Culture digitale : dichotomie entre Europe et Etats

En fait. Le 19 novembre, Neelie Kroes – vice-présidente de la Commission européenne, en charge de l’Agenda numérique – s’est exprimée dans un débat
sur la propriété intellectuelle au Forum d’Avignon, qui réunissait en même temps
le Sommet culturel G8-G20 sur « la création à l’ère du numérique ».

Comment le Cloud computing va décloisonner les droits d’auteurs et la copie privée

Le nuage informatique qui se forme sur les médias et les industries culturelles, pourrait tourner à l’orage et provoquer la foudre sur la gestion restrictive des droits d’auteurs et la « taxe » pour copie privée déjà bien contestée. Débats houleux en perspective au CSPLA.

Consulter tous ses contenus culturels ou ses médias – musiques, films, journaux, radios, chaînes, livres, vidéos, photos, réseaux sociaux, etc. – sans qu’ils soient localisés sur le disque dur ou la mémoire flash de n’importe lequel de ces terminaux
y ayant accès : voilà ce que le « cloud » offre maintenant au grand public. Cette possibilité de dématérialiser le stockage de ce que l’on pourrait appeler sa
« multi-médiathèque » et d’y accéder à distance, quels que soient le terminal, le lieu
et le pays où l’on se trouve, voire en partageant des contenus sur les réseaux sociaux, relève de la boîte de Pandore pour les ayants droits.

Le CSPLA réactivé après deux ans
Les enjeux sont tels que le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA), qui s’est réuni le 16 juin, après trois ans d’interruption, a mis le nuage informatique à l’ordre du jour de sa prochaine réunion fixée le 6 octobre. Y participent notamment des représentants de l’Association des services Internet communautaires (Asic) avec Giuseppe de Martino et Benoît Tabaka, ainsi que de la Fédération française des télécoms (FFT) avec Dahlia Kownator (1). C’est d’ailleurs la seule instance parapublique qui réunit ayants droits, producteurs, éditeurs, radiodiffuseurs, télédiffuseurs, plates-formes web, fournisseurs d’accès à Internet, opérateurs télécoms et consommateurs. Une commission sera même créée sur la question du nuage, même
si « cela reste très brumeux (nuageux ?) à ce stade ! », comme l’indique un de ses membres à Edition Multimédi@… Il y a pourtant urgence. Le nuage informatique accélère la mondialisation de la diffusion des œuvres et abolit un peu plus encore les frontières numériques que le Web tentait, tant bien que mal, de préserver au regard des droits de diffusion nationaux (2), la gestion des droits d’auteur se faisant encore pays par pays, par terminaux ou encore par plates-formes. Pour limiter l’accès à des sites web, en raison des restrictions de droits de propriété intellectuelle et des accords de diffusion (3), les éditeurs de services en ligne sont tenus – par les ayants droits – d’identifier tout internaute d’où qu’il vienne de par le monde. Et ce, à l’aide de son adresse IP – pourtant considérée comme une donnée personnelle par la Cnil (4). Le cloud computing à portée de clic pourrait remettre en question ces barrières virtuelles : qu’advient-il lorsque l’on stocke à distance un contenu dans une « ferme » informatique située dans un pays donné où, justement, il n’y a pas de droits de diffusion, ni d’autorisation d’exploitation des œuvres en question ? « Le nuage informatique pose problème sur la chaîne des droits. Il y a un risque », estime Mathieu Gallet (5), président de l’Institut national de l’audiovisuel (INA). Une appréhension que partage Maxime Saada, directeur général adjoint du groupe Canal+ : « Des acteurs américains, comme Netflix, ont la capacité d’acquérir des contenus, mais quelles conséquences
sur le partage de la valeur et la chronologie des médias ? ». En tant que représentant d’ayants droits, Pascal Rogard, DG de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) affirme que, au-delà de cette expression « tellement poétique »,
« le nuage informatique pose des problèmes en termes de sécurisation et de création ». Selon lui, « les systèmes de financement de la création vont devoir être adaptés aux technologies et aux usages, mais cela n’est pas nouveau ». Les recettes
du financement des films et des programmes audiovisuels, par exemple, sont gérées
par le CNC (6) et son Cosip (7). Une piste est de « regrouper les sociétés d’auteurs de l’audiovisuel pour pouvoir traiter au niveau de YouTube, par exemple, des licences générales sur l’ensemble des territoires ». Pascal Rogard s’interroge, en outre, sur les limites du nuage au regard de la copie privée : « Pour délocaliser dans le cloud, est-ce que je passe dans le régime des droits exclusifs ? ». La copie privée, cette exception aux droits d’auteur, permet en effet à tout un chacun de reproduire des œuvres dans
le cadre déjà assez flou du « cercle familial », que la jurisprudence a déjà élargi aux
« personnes ayant des relations habituelles » avec la famille. Avec les centres de stockage informatique délocalisés à l’étranger, la copie privée entre dans une troisième dimension. La commission « Hadas-Lebel » pour la rémunération de la copie ira-t-elle jusqu’à taxer le « cloud familial » que Netgem propose aux FAI d’installer dans les foyers ?

Copie privée : taxer le nuage ?
« Le droit ou la fiscalité applicable devrait être celui du pays où s’exerce la prestation et où sont consommés les contenus », estime le DG de la SACD. Pour Microsoft, « c’est au législateur d’être suffisamment agile pour taxer au bon endroit et faire respecter les droits de chacun », lance Jean Ferré, son directeur de la division Plateforme et Ecosystème pour la France. Et pour Frédéric Sitterlé, président de MySkreen, « il faut, avec le cloud, rester sur terre et rémunérer les créateurs ». @

Charles de Laubier

Six mois après l’e-G8, un « c-G8 » prévu en novembre

En fait. Le 6 juin se termine une consultation que le ministère de la Culture
et de la Communication a lancée le 24 mai pour faire réaliser une étude sur
« la rémunération de la création à l’ère numérique ». Les résultats seront présentés lors du Sommet culturel organisé à Avignon, en novembre 2011.

Droits d’auteur digitaux

Un auteur peut-il exister sans droit d’auteur ? La réponse nous semble évidente. Car ce droit, qui s’apparente à un droit de propriété, est entouré d’une aura quasi-naturelle, intemporelle et inaliénable. Pourtant, rien n’est plus inexact tant le droit d’auteur varie dans le temps et l’espace. Et c’est à la faveur
de la pression constante de la numérisation des œuvres qu’a resurgi un débat, en réalité très ancien. Il nous a fallu, pour
en prendre conscience, une longue période inachevée de remises en cause et de polémiques.
L’histoire passionnante d’un droit qui est tout sauf une évidence. Il fut même un temps
où la notion de droit d’auteur n’existait pas : un Adam de la Halle vivait, comme un Mozart cinq siècles plus tard, des représentations de ses œuvres et du bon vouloir de ses maîtres.

« De nombreuses sociétés nationales de gestion de droits d’auteur discutent de la constitution d’un catalogue universel des œuvres au niveau international. »

Déjà, c’est bien une révolution technique qui fut à l’origine des premiers changements. L’imprimerie, en permettant la duplication des livres, incita les libraires anglais à se protéger en obtenant le monopole de leur guilde, dès la fin du XVIIe siècle, sur le droit
de copie. Et c’est sous la Reine Anne, en 1710, que fut promulguée la première loi connue établissant les principes du copyright. En entérinant le rôle-clé des imprimeurs, elle limitait leur monopole fraîchement acquis, afin de prendre en compte le besoin de diffusion à un public de plus en plus large. On le voit, l’auteur, alors considéré plus comme un compilateur que comme un créateur, comptait pour peu. Il fallut attendre le XVIIIe siècle pour que le génie propre de l’auteur s’impose et soit gravé dans le marbre des premières lois révolutionnaires françaises de 1791 et 1793. Tous les éléments du débat actuel étaient posés.
Le XXe siècle s’est adapté sans difficulté à l’évolution spectaculaire des moyens de reproduction de masse, des livres, de la musique et des vidéos. A tel point que ces lois semblaient immuables. Mais la numérisation des contenus et leur mise en réseau sont venues tout bouleverser. Les grandes batailles passées sont revenu sur le devant de
la scène : comme John Milton publiant en 1644 un libelle en faveur de la liberté d’impression, ou comme Lamartine, Hugo ou Walras se battant pour la reconnaissance de la propriété intellectuelle au milieu du XIXe siècle, les auteurs du XXe siècle ont pris la parole, sinon les armes, pour faire part de leurs inquiétudes. C’est moins leur paternité qui était alors remise en cause que leur capacité à préserver la rémunération de leur travail. La question est toujours au cœur du débat avec la copie privée. Considérée longtemps comme une exception au droit d’auteur, il a bien fallu convenir que l’exception était devenue la règle.
Toutes les tentatives de sanctuarisation du droit d’auteur se sont successivement heurtées à un principe de réalité déterminé par la technologie et les usages. Le cimetière des techniques de contrôle, de filtrage ou de protection de type DRM est immense. Ultraviolet, le standard que tenta d’imposer l’industrie du cinéma en 2011 dont le mérite était d’être soutenu par 55 leaders (hors Apple et Disney) avait encore
le défaut de poser des contraintes, certes plus souples, mais toujours impossibles à appliquer : une famille pouvait ainsi utiliser une vidéo sur douze terminaux différents dans la limite de six personnes par foyer. Dans les faits, les voies d’accès au public sont aujourd’hui diverses et les modes de rémunération des auteurs aussi. Les éditeurs se sont, bon gré mal gré, adaptés en diffusant désormais une part dominante de versions électroniques et en réinvestissant dans leur cœur de métier. Des circuits alternatifs et courts se sont imposés, allant de la promotion directe de certains auteurs via leur propre site au financement d’artistes par les internautes. Des licences globales, un temps très contestées, ont aussi émergé. Quant aux nombreuses sociétés nationales de gestion de droits d’auteurs, elles sont enfin en train de se regrouper et discutent de la constitution d’un catalogue universel des œuvres au niveau international. Si personne n’est encore allé aussi loin que Pierre-Joseph Proudhon dans son ouvrage collectif « La propriété intellectuelle, c’est le vol ! », force est de constater que la diffusion des savoirs vient de franchir une nouvelle étape. @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2020 » : Le côté obscure du Net
* Jean-Dominique Séval est
directeur général adjoint de l’IDATE.