Les opérateurs télécoms veulent prendre le contrôle de l’Internet et de la diffusion de contenus

A défaut d’avoir été des Internet natives, le monde sous IP leur ayant été imposé par l’industrie informatique dans les années 90, les opérateurs télécoms veulent aujourd’hui reprendre la main sur le réseau des réseaux et devenir diffuseurs de contenus (vidéo en tête).

Par Charles de laubier

C’est un tournant historique qui est en train de s’opérer dans le monde de l’Internet, quarante ans après la création du réseau des réseaux. Les opérateurs télécoms, qui ont dû devenir à partir des années 1990 fournisseurs d’accès à Internet (FAI) dans un univers ouvert, veulent rajouter une corde à leur arc : la diffusion de contenus sur Internet.

Google Books : éditeurs et auteurs reprennent la main

En fait. Le 11 juin, Google a annoncé deux accords avec l’édition en France, l’un avec le Syndicat national de l’édition (SNE), l’autre avec la Société des gens de lettres (SGDL). Un accord-cadre va permettre aux éditeurs qui le souhaitent de confier au géant du Net la numérisation de leurs livres épuisés.

En clair. Six ans après l’ouverture des hostilités, engagé en juin 2006 devant le tribunal de grande instance (TGI) de Paris par le groupe La Martinière (1) le Syndicat national de l’édition (SNE) et la Société des gens de lettres (SGDL), Google et les professionnels français de l’édition enterrent la hache de guerre. Les ex-plaignants reprochaient à Google Books d’avoir numérisé sans autorisation préalable des éditeurs concernés quelque 100.000 livres et lui réclamaient 15 millions d’euros de dommages et intérêts. Ils exigeaient en outre que la firme de Mountain View cesse la numérisation des ouvrages, sous peine d’une astreinte de 100.000 euros par jour. Le 18 décembre 2009, Google avait été condamné à verser 300.000 euros de dommages et intérêts aux maisons d’éditions du groupe La Martinière (2), ainsi que 1 euro au SNE et à la SGDL, pour avoir numérisé des livres sans autorisations. Le géant du Web avait fait appel, sans succès, et avait finalement dû – malgré un recours en référé – publier le jugement de première instance le condamnant sur la page d’accueil française de Google Livres. Malgré ce revers judiciaire, Google avait poursuivi les négociations avec les éditeurs disposés à le faire. Bien lui en a pris. Un accord-cadre sur la numérisation des livres indisponibles a été élaboré avec le SNE, en concertation avec la SGDL. A chaque maison d’édition ensuite de dire si elle le signe effectivement, et à chaque auteur concerné d’accepter ou pas de voir indexées ses œuvres. Les organisations professionnelles se sont ainsi mises au diapason, après la signature par le groupe La Martinière fin août 2011 d’un protocole d’accord avec Google, lequel avait le mois précédent signé avec Hachette Livre un accord similaire annoncé dès novembre 2010. Tandis que Gallimard, Flammarion et Albin Michel avaient décidé finalement de suspendre au début du mois de septembre de l’an dernier – en vue de discuter – leurs actions en justice qu’ils avaient engagées de leur côté contre Google (3). Il s’agit de redonner vie à des milliers de livres indisponibles à la vente et plus édités. Cette quantité de livres épuisés, sous droits, représente 75 % de l’ensemble des œuvres dans le monde. Quel est l’intérêt des éditeurs ? Avec un tel accord, ils gagnent ainsi l’opportunité de vendre en ligne les livres que les maisons d’édition ne distribuaient plus dans les circuits classiques. @

L’industrie du livre veut elle aussi taxer les FAI

Le 31 janvier, la Fédération française des télécoms (FFT) a formulé ses vœux
pour l’année 2012, à commencer par le souhait de ne pas voir de nouvelles taxes « culturelles » sur les FAI. Mais après le CNC (cinéma) et le CNM (musique), le Centre national du livre (CNL) songe aussi à une taxe.

Après la taxe prélevée par le Centre nationale du cinéma et de l’image animée (CNC) sur les fournisseurs d’accès à Internet (FAI), ces derniers devront remettre la main à la poche pour financer le nouveau Centre national de la musique (CNM). Et comme jamais deux sans trois, il ne manquerait plus que le Centre national du livre (CNL) pour demande à
son tour une taxe sur les FAI. Justement, le CNL ne n’exclut pas. En effet, selon nos informations, son président Jean-François Colosimo étudie cette perspective parmi les nouvelles pistes de financement envisagées pour son établissement, lequel est sous la tutelle du ministère de la Culture et de la Communication. Sa mission est notamment d’aider au financement de projets de production de livres (1), au moment où les maisons d’éditions doivent s’adapter au numérique. Le CNL se réunit d’ailleurs trois fois par an
pour octroyer des subventions pour projets d’ »édition numérique », d’ »édition multimédia »
ou de « plates-formes innovantes de diffusion et de valorisation de catalogues de livres numériques » (prochaines délibérations en mars). Or le besoin de financement est croissant mais les recettes du CNL – de moins de 45 millions d’euros par an – n’augmentent pas et ne suffisent plus. Au-delà des taxes spécifiques qui lui sont affectées (près de 80 % des recettes mais stagnantes), telles que les redevances sur les matériels de reproduction et d’impression, ainsi que sur le chiffre d’affaires de l’édition, l’une des pistes est de taxer les FAI. La question devrait être à l’ordre du jour la prochaine réunion de la commission « Economie numérique » du CNL, qui se réunit le 2 mars prochain. « [Une des pistes] consisterait à intégrer le domaine du livre dans tous les mécanismes à venir impliquant les fournisseurs d’accès à Internet, lesquels emploient massivement des contenus écrits et de livres », a déjà eu l’occasion d’expliquer Jean-François Colosimo lors de son audition devant la Mission d’évaluation et de contrôle (MEC) de la commission des Finances de l’Assemblée nationale, audition du 19 mai 2011 portant sur le financement de la culture (« Budget de l’Etat ou taxes affectées ? »). Reste à savoir si le CNL tentera de placer sa réforme – à l’instar du CNM – lors du prochain projet de loi de finances rectificatif 2012 au printemps ou du projet de loi de finances 2013 de fin d’année… @

Jérémie Manigne, groupe SFR : « Il faut sans doute réfléchir à une autorité de régulation unique »

Directeur général au sein du groupe SFR, en charge de l’innovation, des services et des contenus, Jérémie Manigne – également co-auteur du rapport « TV connectée » – explique à EM@ comment les règles du jeu devraient évoluer. Sa stratégie passe par la « coopétition » avec les acteurs du Web.

Propos recueillis par Charles de Laubier

Edition Multimédi@ : Vous êtes – avec Takis Candilis (Lagardère), Marc Tessier (VidéoFutur), Philippe Levrier (ex-CSA) et Martin Rogard (Dailymotion) – l’un des cinq co-auteurs du rapport « TV connectée » remis aux deux ministres Frédéric Mitterrand et Eric Besson : quelles sont les plus importantes propositions de la mission ?
Jérémie Manigne :
Le rapport met en lumière la nécessité d’adapter rapidement les règles, qui s’appliquent aux acteurs de l’audiovisuel français, à un contexte de plus en plus ouvert et mondialisé, où Internet s’impose peu à peu comme média de diffusion de contenus. Les mesures proposées visent, d’une part, à permettre le développement d’acteurs français et européens puissants capables de rivaliser avec leurs concurrents internationaux et, d’autre part, à pérenniser le soutien à la création audiovisuelle française en y faisant participer l’ensemble des acteurs de l’Internet.

La neutralité d’Internet : « Oui à la discrimination efficace et transparente ! »

Nicolas Curien et Winston Maxwell publient le 10 février prochain aux éditions
de La Découverte « La neutralité d’Internet », dont Edition Multimédi@ dévoile
les bonnes feuilles. Ils se prononcent pour la « discrimination » des contenus
en ligne si elle est « efficace » et « transparente ».

L’un est membre du collège de l’Arcep et diplômé de l’Ecole Polytechnique et de Télécom Paris ; l’autre est avocat associé au cabinet Hogan Lovells et un des six du
« groupe d’experts sur la neutralité de l’Internet » désignés il y a un an par l’ancienne secrétaire d’Etat à l’Economie numérique (1). Nicolas Curien et Winston Maxwell sont coauteurs de « La neutralité d’Internet », un ouvrage de 128 pages.

Pour un « concept de quasi-neutralité »
Le sujet est sensible au moment où l’Assemblée nationale commence à travailler
sur le projet de loi Paquet télécom (2) d’ici au mois de mai, alors que la Commission européenne prépare une communication pour mars prochain. A paraître en février,
cet ouvrage donne le ton : « Non à la discrimination anticoncurrentielle, oui à la discrimination efficace et transparente ! », lancent les deux experts. « Interdire toute forme de discrimination, au nom de la neutralité, serait à la fois irréaliste et nuisible au bon fonctionnement d’Internet. A l’inverse, autoriser toute discrimination serait pareillement indésirable », expliquent- ils. Autrement dit : « En matière de gestion du trafic sur les réseaux des opérateurs, la discrimination est légitime si elle sert un objectif d’efficacité et illégitime si elle vise un objectif anticoncurrentiel ». Parmi les mesures de discrimination efficace, les deux auteurs placent en tête celles de la gestion du trafic –
« qui, par essence, sont non neutres » – pour faire face aux risques de « congestion » ou d’« attaque » sur Internet. En raison de ces « impératifs » et « contraintes », « un réseau ne peut rester parfaitement neutre ». Ils parlent alors du « concept de quasi-neutralité ».
La discrimination efficace consiste aussi pour les opérateurs de réseaux à proposer aux internautes ou aux éditeurs des « qualités différenciées, assortis de barèmes tarifaires étagés : plus haute est la qualité de transport, plus le prix est élevé ». Ils justifient aussi cette discrimination efficace par diverses raisons : financement des réseaux, partage des coûts, lutte contre les contenus illicites et l’insécurité. Au-delà de la question économique de savoir si les fournisseurs de contenus doivent rémunérer les FAI (3)
« à travers la facturation de canaux premium ou l’instauration d’une terminaison d’appels data », les coauteurs insistent plus sur les « effets externes négatifs » de l’explosion du trafic de données. A savoir : la montée de « l’insécurité en ligne » et
« la prolifération des contenus illicites ». Reste à savoir « comment lutter contre ces phénomènes, tout en préservant la neutralité des réseaux ? ». Ils expliquent que le principe fondateur de « best effort » de l’Internet admet déjà des exceptions. « Pour combattre les attaques et le spaming, des équipements spécifiques, utilisant par exemple la technologie DPI (Deep Packet Inspection), opèrent sur les couches hautes [du réseau]. (…) Le protocole TCP/IP natif et ses évolutions permettent d’offrir un traitement prioritaire, ou “priorisation” », précisent-ils. Sur les contenus illicites, Nicolas Curien et Winston Maxwell citent les Etats-Unis où « l’énoncé du principe de neutralité circonscrit le droit de libre-accès à l’information au périmètre des seuls contenus
légaux ». Et les FAI américains peuvent prendre « des “mesures raisonnables de gestion du réseau” (4), dont les actions visant à empêcher l’accès aux contenus
illicites ». Si la restriction au principe de Net Neutrality pour lutter contre le piratage
sur Internet n’a pas suscité de forte réaction outre- Atlantique, ils soulignent qu’« en Europe, et singulièrement en France, le sujet s’est en revanche révélé extrêmement sensible ». Et que « l’intervention des FAI dans la lutte contre le téléchargement illégal [loi Hadopi, ndlr], ou contre la mise en ligne de contenus illicites comme la pédo-pornographie [loi Loppsi, ndlr], est extrêmement controversée ». Par exemple, la crainte du filtrage des contenus sur le Web y est plus exprimée qu’ailleurs. « Mettre en place un processus de filtrage, c’est indéniablement ouvrir la boîte de Pandore », conviennent Nicolas Curien et Winston Maxwell.

Puissance insoupçonnée des “citoyens”
Les auteurs citent non seulement des organisations de « citoyens », comme la Quadrature du Net, qui militent pour les libertés fondamentales, mais aussi des
« citoyens ultra » qui revendiquent « le droit de télécharger librement des œuvres protégées ». Rappelant qu’un amendement Bono (5) avait retardé d’un an le Paquet télécom, l’avocat et le X-Télécom constatent que « la puissance insoupçonnée des “citoyens” (…) ne pourra plus désormais être ignorée ». La « transparence » vis-à-vis des internautes, le « consentement express de l’abonné », voire les « mesures contractuelles » entre le FAI et son client sont autant de pistes explorées par cet ouvrage qui tente de calmer le jeu. @

Charles de Laubier