Live streaming et covid-19 en France : les enjeux juridiques du direct sans frontières sur Internet

La retransmission en direct sur Internet d’événements culturels, qu’ils soient spectacles vivants, concerts ou encore festivals, a explosé à l’ère des confinements. Si le live streaming ne date cependant pas d’hier, son avenir pourrait être mieux encadré par une réglementation et une jurisprudence.

Par Anne-Marie Pecoraro*, avocate associée, UGGC Avocats

La crise sanitaire a bouleversé l’industrie audiovisuelle et établi de nouvelles façons d’accéder aux biens culturels, lesquelles sont susceptibles de perdurer, dont le live streaming. Son exploitation financière se heurte à une complexité juridique qui en fait encore un outil promotionnel avant tout, sans pourtant empêcher les innovations de se multiplier.

OVNI juridique et usages multiples
Piètre millésime que l’année 2020 : interdiction en France des rassemblements de plus de mille, cent, puis six personnes pour lutter contre la propagation du covid-19. Les mesures sanitaires qui s’imposent alors (respectivement les 8 mars, 15 mars et 14 octobre 2020 (1)) empêcheront la tenue de spectacles vivants, privant les acteurs concernés de la quasi-totalité des revenus tirés des spectacles en « présentiel ». Au pied du mur, le monde du spectacle vivant, déjà fragilisé, s’inquiète. C’était toutefois sans compter sur l’existence d’un pis-aller au développement fulgurant. Le concert est mort… vive le live streaming. Ne nous y trompons pas, le « live streaming », ou « diffusion en direct », préexistait à la crise sanitaire mondiale actuelle (2).
« L’exploitation secondaire du spectacle vivant qui connaît la plus forte croissance sur Internet reste la diffusion de concerts en direct – financée par les marques, le sponsoring et la publicité, ou grâce au paiement à l’acte », constate dès 2015 l’ancien think tank Proscenium qui avait été créé par le Prodiss, syndicat national des producteurs, diffuseurs, festivals et salles de spectacle musical et de variété (3). Les festivals de musique font d’ailleurs figures de précurseurs en la matière : à l’international, dès 2012, l’américain Coachella optait pour le spectacle vivant hybride, réunissant 80.000 festivaliers face à la scène et 4.000.000 d’autres face à leur écran, venus assister à la retransmission diffusée en temps réel sur la plateforme de partage de vidéos en ligne YouTube. La diffusion en live sur YouTube est rendue disponible dès 2011. Néanmoins, si l’ère du covid n’a pas fait naître le live stream, elle en a été le tremplin (4) et commence à constituer une alternative crédible aux directs des chaînes de télévision traditionnelles (5). La réalité du live streaming est telle qu’à ce jour sa définition n’a d’ancrage dans aucune source textuelle ou jurisprudentielle, ni ne fait consensus auprès notamment des acteurs de la filière musicale (6). En matière musicale justement, suppléant l’absence de définition unique, le Centre national de la musique (CNM) propose celle de « mode de diffusion sur des canaux numériques d’une captation de spectacle, selon des modalités souvent très différentes, en direct ou en différé, gratuite ou payante, sur des sites Internet dédiés, sur les sites d’institutions ou de médias et sur les réseaux sociaux » (7).
Cette définition reflète une réalité pratique protéiforme, où d’importants paramètres sont susceptibles de varier : modes de production (artiste seul/producteur), d’accès (gratuit/ possibilité de don/payant), jauge de public, zone de diffusion, durée de la diffusion (éphémère/avec replay pour une durée déterminée), moment de la diffusion (en temps réel/en différé mais avec accès simultané des spectateurs à un moment préalablement défini, à la manière d’un rendezvous), mode d’interaction entre le public et l’artiste (simple spectateur/chat, don, merchandising…). A ce sujet, le CNM a publié en février 2021 un « état des lieux exploratoire du live streammusical » (8).
Cependant, en l’absence de droit spécial spécifique consacré au live streaming, les mécanismes de droit commun du droit de la propriété intellectuelle s’appliquent. Du point de vue du droit d’auteur, la diffusion d’un live stream constitue selon le Code de la propriété intellectuelle (CPI) : un acte de représentation (9) et un acte de reproduction (10). Les droits d’auteurs et droits voisins octroyant un droit exclusif à leurs titulaires au titre duquel ceux-ci peuvent autoriser ou interdire tout acte d’exploitation s’appliquent, ainsi que les droits d’exclusivité contractuels.

Un potentiel millefeuille de droits
Qu’il s’agisse de l’artiste lui-même ou de son producteur phonographique, audiovisuel, ou de spectacle, avec lequel il aura conclu, le responsable du live stream – qui prévoit de communiquer un objet protégé – doit s’assurer d’avoir préalablement obtenu l’autorisation de tous les ayants droits. Or ce procédé est avant tout une captation, fixation sonore ou audiovisuelle d’une prestation conçue pour être retransmise en ligne en direct, à un public présent ou non au lieu de sa réalisation. Elle est un potentiel millefeuille de droits, correspondant à ceux – d’autant de contributeurs ou leurs ayants droits – qui devront en autoriser l’utilisation et qu’il faudra rémunérer pour chaque mode d’exploitation, sauf à constituer un acte de contrefaçon : droits des auteurs du spectacle et de la captation (compositeur, adaptateur…) (11), des artistes-interprètes (comédien, musicien…) (12) y compris leur droit à l’image (13), des producteurs de phonogrammes ou vidéogrammes (14), du producteur de spectacle vivant, des exploitants du lieu où le spectacle est capté pour l’exploitation de l’image du lieu, …

Rémunération spécifique des artistes
Parallèlement, l’artiste-interprète engagé par un producteur pour l’enregistrement d’une captation de spectacle pourra l’être au titre d’un contrat de travail à durée déterminée (15) ; un contrat spécifique au titre des droits voisins devra être conclu par écrit (16). Les organismes de gestion collective, comme la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem), ont accompagné les titulaires de droits dans la mutation de l’industrie musicale en gratifiant les artistes qui ont privilégié le live streaming d’une « rémunération spécifique exceptionnelle de droits d’auteur adaptée à la diffusion des live stream » pour pallier l’absence de concerts ou de festivals (17). Les droits d’auteurs sont calculés selon des conditions précises, dont la durée de la performance live et le nombre de vues.
Le live stream ne se limite pas au domaine musical, loin s’en faut : l’e-sport occuperait la première place du podium avec 54 % des contenus proposés (18). Ces industries rappellent que parmi les modes possibles de création de valeur appliqués au live streaming (paiement à l’acte/billetterie, abonnement, don, publicité, placements de produits…), les revenus issus des licences, sponsoring et communications commerciales audiovisuelles sont essentiels, dans le respect des exigences de transparence applicables aux publicités en ligne (19). Les parrainages, sponsorships, y auraient générés 641 millions de dollars de revenus en 2021, loin devant les autres sources de revenus. Quid de la régulation des contenus et de la responsabilité des plateformes ? Le groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels, appelé ERGA, a récemment rendu un avis favorable concernant le Digital Services Act (DSA). Encore à l’état de projet législatif, ce dernier vise à instaurer un tronc commun de règles relatives aux obligations et à la responsabilité des intermédiaires au sein du marché unique (services intermédiaires, services d’hébergement, plateformes en ligne et très grandes plateformes en ligne).
L’ERGA préconise de le renforcer en incluant dans son champ tous les acteurs qui appliquent une politique de modération, y compris les services de live streaming (20). En effet, l’ERGA constate que leurs fonctionnalités et leurs modalités permettent aux services de live streaming d’entrer dans la définition des plateformes de partage de vidéos donnée par la directive européenne sur les service de médias audiovisuels (SMA) (21), mais pas dans la définition des plateformes en ligne, ni des services d’hébergement donnée par le DSA s’ils n’impliquent pas de capacités de stockage, ce qui les exclut du régime d’obligations correspondant (22). De ce fait, il est nécessaire que le champ d’application matériel de la SMA et du DSA soient accordés.

Le live streaming survivra au covid
Quinze mois après l’interdiction de la tenue des concerts et festivals, la mesure est levée au 30 juin 2021. Mais si le coronavirus n’est que temporaire, il y a à parier que le live streaming lui survivra. Sur le plan créatif, il permet de créer un lien avec le public via une utilisation innovante des nouvelles technologies ; en termes d’influence, il permet une retransmission transfrontière et d’atteindre un public plus large. Il en a été ainsi, pour ne citer que deux exemples, du concert en réalité virtuelle agrémenté d’effets visuels donné par Billie Eillish en octobre 2020, à partir d’un studio à Los Angeles et une production à Montréal, ou de celui de Jean- Michel Jarre à la cathédrale Notre-Dame de Paris en janvier 2021. Le covid est mort… vive le live streaming ? @

* Anne-Marie Pecoraro est avocate spécialisée en droit de
la propriété intellectuelle, des marques, des nouvelles
technologies et de l’exploitation des données personnelles.

Fracture et relance : 4.000 conseillers numériques

En fait. Le 24 août, 62 premiers conseillers numériques « France Services » – sur les 4.000 prévus dans le cadre du plan de relance – ont pris leur poste. Un budget de 200 millions d’euros leur est consacré, auxquels s’ajoutent 40 millions d’euros pour le mobilier d’accueil et 10 millions pour le service public digital « Aidants Connect ».

Huawei, de plus en plus ostracisé dans monde, a trouvé en France un certain asile économique

Au pays d’Ericsson, la justice a débouté le 22 juin dernier Huawei de son action contre son éviction du marché suédois de la 5G. C’est le premier pays de l’Union européenne à bannir le chinois, après les Etats-Unis, l’Australie et le Royaume-Unis. En France, c’est du « Je t’aime, moi non plus ».

Le chinois Huawei, numéro un des équipements télécoms 5G et numéro trois mondial des fabricants de smartphones, va-t-il demander l’asile économique à la France pour continuer ses activités en Occident où il est de plus en plus banni ? La question peut prêter à sourire, mais elle n’est pas loin de refléter la réalité de ce qui arrive à la firme de Shenzhen que de nombreux pays dans le monde excluent sous des prétextes de « sécurité nationale » et d’accusations non prouvées de cybersurveillance (Etats-Unis, Australie, Royaume-Uni, Suède, Inde, …) – mais pas totalement la France.

Débouté aux Etats-Unis et en Suède
« C’était vraiment bien de parler avec Maurice. Merci de m’avoir invité ! VivaTech est une plateforme incroyable pour l’innovation, et elle fait exactement ce dont le monde a besoin en ce moment : rassembler de grands esprits passionnés pour faire un changement », a twitté l’actuel président du groupe Huawei Technologies, Ken Hu (photo), après son échange le 18 juin avec Maurice Lévy, président du conseil de surveillance de Publicis et cofondateur du salon VivaTech. « L’innovation et l’inclusion technologique sont les principaux moteurs d’un monde meilleur après la pandémie », a-t-il aussi lancé (1).
Le même jour, aux Etats-Unis, Huawei Technologies perdait devant une cour d’appel contre une décision prise par la Federal Communications Commission (FCC) le 10 décembre 2020 considérant le fabricant chinois comme « une menace pour la sécurité nationale » (2) et après avoir interdit auparavant aux entreprises américaines d’utiliser les subventions publiques pour financer les achats de la technologie 5G de Huawei. La firme de Shenzhen avait dénoncé devant la justice américaine une décision prise « sans preuves substantielles » et « préjudiciable à l’industrie américaine » (3). De plus, l’entreprise chinoise n’avait pas eu le temps de se défendre et surtout considère comme « inconstitutionnelle » la décision prise fin 2020 sous l’ère Trump de la mettre sur liste noire au nom de la « sécurité nationale » (4). Quatre jours après avoir été débouté à la Nouvelle-Orléans, ce fut cette fois en Suède qu’un nouveau déboire judiciaire est intervenu : le 22 juin dernier, le tribunal administratif de Stockholm a débouté Huawei qui contestait une décision de l’autorité de régulation des télécoms suédoise (PTS), laquelle, en octobre 2020, excluait les chinois Huawei et ZTE des réseaux 5G en Suède au nom là aussi de la « sécurité nationale ». Le jugement suédois ordonne que les équipements télécoms des chinois déjà en place soient enlevés avant le 1er janvier 2025. Huawei devrait faire appel de ce jugement basé uniquement sur des suppositions. L’on comprend, dans ce contexte de bannissement et de revers judiciaires, que Ken Hu ait pu trouver un peu de réconfort en France où le «en même temps » d’Emmanuel Macron permet à Huawei – présent sur l’Hexagone depuis 18 ans (effectif d’un millier d’employés) – de ne pas être complètement ostracisé. Pendant que le Conseil constitutionnel validait début février la loi française « anti-Huawei » du 1er août 2019 au nom des « intérêts de la défense et de la sécurité nationale » (5), le géant chinois des télécoms confirmait son engagement exprimé l’an dernier d’investir 200 millions d’euros dans un nouvelle usine sur l’Hexagone. Il s’agit de sa première usine hors de Chine et celle-ci sera – avec l’aval du gouvernement français – implantée à Brumath, ville alsacienne de 10.000 habitants dans le Bas-Rhin (région Grand-Est), à proximité de Strasbourg – pour y fabriquer des produits sans fil (5G comprise).
Cette usine « Made in France » de Huawei sera opérationnelle dans le courant de l’année 2023 et prévoit de produire l’équivalent de 1 milliard d’euros par an d’équipements télécoms à destination des marchés européens, avec la création « à terme » de 500 emplois direct. Le chinois, qui participait physiquement au Mobile World Congress de Barcelone cette année, a déjà inauguré en octobre 2020 un centre de recherche à Paris « en mathématiques et calculs », avec une trentaine de scientifiques dirigés par le professeur Merouane Debbah, directeur de la R&D chez Huawei France. Valérie Pécresse, présidente de la région Ile-de-France, n’avait pas manqué de « féliciter » Huawei pour cette implantation (6).

Huawei investit aussi dans Qwant
La firme de Shenzhen renforce par ailleurs son partenariat avec le moteur de recherche français Qwant, lequel est préinstallé depuis plus d’un an sur les nouveaux smartphones du fabricant chinois – désormais dotés du système d’exploitation-maison, HarmonyOS. Cette fois, le 18 mai dernier, Qwant – que dirige Jean-Claude Ghinozzi depuis début 2020 sous la présidence de Jacques Biot (7) – a approuvé une « émission d’obligations convertibles », dont 8 millions d’euros ont été souscrits par Huawei. Cet investissement obligataire avait été révélé le 12 juin par Politico (8) puis confirmé par Qwant. @

Charles de Laubier

Données de connexion : le Conseil d’Etat dit d’ajuster légèrement la loi française au droit européen

Données de connexion (comme l’adresse IP) ou données téléphoniques (comme le numéro), leur conservation est interdite. Mais il y a une exception obligeant les opérateurs et les hébergeurs à conserver ces données durant un an. Le Conseil d’Etat appelle le gouvernement à circonscrire cette rétention.

Par Christiane Féral-Schuhl*, avocate associée, cabinet Féral-Schuhl/Sainte-Marie

Décevante pour certains, équilibrée pour d’autres : la décision du 21 avril 2021 du Conseil d’Etat (1) – saisi en avril 2021 par les associations La Quadrature du Net, French Data Network et Igwan.net – a le mérite de procéder à une analyse précise du cadre règlementaire national relatif aux données de connexion, en opérant une distinction entre l’obligation de conservation et le droit d’accès à ces données. Pour se conformer à la jurisprudence européenne, des adaptations sont à prévoir – mais à la marge.

Rétention des données de connexion
Interdiction de principe. Les données de communication sont celles qui sont engendrées automatiquement par les communications effectuées via Internet (données de connexion) ou la téléphonie (données téléphoniques). Elles donnent des informations sur chaque message échangé (nom, prénom, numéro de téléphone pour les données téléphoniques, numéro IP pour les données de connexion). Egalement qualifiées de « métadonnées », elles représentent tout ce qui n’est pas le contenu lui-même de la communication, mais qui informe sur cette dernière (horodatage par exemple).
La conservation de ces données est interdite, en application de l’article L. 34-1 du code des postes et des communications électroniques qui impose leur effacement – voire l’anonymisation de « toute donnée relative au trafic » (2).
Cependant, il existe une exception à ce principe. L’article R10-13 du même code (3) impose aux opérateurs de communications électroniques, aux fournisseurs d’accès à Internet (FAI) et aux hébergeurs de conserver – pour une durée d’un an – toutes les données de trafic, de localisation et celles relatives à l’identité de leurs utilisateurs. Cette conservation se justifie pour les besoins d’une part, de la recherche, de la constatation et de la poursuite des infractions, notamment pénales, et, d’autre part, des missions de défense et de promotion des « intérêts fondamentaux de la nation » (indépendance, intégrité de son territoire, sécurité, forme républicaine de ses institutions, moyens de sa défense et de sa diplomatie, etc. (4)) confiées aux services de renseignement. Ainsi – et c’est bien ce que relève le Conseil d’Etat dans son arrêt du 21 avril 2021 –, il existe une obligation de conservation générale et indifférenciée des données de connexion. On retrouve dans la directive ePrivacy (5) (désormais abrogée) le principe et l’exception précités. En effet, le texte européen interdisait le stockage des communications et des données relatives au trafic (6), mais ouvrait la faculté pour les Etats membres d’adopter des mesures législatives visant à limiter la portée de cette interdiction (7).
Dans la continuité de plusieurs décisions antérieures, un arrêt du 8 avril 2014 de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) rappelle que la conservation des données de connexion constitue une ingérence profonde dans la vie privée des citoyens de l’UE (8). La Haute juridiction européenne exige en conséquence : de solides garanties, des textes clairs et une obligation circonscrite à la seule lutte contre les infractions graves. Elle a consolidé cette analyse le 2 mars 2021, en conditionnant les législations permettant l’accès des autorités publiques aux données de connexion « à des procédures visant à la lutte contre la criminalité grave ou à la prévention de menaces graves contre la sécurité publique » (9). Dans la suite de l’arrêt de la CJUE du 2 mars 2021, le Conseil d’Etat a pris position à son tour : il admet que la conservation généralisée et indifférenciée peut être justifiée dans un objectif de sécurité nationale. A ce titre, les risques d’attentats qui pèsent sur le pays, mais également les risques d’espionnage et d’ingérence étrangère, les risques d’attaques informatiques ou encore l’augmentation de l’activité de groupes radicaux et extrémistes constitueraient autant de menaces portant atteinte à la sécurité nationale. Il prévoit cependant que le gouvernement doit adapter la règlementation, dans les six mois, afin de prévoir un réexamen périodique de la menace, de manière à rectifier le dispositif.

Accès aux données de connexion
Mais cela ne modifie en rien l’obligation de conservation des données de connexion pour les opérateurs télécoms et fournisseurs d’accès et d’hébergement Internet, lesquels peuvent recevoir une demande d’accès de la part des services de renseignement. La lutte contre la criminalité légitime l’ingérence de l’Etat. Les services d’enquête doivent pouvoir accéder aux données de connexion afin de pouvoir remonter jusqu’à l’auteur de l’infraction. Cette modalité est parfaitement admise par la CJUE. Toutefois, si la finalité est légitime, la mise en œuvre interroge. Comment, en effet, circonscrire l’obligation de conservation des données de connexion à des infractions qui n’ont pas été commises, ou dont les auteurs n’ont pas encore été identifiés ? Une solution en fait impraticable. La finalité de la sécurité, même encadrée, conduit nécessairement à une conservation généralisée et indifférenciée des données par les opérateurs. En effet, elle soulève une difficulté opérationnelle. Obstacles techniques et ciblages Le Conseil d’Etat détaille lui-même l’ensemble des obstacles de nature technique et matérielle auxquelles font face les opérateurs, fournisseurs et hébergeurs. Ces derniers ne peuvent que difficilement effectuer un tri selon les personnes ou les zones géographiques. Il leur est également impossible d’identifier par avance une personne susceptible de commettre telle infraction, ou deviner un lieu où est susceptible de se dérouler telle autre.
Le Conseil d’État n’abroge pas pour autant la solution européenne (10). L’opportunité de la solution mise en avant par la CJUE – la conservation doit être ciblée sur certaines personnes soupçonnées ou des lieux spécifiques – n’est pas à proprement parler remise en question par le Conseil d’Etat. En revanche, il enjoint au Premier ministre de réviser les textes concernés (11) afin de circonscrire les finalités de l’obligation de conservation des données de trafic et de localisation à la seule sauvegarde de la sécurité nationale. Ce qui, selon le Conseil d’Etat, ne comprend pas les données d’identité civile, les coordonnées de contact et de paiement, les données relatives aux contrats et aux comptes, ainsi que les adresses IP qui, à elles seules, ne permettent pas d’obtenir d’information pertinente sur la communication. Le Conseil d’Etat valide également la légalité des techniques mises en œuvre par les services de renseignement.
L’accès en temps différé (12), l’accès en temps réel aux données de connexion en matière terroriste (13), la géolocalisation en temps réel (14), ou encore les fameuses boîtes noires ou traitements algorithmiques – à savoir les « traitements automatisés destinés, en fonction de paramètres précisés dans l’autorisation, à détecter des connexions susceptibles de révéler une menace terroriste » (15) – sont autant de techniques mises à la disposition des services de renseignement. Introduites dans le code de la sécurité intérieure (16) à la suite des attentats de 2015, leur légalité, fortement contestée à plusieurs reprises, a été questionnée de nouveau, sans infléchir la position du Conseil d’Etat qui admet leur conformité au droit de l’Union européenne (UE). Cependant, le recours à ces techniques doit être contrôlé par une institution dotée d’un pouvoir contraignant. La Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), instituée en juillet 2015 (17), a bien été mise en place pour veiller au respect du principe de proportionnalité de l’atteinte à la vie privée qu’entraînent ces techniques (18). Cependant, comme elle formule seulement des avis simples ou des recommandations qui n’ont pas de force contraignante, le Conseil d’Etat – pour se conformer au droit de l’UE – a annulé les décrets (19) en ce qu’ils prévoient la mise en œuvre de ces techniques de renseignement (20) sans contrôle préalable par une autorité administrative indépendante dotée d’un pouvoir d’avis conforme ou d’une juridiction.
Au final, des changements marginaux sont à prévoir. Si le Conseil d’Etat admet que la règlementation française doit être adaptée pour se conformer à la jurisprudence européenne, on observe qu’il s’agit de changements à la marge : prévoir un réexamen périodique de la menace qui justifie la conservation des données de connexion, redéfinir les finalités des traitements et garantir un pouvoir contraignant aux avis formulés par la CNCTR. Le cadre législatif et règlementaire français apparaît ainsi dans les grandes lignes conforme aux exigences de la CJUE.

Conservation généralisée : arrêt belge contre
La Cour constitutionnelle belge, elle, n’a pas fait la même analyse. Saisie en janvier 2017 par l’Ordre des barreaux francophones et germanophone, ainsi que par trois associations sans but lucratif (21), elle a rendu le lendemain de la décision du Conseil d’Etat en France, soit le 22 avril 2021, un arrêt (22) où elle retient que le droit de l’UE, à la lumière de la jurisprudence de la CJUE, impose aux Etats de renoncer, pour l’essentiel, à « la conservation généralisée et indifférenciée des données » de connexion (données de trafic et des données de localisation, adresses IP, identité civile des utilisateurs de moyens de communications électroniques, …), annulant ainsi la loi belge du 29 mai 2016 « relative à la collecte et à la conservation des données dans le secteur des communications électroniques », sans attendre une nouvelle législation en la matière. @

* Christiane Féral-Schuhl, ancienne présidente
du Conseil national des barreaux (CNB) après
avoir été bâtonnier du Barreau de Paris,
est l’auteure de « Cyberdroit » paru aux éditions Dalloz.

La Banque européenne d’investissement (BEI) reste peu sollicitée dans le financement de la 5G

Six mois après que Iliad (Free) ait contracté auprès de la Banque européenne d’investissement (BEI) un prêt de 300 millions d’euros pour son réseau 4G/5G, c’est au tour de Bouygues Telecom de signer – le 6 mai dernier – pour 350 millions d’euros de financement pour son réseau mobile.

Institution de financement de l’Union européenne, la Banque européenne d’investissement (BEI), a été fondée en 1958 et est présidée depuis 2012 par l’Allemand Werner Hoyer (photo). Bailleur de fonds, elle a investi plus de 1.000 milliards d’euros depuis sa création sur le Vieux Continent mais aussi dans une moindre mesure (14 %) ailleurs dans le monde (dont l’Afrique). La BEI finance de nombreux secteurs (1), y compris dans les télécoms. Ainsi, depuis cinq ans et sur le total de 279,4 milliards d’euros de prêts consentis tous secteurs confondus, 4,1 % ont financé des réseaux fixes et mobiles.

Pas plus de 1,6 Md€ aux télécoms en 2020
Pour autant, sur ces cinq dernières années, cela ne fait qu’un total de 11,4 milliards euros consacrés aux télécoms dans l’Union européenne – dont seulement à peine plus de 1,6 milliard d’euros sur la seule année 2020 – laquelle cumule 56,7 milliards d’emprunts contractés auprès de la BEI dans tous secteurs au sein des Vingt-huit (2), soit avant le Brexit. C’est du moins ce qui ressort du rapport « Activités de financement et d’emprunt » que la BEI a publié début mai. Ainsi, l’an dernier, 520 millions d’euros ont été prêtés aux opérateurs de réseaux publics (téléphoniques, Internet et audiovisuel), 450 millions ont été alloués aux réseaux mobiles (4G et 5G), 442 millions dans les services télécoms et 235 dans les satellites et stations au sol.
Ces sommes paraissent modestes face aux enjeux de l’aménagement numérique des territoires et de la lutte contre les zones blanches jusque dans les régions rurales ou les plus isolées. De plus, très peu d’opérateurs télécoms sollicitent la BEI pour financer ces déploiements d’infrastructures de fibre optique et de réseaux mobiles. Pourtant, ces investissements sont cruciaux pour résorber la fracture numérique que les confinements ont mis cruellement en exergue (3). Par exemple, sur les 450 millions euros de prêts signés l’an dernier pour la 4G et la 5G, 300 millions d’euros ont été contractés le 18 novembre par le français Iliad, la maison mère de Free, pour financer la densification de son réseau 4G – «New Deal Mobile » signé auprès du gouvernement français oblige (4) – et le déploiement de la 5G dont la commercialisation a débuté en décembre 2020. Cet argent frais a aussi contribué à l’entrée de Free sur le marché des entreprises, et porte à plus de 1,1 milliard d’euros les financements accordés depuis 2009 à Iliad par la BEI : 150 millions en août 2010, 200 en août 2012, 200 en mars 2017, 300 en mars 2019, et 300 en novembre 2020. Les 150 millions d’euros restants débloqués en 2020 par la BEI l’ont été pour Telefonica et la 5G de sa filiale en Allemagne. L’année 2021 sera-t-elle mieux lotie en termes de financements « télécoms » de la part de la BEI ? Pour la première fois, Bouygues Telecom a signé à son tour, le 6 mai dernier, pour un prêt de 350 millions d’euros « pour soutenir le déploiement des sites mobiles de l’opérateur dans l’Hexagone, notamment de la 5G ».
Il s’agit pour lui de renforcer sa couverture mobile, « y compris en zone rurale (objectif de 28.000 sites en 2023 et environ 35.000 en 2026) », et à multiplier par quatre la capacité de son réseau radio mobile d’ici cinq ans, « assurant une meilleure connectivité au plus grand nombre de citoyens, partout sur le territoire ». Orange aurait de son côté plus de 1milliard d’encours, dont 700 millions d’euros de prêt en décembre 2019. Grand absent : SFR (Altice).
Reste que les opérateurs télécoms européens ne se bousculent pas au guichet de la BEI, pour le financement de leur 5G notamment. En février dernier, l’institution de financement de l’UE (basée au Luxembourg) et la Commission européenne – dans le cadre de leur programme commun InnovFin – ont publié une étude intitulée « Accelerating the 5G transition in Europe » (5) – a tiré la sonnette d’alarme : car il y a « un écart considérable entre l’Europe et les Etats-Unis en matière de financement en capital-risque à l’appui de l’écosystème de l’innovation 5G, qui se situe entre 4,6 milliards et 6,6 milliards d’euros par an. Ce déficit d’investissement représente une difficulté majeure pour l’évolution rapide de la 5G en Europe, qui risque de prendre du retard ».

Pas assez d’investissements publics-privés
Ce n’est pas la première fois que la BEI s’inquiète de la faiblesse des investissements dans les infrastructures très haut débit en Europe, notamment dans les zones rurales jugées « non rentables » par les opérateurs de réseaux. Dans une précédente étude, publiée fin 2017, elle mettait déjà en garde contre la faiblesse voire la carence des investissements publics dans des infrastructures de long terme (6), notamment en France (7). Or la BEI peut venir en soutien des Etats pour cofinancer – comme en France avec la Banque des Territoires de la Caisse des Dépôts (CDC) – des réseaux d’initiative publique (RIP) auprès des collectivités territoriales. @

Charles de Laubier