Les GAFA abusent de leur position dominante : le verdict américain aboutira-t-il au démantèlement ?

Auditionnés par le Congrès américain le 29 juillet, les quatre patrons des GAFA – Sundar Pichai (Google), Jeff Bezos (Amazon), Mark Zuckerberg (Facebook) et Tim Cook (Apple) – auront les conclusions « antitrust » d’ici fin septembre. Si leur position dominante est avérée, leur démantèlement reste incertain.

Le groupe spécial antitrust de la Chambre des représentants des Etats-Unis, qui a auditionné le 29 juillet dernier Sundar Pichai (Alphabet/Google), Jeff Bezos (Amazon), Mark Zuckerberg (Facebook) et Tim Cook (Apple) sur des soupçons d’abus de position dominante, a prévu de rendre ses conclusions dans un rapport attendu avant fin septembre. L’objectif est de pouvoir faire sans tarder des propositions législatives dès l’actuelle session parlementaire. C’est du moins ce qu’a expliqué dans une interview accordée à l’agence Bloomberg le 22 août dernier le démocrate David Cicilline (photo), le président de la sous-commission antitrust (1) du Congrès américain chargée d’enquêter sur les GAFA.

Vers la refonte des lois antitrust
Les quatre patrons des GAFA étaient entendus, en visioconférence (covid-19 oblige) organisée de Washington, à la fin de l’enquête menée depuis juin 2019 sur les pratiques concurrentielles des Big Four du Net. Ils devaient initialement être auditionnés le 27 juillet par cette souscommission aux affaires antitrust, qui dépend de la commission judiciaire (House Judiciary Committee) de la Chambre des représentants des Etats-Unis, mais le rendezvous tant attendu avait dû être reporté au 29 juillet – car le 27 juillet tombait le jour des funérailles à Washington de John Lewis, membre du Congrès décédé peu avant. Selon David Cicilline, les conclusions de l’enquête confirment que « Google, Apple, Amazon et Facebook abusent de leur position dominante pour écraser leurs concurrents » et que « le Congrès américain doit agir d’urgence les freiner afin de protéger les consommateurs ».
Le verdict de la sous-commission antitrust sera accompagné de recommandations pour contrecarrer cette puissance des géants numériques, ce qui pourrait conduire à la refonte des lois antitrust américaines. Le rapport d’enquête du Congrès abordera quatre grands domaines : les modifications à apporter aux lois antitrust existantes adoptées il y a plus d’un siècle ; les réformes visant spécifiquement le secteur technologique ; le renforcement de l’accès aux litiges antitrust privés par les plaignants ; le contrôle par les autorités antitrust (chiens de garde ou watchdogs) de la commission fédérale du commerce (FTC) et du département de la Justice (DoJ) disposent de ressources nécessaires pour faire leur travail et soient dotées d’agents d’exécution agressifs. L’enquête, qui s’appuie sur plus de 1 million de documents, démontre dans son rapport que toutes ces Big Tech américaines ont adopté un comportement anticoncurrentiel « troublant ». Le Congrès américain est appelé à agir vite. « Le point commun [entre les GAFA, ndlr] est l’abus de leur pouvoir sur le marché pour maintenir leur domination sur le marché, écraser leurs concurrents, exclure les gens de leur plateforme et gagner des loyers monopolistiques », a fustigé David Cicilline, d’après ses propos rapportés par l’agence Bloomberg. Le représentant démocrate (député de Rhode Island) ne mâche pas ses mots et compte bien trouver des terrains d’entente avec les Républicains pour mettre au pas les GAFA. La commission judiciaire du Congrès américain, instance bipartisane (Démocrates et Républicains), s’interroge ainsi sur « la domination d’un petit nombre de plateformes numériques et sur le caractère adéquat des lois antitrust et de leur application ». Une des pistes avancées est de s’inspirer de la loi américaine dite « Glass-Steagall Act », adoptée en 1933 dans le cadre du « Banking Act », qui séparait les banques de dépôt et les banques d’investissement (séparation des pouvoirs finalement abrogée sous l’administration Clinton en 1999). « Pour les entreprises de technologie, il s’agirait de leur interdire d’exploiter une plateforme et de leur faire concurrence en même temps », a expliqué David Cicilline. Le géant du e-commerce Amazon est cité exemple en tant que place de marché qui fait concurrence aux marchants tiers avec ses propres produits. David Cicilline s’est d’ailleurs dit surpris que le PDG d’Amazon, Jeff Bezos, n’ait pas été en mesure de répondre à la question de savoir si sa société avait utilisé les données de ses concurrents – qui vendent des marchandises sur la marketplace d’Amazon – pour faire profiter de ces informations dans le développement de ses propres produits. « Ils ont en quelque sorte reconnu un ensemble de pratiques commerciales anticoncurrentielles, profondément perturbantes, et soit ils ont éludé complètement la question, soit ils n’avaient pas vraiment d’explication sur leur conduite », a pointé David Cicilline.

Abus de position dominante
Faut-il pour autant envisager le démantèlement (2) des GAFA ? « C’est une grande idée, une idée vraiment intéressante, a déclaré le président du sous-commission antitrust.Ce serait une façon d’essayer de distinguer ce qui constitue une relation plaine de conflits qui, à mon avis, favorise une domination énorme sur le marché et un comportement d’intimidation de la part d’Amazon, par exemple ». Les trois autres GAFA en prennent également pour leur grade. David Cicilline et Jerrold Nadler (Démocrate également) avaient cosigné le 13 septembre 2019 avec deux autres membres (Républicains) quatre lettres adressées à chacun des quatre patrons – Alphabet/Google (3), Amazon (4), Facebook (5) et Apple (6) – pour obtenir des informations sur leurs activités et filiales. Le rapport de l’enquête va dire où il y a abus de position dominante : dans la gestion des magasins d’applications, des places de marché de e-commerce, des données personnelles, de la publicité ciblées ou encore des règles d’utilisation.

La FTC reconnaît ses erreurs
Le Congrès américain, qui garde à l’esprit que Google et Facebook sont un quasi-duopole sur le marché mondial de la publicité en ligne grâce à l’exploitation des données personnelles de leurs milliards d’utilisateurs, n’est pas le seul à analyser les marchés sous domination des Big Four du Net. La FTC (7) et le DoJ (8) mènent de leur côté des investigations, notamment sur les acquisitions passées. Pour autant, David Cicilline est très critique à l’égard du bilan du DoJ et de la FTC en matière d’application de la loi antitrust. Ces deux institutions américaines n’en ont pas fait assez, selon lui, pour limiter le pouvoir des entreprises dominantes. « La FTC, en particulier, n’aurait pas dû approuver l’acquisition de WhatsApp par Facebook », a dit le président de la sous-commission antitrust. Il s’est en outre dit frappé par « la façon décontractée dont le PDG de Facebook, Mark Zuckerberg, a reconnu qu’il avait acquis le service de messagerie WhatsApp en 2014 parce qu’il était un concurrent en pleine croissance ». Le numéro un mondial des réseaux sociaux, créé il y a plus de 15 ans maintenant, avait acquis la messagerie instantanée WhatsApp en pour 19 milliards de dollars !
La même année, il s’était emparé d’Oculus pour 2 milliards de dollars. Deux ans auparavant, en 2012, il avait déjà jeté son dévolu sur le service de partage de photos Instagram pour 1 milliard de dollars. La FTC avait à l’époque donné son feu vert aux acquisitions WhatsApp et Instagram. « Nous avons fait une erreur », avait admis Joseph Simons, l’actuelle président de la FTC, dans une interview à l’agence Bloomberg en le 13 août 2019, tout en indiquant qu’il n’était pas opposé à un démantèlement des géants du numérique (9). Le site web d’information Politico a révélé le 21 août dernier que Mark Zuckerberg, le cofondateur de Facebook, venait d’être interrogé par la FTC qui cherche, en coopération avec le DoJ, à identifier les abus de position dominante, les violations au droit de la concurrence et/ou l’atteinte à la protection des données personnelles. Le syndrome « Cambridge Analytica », scandale qui a valu à Facebook 5 milliards de dollars d’amende infligés en juillet 2019 par la FTC (10), reste présent. Sans attendre que le Congrès ne légifère plus largement sur les GAFA, la commission fédérale du commerce pourrait décider d’interdire à Facebook de renforcer les liens entre ses quatre plateformes (Facebook, WhatsApp, Instagram, Messenger) qui totalisent 3 milliards d’utilisateurs à travers le monde. La firme de « Zuck » est la plus gloutonne des GAFA, mais pas la seule vorace. Google s’est emparé en 2013 de l’application de navigation Waze pour près de 1milliard de dollars. La plateforme de partage vidéo YouTube était tombée dans son escarcelle en 2006 pour 1,65 milliard de dollars, suivie par la régie publicitaire DoubleClick en 2007 pour 3,1 milliards de dollars. De son côté, Amazon a racheté la plateforme de jeux vidéo Twitch en 2014 pour 970 millions de dollars. Si tous les GAFA n’ont pas forcément à être démantelés, certains pourraient l’être par annulation d’autorisation de fusion, comme celle entre Facebook et WhatsApp soupçonnée d’enfreindre les lois antitrust.
La décision aller dans la scission de mastodontes du numérique est éminemment politique, surtout à quelques semaines des élections américaines et au moment où Donald Trump accuse les gérants de la Silicon Valley pro- Démocrates de saper la campagne des Républicains. Pour l’heure, les GAFA pèsent à eux seuls 5.478 milliards de dollars en Bourse (au 10-09-20) : dont 2.006 milliards pour Apple (11), 1.637 milliards pour Amazon (12), 1.056 milliards pour Google (13), et 779 milliards pour Facebook (14). Leur patron respectif – Tim Cook, Jeff Bezos, Sundar Pichai et Mark Zuckerberg – ont bien sûr plaidé implicitement « non coupable » lors de leur audition parlementaire, laquelle avait des airs de tribunal. Comme pour amadouer une administration Trump arc-boutée sur son « America First », ils ont exprimé la fierté américaine de leur entreprise, leurs valeurs de liberté d’expression, de démocratie et d’inclusion, ainsi que leurs efforts d’investissements, d’innovations et de création d’emplois. Accusés d’abus de position dominante, les Big Four se sont inscrits en faux en essayant de démontrer qu’en face d’eux la concurrence est vive. Rien n’est acquis, selon eux. Leurs rivaux s’appellent Twitter, Pinterest, Snapchat, Huawei, TikTok, Alibaba, etc.

Si le Congrès n’agit pas, Trump le fera
Donald Trump compte sur le Congrès pour prendre des mesures contre des GAFA, sinon… « Si le Congrès n’instaure pas l’équité au sein de la Big Tech, ce qu’il aurait dû faire depuis des années, je le ferai moi-même par des décrets. A Washington, cela n’a été depuis des années QUE DES PAROLES mais AUCUNE ACTION et les habitants de notre pays en ont assez ! », a lancé le 45e président des Etats-Unis dans un tweet daté du 29 juillet (15), jour de l’audition. @

Charles de Laubier

Internet des oreilles : le marché des podcasts se structure en France et les droits d’auteur aussi

Cet été 2020 – au-delà de « L’Eté du podcast » qui s’est achevé le 2 septembre au Ground Control à Paris – marque une étape décisive pour le marché français de l’Internet des oreilles : structuration, mesure d’audience et droit d’auteur viennent professionnaliser un segment de l’audio digital en plein boom.

Quand le New York Times, qui édite en podcast depuis 2017 un programme quotidien baptisé « The Daily », annonce le 22 juillet qu’il va acquérir la société Serial Productions, à l’origine du premier blockbuster audio « Serial » (1), c’est que la vague des podcasts s’amplifie. Selon des sources proches du dossier, « The Times » aurait déboursé 25 millions de dollars pour se renforcer dans l’audio journalism (2).

Consolidation en cours
Mais la plus grosse acquisition de cet été dans le podcast a eu lieu là encore aux Etats-Unis : le 13 juillet, le groupe de radio en ligne SiriusXM a annoncé qu’il rachetait la plateforme de podcast Stitcher pour 325 millions de dollars. Du jamais vu sur ce marché en pleine croissance de l’audio digital. L’opération doit être finalisée ce trimestre : le groupe de médias E.W. Scripps revend ainsi Stitcher le double du montant qu’il avait déboursé pour s’en emparer en 2016. SiriusXM s’impose dans le podcast face à iHeartMedia, Apple Podcast ou encore Spotify. Ce dernier, numéro un mondial du streaming musical se diversifiant dans le podcast pour être moins dépendant des majors du disque, avait racheté Gimlet début 2019 pour 230 millions de dollars, puis The Ringer début février 2020 pour plus de 140 millions de dollars, ainsi que l’exclusivité du podcast « The Joe Rogan Experience » fin mai 2020 pour plus de 100 millions de dollars. Fin 2017, Spotify avait fait l’acquisition de Soundtrap. De son côté, Apple a annoncé le 15 juillet le lancement de ses propres podcasts originaux dont un quotidien d’actualité baptisé « Apple News Today » (dans le prolongement de son application Apple News). La marque à la pomme n’est plus seulement diffuseur avec Apple Podcast, mais aussi désormais producteur audio.
En France, le marché du podcast a entamé à pas comptés sa consolidation. Fin 2018, le groupe Les Echos-Le Parisien (groupe LVMH) avait acquis 33,3 % de la société éditrice et diffuseuse de podcasts Binge Audio (3), cofondée en 2016 par Joël Ronez (photo), ancien directeur des nouveaux médias de Radio France et ex-responsable web d’Arte. Selon le premier classement de podcasts publié le 21 juillet (4) par l’ACPM (ex-OJD), Binge Audio est en tête des audiences en France avec plus de 1,5 million de téléchargement de fichiers audios sur le mois de juin mesuré. Suit de très loin le groupe de presse Prisma Media (groupe Bertelsmann) avec les podcasts de ses marques Gentside, Capital, Ça m’intéresse, Management, Télé Loisirs et Géo. Tandis que la major Warner Music termine ce « Top 8 des marques de podcasts » (5) avec Novio. Mais les acteurs du podcast en France adhérents à la mesure d’audience de l’ACPM (6) sont peu nombreux par rapport au foisonnement de ce marché naissant. Majelan (fondé par l’ancien président de Radio France, Mathieu Gallet), Sybel, Tootak, Bababam, Paradiso Podcast (partenaire depuis mai d’Universal Music France), MadmoiZelle, Louie Media, Nouvelles Ecoutes, ou encore Taleming sont autant de plateformes et de titres qui donnent de la voix. La plateforme vidéo TV5MondePlus, lancée le 9 septembre, qui propose aussi des podcasts. Et Prisma Media vient de lancer le 10 septembre, avec sa filiale soeur M6, Audio Now.
Créé en 2016, Binge Audio se présente comme un « réseau de podcasts nouvelle génération », propose gratuitement (7) des programmes audio originaux (podcasts natifs), distribués sur Binge.audio et sur toutes les plateformes – à savoir « toutes les apps de podcasts sur iOS et Android (Apple Podcasts, Podcast Addict, Castbox, Google Podcasts, PocketCasts, …), Spotify, Deezer, YouTube, SoundCloud, Sybel, Amazon Alexa, Google Home, … ». La société présidée par Joël Ronez, dont les deux tiers du chiffre d’affaires sont générés par des podcasts de marques, vient en outre de signer un accord avec la Société civile des auteurs multimédias (Scam), afin de rémunérer « les auteurs et autrices des œuvres sonores à la demande » au titre des droits de diffusion de leurs créations sur Internet. Les négociations pour parvenir à un partage de la valeur se sont déroulées sous les auspices du Groupement des éditeurs de contenus et de services en ligne (Geste). Il y a dix ans, la Scam avait conclu un accord comparable avec Arte Radio et compte bien signer avec d’autres plateformes de podcasts.

Droit d’auteur et publicité
Des négociations devraient aussi aboutir avec la Sacem (8), la SACD (9) et d’autres sociétés de gestion collective des droits d’auteur. La vitalité de l’audio digital en France suppose que les producteurs de podcasts, les éditeurs, les plateformes, les régies publicitaires et les agences se retrouvent ensemble autour d’un écosystème rentable. L’ACPM y contribue en certifiant les audiences monétisables auprès des annonceurs et en organisant Innov’Audio Paris, dont la 3e édition se tiendra le 9 décembre. @

Charles de Laubier

Affaire « Schrems 2 » : la pérennité des transferts en dehors de l’Union européenne remise en question

Depuis vendredi 16 juillet 2020, les transferts de données à caractère personnel vers les Etats-Unis sur le fondement du « Privacy Shield » sont invalides. Les entreprises souhaitant donc continuer à transférer des données vers les Etats-Unis doivent identifier un autre mécanisme de transfert.

La presse dans le monde vit la plus grave crise de son histoire, tandis que le papier tente de résister

La fin de la presse papier est un mythe savamment entretenu depuis deux décennies par des études plus ou moins pessimistes. Mais la profonde crise des journaux, exacerbée par le coronavirus, poussent certains éditeurs vers le « tout-numérique », mais avec des recettes publicitaires en moins.

« La consommation de journaux imprimés a diminué à mesure que le confinement compromet la distribution physique, ce qui accélère presque certainement la transition vers un avenir entièrement numérique », prédit le rapport 2020 de Reuters Institute sur l’information numérique, paru juste avant l’été. Et de constater : « Au cours des neuf dernières années, nos données ont montré que les actualités en ligne dépassaient la télévision comme source d’information la plus fréquemment utilisée dans de nombreux pays. Dans le même temps, les journaux imprimés ont continué à décliner tandis que les médias sociaux se sont stabilisés après une forte hausse ».

Futurologues au chevet de la presse
Le papier n’est plus en odeur de sainteté dans le monde de la presse. Imprimer des journaux n’a jamais été aussi coûteux et les distribuer encore plus difficile. Le coronavirus et son confinement exacerbent une crise de la presse qui était déjà chronique depuis près de deux décennies. La chute des recettes publicitaires, qui ne date pas d’hier, s’est accélérée de façon vertigineuse avec les conséquences du confinement imposé au printemps dans la majeure partie du monde. Les annonceurs ont fui les journaux imprimés qui ne pouvaient pas être distribués dans les kiosques physiques, fermés environ trois mois pour cause de crise sanitaire. En France, la faillite de l’ancien groupe de distribution de presse Presstalis – devenu France Messagerie en juillet dernier après avoir été placé en redressement judiciaire et liquidé en régions – a aggravé la situation. Jamais la presse n’a traversé une telle catastrophe industrielle, depuis la Seconde-Guerre mondiale.
La fin de la presse papier est dans tous les esprits, au point de donner a priori raison aux Cassandres d’hier. Car l’annonce de la fin de la presse de Gutenberg a commencé avec l’arrivée de la presse sur Internet à partir du milieu des années 1990, au cours desquelles il était question de cannibalisation du papier par les sites web (1). Les plus pessimistes prédisaient la disparition des journaux papier, tôt ou tard. Le futurologue australien Ross Dawson (photo) tablait, en octobre 2010, sur la disparition des journaux papier selon un calendrier mondial très précis appelé « Newspaper Extinction Timeline » (2) : à partir de 2017 aux Etats-Unis, à partir de 2019 au Royaume- Uni et en Islande, à partir de 2020 au Canada et en Norvège, puis dans de nombreux pays à partir de l’année 2040. Un documentaire diffusé en mai 2011 sur Canal+ et intitulé «La presse au pied du Net », mentionne cette disparition du papier « à partir de 2017 ». Et en octobre 2011, Francis Gurry, le directeur général de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) interprète ces prédictions en affirmant que les journaux papier auront disparus en 2040. Selon Ross Dawson, la disparition des journaux imprimés en France interviendra à partir de 2029, en même temps qu’Israël, la Malaisie et la Croatie (voir graphique page suivante). En 2017, année supposée de l’extinction progressive des journaux papier aux Etats-Unis, le futurologue a publié une mise au point où il reconnaît s’être trompé sur cette date. « Ma prévision selon laquelle les informations (publiées) sur papier deviendraient “non pertinentes” (définies comme étant inférieures à 2,5% des recettes publicitaires totales) aux Etats-Unis en 2017 était certainement erronée, comme on me l’a dit de façon explicite ». Pour autant, il estime qu’il est désormais très difficile d’obtenir de bonnes données sur l’état de l’industrie de la presse américaine car la Newspaper Association of America (devenue la News Media Alliance) ne livre plus de chiffres régulièrement. « De plus, pointe Ross Dawson, de nombreuses entreprises de presse à l’échelle mondiale ont été extrêmement opaques dans leurs rapports financiers, ce qui rend très difficile l’évaluation de l’état de leurs journaux par rapport à leurs propriétés numériques. En particulier, la grande majorité des chiffres disponibles sur la “circulation des journaux” comprennent à la fois les éditions imprimées et numériques, de sorte que nous ne savons pratiquement rien de l’état des journaux sur papier » (3). De son côté, le professeur américain Vin Crosbie, expert en nouveaux médias (4), avait affirmé en 2010 que plus de la moitié des 1.400 quotidiens américains auraient disparu dans les dix prochaines années. Tandis qu’en France, Bernard Poulet – journaliste et essayiste – avait publié en 2009 « La fin des journaux et l’avenir de l’information », (éditions Le Débat, Gallimard).

Vers une presse 100 % digitale ?
En 2011, le président du New York Times, Arthur Sulzberger (alors PDG du groupe), assurait lors d’un e-G8 à Paris que « la presse papier ne va pas disparaître ». Presque dix ans plus tard, la presse n’a effectivement pas disparue mais elle est très mal en point. Durant le confinement, des éditeurs de journaux ont suspendu leur impression papier lorsqu’il ne l’ont pas supprimée. L’effondrement du chiffre d’affaires publicitaire, lequel finance le papier, a eu des conséquences immédiates sur les effectifs. « Alors que certaines publications font état d’une croissance des abonnements numériques, certains éditeurs affirment que les revenus publicitaires ont chuté de près de 50 % et que de nombreux journaux ont réduit ou cessé d’imprimer des copies physiques et mis à pied du personnel », relève Reuters Institute dans son « Digital News Report 2020 ».

Suppression d’emplois et fermetures
En Australie, le groupe News Corporation de Rupert Murdoch a suspendu la production d’une soixantaine de journaux, tandis qu’au Royaume-Uni des analystes avertissaient que près d’un tiers des journalistes dans les médias pourraient perdre leur emploi en raison de la pandémie. « Tout cela met davantage l’accent sur les modèles de paiement en ligne des lecteurs – y compris l’abonnement, l’adhésion, les dons et les micro paiements – et sur la question de la confiance qui les sous-tend », poursuit Reuters Institute.
En Scandinavie, la perturbation causée par le covid-19 frappe plus durement les éditeurs d’informations locales, étant donné leur dépendance à l’égard de la publicité imprimée et numérique. Au Danemark, en Suède et dans d’autres pays, le gouvernement est intervenu pour accorder des subventions et des allégements à court terme au secteur. « Sans plus de soutien, d’autres fermetures et compressions semblent inévitables », prévient Reuters Institute. Aux Etats- Unis, le Poynter Institute for Media Studies – école de journalisme et organisme de recherche – fait état depuis le début de la crise de dizaines de journaux qui ont dû fermer ou ont été rachetés par d’autres éditeurs locaux. La presse américaine n’est pas au bout de ses peines en 2020, après avoir supprimé la moitié de ses emplois entre 2008 et 2019 si l’on en croit le Pew Research Center. Aux Philippines, le Press Institute (PPI) a indiqué que 10 de ses 70 journaux membres ont été contraints de fermer à cause de la pandémie. Au Royaume-Uni, le quotidien The Guardian prévoit 180 suppressions d’emplois, l’hebdomadaire The Economist moitié moins.
En France, La Marseillaise illustre les déboires de la presse face à la crise du secteur, accrue par le confinement : la société Les Fédérés qui édite ce quotidien régional a été placée en liquidation judiciaire le 13 juillet dernier. Son concurrent La Provence – dont Bernard Tapie est l’actionnaire majoritaire – a finalement renoncé mi-août à s’en emparer avec d’aide financière du fondateur de Free et milliardaire Xavier Niel via sa holding personnelle NJJ Presse. L’opposition à ce projet de rachat jugé hostile était telle que le duo Tapie- Niel a préféré jeter l’éponge. Lui aussi déjà déficitaire avant le covid-19, le quotidien Le Parisien – propriété avec Les Echos de Bernard Arnault (PDG de LVMH) – va devoir supprimer des emplois. Idem pour Paris-Normandie, quotidien régional repris par le groupe belge Rossel. Des vaisseaux-amiraux comme The New York Times ou Le Monde bénéficient de l’engouement pour leurs éditions numériques, au point de voir le centre de gravité de leur chiffre d’affaires pour le premier (5) ou de leur lectorat pour le second (6) basculer dans le digital. Le papier continue de se replier. Tandis que les relations se tendent entre les éditeurs et les GAFA, comme l’illustre aux Etats-Unis le courrier envoyé le 20 août (7) par la Digital Content Next (DCN) à Apple. @

Charles de Laubier

Pourquoi Oracle, géant du logiciel de bases de données et de services aux entreprises, s’intéresse-t-il à TikTok ?

Mais que vient faire Oracle – numéro deux mondial du logiciel (derrière Microsoft), spécialiste des bases de données et services de cloud aux entreprises – dans la bataille pour tenter de s’emparer des activités américaines de l’application grand public TikTok, très prisée des ados ? Pour l’instant, Larry Ellison n’en dit mot.

Oracle et TikTok, c’est la rencontre improbable entre un géant du logiciel pour les entreprises et une application mondiale pour jeunes. Dans le cas où la firme cofondée il y a 43 ans par Larry Ellison (photo) rachèterait l’activité de la filiale du chinois de ByteDance aux Etats-Unis (voire aussi au Canada, en Australie et en Nouvelle- Zélande), ce serait le mariage de la carpe et du lapin. Pourquoi le fleuron américain du logiciel B2B, numéro un mondial du logiciel d’entreprise, s’est entiché d’une application B2C d’origine chinoise ? Rien de commun entre les deux entreprises. Aucune synergie possible. Pas de clients communs. Tout les oppose. Leurs intérêts ne sont pas les mêmes. Quant à Larry Ellison (76 ans depuis le 17 août dernier), il a passé l’âge de pousser la chansonnette dans de mini clips vidéo musicaux et de partager ses improvisations sur les réseaux sociaux. Ses hobbies sont ailleurs : la guitare, la voile, l’avion et le tennis. Même ses deux enfants, David (37 ans) et Megan (34 ans), ne sont pas de la génération des tiktokers. Le président d’Oracle Corporation, dont il est aussi l’actuel directeur de la technologie (CTO) après en avoir été PDG de juin 1977 à septembre 2014, est-il tombé dans un délire stratégique sans queue ni tête ?

Trump incite Oracle à s’emparer de TikTok
Depuis l’article du Financial Times daté du 18 août dernier révélant que la firme de Redwood City (Californie) a engagé des discussions avec des investisseurs (dont General Atlantic et Sequoia Capital) déjà actionnaires de ByteDance, la maison mère chinoise de TikTok (1), aucun commentaire ni démenti de l’intéressé. Au-delà des sources proches du dossier qui ont confirmé – au Financial Times, à Bloomberg ou encore à Reuters – l’existence de ces discussions entre Oracle et des investisseurs de ByteDance, la confirmation implicite des tractations est venue du président des Etats-Unis lui-même. « Eh bien, je pense qu’Oracle est une grande entreprise et je pense que son propriétaire [Larry Ellison et sa famille détiennent près de 40 % du capital, ndlr] est un gars formidable, une personne formidable. Je pense qu’Oracle serait certainement quelqu’un qui pourrait le gérer », a lancé le 18 août dernier Donald Trump, lors d’un déplacement à Yuma, dans l’Arizona.

Larry Ellison, l’ami de Donald Trump
Cet appui présidentiel intervient après que le locataire de la Maison-Blanche ait donné 90 jours au chinois ByteDance pour vendre, aux Etats-Unis, sa populaire application TikTok – téléchargée par plus de 175 millions d’Américains (sur 1 milliard de fois dans le monde). Cette injonction s’inscrit dans la croisade de Donald Trump contre des intérêts chinois tels que Huawei qu’il accuse – sans preuve – de cyberespionnage et d’atteinte à la « sécurité nationale » du pays. Le dessaisissent a été ordonné par décret présidentiel – un Executive Order – le 14 août, assorti d’un délai d’exécution de 90 jours à compter du lendemain, soit jusqu’au 12 novembre prochain. « A moins que cette date ne soit prolongée pour une période ne dépassant pas 30 jours [jusqu’au 12 décembre, ndlr], aux conditions écrites du Comité sur l’investissement étranger aux Etats-Unis (CFIUS) » (2). Ce délai de trois mois s’est en fait substitué à un délai plus court – 45 jours – qui avait été décrété le 6 août (3) et dont l’échéance devait intervenir dès mi-septembre ! Ce même jour, un autre Executive Order a été signé par Trump à l’encontre de, cette fois, WeChat du groupe chinois Tencent. A partir du 15 septembre, toute « transaction » avec cette messagerie instantanée-réseau social-système de paiement sera interdite aux Etats- Unis (4). ByteDance, d’une part (5), et Tencent via la « U.S. WeChat Users Alliance », d’autre part (6), ont porté plainte contre Trump devant la justice américaine. Sous cette pression politique, l’Américain Kevin Mayer (ex-dirigeant de Disney) – directeur général de TikTok depuis juin – a annoncé le 26 août sa démission.
En apportant publiquement son soutien à Oracle dans son projet de reprise des activités américaines du chinois, face aux autres candidats déclarés que sont Microsoft (avec Walmart) et Twitter, Donald Trump a lancé un clin d’œil intéressé à son ami Larry Ellison. Ce dernier est réputé avoir collecté des fonds de plusieurs millions de dollars dès février pour cofinancer la prochaine campagne présiden-tielle de Donald Trump en vue de tenter de remporter un second mandat à l’issue des élections de novembre prochain. Entre milliardaires, on se comprend : Lawrence J. Ellison est la cinquième plus grande fortune mondiale avec un patrimoine professionnel de 73,2 milliards de dollars (au 21-08-20), selon Forbes (7). L’actuelle PDG d’Oracle, l’Israélo-américaine Safra Catz, est elle aussi une partisante du milliardaire de l’immobilier devenu président. En début d’année, Oracle s’est même associé à la Maison-Blanche pour étudier les effets de l’hydroxy-chloroquine sur le covid-19. En outre, Donald et Larry sont sur la même longueur d’ondes lorsqu’il s’agit d’encourager les intérêts technologiques américains dans l’esprit bien compris du slogan nationaliste « America First ». Disposant de 43 milliards de dollars de cash disponibles au 31 mai dernier (8), Oracle a les moyens de racheter TikTok hors de Chine, qui est, d’après l’agence Bloomberg, valorisé entre 20 et 50 milliards de dollars sur un total de 75 milliards de dollars. ByteDance a généré un bénéfice net de 3 milliards de dollars l’an dernier, pour un chiffre d’affaires de 17 milliards. Ce qui en fait la licorne la plus rentable au monde, alors que la rumeur de son introduction à la Bourse de Hong Kong avait été démentie en octobre 2019 par la firme de Pékin. Mais le mariage improbable entre l’appli des teens et les soft des corporates apparaît comme plus politique que stratégique. Oracle, qui a publié au tout début de l’été les résultats de son exercice annuel clos le 31 mai dernier (9), a fait état d’un chiffre d’affaires de 39 milliards de dollars, dont 83 % réalisés dans le cloud et les licences de logiciels, 9 % dans la vente de matériel et support, et 8 % dans les services. Sa rentabilité a été affectée par la pandémie, son bénéfice net reculant de 6 % sur un an, à 10,1 milliards de dollars.
La firme de Larry Ellison s’est d’ailleurs félicitée d’avoir accueillir en avril dernier un nouveau client de son offre « Oracle Cloud Infrastructure as a Service » (OCI) (10) : Zoom. La plateforme de vidéoconférence s’est révélée au grand public lors du confinement du printemps où le télétravail s’est imposé. C’est dans cet esprit que le géant du logiciel d’entreprise souhaite aussi se rendre utile à tout le monde en acquérant des actifs de TikTok. Car, contrairement à Microsoft qui s’adresse à la fois aux entreprises et aux particuliers (Windows, Xbox et LinkedIn), tout comme Amazon (e-commerce), Oracle est inconnu dans les chaumières. Outre la puissance de son cloud, la firme d’Ellison pourrait aussi mettre à profit son expertise data et de courtage de données sur le marché de la publicité ciblée en ligne.

Oracle veut cibler plus le grand public
Le « Data Cloud » publicitaire d’Oracle, né après l’acquisition de Datalogix pour plus de 1 milliard de dollars en 2015, rivalise aujourd’hui avec Facebook sur ce segment réputé rentable, malgré le ralentissement de cette activité provoqué par l’entrée en vigueur en mai 2018 en Europe du contraignant règlement général sur la protection des données (RGPD) et par les restrictions au ciblage publicitaire au regard de la protection de la vie privée depuis le scandale « Facebook-Cambridge Analytica » (11). TikTok permettrait à Oracle de redresser la barre de cette activité. @

Charles de Laubier