La fiscalité numérique devient une affaire d’Etat

En fait. Le 19 juillet, le sénateur Philippe Marini a déposé sa proposition de loi
« pour une fiscalité numérique neutre et équitable ». Tandis que le gouvernement
a lancé le 12 juillet une mission d’expertise sur la fiscalité de l’économie numérique. Ses conclusions sont attendues pour l’automne prochain.

OFNI contre OFPI

Vous êtes déjà en 2020, PAR JEAN-DOMINIQUE SéVAL*

Le domaine de la lutte plus ou moins larvée que se livrent depuis plus de vingt ans les opérateurs télécoms et les géants de l’Internet n’en finit pas de s’étendre. Tout a commencé par une guerre des portails et des nouveaux services de communication : messageries instantanées,
e-mail, voix sur IP fixe ou mobile, réseaux sociaux, …
Les opérateurs tentent encore de trouver des domaines réservés et des services avancés. Les géants du Net,
eux, cherchent à capter une nouvelle part de la valeur en descendant vers les infrastructures : même de manière limitée, comme ce fut le cas pour Google avec ses projets restreints dans la fibre et le spectre, ou de façon plus structurelle, comme l’investissement de tous dans des réseaux planétaires de data centers. Mais l’engagement se joue sur tous les fronts. C’est, par exemple, le cas dans les brevets comme en 2012 : British Telecom attaque Google pour des violations de droits d’auteurs. Mais l’un des plus intéressants combats se déroula entre 2011 et 2015, lorsque les pays européens, sous la pression de la crise de leurs dettes publiques, souhaitèrent réviser la contribution fiscale des acteurs de cette nouvelle économie numérique.

« Les opérateurs télécoms se plaignent d’être des OFPI, ‘’objets fiscaux particulièrement identifiables’’, les GAFA étant de véritables OFNI, ‘’objets fiscaux non identifiés’’ ».

Les opérateurs télécoms furent les premiers à être dans le collimateur du collecteur d’impôt. En tant que fournisseurs d’accès à Internet (FAI), ils focalisèrent l’attention
de ceux pour qui ils profitèrent d’une économie du téléchargement en partie illégal. Cela fut fait en France dès 2010, en portant la TVA du taux réduit de 5,5 % au taux commun de 19,6 %. On demanda ensuite aux FAI de contribuer au financement du cinéma via la taxe sur les services de télévision (TST), laquelle rapporta quelque 200 millions par an payés par les fournisseurs d’accès à Internet sur un total de près de 600 millions d’euros, Ce premier succès donna des idées aux autres industries culturelles, la musique, la presse ou le livre, qui élaborèrent des plans pour obtenir la mise en place de mécanismes équivalant. Mais dans un contexte de crise et de concurrence renforcée, les opérateurs se plaignent d’être des OFPI, « objets fiscaux particulièrement identifiables ». C’est bien là en effet une clé de cet affrontement planétaire.

Alors que les « telcos » sont nationaux d’origine, les géants du Net sont par nature des entreprises globales, assurant la promotion de services déployés en un clic sur toute la surface du monde par des marques reconnues. Véritables OFNI, « objets fiscaux non identifiés », ils jouent à la fois sur la nouveauté de leur business models et sur leur présence multinationale. Ce qui leur a permis d’échapper au signal radar des administrations fiscales nationales. Mais avec la maturité des e-marchés, une normalisation fiscale a bien eu lieu. D’abord dans leur pays d’origine comme le prouvent les mesures prises par différents Etats dès 2012 pour soumettre les ventes d’Amazon à de nouvelles taxes. Comme d’autres sites marchands, ce géant bénéficiait d’une décision de la Cour Suprême l’exemptant de charges là où il n’avait pas de présence physique. De même, Apple économisa des milliards de dollars via une de ses filiales basée au Nevada à la fiscalité nulle. L’Europe, elle, a lancé une véritable chasse au GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) et à leurs optimisations fiscales facilitées par l’implantation des sièges européens en Irlande ou au Luxembourg. Le législateur eut la tâche complexe de mieux faire contribuer les géants du Net en taxant leurs recettes publicitaires et les ventes en ligne, sans pour autant freiner le développement de tout un écosystème de pure players encore fragiles et de commerçants mariant boutique et ventes en ligne. Cette bataille fiscale est aujourd’hui apaisée. La Commission européenne a finalement révisé le cadre réglementaire pesant sur les opérateurs télécoms, tandis que le monde de l’Internet arrivant à maturité a rejoint un régime fiscal commun. D’autres luttes se sont engagées, rendant plus floue la frontière entre opérateurs de réseau et géants du Net. Ce matin, nous apprenons que Google lance une opération d’achat sur Verizon ! @

* Directeur général adjoint de l’IDATE.
Sur le même thème, l’institut publie tous les six mois son rapport « Le Marché mondial des services Internet 2012-2016 », par Soichi Nakajima.
Prochaine chronique « 2020 » : Le Q.I. de nos villes

Comment Amazon s’impose comme « géant culturel »

Le 25 juin, Amazon a annoncé le lancement de sa troisième plate-forme logistique en France, sur 40.000 m2 à Chalon-sur-Saône (après Orléans et Montélimar). Mais au-delà du « brick and mortar », le groupe américain veut aussi se faire une méga place au sein des industries culturelles françaises.

Yves Le Mouël, FFTélécoms : « Il faut rapidement étendre l’assiette fiscale à tous les acteurs d’Internet »

Le DG de la Fédération française des télécoms, qui réunit les opérateurs (sauf Free et Numericable), répond aux questions de Edition Multimédi@ sur ce qu’il attend du nouveau gouvernement. Même s’il y a des signaux positifs, la FFTélécoms reste vigilante– notamment en matière fiscale.

Exclusif : le projet de loi « fiscalité numérique » que Philippe Marini déposera au Sénat en juillet

Le 14 février s’est tenu le Forum de fiscalité numérique parrainé par le sénateur Philippe Marini, et « père de la taxe Google » (abandonnée mi-2011). Le président
de la commission des Finances du Sénat explique à Edition Multimédi@ ce que prévoira son futur texte, s’inspirant de l’Arjel.

« En réponse à votre question concernant la date de dépôt et la teneur de la proposition de loi que j’ai annoncée, je vous indique que j’entame dès à présent un programme de travail pour l’élaboration d’une proposition de loi qui serait déposée en juillet prochain », écrit le sénateur Philippe Marini à Edition Multimédi@ le 23 février. Et de préciser : « Je procèderai à des auditions techniques et me rendrai à Bruxelles pour en examiner la recevabilité au regard du droit communautaire » (1).

Nommer un « référent fiscal »
Le sénateur UMP de l’Oise précise nous précise que « la préfiguration du dispositif (…) pourrait comporter deux volets » :
« D’une part, une obligation de déclaration d’un référent fiscal par les acteurs de l’Internet basés à l’étranger à partir de seuils d’activités qui ne viserait que les grands groupes (les ‘’Over-The-Top’’) sur le modèle procédurale de l’agrément accordé aux sites de jeux en ligne » ;
« D’autre part, deux séries de taxes, l’une destinée à rétablir l’équité fiscale en appliquant aux acteurs étrangers les taxes relatives au soutien de l’audiovisuel public et sur la copie privée versée aux ayants droits, l’autre portant sur la publicité en ligne et, le cas échéant, sur (…) la taxation de la valeur ajoutée ou des flux (clics, adresse IP, données, …) ». Enfin, Philippe Marini nous indique que « dans une perspective à plus long terme, deux propositions méritent un examen spécifique pour savoir si elles pourraient répondre à nos problématiques : les notions de cycles commercial et d’établissement stable ».
Un an après avoir vu le rejet de sa « taxe Google », par le Sénat le 22 juin 2011 après
que l’Assemblée nationale l’eut qualifiée d’« erreur » des sénateurs dix jours plus tôt (2), le président de la commission des Finances du Sénat repart donc à l’offensive contre Google/YouTube, Amazon, Facebook Apple ou encore Yahoo. Tous ces géants du Net sont implantés dans d’autres pays à la TVA plus attractive (Luxembourg ou en Irlande) et aux obligations de financements audiovisuels et culturels inexistantes, y gagnant en optimisation fiscale. « L’agrément et l’imposition fiscale à la manière de l’Arjel (3), constitue un exemple qui mériterait d’être transposé de manière général », avait estimé Philippe Marini lors du forum. Le sénateur intervenait après Jean-François Vilotte, président de l’Arjel, lequel a montré l’efficacité fiscale de la loi du 12 mai 2010 sur les jeux d’argent et de hasard en ligne. « Ce n’est pas impossible d’établir l’assiette [fiscale] et de recouvrer [l’impôt] quand les serveurs sont implantés dans le monde »,
lui avait répondu ce dernier.
L’instruction de la Direction générale des Finances publiques, datée du 14 mai 2010 (4), prévoit en effet que « lorsqu’une personne non établie en France est redevable de (…) prélèvements, elle est tenue de faire accréditer auprès de l’administration fiscale un [seul] représentant établi en France, qui s’engage (…) à acquitter le ou les prélèvements à sa place (5) ». Ce représentant fiscal peut être une personne physique, une filiale de l’entreprise étrangère, un établissement bancaire ou encore une entreprise spécialisée dans la représentation fiscale (6). Si la fiscalité numérique était appliquée en France selon le dispositif Arjel, Google – par exemple – aurait à envoyer
à l’administration fiscale française la lettre suivante : « Je soussigné, Eric E. Schmidt, président exécutif, agissant au nom et pour le compte de Google Inc. basé à Mountain View en Californie (Etats-Unis), désigne (…) Google France, 8, rue de Londres 75009 Paris, numéro de Siret 443 061 841 00039, en qualité de représentant pour (…) acquitter ces prélèvements et tenir à la disposition de l’administration fiscale (…) la comptabilité de l’ensemble des [transactions effectuées en France, ndlr] ». Une fois l’agrément octroyé à l’entreprise étrangère, le fic français aurait alors le pouvoir de contrôler (7) et de corriger l’assiette par rapport aux déclarations fiscales et ainsi prélever l’impôt numérique calculé au plus juste. Par exemple, les prélèvements (sociaux inclus) sur les jeux d’argent en ligne s’échelonnent
de 2 % pour le poker à 14,4 % pour les paris hippiques, en passant par 9 % pour les paris sportifs. Cela aurait rapporté à l’Etat l’an dernier un total de 258 millions d’euros (8).

Bloquer les mauvais payeurs ?
Et s’ils n’obtempèrent pas ? Faudra-t-il prévoir une autorité administrative indépendante
– comme l’Arjel – ayant le pouvoir d’injonction pour que les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) et les hébergeurs bloquent les sites web hors-la-loi fiscalement ? Ce blocage pourra-t-il aussi se faire sur décision en référé du TGI de Paris ? Jean-François Vilotte dispose d’une procédure dite de « blocage judiciaire » des sites, lui permettant de saisir en référé le président du TGI de Paris « aux fins d’ordonner à l’hébergeur du site et aux principaux fournisseurs d’accès de bloquer l’accès au site litigieux ». @

Charles de Laubier