Les Etats-Unis vont réhabiliter la Net Neutrality

En fait. Le 19 octobre, aux Etats-Unis, la Federal Communications Commission (FCC) a lancé une consultation sur son projet de réglementation pour non seulement désigner le haut débit fixe et mobile comme « service essentiel », mais aussi surtout rétablir la neutralité d’Internet abolie par Trump en 2017

En clair. Si le projet de règlement « Protections de l’Internet ouvert », que le régulateur fédéral américain des communications (FCC) a soumis à consultation publique jusqu’au 14 décembre (1), devait être définitivement adopté en 2024, ce serait une victoire pour Joe Biden, 46e président des Etats-Unis, sur son prédécesseur Donald Trump. Sous le mandat du 45e président américain (janvier 2017-janvier 2021), la FCC avait adopté le 14 décembre 2017 une décision historique mettant un terme à la « Net Neutrality » (2) par l’abrogation de l’« Open Internet Order » du 13 mars 2015 adopté par son prédécesseur Barack Obama (3).
Ce dernier, 44e président des Etats-Unis avait pris position, le 10 novembre 2014 (il y a près de dix ans), en faveur d’une « stricte »neutralité du Net. Elle se résumait en trois « no » : « No blocking, no throttling, no paid prioritization », comprenez « aucun blocage, aucun goulot d’étranglement, aucune priorisation payante » (4). Depuis le début de son mandat, Joe Biden voulait rétablir la neutralité d’Internet, mais le vote Démocrate au sein de la FCC n’était pas majoritaire. Jusqu’à ce que le 46e locataire de la Maison-Blanche nomme en mai Anna Gomez, donnant à la FCC une majorité démocrate. Pour la présidente de la FCC, la Démocrate Jessica Rosenworcel, la voie est libre : « Cette décision [de 2017] a placé la commission du mauvais côté de l’histoire, du mauvais côté de la loi et du mauvais côté du public américain. N’oubliez pas que 80 % des gens sont en faveur de la neutralité du Net. Aujourd’hui, nous proposons de rétablir des règles applicables et claires pour empêcher le blocage, la limitation et la priorisation payante ». Une fois promulgué, ce règlement redonnera toute compétence à la FCC au niveau national pour contrôler le respect de la Net Neutrality. Et ce, conformément au Titre II du Communications Act de 1934 amendé par le Telecommunications Act de 1996.
Ce même projet de règlement « Protections de l’Internet ouvert » vise en outre à reconnaître le haut débit fixe et mobile comme « service essentiel » et obliger les fournisseurs d’accès à Internet à résoudre rapidement les pannes de réseau, tout en assurant la cybersécurité des internautes et la protection de leur vie privée. Seulement une douzaine d’Etats des Etats-Unis avaient inscrit des règles de neutralité du Net dans leur législation locale. Un vrai patchwork. @

Les universitaires du Stigler Center signent un rapport accablant sur les plateformes numériques

Google, Facebook, Amazon, Apple, Microsoft, … Les plateformes digitales sont passées au crible par des universitaires du centre Stigler. Conclusion : les GAFA sont devenus tellement incontournables qu’il faut ouvrir leurs infrastructures et données aux nouveaux entrants. Réguler s’impose.

Par Winston Maxwell*, Telecom Paris, Institut polytechnique de Paris

Réunis au sein du prestigieux Stigler Center de l’université de Chicago, une trentaine d’universitaires (1) dénoncent la puissance des grandes plateformes numériques. Leur rapport intitulé « Stigler Committee on Digital Platforms » (2) compare les GAFA aux lobbies du passé (tabac, pétrole, finance, télécoms), et plaide pour une régulation, notamment pour éviter les effets d’addiction. On ne s’attendait pas à des accusations aussi virulentes venant de l’université de Chicago Business School, réputée pour ses positions anti-régulation.

Digital Platforms et « kill zones »
Le rapport « Stigler » met en exergue la difficulté pour un nouvel entrant de pénétrer un quelconque marché numérique qui concernerait l’une des grandes plateformes déjà en place. D’une part, les plateformes sont souvent des intermédiaires indispensables pour permettre à un nouvel entrant d’accéder au public, via les magasins d’application et les systèmes d’exploitation mobile. Or, cette position privilégiée permet aux plateformes numériques d’observer la progression du nouvel entrant et d’ajuster leur stratégie en conséquence (3). D’autre part, les plateformes ont tendance à racheter tout nouvel entrant qui présenterait un risque potentiel. Le rapport évoque une baisse d’investissement en capital-risque pour toute activité touchant aux domaines des « Digital Platforms » (l’acronyme GAFA n’est jamais utilisé par les auteurs). Les fonds de capital-risque considèrent ces activités hors limites (« kill zones »), où le taux de mortalité des nouveaux entrants est trop élevé pour investir. Pour remédier à ces problèmes, le rapport « Stigler » préconise un régime d’interopérabilité et d’interconnexion similaire à ce qui existe en télécommunications, et plus récemment en services de paiement, via la directive européenne « DSP2 ». Ainsi, un nouvel entrant pourrait s’appuyer en partie sur les infrastructures et données des plateformes pour proposer un nouveau service, sans que les plateformes puissent objecter, ni appliquer des redevances excessives. Sans aller jusqu’au démantèlement des GAFA, le rapport propose la création d’une autorité de régulation numérique spécialisée, à l’image de la FCC (le régulateur fédéral américain des télécoms), qui pourrait imposer des remèdes spécifiques en cas de refus d’interopérabilité. Pour empêcher les plateformes de racheter tout concurrent potentiel, les experts du Stigler Center préconisent un régime d’autorisation quasi systématique pour les opérations de concentration menées par les grandes plateformes. Actuellement, beaucoup d’opérations de fusion-acquisition tombent en dessous des seuils de notification. Les experts proposent d’abaisser ces seuils, afin que la quasi-totalité des opérations de fusions et acquisitions de grandes plateformes soient examinées.
Le rapport souligne que les services gratuits ne sont jamais gratuits, mais sont plutôt rémunérés en nature par les données fournies par les utilisateurs. Les plateformes se rémunèrent par ailleurs sur l’autre côté de leur marché biface, en appliquant des tarifs élevés d’intermédiation en matière de publicité (4). Selon le rapport, les autorités de concurrence doivent tenir compte de la qualité du service comme un élément du prix : une baisse dans la qualité du service – par exemple des conditions générales déséquilibrées, ou une faible protection des données personnelles – équivaut à une augmentation du prix pour l’utilisateur, signe d’un pouvoir sur le marché. Pour souligner la grande valeur des données générées par les utilisateurs, le rapport « Stigler » cite l’exemple de moteurs de recherche concurrents à Google qui proposent une forme de compensation aux internautes en échange de l’utilisation de leurs données, par exemple la plantation d’arbres pour lutter contre la déforestation (Ecosia) ou un programme de points de fidélité (Bing). Malgré ces incitations, la position de Google sur le marché des moteurs de recherche semble inébranlable.

Monopoles naturels et risque d’addiction
Le rapport n’exclut pas que certaines activités – par exemple, l’activité de moteur de recherche – puissent constituer des monopoles naturels, à savoir des activités pour lesquelles il serait normal et efficace de n’avoir qu’un seul opérateur. Mais dans ce cas, la régulation s’impose. Le rapport évoque l’idée d’imposer des obligations renforcées de loyauté et de transparence (fiduciary duty). Selon les sages du centre Stigler, un autre danger vient de la manipulation des usagers et de l’addiction : « Ajouter un phénomène d’addiction à une situation monopole et vous avez probablement la pire combinaison imaginable », selon eux (5). Ils demandent à ce que les phénomènes d’addiction soient étudiés à part entière, et que les plateformes ouvrent leurs données afin de faciliter ces recherches. Le rapport montre en outre que le journalisme est une victime collatérale des GAFA. La baisse de recettes publicitaires conduit à la quasi-disparition de la presse locale et régionale aux Etats-Unis. Les auteurs du rapport soulignent que la disparition de la presse locale n’est pas critiquable en soit, car de nombreuses industries disparaissent à cause de bouleversements technologiques – la « destruction créatrice » est un phénomène normal, notent les sages.

Presse : menaces sur le journalisme
Le problème réside plutôt dans l’absence d’alternatifs pour remplir le vide laissé par la presse locale, une presse qui contribue à la transparence de la politique locale et encourage l’engagement politique des citoyens. Or, les grandes plateformes ont peu d’incitations à promouvoir un journalisme d’investigation au niveau local, ni même à limiter la désinformation sur leurs réseaux. Les incitations vont plutôt dans le sens opposé, les algorithmes cherchant à maximiser l’engagement individuel de l’utilisateurs, une maximisation qui passe par la recommandation de contenus correspondant à la « bulle d’information » de l’utilisateur, et à la proposition de contenus accrocheurs voire choquants. L’absence de responsabilité des plateformes (6) crée une distorsion par rapport à la presse traditionnelle, selon les experts du Stigler Center. Ils proposent d’abolir cette protection lorsque les plateformes poussent des contenus vers l’utilisateur et bénéficient de recettes publicitaires. En ce qui concerne la protection du journalisme local, le groupe d’experts préconise l’expérimentation de différentes approches réglementaires au niveau local (7).
En matière de protection des données à caractère personnel cette fois, les auteurs du rapport « Stigler » constatent la futilité de s’appuyer sur un régime de consentement libre et éclairé. Les plateformes comprennent les faiblesses humaines et les biais en tout genre. L’une des propositions du rapport est d’imposer aux plateformes des paramètres par défaut qui correspondraient à ce que souhaiterait une majorité des utilisateurs. Un régulateur ou autre organisme indépendant conduirait des études scientifiques pour déterminer ce que souhaite la majorité des utilisateurs , et les entreprises seraient tenues d’appliquer ces préférences par défaut. Ces préconisations rejoignent l’approche européenne, à ceci près que le niveau minimum de protection serait fixé en fonction des attentes de la majorité des internautes, mesurées par des chercheurs indépendants. Le rapport souligne l’impact très positif des plateformes sur la liberté d’expression. Mais, en même temps, il s’inquiète du pouvoir sans précédent des plateformes sur le plan politique. Ses auteurs estiment que les sociétés Google et Facebook cumulent le pouvoir politique réuni d’ExxonMobil, du New York Times, de JPMorgan Chase, de la NRA (National Rifle Association) et de Boeing. De plus, cette puissance se concentre entre les mains de seulement trois individus, Mark Zuckerberg, Sergey Brin et Larry Page : « Trois personnes disposent d’un contrôle absolu sur les flux d’informations personnalisées et obscures de milliards d’individus » (8) s’inquiètent les sages. Le rapport préconise des obligations de transparence accrues, notamment sur les financements des campagnes politiques, ainsi que par rapport à toute pratique « non-neutre » à l’égard des messages politiques. Cette étude du Stigler Center est riche, bien étayée, mais surprenante par son agressivité à l’égard les GAFA, une agressivité que l’on trouve plus habituellement dans la bouche de personnages politiques, tels que la candidate démocrate à la présidence Elizabeth Warren. Surtout, les auteurs du rapport semblent oublier qu’il y a seulement quelques années, le monde académique était très divisé sur le pouvoir des GAFA et le rôle de la régulation. Une partie importante des universitaires restait prudente sur l’idée de réguler les plateformes numériques, estimant que la régulation était un outil trop rigide pour un marché en forte évolution technologique, et que le meilleur remède contre le pouvoir des plateformes était l’innovation technologique (9). Il est regrettable que le nouveau rapport n’ait pas examiné ces arguments, ne serait-ce que pour expliquer pourquoi les circonstances ont changé. @

* Winston Maxwell, ancien avocat associé du cabinet Hogan
Lovells, est depuis juin 2019 directeur d’études, droit et
numérique à Telecom Paris, Institut polytechnique de Paris.

Pourquoi la FCC prépare l’abrogation de son règlement sur la neutralité de l’Internet

L’administration Trump tente de détricoter l’« Open Internet Order » adopté en 2015 par l’administration Obama, car elle y voit « une menace de sur-régulation de l’Internet ». La consultation publique « Restoring Internet Freedom » qu’a menée la FCC s’est achevée le 30 août.

Dégrouper la « box » des opérateurs aux Etats-Unis : idée transposable aux objets connectés en Europe

Le régulateur américain des communications, la FCC, s’apprête à changer
de président pour être « Trump » compatible. Du coup, ses propositions de dégrouper les set-top-boxes des câblo-opérateurs risquent d’être enterrées
avant d’avoir existé. Pourtant, elles méritent réflexion – y compris en Europe.