Verizon, le numéro un des télécoms américain intègre Yahoo dans AOL et s’attaque à Netflix

L’été a été marqué par l’annonce, le 25 juillet, du rachat de Yahoo par Verizon pour 5 milliards de dollars. Le portail Internet intègrera AOL, filiale de l’opérateur télécoms américain. Mais les deux anciennes icônes du Net suffiront-elles comme relais de croissance, notamment dans la vidéo ?

Si Arnaud Montebourg, alors ministre du Redressement productif, n’avait pas empêché Yahoo d’acquérir Dailymotion au printemps 2013 (1), le concurrent
français de YouTube serait sans doute en train de
tomber aujourd’hui dans l’escarcelle de Verizon. Imaginez : Dailymotion aurait pu être le fer de lance du premier opérateur télécoms américain dans sa diversification
vidéo sur Internet, pour concurrencer frontalement YouTube (Google) et Netflix.

Tim Armstrong, l’anti-Marissa Meyer
Mais l’on ne refait pas l’histoire. Dailymotion n’a pas pu finalement concrétiser son rêve américain et a été cédé par son actionnaire Orange à Vivendi en juin 2015. De son côté, Yahoo n’a pu saisir sa chance de concurrencer YouTube. L’ancienne icône du Net a poursuivi son déclin, jusqu’à être vendue cet été à Verizon pour moins de 5 milliards de dollars – bien loin du pic des 125 milliards de dollars de capitalisation boursière atteint par le passé (contre moins de 40 milliards aujourd’hui). Bien loin aussi des près de 50 milliards de dollars proposés en 2008 par Microsoft, alors candidat au rachat de Yahoo qui avait rejeté l’offre…
L’acquisition par Verizon devrait être finalisée début 2017. C’est Tim(othy) Armstrong (photo), PDG d’AOL, devenue filiale de Verizon en mai 2015, qui intègrera l’activité Internet, vidéo et publicité en ligne de Yahoo. La société Yahoo disparaît mais la marque créée en janvier 1994 va perdurer (2). Deux semaines après l’annonce de ce passage sous la coupe de l’opérateur télécoms, était lancé – le 8 août dernier – Yahoo View (3), un site de télévision en streaming seulement accessible pour l’instant des Etats- Unis. Il est le fruit d’un partenariat avec Hulu, la plateforme vidéo lancée en 2007 par News Corp, NBC Universal et Disney, considérée comme un concurrent de Netflix et d’Amazon Prime Video. Hulu, qui compte plus de 11 millions d’abonnés, vient d’ailleurs de se renforcer avec l’arriver, début août, d’un nouvel actionnaire et non des moindres : Time Warner a en effet pris une participation de 10 %. Verizon va ainsi bénéficier de ce partenariat Yahoo-Hulu dans la télévision puisque les chaînes de Time Warner (CNN, TBS, Cartoon Network, …) seront disponibles début 2017 sur Yahoo View (4). L’audiovisuel en ligne apparaît ainsi plus que jamais comme le fer de lance du nouveau Yahoo. En mars dernier, le portail Internet a déjà lancé une plateforme en ligne, Esports (5), dédiée à la retransmission de compétitions de jeux vidéo multijoueurs – ou e-sport (un accord a été signé en août avec l’organisateur ESL). Il rejoint ainsi Twitch d’Amazon et YouTube Gaming sur ce nouveau marché des tournois vidéoludiques en direct, lesquels sont assortis de commentaires, de contenus à la demande ou encore d’échanges par messageries entre fans et supporters (6). Pour
le sport réel, Yahoo s’intéresse aux droits de diffusion sportifs : en octobre 2015, il a diffusé sur Internet et en accès libre un match du championnat américain de football (NFL) ; en mars dernier, il a signé un accord avec la National Hockey League (NHL) pour diffuser en ligne des matches accessibles gratuitement ; il a en outre retransmis des matches de la Major League Baseball (MLB) et des rencontres de la Professional Golfers Association (PGA).
La vidéo et la télévision constituent les deux vecteurs porteurs de la publicité en ligne, marché mondial dominé par Google et Facebook. C’est sur ce terrain-là que Tim Armstrong va devoir déployer tous ses talents, et tenter de réussir là où Marissa Mayer, la patronne de Yahoo, a échoué (voir encadré page suivante). Pionnier de la publicité programmatique, près avoir été journaliste, cet Américain de 45 ans a pris la tête d’AOL en 2009 après avoir été débauché de chez Google où il a été l’un des créateurs de la plateforme publicitaire AdSense. C’est d’ailleurs au sein de la firme de Mountain View que Tim Armstrong a travaillé avec Marissa Mayer (41 ans), elle aussi débauchée de chez Google pour rejoindre, elle, Yahoo durant l’été 2012. Mais, selon des médias américains, les deux quadra devenus milliardaires n’éprouvent aucune sympathie l’un pour l’autre, lorsque ce n’est pas de l’hostilité.

Huffington Post, Adap.tv, AOL, …
Le patron d’AOL, au sein du groupe Verizon, n’a eu de cesse de se développer dans les contenus et la publicité en ligne, en faisant l’acquisition en février 2011 du site de presse en ligne Huffington Post, en août 2013 de la plateforme de diffusion de vidéo publicitaire Adap.tv, puis en mai 2015 du portail Internet AOL pour plus de 4,4 milliards de dollars. Maintenant, c’est au tour de Yahoo pour 4,8 milliards de dollars cash. Tim Armstrong a les moyens financiers que n’avait pas Marissa Mayer pour propulser Yahoo à proximité des GAFA. Il sera pour cela épaulé par Marni Walden, la vice-présidente exécutive de Verizon, en charge des produits innovants et des nouvelles activités. Verizon se retrouve avec deux marques fortes ayant eu leurs heures de gloire à l’aube d’Internet. Comme beaucoup d’opérateurs télécoms dont les revenus du fixe et mobile déclinent sous les coups de butoir des géants du Net, des Over-The-Top (OTT) et des messageries instantanées (Skype, WhatsApp, Snapchat, …), Verizon ajoute une corde à son arc dans sa stratégie de diversification. Le marché de la téléphonie mobile, qui fut un temps le relais de croissance face à la téléphonie fixe en repli, est maintenant saturé. Verizon a beau être le numéro un du mobile aux Etats-Unis, il lui faut trouver d’autres revenus pour enrayer la baisse de son chiffre d’affaires et de son bénéfice net – comme ce fut le cas pour ses résultats du second trimestre de cette année, marqué en outre par une grève très suivie du personnel pour obtenir avec succès une revalorisation des salaires.

Yahoo va-t-il sauver Verizon ?!
La publicité en ligne, notamment sur smartphone, surtout en mode vidéo, constitue le nouvel eldorado des « telcos ». Le PDG de Verizon, Lowell McAdam, l’a bien compris en jetant son dévolu sur Yahoo avec lequel il compte bien trouver des synergies et créer « un groupe international de médias de premier rang ». Maîtriser l’accès et les contenus permet de mieux cibler la publicité en ligne, et donc de gagner des parts de marché. L’opérateur télécoms américain propose déjà depuis l’automne 2015 Go90,
un service de vidéo pour mobile diffusant des contenus en partenariat avec notamment la NFL ou encore la National Basketball Association (NBA) et Sony Music. Verizon a par ailleurs pris en avril dernier une participation de 24,5 % dans AwesomenessTV, une start-up californienne contrôlée par DreamWorks Animation SKG et éditrice de chaînes sur YouTube totalisant 3,6 millions d’abonnés. Cet investissement est assorti d’un accord qui prévoit le lancement d’un nouveau service de vidéo pour mobile intégré à Go90 et financé par Verizon qui le proposera en exclusivité à ses clients aux Etats-Unis, AwesomenessTV ayant la possibilité de le commercialiser dans le reste du monde. Reste à savoir si la greffe prendra. La culture d’un opérateur télécoms n’est pas celle d’un acteur de la Silicon Valley. Yahoo, qui cumulerait une audience de 1milliard de visiteurs par mois de par le monde avec ses différents sites web et services en ligne (Yahoo! News, Yahoo! Mail, Yahoo! Finance, Tumblr, …), va apporter à sa nouvelle maison mère son savoir faire publicitaire et ses data pour mieux cibler les utilisateurs. Selon la société d’analyse Net Applications, le moteur de recherche Yahoo! Search n’est plus qu’en quatrième position au niveau mondial avec seulement 7,7 % du marché, derrière Google (70,2 %), Microsoft/Bing (11,3 %) et le chinois Baidu (8,8 %). Et selon la société de recherche eMarketer, Yahoo ne représente que 2,1 % des dépenses mondiales de publicité en ligne, derrière Google (33,3 %), Facebook (10,7 %) et Alibaba (5,1 %). En 2015, Yahoo a perdu 4,4 milliards de dollars (donc beaucoup en dépréciation d’actifs comme Tumblr acquis plus de 1 milliard de dollars en 2013) pour un chiffre d’affaires pourtant en hausse de 7,6 % à 5 milliards, mais en recul de 15 % une fois déduits les reversements aux partenaires. A fin juin, Yahoo comptait 8.800 salariés.
Verizon, lui, va apporter au portail média des accès multiterminaux (smartphones, ordinateurs, téléviseurs, …) : 107,8 millions d’abonnés mobile (contre 130 millions chez AT&T, l’un des candidats malheureux au rachat de Yahoo (7)), 5,5 millions d’abonnés
à Internet haut débit, et 4,6 millions d’abonnés au service de télévision (Fios TV). Cependant, à l’instar de la filiale AOL qui l’accueille dans ses actifs, la marque Yahoo devrait continuer à se développement de façon indépendante dans le groupe dont le siège social se situe à New York. Verizon pèse 131,6 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2015, pour un bénéfice net de 18 milliards, et ses effectifs atteignent 173.000 employés dans 150 pays. Muter d’un opérateur télécoms à un groupe de médias est une affaire de convergence, mais cette stratégie n’est pas gagnée d’avance face à Google, Facebook et Amazon. @

Charles de Laubier

Deezer va-t-il réussir là où Dailymotion a échoué ?

En fait. Le 19 juillet, la plateforme française de musique en ligne Deezer a annoncé son lancement directement aux Etats-Unis, en plus de ses accords commerciaux avec Sonos, Bose et Cricket. Pendant ce tempslà, Dailymotion outre-Atlantique tourne au fiasco, avec le départ de son numéro deux Martin Rogard.

Göran Marby devra amener l’Icann, dont il est PDG depuis mai, à s’émanciper des Etats-Unis

En mai, le Suédois Göran Marby a succédé à l’Egypto-libano-américain Fadi Chehadé au poste de PDG de l’Icann, l’organisation chargée de l’attribution des noms de domaine sur Internet. Le 9 juin, Washington a approuvé le plan de sortie – d’ici le 30 septembre prochain – de la tutelle des Etats-Unis.

Il a quitté Stockholm en Suède, où il était directeur général de l’Arcep suédoise, pour s’installer avec sa famille à Los Angeles aux Etats- Unis, où il est depuis mai dernier PDG de l’Icann (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers). Göran Marby (photo) succède ainsi à Fadi Chehadé, lequel avait commencé à engager le processus d’émancipation de la tutelle américaine pour cette autorité de régulation de l’Internet chargée historiquement de superviser l’attribution les noms de domaine dans le monde. Née en 1998, cette société de droit californien, sans but lucratif et reconnue d’utilité publique doit en effet couper le cordon ombilical avec les Etats-Unis pour devenir à partir du 30 septembre prochain une organisation indépendante et à gouvernance multilatérale – comprenez mondiale. Sous la pression internationale, Washington a accepté en 2014 la perspective de passer le flambeau. Göran Marby
a désormais la lourde tâche de mettre en oeuvre ce transfert de fonctions assurées jusqu’alors sous la tutelle du gouvernement fédéral américain, dont l’allocation et le maintien des codes et systèmes de numérotation uniques de l’Internet tels que les adresses IP – fonctions historiques qu’assurait l’Iana (1), alias l’administration américaine.

Vers une gouvernance enfin mondiale de l’Internet
Durant ce basculement administratif du Net, il s’agit ni plus ni moins de préserver la sécurité, la stabilité et l’interopérabilité de l’Internet, son existence même. « L’Icann ne contrôle pas le contenu publié sur Internet. Elle ne peut pas mettre fin au spam et ne gère non plus l’accès à Internet. Mais grâce à son rôle de coordination du système d’attribution de noms sur l’Internet, elle exerce une influence non négligeable sur le développement et l’évolution de l’Internet », tient à préciser cette organisation en pleine transition.

L’année 2016 sera-t-elle l’an I de la gouvernance mondiale de l’Internet ? Jusqu’alors, un contrat liait l’Icann et le Département américain du Commerce (DoC), via son agence NTIA (2). Le transfert aurait dû initialement intervenir au 30 septembre 2015, mais les résistances parlementaires ont été fortes aux Etats-Unis pour retarder le processus devant aboutir une organisation non gouvernementale et multipartite. Résultat : l’expiration du contrat avec l’Iana a été repoussé d’un an, au 30 septembre prochain.

Le monopole de l’Icann contesté
Le nouvel Icann devra fonctionner sous une gouvernance partagée entre gouvernements, entreprises, universités et société civile – « la communauté Internet » –, en évitant de passer sous le contrôle des Etats. « Chacun des acteurs de l’Internet peut faire entendre sa voix dans le développement de cette nouvelle structure de supervision », avait assuré Fadi Chehadé, dans une interview à La Tribune (3). Le compte à rebours a commencé : le 9 juin dernier, Lawrence Strickling, secrétaire adjoint du DoC, a écrit une lettre à l’Icann (4) pour lui signifier que sa proposition de plan de transition était acceptée par la NTIA, mais qu’« il y a encore beaucoup à faire avant que la transition des fonctions de l’Iana puisse intervenir ». Göran Marby a donc jusqu’au
12 août prochain pour fournir à l’administration américaine « un rapport sur le planning d’implémentation ». Il s’agit aussi d’assurer la continuité avec Verisign. Cette société privée américaine, basée à Reston dans l’État de Virginie, est chargée de diffuser sur les treize serveurs dits « racines » du Net présents dans le monde (pour que le Web fonctionne) toutes les modifications et mises à jour de la « zone racine » : le cœur du Net.
Avant de laisser l’Icann s’émanciper, les Etats-Unis maintiennent la pression sur l’organisation qu’ils entendent bien garder sous surveillance pour s’assurer que sa gouvernance se fera bien par la communauté Internet et non par les pays. La fin de
la tutelle américaine a été précipitées après l’affaire Snowden – du nom de l’ancien collaborateur informatique de la CIA et de la NSA qui a révélé mi-2013 l’espionnage mondial pratiqué illégalement par les États-Unis.
Les près de 3,5 milliards d’internautes dans le monde apprécieront une Icann dont le conseil d’administration de 16 membres représentant les grandes régions du monde
– Europe, Afrique, Asie-Pacifique, Amérique Latine, Amérique du Nord – devra faire preuve d’indépendance et d’intégrité en tant que corégulateur de l’Internet. Reste à savoir si l’Icann changera de nom à l’avenir, ce qui n’est pas envisagé à ce jour, et si le siège social de l’organisation sera déplacé de la Californie vers un pays plus… neutre (la Suisse ?). La communauté Internet impliquée dans la gouvernance de l’Icann devrait être dotée un droit de veto sur les décisions du conseil d’administration de l’Icann. Mais ce pouvoir est contesté par certains membres du conseil. Göran Marby devra réconcilier les deux parties cet été, sinon tout désaccord risque de provoquer l’échec
de la transition historique. Reste que le rôle central que joue l’Icann dans l’ordonnancement du réseau des réseaux est contesté. « Serait-il acceptable que les Etats-Unis gèrent l’annuaire mondial de tous les abonnés au téléphone ? Le monopole de l’Icann est une sorte de racket financier, curieusement toléré par les Etats (sauf la Chine) », s’insurge le Français Louis Pouzin, le cofondateur de l’Internet avec l’Américain Vinton Cerf (5). Il propose une alternative au modèle de location de l’Icann : Open-Root. Ses clients achètent des extensions (« registres ») dont ils deviennent propriétaires ; ils peuvent alors créer gratuitement les domaines de leur choix.

L’entrée en fonction de l’Européen suédois à la tête de l’Icann intervient au moment
où les nouveaux noms de domaine génériques de premier niveau viennent juste de dépasser fin mai le nombre de 1.000 « délégations », désormais en ligne sur Internet, sur un total de près de 1.300 acquis. Dans le jargon de l’Icann, ce sont des « new
gTLD » (new Generic Top Level Domain) lancés par appel à candidature en 2012 et associés à une ville (.paris, …), à un secteur (.music, …), une communauté (.gay, …),
ou encore à une marque (.netflix, …). Ce que l’Icann appelle des « biens immobiliers virtuels ».
Ces nouveaux noms de domaines génériques – appelés aussi les « not-coms » (6) (*) (**) pour les distinguer « dot-com » ou « .com» les plus utilisés sur la Toile – sont bien plus coûteux que les DNS (Domain Name System) historiques de l’Internet que sont les
« .com», « .org » et autres « .fr ». « L’expansion du système des noms de domaine, avec plus de 1000 gTLD, permet aux communautés, aux villes et aux marques de rapprocher leur identité numérique de leur identité réelle », explique l’Icann. Mais le ticket d’entrée de 185.000 dollars reste (trop) élevé. Et cela ne va pas sans poser de sérieux problèmes de territorialité et de propriété intellectuelle : fin 2014, la France avait par exemple menacé de quitter l’Icann car elle contestait l’attribution des nouvelles extensions de domaine telles que le « .vin » ou « .wine » sujets, selon elle, à abus au détriment des régions viticoles françaises (7).

Des domaines génériques inactifs
En outre, de nombreuses entreprises ont protégé leur nom et/ou leur marque en acquérant leur nouvelle extension générique mais sans jamais l’activer sur Internet (absence de la zone racine). Chaque détenteur d’une nouvelle extension a pourtant douze mois pour l’activer sur Internet, les premières échéances pour 200 d’entre elles intervenant cet été. A défaut, leur contrat sera résilié et ils perdront leur extension. @

Charles de Laubier

Les « Cnil » européennes tirent exagérément sur le nouveau bouclier « Privacy Shield »

Le groupe « G29 » critique trop sévèrement le nouveau « bouclier vie privée » (Privacy Shield) entre l’Europe et les Etats-Unis. Il trouve ses mécanismes de
co-régulation insuffisants. Pourtant, l’idéal européen en matière de protection
de droits individuels n’existe pas non plus.

Maurice Lévy, président de Publicis : « La fraude publicitaire, c’est quelque chose de très grave »

Le président du directoire du groupe Publicis, Maurice Lévy, se dit préoccupé par la fraude publicitaire qui sévit dans le monde numérique avec des robots virtuels (botnets) qui cliquent automatiquement les publicités en ligne pour détourner de l’argent. Mais il se dit moins inquiet au sujet des adblockers, « pour l’instant ».

« C’est quelque chose de très grave. Hélas, ce sont des centaines de millions, peut-être des milliards de dollars qui s’évadent. Et c’est très grave parce que cela jette l’opprobre sur l’ensemble d’une profession et crée des risques très importants sur les médias qui font leur boulot honnêtement et qui attendent ces recettes », a estimé Maurice Lévy (photo), président du directoire du groupe Publicis depuis 1987, devant l’Association des journalistes économiques et financiers (Ajef) dont il était l’invité le 4 février dernier. Le recours à des robots virtuels, chargés de cliquer automatiquement sur les e-pubs, l’inquiète. Selon l’association américaine des annonceurs, l’ANA (Association of National Advertising), ces derniers devraient perdre cette année 7,2 milliards de dollars au niveau mondial au profit des robots virtuelles qui organisent la fraude publicitaire massive. Une étude du cabinet EY réalisée pour le compte de l’IAB (Interactive Advertising Bureau) et rendue publique en décembre avance une perte plus importante : 8,2 milliards de dollars par an rien qu’aux Etats-Unis. Comment cela fonction-t-il ?

Le coût pour mille impressions (CPM) dévoyé
« C’est très simple, a expliqué celui qui fut d’abord ingénieur informaticien (1) avant de rejoindre en 1971 Marcel Bleustein- Blanchet, le fondateur de Publicis. On distribue de la publicité et on est payé à la vue, c’est le pay per view. Pour pouvoir facturer le client, il faut que le consommateur clique. Et il y a des esprits astucieux, malins, qui ont créé des robots, donc un algorithme, un robot virtuel qui clique lorsqu’il reçoit le message (publicitaire). Ce ne sont pas les publicitaires qui fraudent, mais des plateformes qui détiennent des profils (de consommateurs) et qui cliquent automatiquement en affirmant “Mon consommateur a lu votre message (publicitaire) et il l’a aimé !” pour ensuite facturer ». Selon une enquête de l’ANA aux Etats-Unis, les annonceurs enregistrent en 2015 un taux de 3 % à 37 % de cliquent frauduleux générés par des robots. Les médias ayant des niveaux élevés de CPM, le fameux coût pour mille
« impressions » (affichage de la publicité en ligne, qu’elle soit bandeau, vidéo ou annonce textuelle), sont les plus vulnérables à ces robots cliqueurs. La publicité programmatique (2), y compris pour les vidéos publicitaires, génère le plus de fraude
au clic provenant du trafic non-humain.

Des robots à clics en réseau (botnets)
En France, d’après la société Integral Ad Science spécialisée dans l’optimisation de la qualité média, les impressions frauduleuses générées par des robots représentent environ 10 % des impressions publicitaires, contre 11,2 % en Allemagne et 12,9 % en Grande-Bretagne. Les opérateurs de botnets, ces réseaux de robots, s’en donnent à cœur joie et agissent sans frontières. Pour le numéro trois mondial de la publicité (derrière WPP et Omnicom), c’est d’autant plus inquiétant que cela instaure le doute.
« C’est un phénomène très embêtant parce qu’il conduit à des interrogations, comme
le fait l’ANA. C’est vrai que, sur la publicité programmatique, il y a énormément de
gens qui ont trouvé malin de faire des robots qui cliquent, qui ouvrent des liens, qui déclenchent des vidéos, qui ouvrent des messages, voire qui répondent pour les plus sophistiqués », a indiqué Maurice Lévy préoccupé. Au point que Publicis travaille avec une équipe du MIT (3) pour savoir comment être beaucoup plus rigoureux dans le tracking, c’est-à-dire la manière de remonter l’information jusqu’à l’utilisateur final.
« Sur les mobiles (smartphones et tablettes), c’est beaucoup plus facile que sur les ordinateurs », constate-t-il.
Autre phénomène : celui du pay-to-click ou paid-to-click (PTC), encore appelé cashlink. Cette fois, ce sont des êtres humains – et non plus des robots – qui sont payés pour cliquer sur des publicités en ligne ou des vidéos publicitaires. L’une des plateformes PTC, My Advertising Pays, organise d’ailleurs une première rencontre à Lausanne en Suisse le 20 février prochain pour expliquer le concept et séduire de nouveaux adeptes. Chacun peut constituer son propre réseau de « filleuls », lesquels génèreront à leur tour des royalties à partir de leurs gains, selon le principe du multi-level marketing (organisation pyramidale). Pour Maurice Lévy, rien de nouveau ni de répréhensible.
« Cela a toujours existé. Rappelez-vous, la première opération de ce type-là, c’était vers 1999 ou 2000. C’est vrai que c’est discutable mais ça ne prend pas ; il n’y a pas grand chose. C’est beaucoup plus efficace quand Verizon, AT&T, T-Mobile ou Orange offrent des services et que les gens trouvent cela intéressant de cliquer. Et l’on va se trouver de plus en plus avec des échanges où les gens seront intéressés au clic ».
Et le président de Publicis d’ajouter : « L’élément dangereux, c’est la fraude. Celui-ci
(le paid-to-click) n’en est pas. Il y en a peu. C’est moins important que les messages (publicitaires) inutiles qui sont adressés aux mauvaises personnes, même si cela sert
la marque par un phénomène de halo qui nourrit l’image de la marque ». Quant à la question de l’impact des adblockers, ces logiciels permettant aux internautes ou aux mobinautes d’empêcher que les publicités en ligne ou les vidéo publicitaires ne s’affichent dans leur navigateur, elle lui a été également posée. Mais là, le patron de Publicis (4) s’est voulu rassurant devant l’Ajef en minimisant leur portée : « Il n’y a
pas de développement très important, ni une espèce de contamination générale. C’est un phénomène qui est assez modeste pour l’instant. Chaque fois qu’il y a eu des phénomènes de ce genre, la bonne solution passait toujours par la créativité ». Selon lui, la publicité est acceptable lorsqu’elle apporte quelque chose, « quand elle est créative, quand elle fait sourire, quand elle apporte un peu de couleurs dans un paysage gris, ou lorsqu’elle apporte des informations intéressantes sur un produit nouveau ou quelque chose de différent ou une proposition commerciale attrayante ».

C’est justement dans ce sens que l’éditeur allemand du logiciel Adblock Plus a engagé depuis novembre des discussions baptisées… « Camp David » (5), dans le but de trouver avec les publicitaires et les médias des annonces « plus acceptables ». Une seconde réunion s’est tenue à Londres le 2 février. Quant à l’Association mondiale des journaux et des éditeurs de médias d’information (Wan- Ifra), elle a organisé le 11 février à Francfort un « Ad Blocking Action Day » afin d’améliorer la publicité en ligne. En France, où la Cnil conseillait en décembre 2013 d’utiliser… des adblockers (6), le Groupement des éditeurs de contenus et de services en ligne (Geste) a, lui, tenu quatre « réunions de crise » sur les adblockers depuis 2014. Selon une étude d’Adobe et de PageFair publiée en août 2015, plus de 198 millions d’utilisateurs dans le monde – dont 77 millions en Europe – ont déjà bloqué les e-pubs à partir de leur navigateur ou de leur smartphone. Cela devrait provoquer cette année une perte cumulée mondiale de 41 milliards de dollars pour les éditeurs et les annonceurs (7), contre près de 23 milliards de dollars estimés en 2015.

La pub intrusive l’agace aussi
Quoi qu’il en soit, Maurice Lévy conçoit très bien que la publicité puisse agacer, lorsqu’elle est intrusive. « C’est à nous de gérer les choses de la manière la plus intelligente qui soit et d’éviter les problèmes d’intrusion, d’invasion, de saturation, ceux qui énervent les gens, moi compris ! Je ne supporte pas, quand je regarde un e-mail qui est une chose privée d’aller sur une pièce attachée de mon email, et d’avoir une pub ». Reste à savoir quand interviendra l’aggiornamento des publicitaires… @

Charles de Laubier