer le modèle économique des médias contribuant fortement à la production d’une information fiable et de qualité ». Elle reviendrait ainsi à redistribuer, par l’impôt, une partie de la richesse qui s’est déplacée vers les plateformes numériques.

Ce qu’en pensent la CCIA et l’Apig
Contactée par Edition Multimédi@, la Computer & Communications Industry Association (CCIA), qui représente justement les GAFAM (Google/YouTube, Meta/Facebook/ Instagram, Amazon, X/ex-Twitter, eBay et d’autres), nous a répondu à propos de cette proposition de « taxe GAFAM » pour financer les médias en France : « Malheureusement, en tant que CCIA Europe, nous ne pouvons pas commenter ce point. Il s’agit d’une des nombreuses propositions non contraignantes du rapport, qui pourrait ou non conduire à un débat plus large en France. Pour le moment, il ne s’agit pas d’une proposition concrète ni d’une proposition européenne », explique le bureau de la CCIA à Bruxelles dirigé par Daniel Friedlaender.
De son côté, l’Alliance de la presse d’information générale (Apig), laquelle réunit en France la presse quotidienne nationale et régionale, n’exclut pas la perspective d’une telle taxe : « S’agissant des GAFAM, toute bonne volonté est bienvenue. Pourquoi pas une taxe, si techniquement c’est possible ? Mais le cœur du sujet est le fonctionnement opaque et non concurrentiel du marché de la publicité en ligne », nous précise Pierre Petillault, son directeur général. Cette union syndicale des patrons de presse française évoquera d’ailleurs le rapport des EGI en général et la publicité numérique en particulier lors son événement annuel « Les rencontres de la presse d’information », qui se tiendra cette année le 9 octobre 2024 à Paris. Le président de l’Apig, Philippe Carli (groupe Ebra (2)), accompagné de ses deux vice-présidents Vincent David (groupe Sud-Ouest) et Pierre Louette (groupe Les Echos-Le Parisien), avaient été auditionnés le 14 février dernier par le groupe de travail « Avenir des médias d’information et du journalisme ». Dans sa contribution aux EGI, l’Apig rappelle que « le chiffre d’affaires issu du papier représente encore une part majoritaire des revenus des éditeurs de presse d’information […], les annonceurs achetant prioritairement de l’espace en presse papier, et la publicité en ligne donnant lieu à une captation de valeur massive par les intermédiaires détenus par les grandes plateformes numériques ». Et d’affirmer : « Cette captation s’est traduite par une chute massive des recettes publicitaires de la presse, qui ont été divisées par deux en dix ans. […] La pérennité de la presse d’information passe par […] un partage de la valeur créée avec les plateformes » (3). Mais l’Apig ne parle pas de taxer les GAFAM, sans pour autant l’exclure.
Pour justifier l’instauration de cette taxe sur les GAFAM, le comité de pilotage des EGI – présidé par Bruno Patino (4) (photo) depuis la démission en janvier 2024 de Bruno Lasserre « pour des raisons strictement personnelles et familiales » (5) – s’inquiète du fragile modèle économique des médias d’information, dont la pérennité est à ses yeux menacée.
Ce serait même une question de vie ou de mort : « La perte de recettes pour les producteurs d’information menace leur existence même. Elle conduit également à une perte de la qualité de l’information pour les lecteurs. Elle menace le pluralisme et le bon fonctionnement de l’espace informationnel. Elle contribue à créer des “déserts informationnels” tels qu’ils apparaissent par exemple aux Etats-Unis. Elle débouche sur une perte durable de capital humain du fait de la réduction des effectifs des rédactions, entre autres. Face à des déséquilibres d’une telle ampleur, les mesures incitatives ne seront donc pas suffisantes ».

Presse française : aides d’Etat et milliardaires
Les EGI considèrent donc comme alarmiste la situation du paysage médiatique français, dont une grande partie est pourtant soutenue financièrement par une dizaine de milliardaires (6) en quête d’influence et de pouvoir – situation unique au monde – plutôt que de retour sur investissement. Car c’est le paradoxe de la presse en France depuis des décennies, surtout de ses grands médias mainstream : d’une part, elle bénéficie d’aides d’Etat (7) conséquentes chaque année à hauteur de quelque 400 millions d’euros (aides directes et indirectes, mesures fiscales comprises), d’autre part, elle est renflouée par des mécènes milliardaires à coup de millions d’euros. Malgré ces deux sources de financement majeures, en plus de la publicité insuffisante, les médias sont en quête d’une troisième : les GAFAM. « Sans aller jusqu’à la stricte application d’un principe pollueur-payeur, qui supposerait de mesurer précisément les effets de ces externalités négatives sur la société, il s’agit de redistribuer, par l’impôt, une partie de la richesse qui s’est déplacée vers les plateformes numériques, au profit des producteurs d’information. […] Cette contribution devrait donc être assise sur les revenus captés par les nouveaux acteurs numériques sur la publicité digitale, au détriment des médias d’information », explique le comité de pilotage des EGI.

« Taxe sur les GAFAM » à la place de la TSN
En fait, la proposition de cette « taxe sur les GAFAM » émane de l’un des cinq groupes de travail des EGI, à savoir celui sur « L’avenir des médias d’information et du journalisme », présidé par Christopher Baldelli (photo ci-contre), lequel quitte Public Sénat pour Réels TV (CMI/Kretinsky). « Instaurer une taxe sur les GAFAM dont le produit viserait à renforcer le modèle économique des médias contribuant fortement à la production d’une information fiable et de qualité », préconise-t-il. Et ce groupe de travail de motiver sa proposition : « Les GAFAM, loin de favoriser la diffusion des informations fiables et de qualité sur leurs plateformes, fragilisent également le modèle économique publicitaire des médias d’information. Le groupe de travail préconise la création d’une taxe sur ces GAFAM, dont le produit serait utilisé pour renforcer le modèle économique des médias qui contribuent à produire une information fiable et de qualité ».
Pour mettre en place cette taxe sur les GAFAM au profit des médias français, les EGI suggèrent dans leur rapport qu’elle remplace l’actuelle « taxe sur les services numériques » (TSN) lorsque celle-ci sera supprimée, comme prévu. Et ce, au moment où la taxe internationale de 15 % minimum sur le bénéfice des multinationales – surnommée « taxe GAFA » et issue d’un accord historique daté du 8 octobre 2021 entre 136 pays, 138 aujourd’hui, et obtenu par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) – sera appliquée dans tous ces pays, dont la France (8). La TSN, elle, a été créée par le gouvernement français – premier pays européens (suivis d’autres comme l’Espagne ou le Royaume-Uni) à l’avoir fait – par la loi du 24 juillet 2019. Depuis six ans maintenant, l’Etat français prélève 3 % sur le chiffre d’affaires généré par les géants du numérique dont les revenus mondiaux dépassent les 750 millions d’euros, dont plus de 25 millions d’euros générés par leurs services fournis en France (9). « L’actuelle taxe sur les services numériques ne présente pas toutes les caractéristiques répondant à l’objectif visé. En particulier, son assiette n’est pas uniquement calculée sur les revenus de la publicité digitale. Toutefois, cette taxe frappe, en partie, les plateformes numériques ayant vocation à être assujetties à la future taxation sur la publicité digitale. Pour éviter que ces plateformes ne soient ainsi doublement imposées, […] la conception de la contribution obligatoire sur la publicité digitale doit être conduite rapidement, l’objectif étant qu’elle soit mise en place dès que la TSN sera supprimée », explique le comité de pilotage des EGI.
Les EGI se sont inspirés à la fois d’une proposition de loi « Senate bill n°1327 » proposée depuis février 2024 en Californie et de la « taxe streaming » instaurée en France pour financer depuis le 1er janvier 2024 le Centre national de la musique (CNM). La proposition californienne (10) vise à instaurer – au plus tôt à partir du 1er janvier 2025 – « une taxe de 7,25 % sur les recettes brutes provenant des transactions d’extraction de données pour soutenir le journalisme ». Ces data extraction transactions englobent les données où un redevable à cette taxe vend des informations sur les utilisateurs ou l’accès aux utilisateurs à des annonceurs, et engage un échange en fournissant des services à un utilisateur en échange partiel ou total de la possibilité d’afficher des publicités à l’utilisateur ou de collecter des données sur l’utilisateur. Cette taxe destinée à la presse californienne serait due par les acteurs du numérique dépassant les 2,5 milliards de dollars de chiffre d’affaires – les GAFAM en tête.
Quant à la « taxe streaming », fixé en France au taux de 1,2 % du chiffre d’affaires, elle est entrée en vigueur depuis le 1er janvier 2024 et est applicable aux plateformes de musique en ligne réalisant dans l’Hexagone au moins 20 millions d’euros par an. Spotify, Deezer, Apple Music ou Amazon Music y sont assujettis, mais pas Qobuz (11).

Vers un Centre national de la presse (CNP) ?
Les recettes fiscales de cette « taxe streaming » vont financer le Centre national de la musique (CNM) afin de renforcer ses soutiens en faveur de l’industrie phonographique. « Le groupe de travail [“L’avenir des médias d’information et du journalisme” présidé par Christopher Baldelli, ndlr] est conscient des difficultés juridiques à instaurer une telle taxe, notamment au regard du droit européen, mais il considère que le principe doit en être posé. Une telle décision a été prise dans le cadre de l’économie de la musique enregistrée (taxe streaming) », plaide-t-il dans le rapport des EGI. De là à proposer un Centre national de la presse (CNP), il n’y a qu’un pas. @

Charles de Laubier

Data Transfer Initiative, cofondée par Google, Apple et Meta, accélère

Depuis que le DMA et le Data Act, sur fond de RGPD, sont entrés en vigueur dans l’Union européenne, les grandes plateformes numériques s’organisent pour mettre en pratique la portabilité des données. Google, Apple et Meta accélèrent dans ce domaine via la Data Transfer Initiative (DTI).

Permettre aux utilisateurs de réaliser des transferts de données simples, rapides et sécurisés, directement entre les services. Telle est la promesse de l’organisation Data Transfer Initiative (DTI), basée à Washington et cofondée en 2018 par trois des GAFAM : Google, Meta et Apple. Ces travaux se sont accélérés avec l’entrée en vigueur le 1er janvier 2024 du Data Act (DA), le règlement européen sur « l’équité de l’accès aux données et de l’utilisation des données » (1), et le 7 mars 2024 du Digital Markets Act (DMA), le règlement sur les marchés numériques (2).

Transférabilité des photos, vidéos et musiques
Que dit le DMA au juste ? « Le contrôleur d’accès [gatekeepers] assure aux utilisateurs finaux et aux tiers autorisés par un utilisateur final, à leur demande et gratuitement, la portabilité effective des données fournies par l’utilisateur final ou générées par l’activité de l’utilisateur final dans le cadre de l’utilisation du service de plateforme essentiel concerné, y compris en fournissant gratuitement des outils facilitant l’exercice effectif de cette portabilité des données, et notamment en octroyant un accès continu et en temps réel à ces données ». Tandis que le DA, lui, consacre le « droit à la portabilité des données » vis-à-vis non seulement des GAFAM (et tout gatekeepers) mais aussi des fournisseurs de services de cloud. La portabilité des données est également prévue par le règlement général sur la protection des données (RGPD), applicable depuis le 25 mai 2018 (3).
Aussi, sous la pression de l’Union européenne, les travaux de la DTI s’intensifient, comme l’explique Chris Riley (photo), le directeur de cette organisation américaine : « Longtemps considérée comme une question de niche – qualifiée étiquetée comme “un droit obscur des personnes concernées” –, la portabilité des données a pris beaucoup plus d’importance ces dernières années, notamment dans le règlement sur les marchés numériques et celui sur les données. Son impact va au-delà même des contextes de la protection des données et de la concurrence, allant jusqu’à la sécurité en ligne et la gouvernance de l’IA ». Car, toujours dans les Vingt-sept, le règlement sur l’intelligence artificielle (AI Act) est à son tour entré en vigueur, depuis le 1er août 2024 (4). La DTI a donc engagé des travaux sur la portabilité de l’IA personnelle, avec la collaboration de la start-up californienne Inflection (5) qui crée une IA personnelle pour tout le monde, baptisée Pi. Le 18 juin dernier, la DTI a partagé – à l’attention du nouveau Parlement européen – sa vison sur la politique de l’UE pour « responsabiliser les gens par la portabilité des données » et à travers cinq priorités : « Mettre en œuvre les lois existantes de manière efficace ; établir la confiance entre les fournisseurs ; promouvoir la neutralité technologique ; investir dans la sensibilisation et l’engagement ; évaluer la transférabilité dans la pratique, et non sur le papier » (6). Concrètement, la DTI a annoncé le 27 août dernier un outil de transfert des playlists de musique en streaming, adopté par Google et Apple pour assurer le passage d’Apple Music à YouTube Music et vice-versa. Grâce au Data Transfer Project (DTP) développé en open source, cette portabilité musicale est opérationnelle depuis début septembre.
L’utilisateur, lui, n’a pas à télécharger ses contenus. « Ce qui est transféré n’est pas la bibliothèque musicale, mais les playlists d’un utilisateur. La sélection et l’ordre des chansons dans cette liste reflètent la créativité humaine et l’investissement de l’émotion et du temps. Comme le transfert de playlists ne comprend pas les copies des fichiers des chansons elles-mêmes, faire correspondre les chansons sur la destination finales devient un défi potentiel », indique Chris Riley (7), qui fut directeur des affaires publiques de Mozilla (Firefox). L’une des difficultés est de respecter le choix musical de l’utilisateur – comme ne pas confondre un enregistrement en studio et une captation en concert. Une autre passerelle entre Apple et Google dans la portabilité des données avait été présentée le 10 juillet dernier par la DTI : le transfert direct entre cette fois Google Photos et l’iCloud Photo d’Apple. Ce principe de réciprocité est désormais opérationnel, toujours grâce au DTP open source.

Meta met ses outils de transfert dans DTP
De son côté, Meta a lancé fin 2019 un outil sur Facebook qui permet de transférer des messages (posts), des photos et des vidéos directement de Facebook vers des services tiers comme Google Photos (8). « La nouveauté pour Meta est que ses outils entrent désormais dans le cadre du DTP de DTI », précise Chris Riley à Edition Multimédi@. Mais de prévenir : « Une portabilité efficace ne se limite pas à offrir des outils de transfert de données. Il faut réfléchir soigneusement à l’ingénierie et à la conception pour s’assurer que les données d’une personne sont intactes lorsqu’elles passent d’un service à un autre » (9). @

Charles de Laubier

Le démantèlement des Big Tech comme Google n’est plus tabou, ni aux Etats-Unis ni en Europe

L’étau de la régulation antitrust américaine se resserre sur Google, filiale d’Alphabet. Le département de la Justice (DoJ) n’exclut aucun remède en faveur de la concurrence, y compris l’arme absolue du démantèlement (breakup). En Europe, cette menace ultime est aussi sur la table.

Le numéro un mondial des moteurs de recherche, Google, sera-t-il le premier Gafam à être démantelé aux Etats-Unis ? La filiale du groupe Alphabet, présidé depuis près de cinq ans par Sundar Pichai (photo), est la cible de deux procès antitrust historiques aux EtatsUnis. Le premier procès, qui s’est ouvert en septembre 2023, s’est soldé le 5 août 2024 par un jugement qui condamne Google pour abus de position dominante sur le marché des moteurs de recherche où il est en situation de quasi-monopole. La firme de Mountain View a fait appel de cette décision. Le second procès, qui s’est ouvert le 9 septembre 2024, concerne cette fois ses outils de monétisation publicitaires.

Vendre Android, AdWords et/ou Chrome ?
Dans ces deux affaires, la menace ultime de l’antitrust américaine est le démantèlement, ou breakup, de Google. Le Département de la Justice (DoJ) y songe sérieusement, d’après une information de l’agence Bloomberg publiée le 13 août dernier (1). Pour casser le monopole illégal de Google constitué par son moteur de recherche au détriment de la concurrence, cette option ultime n’est pas exclue. Elle pourrait consister par exemple à obliger Google à céder son système d’exploitation Android (2) et/ou son activité publicitaire AdWords devenue Google Ads (3), voire aussi de se délester de son navigateur web Chrome (4). Si ce n’est pas le démantèlement pur et simple, les autres remèdes pourraient être de forcer Google à partager ses données avec ses concurrents et à faire en sorte que ses comportements monopolistiques ne se reproduisent pas dans l’intelligence artificielle (IA).
Dans son verdict du 5 août, le juge a d’ailleurs pointé le fait que Google a payé 26,3 milliards de dollars en 2021 pour maintenir la domination de son moteur de recherche en devenant – par ses accords anticoncurrentiels signés avec Apple et des fabricants de smartphones sous Android comme Samsung, d’une part, et des navigateurs web tels que Firefox de Mozilla d’autres part – le search engine par défaut au niveau mondial. Rien qu’aux Etats-Unis, Google Search s’arroge près de 90 % de part de marché. « Par défaut » : là est le nœud du problème, lorsque la filiale d’Alphabet impose aussi « par défaut » sur des terminaux son navigateur web Chrome, sa boutique d’applications Play Store ou d’autres de ses services. La firme de Mountain View a profité d’une concurrence qu’elle a réduite à portion congrue pour augmenter les tarifs des publicités contextuelles, ces résultats de recherche estampillés « sponsorisé ». Ce jugement historique du 5 août, contre lequel Google a fait appel, est considéré comme la première plus grande décision judiciaire des autorités antitrust fédérales américaines contre la domination des Big Tech. Washington avait bien essayé il y a un quart de siècle de démanteler Microsoft pour avoir abusé du monopole de son système d’exploitation Windows dans les ordinateurs PC afin d’imposer son propre navigateur Internet Explorer (devenu aujourd’hui Edge). Mais cela n’a pas abouti car l’affaire judiciaire s’est achevée par un « Consent Decree » reposant sur des engagements pris en 2001 par la firme cofondée par Bill Gates.
A l’issue de la procédure d’appel, le verdict pourrait être soit le démantèlement de Google qu’envisagerait le DoJ pour redonner vie à la concurrence, soit interdire définitivement tout accord financier « par défaut » en imposant des menus de sélection de moteurs de recherche, de navigateurs web, de boutiques d’applications, ou encore de services essentiels en ligne.
Google n’est pas au bout de ses peines judiciaires car le deuxième procès qui vient de démarrer le 9 septembre dernier à Alexandria, dans l’Etat américain de Virginie. Cette fois, c’est tout l’écosystème publicitaire de la filiale d’Alphabet qui est en cause. Les enjeux sont énormes puisque les outils dans le collimateur du DoJ – Google Ads (ex-AdWords), AdSense, Google Marketing Platform (DoubleClick), Ads Tools, YouTube Ads, etc. – ont contribué à plus de 75 % des 307,4 milliards de dollars de chiffre d’affaires publicitaires de Google en 2023, sa filiale YouTube comprise.

Google réfute les accusations de monopole
Le DoJ souligne en outre que Google contrôle 91 % du marché des serveurs publicitaires (« AdServer ») où les éditeurs offrent leurs espaces publicitaires, plus de 85 % du marché des réseaux publicitaires (« AdNetwork ») que les annonceurs utilisent pour placer leurs publicités, et plus de 50 % du marché des bourses d’échanges publicitaires (« AdExchange »). Il est reproché à la firme de Mountain View de lier ses outils publicitaires destinés aux éditeurs (de sites web ou d’application, presse en ligne ou autres) et aux annonceurs, en s’imposant comme « intermédiaire privilégié ». Et ce, au détriment de concurrents dits tierces parties tels que The Trade Desk, Comcast (NBCUniversal) ou encore PubMatic qui, selon Reuters (5), pourraient témoigner à ce procès. Le géant du Net réfute ces accusations et estime que ces parts de marché ne concernent que le Web et ne prennent pas en compte la concurrence sur les réseaux sociaux, la télévision en streaming ou encore les applications mobiles. Les premières plaintes à l’origine de ce second procès avaient été déposées il y a cinq ans (en septembre 2019) par l’administration américain (DoJ et FTC) et une coalition de plusieurs Etats américains (6) dont le Texas, la Caroline du Nord et le Mississippi.

DoJ, FTC et Etats américains contre Google
Google est accusé au passage d’avoir grandement contribué aux difficultés de la presse américaine depuis deux décennies. « Le journalisme est menacé en grande partie par la consolidation du marché de la publicité », a même affirmé en juin dernier Jonathan Kanter, procureur général adjoint du DoJ, lors d’un événement organisé fin juin (7) par l’Open Markets Institute, un groupe de défense des intérêts antimonopolistiques et opposé à la domination de Google (8). Ce sera à la juge Leonie Brinkema que reviendra le pouvoir de décider s’il faut démanteler ou pas Google, après avoir entendu à la barre de nombreux employés ou cadres de Google, actuellement en poste – comme Neal Mohan, directeur général de YouTube et ex-directeur de la publicité de Google – ou anciens salariés.
La question du démantèlement de Big Tech se pose aux Etats-Unis depuis plusieurs années, mais elle a pris de l’ampleur depuis l’arrivée de Lina Khan (photo ci-dessus) à la tête de la FTC qui n’écarte pas cette éventualité (9). Mais son mandat se termine avec ce mois septembre 2024. N’avait-elle pas publié en 2017 dans le Yale Law Journal un article intitulé « Paradoxe anti-monopole d’Amazon » (10) ? Son prédécesseur, Joseph Simons, avait même fait le mea culpa de la FTC : « Nous avons fait une erreur », avait-il confessé dans un entretien à l’agence Bloomberg le 13 août 2019 en faisant référence notamment à l’acquisition par Google de YouTube en 2006 pour 1,65 milliard de dollars et de DoubleClick en 2007 pour 3,1 milliards de dollars. « S’il le faut [démanteler], il faut le faire », avait-il estimé. Puis il y a eu en octobre 2020 la publication d’un rapport retentissant de la sous-commission antitrust à la Chambre des représentants des Etats-Unis, intitulé « Investigation of competition in the Digital markets » (11) qui, en 451 pages, a recommandé au Congrès américain de légiférer pour casser les monopoles numériques – quitte à en passer par leur « séparation structurelle » ou spin-off.
Les géants du Net se retrouvent aussi dans l’œil du cyclone en Europe. Depuis que le Digital Markets Act (DMA) est entré en vigueur dans les Vingt-sept avec plein d’obligations imposées aux gatekeepers depuis le 7 mars 2024 (12), le breakup à l’européenne est une « arme nucléaire » de dissuasion à portée de Bruxelles. Le démantèlement, Margrethe Vestager, vice-présidente de la Commission européenne, l’avait encore évoqué explicitement le 14 juin 2023 mais sans utiliser le terme, alors que la Commission européenne venait d’adresser à Google des griefs l’accusant de pratiques abusives sur le marché de la publicité en ligne : « La Commission européenne estime donc à titre préliminaire que seule la cession [divestment] obligatoire, par Google, d’une partie de ses services permettrait d’écarter ses préoccupations en matière de concurrence » (13). Et il y a bientôt dix ans que les eurodéputés ont adopté, le 27 novembre 2014, une « résolution sur le renforcement des droits des consommateurs au sein du marché unique numérique » (14). Cette résolution non contraignante, votée à une large majorité, appelait à démanteler Google pour restaurer la concurrence en Europe. Le Parlement européen demandait ainsi « à la Commission européenne d’envisager de (…) séparer les moteurs de recherche des autres services commerciaux comme l’un des éventuels moyens à long terme permettant de réaliser les objectifs [concurrentiels] ».
A défaut de démantèlement jusqu’à ce jour, la Commission européenne a déjà infligé trois amendes à Google (15) pour abus de position dominante : 2,42 milliards d’euros le 27 juin 2017 pour son moteur de recherche – amende confirmée le 10 septembre 2014 par la CJUE (16) –, 4,3 milliards d’euros le 18 juillet 2018 pour Android, et 1,49 milliard d’euros d’amende infligée le 20 mars 2019 pour la publicité. Plus récemment, lors de la 28e Conférence annuelle de la concurrence organisée par l’International Bar Association (IBA), Margrethe Vestager, a mis en garde contre l’acquisition par les grandes entreprises de cibles qui n’ont pas ou peu de chiffre d’affaires : « Si ces cibles sont porteuses d’innovations, le problème est qu’elles peuvent être acquises par de très grandes entreprises qui veulent les acquérir pour protéger leur pouvoir de marché. Par exemple, des acquisitions peuvent être faites pour tuer une innovation qui menacerait le marché de base de la grande entreprise ».

L’Europe « contre les acquisitions meurtrières »
Et la Danoise « antitrust » des Vingt-sept d’ajouter : « En numérique et en tech, notre suivi confirme également que […] ces cibles sont souvent actives sur des marchés naissants, et cette stratégie est mise en place par des entreprises comme Google, Apple, Amazon et Microsoft » (17). Aussi, pour le prochain mandat de la Commission européenne (deuxième mandat pour Ursula von der Leyen), elle préconise « une nouvelle approche de la politique de concurrence », quitte à «modifier le règlement sur les concentrations» et à «introduire un “mécanisme de sauvegarde” » avec « une protection contre les acquisitions meurtrières ». @

Charles de Laubier

Le règlement européen « Internet ouvert » a presque dix ans : la neutralité du Net est en danger

Entre les IA génératives qui rêvent de remplacer les moteurs de recherche et les opérateurs télécoms qui militent pour une taxe sur les Gafam utilisant leurs réseaux, la neutralité d’Internet est plus que jamais menacée. Les régulateurs résisteront-ils à la pression des « telcos » et des « big tech » ?

La neutralité d’Internet est prise en étaux entre l’intelligence artificielle et les opérateurs télécoms. Il y a dix ans, la notion de « neutralité de l’Internet » était adoptée pour la première fois en séance plénière, lors d’un vote en première lecture de la proposition de règlement établissant des mesures sur le marché unique européen des communications électroniques. Deux amendements retenus introduisaient la définition de « neutralité de l’Internet [comme étant] le principe selon lequel l’ensemble du trafic Internet est traité de façon égale, sans discrimination, limitation ni interférence, indépendamment de l’expéditeur, du destinataire, du type, du contenu, de l’appareil, du service ou de l’application » (1).

A l’Internet ouvert, un « Internet fermé »
Après des années de tabou puis de débats voire de polémiques sur le sujet (2), le principe de la neutralité d’Internet était enfin sur le point d’être gravée dans le marbre de la législation européenne. Mais finalement, alors même que le lobby des opérateurs télécoms était vent debout contre cette obligation de « neutralité du Net » et défendant becs et ongles leur droit à pratiquer la « gestion de trafic » et à proposer des « services gérés » (3), cette proposition de règlement n’avait pu être votée avant les élections européennes de mai 2014. C’était il y a dix ans. Là où la Commission européenne de Jean-Claude Juncker s’apprêtait à consacrer la neutralité de l’Internet, ce fut celle de Ursula von der Leyen (photo) – chrétienne-démocrate conservatrice, plutôt hostile à Internet (4) – qui proposera un règlement. Mais celui-ci ne parlera pas explicitement de « neutralité » d’Internet mais d’un Internet « ouvert ».
Ce règlement « Internet ouvert » (ou Open Internet), daté du 25 novembre 2015, sera promulgué au Journal Officier de l’Union européenne le 26 novembre suivant (5) et est censé être appliqué depuis 2016 par les Etats membres. Le mot « neutralité » n’apparaît qu’une fois, et encore est-ce pour évoquer dans un considérant de deux lignes la « neutralité technologique », mais en aucun cas la neutralité des réseaux. Or la « garantie d’accès à un Internet ouvert » n’est qu’un succédané du principe de neutralité d’Internet. Certes, l’article 3 du règlement de 2015 garanti cet accès à un « Internet ouvert » : « Les utilisateurs finals ont le droit d’accéder aux informations et aux contenus et de les diffuser, d’utiliser et de fournir des applications et des services et d’utiliser les équipements terminaux de leur choix, quel que soit le lieu où se trouve l’utilisateur final ou le fournisseur, et quels que soient le lieu, l’origine ou la destination de l’information, du contenu, de l’application ou du service, par l’intermédiaire de leur service d’accès à l’Internet ». Mais ce même article permet aux opérateurs télécoms et fournisseurs d’accès à Internet (FAI) de « mettre en œuvre des mesures raisonnables de gestion du trafic ».
Le lobby des « telcos » a obtenu gain de cause : la neutralité du Net n’apparaît pas du tout dans le règlement et ils peuvent « gérer le trafic » de leurs réseaux comme ils l’entendent, pour peu que cela soit perçu comme « raisonnable ». Raisonnable ? « Pour être réputées raisonnables, les mesures sont transparentes, non discriminatoires et proportionnées, et elles ne sont pas fondées sur des considérations commerciales, mais sur des différences objectives entre les exigences techniques en matière de qualité de service de certaines catégories spécifiques de trafic » (6). Les FAI doivent « s’abstiennent de bloquer, de ralentir, de modifier, de restreindre, de perturber, de dégrader ou de traiter de manière discriminatoire des contenus, des applications ou des services spécifiques ou des catégories spécifiques de contenus, d’applications ou de services, sauf si nécessaire et seulement le temps nécessaire ».
Mais en même temps, ces mêmes acteurs du Net « sont libres de proposer des services […] qui sont optimisés pour des contenus, des applications ou des services spécifiques […] correspondant à un niveau de qualité spécifique ». La notion d’Internet ouvert a en réalité réservé une voie à un Internet fermé. Ces services optimisés ne doivent cependant pas empêcher d’accéder à tous les services de l’Internet, ni les remplacer, ni dégrader la qualité générale des services d’accès à l’Internet pour les internautes (7).

Droits fondamentaux et Net Neutrality
Si le règlement européen de 2015 a troqué « la neutralité d’Internet » par la notion plus vague de « l’Internet ouvert », il n’en a pas été de même pour l’Organe des régulateurs européens des communications électroniques (Orece, ou Berec en anglais). En publiant le 30 août 2016 ses lignes directrices pour la mise en œuvre du règlement « Internet ouvert », il parle bien de « Net Neutrality » (8). La « Déclaration européenne sur les droits et principes numériques pour la décennie numérique », publiée le 23 janvier 2023 à l’initiative de l’Union européenne (9), consacre clairement, elle aussi, « la neutralité technologique et de l’Internet » (technological and Net Neutrality). Trois mois après, la Commission européenne publie son rapport sur « la mise en œuvre des dispositions du règlement [de 2015 concernant] l’accès à un Internet ouvert » (10), où il est clairement écrit noir sur blanc que « [le règlement] consacre le principe de la neutralité de l’Internet : le trafic Internet devrait être traité sans discrimination, blocage, limitation ou priorité ».

Arcep et CSNP veillent à la « neutralité »
Des pays ont réhabilité l’expression de « neutralité d’Internet » que le règlement de 2015 a passé sous silence, comme l’a fait la France en transposant le règlement « Internet ouvert » dans la loi « République numérique » du 7 octobre 2016, où elle associe explicitement le principe de neutralité d’Internet à celui d’Internet ouvert, depuis lors inscrit dans le code des postes et des communications électroniques : « La neutralité de l’Internet […] consiste à garantir l’accès à l’Internet ouvert régi par le règlement [de 2015] », précise son article 40 qui charge aussi l’Arcep d’« assurer le respect de la neutralité de l’Internet ».
Quant à la Commission supérieure du numérique et des postes (CSNP), instance bicamérale et transpartisane en interaction avec Bercy, « elle étudie les questions relatives à la neutralité de l’Internet » (11). Or, selon les constatations de Edition Multimédi@, la CSNP n’a pas publié d’étude ni d’avis sur la neutralité du Net depuis près de huit ans que la loi lui a confié le soin d’étudier cette question. Contactée, sa secrétaire générale Valérie Montané nous a cependant indiqué que « le sujet de la neutralité d’Internet a été abordé en auditions mais sans donner lieu à un avis ».
L’Arcep, elle, a réexprimé haut et fort le 4 juillet dernier son attachement à la neutralité du Net, à l’occasion de la publication de son rapport annuel sur « l’état de l’Internet en France » (12). Dans cette édition 2024, sa présidente de Laure de La Raudière (photo ci-dessus) a consacré son édito à ce sujet en l’intitulant « L’ouverture de l’Internet : le combat continue ». Il y est question explicitement de la « neutralité du Net » qu’il faut « continuer à défendre » pour avoir « la garantie que tous les contenus p[uissent] circuler librement sur les réseaux des opérateurs télécoms, sans discrimination ». Et d’ajouter : « Il n’y a pas de contenus “VIP” et tant mieux ! ». Alors que « certains acteurs imaginent pouvoir la supprimer là où elle existe, pendant que d’autres cherchent à l’imposer, comme le montre la récente décision [Safeguarding and Securing the Open Internet, ndlr] de la Federal Communications Commission aux Etats-Unis (13) ». Présidente de l’Arcep depuis fin janvier 2021, Laure de La Raudière – alors députée – avait remis en avril 2011 un rapport réalisé avec sa consoeur Corinne Erhel sur « la neutralité d’Internet et des réseaux » (14), à l’issue de la mission d’information de la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale. Ce rapport fera date dans la mesure où il veut éviter de sacrifier la neutralité de l’Internet sur l’autel de l’intérêt économique des opérateurs télécoms, en donnant une portée juridique à ce principe. Même La Quadrature du Net applaudit les propositions des deux députées qui ont « fait le choix pertinent de décorréler » la question de la neutralité du Net de celle des investissements des opérateurs télécoms (15). Treize après ce rapport jugé « courageux », Laure de La Raudière continue de faire de la neutralité du Net son cheval de bataille. Dans une tribune publiée le 2 juillet dans Le Monde, soit deux jours avant la publication du rapport sur « l’état de l’Internet en France », la présidente de l’Arcep a mis en garde contre cette fois « les IA génératives [qui] menacent notre liberté de choix dans l’accès aux contenus en ligne » (16). Comment ? « En contrôlant directement l’accès au savoir et son partage au cœur du modèle d’Internet, les IA génératives menacent donc notre liberté de choix dans l’accès aux contenus en ligne ainsi que notre liberté d’expression. Il s’agit d’une remise en cause fondamentale du principe d’ouverture d’Internet », alerte-t-elle, comme l’Arcep l’a fait en mars dans sa réponse (17) à la consultation publique de la Commission européenne sur la concurrence sur le marché des IA génératives.
On remarquera au passage que sa tribune dans Le Monde emploie l’expression « Internet ouvert » mais, cette fois, pas du tout « neutralité d’Internet », peut-être pour ne pas fâcher les opérateurs télécoms arc-boutés contre ce principe de neutralité du Net…

Autre danger : taxe « Gafam » sur les réseaux
Un autre péril menace la neutralité de l’Internet. Il se situe dans le futur règlement européen sur les réseaux numériques – le Digital Networks Act (DNA) – qui pourrait être une des priorités de la prochaine Commission européenne qui s’installera en novembre 2024 avec Ursula von der Leyen reconduite à sa tête. Porté jusquelà par le commissaire au marché intérieur, Thierry Breton, ce DNA envisage – à la demande du lobby grands opérateurs télécoms historiques, l’Etno – une « contribution équitable » (network fees ou fair share) que seraient obligés de verser les Gafam aux « telcos » pour emprunter leurs réseaux (18). Cet « Internet à péage » (19) pourrait être le premier clou dans le cercueil de la neutralité du Net. @

Charles de Laubier