Androidologie

Monopoles, duopoles, oligopoles, … Ces structures de marché sont l’objet depuis longtemps de toutes les attentions de la part des politiques et des régulateurs, tout en alimentant des débats passionnés entre économistes. La liste est longue des monopoles historiques ayant été abolis et des entreprises lancées dans le grand bain concurrentiel. Mais la concurrence stimulée au niveau de chaque pays n’était-elle pas contre-productive quand la véritable échelle à prendre en compte est celle l’Europe dans son ensemble et de sa place dans la compétition mondiale ?
Le constat est d’autant plus cruel que certaines mesures prises pour contraindre les entreprises européennes étaient bien plus difficiles à appliquer aux groupes venus d’ailleurs et tentés de régler leur compte en Europe. N’a-t-on pas vu, en 2013, Microsoft
et Nokia presser la Commission européenne d’agir contre Google accusé d’entraver la concurrence dans la téléphonie mobile ? Le géant du Net était alors soupçonné de détourner le trafic vers son moteur de recherche par le biais d’Android. La Commission européenne, pas plus que la Commission fédérale du commerce américain (FTC) quelques mois avant elle, avait refermé le dossier.

« Parallèlement, un nouveau front s’ouvrait
du côté de l’OS dans le Cloud, proposé en streaming,
par le navigateur, et en mode ‘’hors connexion’’. »

Il est pourtant indéniable que la domination d’Android posait problème avec une part de marché de plus de 75 % dès la fin 2013, suivie de l’iOS d’Apple à 17 %. Cette domination écrasante, qui rappelait celles d’IBM puis de Microsoft sur les ordinateurs, semble se répéter inéluctablement à chaque nouvelle génération de machines. Car le besoin de standard est fort au niveau planétaire pour permettre de gérer le développement d’une
très grande diversité de terminaux. Quel chemin parcouru par ce système d’exploitation visionnaire lancé en 2003 par Andy Rubin, qui imagina Android comme un OS (Operating System) pour caméra numérique avant de le repositionner pour les smartphones – avant d’être finalement acheté par Google en 2005 avec le succès que l’on connaît. Les initiatives pour déstabiliser ce duopole inégal, AndroidiOS, n’ont pas manqué. La période 2014 à 2016 a été consacrée à la recherche de ce fameux troisième OS en mesure de venir le déstabiliser : Windows Phone, Firefox OS ou encore Tizen de Samsung, lancèrent leur force dans la bataille en cherchant d’abord la faille sur des marchés moins verrouillés, en fournissant par exemple des terminaux aux millions de clients potentiels n’ayant pas les moyens de s’offrir un smartphone sous licence. Microsoft, Mozilla ou Samsung bénéficiaient également du soutien de grands opérateurs télécoms souhaitant disposer d’une offre alternative pour ne pas dépendre autant des deux OS nord-américains. Le China Operating System (COS), annoncé début 2014, a lui aussi été lancé pour conquérir une part significative du marché intérieur dominé par Android, ce au moment où China Mobile signait un accord historique avec Apple.
Parallèlement, un nouveau front s’ouvrait du côté de l’OS dans le Cloud. Microsoft y voyait l’opportunité de faire enfin son retour en proposant, peu avant 2020, Windows 10 en streaming. Apple, dans la suite de sa stratégie iCloud, engageait lui aussi une nouvelle étape décisive en introduisant en 2016 son nouvel OS convergent « iAnywhere » entre terminaux fixes et mobiles, consacrant la fusion entre iOS et « OS X ». Tandis que Google avait fait sensation en lançant, dès 2009, ChromeOS, un système d’exploitation pour les Chromebooks, ordinateur sans logiciels où tout passe par le navigateur. Les années suivantes ont été consacrées à l’amélioration de la gestion du mode « hors connexion » par l’introduction des Chrome Apps, ces applications web qui fonctionnent hors-ligne. C’était la promesse d’un nouvel écosystème que cherchait à promouvoir Google pour amener l’informatique dans son ensemble vers son modèle natif des applications en ligne. Cette guerre est désormais derrière nous. Nous ne faisons plus attention à ces OS hébergés dans le Cloud et qui font tourner tous nos terminaux, Internet des choses comprises. Même si les débats sont toujours aussi vifs pour savoir si les deux OS dominants, aujourd’hui comme hier, sont une fatalité dont les abus doivent être combattus. @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2025 » : eDémocratie
* Directeur général adjoint de l’IDATE,
auteur du livre « Vous êtes déjà en 2025 »
(http://lc.cx/b2025).

Gouverner le Net

C’est difficile à croire, et j’aurais eu beaucoup de mal à convaincre des Terriens de notre passé récent, il y a seulement dix ans. Qui aurait cru en effet qu’en une décennie, la géographie d’Internet put être à ce point modifiée. Mais force est de constater que l’Europe est en train non seulement de rattraper son retard, mais peut-être bien de prendre part au leadership de ce nouvel Internet
qui remplace par étape le réseau historique. Il est bien sûr encore trop tôt pour porter une analyse complète sur les raisons de ce basculement, mais quelques éléments semblent indiscutables. Tout d’abord le timing, favorable à une rupture technologique. L’Internet des origines, qui a su si bien évoluer au rythme effréné de la croissance de l’Internet fixe, de l’Internet social (avec
les réseaux sociaux), puis de l’Internet mobile, ne se révèle plus capable d’absorber l’avènement de l’Internet généralisé. L’Internet de la santé, l’Internet des transports, l’Internet des paiements, l’Internet de tous les objets, pour n’en citer que quelques-uns, requièrent des niveaux de disponibilité, de traçabilité et de sécurité incompatibles avec
la technologie de l’Internet d’il y a une décennie encore.

« La suprématie de l’ICANN (Internet
Corporation for Assigned Names and Numbers)
a été peu à peu remise en cause. »

La bonne nouvelle est que l’Europe a finalement su se mobiliser pour saisir sa chance
au moment opportun. Un mélange improbable de concentration des efforts de recherche, de coordination des politiques économiques et de libération des moyens financiers permettant de soutenir les initiatives des créateurs d’entreprises et d’accélérer le développement de start-up encore fragiles. C’est ainsi que le Vieux Continent s’est trouvée aux avant-postes de la nouvelle architecture du Net, grâce à des projets tels que « Pursuit » de l’université de Cambridge. Il s’agissait, dès 2013, de remplacer le modèle relationnel client-serveur, dont dépendent de nombreux services, applications et protocoles du Net, par une architecture totalement décentralisée du réseau des réseaux. Autrement dit : se concentrer sur l’information elle-même, plutôt que sur l’adresse (URL) où se trouvait le stockage. Le contenu digital devenait alors plus sûr, les données pouvant être authentifiées à la source. Une manière de s’affranchir du cloud en supprimant le besoin de se connecter à des serveurs.
D’autres projets concurrents existaient à la même époque, comme le projet CCN (Content Centric Network) du mythique centre de recherche californien PARC de Xerox. Mais les géants américains du Net étaient occupés à garder le contrôle en jetant leurs milliards
de dollars dans la bataille, tout en perdant un temps précieux à s’adapter à de nouvelles règles remettant en cause un modèle reposant sur l’opacité. L’ère de l’Internet de la maturité est venu. Autre surprise : l’Europe, après avoir perdu la bataille du mobile et son OS, a été en mesure de reprendre la main sur les nouvelles plates-formes à fort potentiel de l’Internet des objets, lui permettant du même coup de faire son retour industriel dans l’écosystème connecté.

Ces bouleversements majeurs ont bien entendu été accompagnés par une évolution
de même ampleur de la gouvernance du Net. La suprématie de l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) a été peu à peu remise en cause. Cette société de droit californien, à but non lucratif et placée sous la tutelle du département américain du Commerce, a dû apprendre à partager la gestion de l’ensemble du réseau mondial. Les choses sérieuses ont vraiment commencé avec la déclaration de Montevideo du 7 octobre 2013, qui posait clairement la question du partage égalitaire de la gestion mondiale du Net, en commençant par l’attribution des noms de domaines, l’émission et le contrôle des adresses IP. Les dérives pointées par le scandale de la surveillance des communications mondiales par la NSA (National Security Agency) a bien sûr amplifié la fronde des autres Etats. Le débat s’est poursuivi en avril 2014 à
Sao Paulo, sous le leadership brésilien, jusqu’au Sommet mondial de la société de l’information de l’Union internationale des télécommunications (UIT) de 2015. Il a fallu éviter deux écueils : le contrôle strictement américain d’un côté et l’éclatement de l’Internet par pays de l’autre. L’Europe a su jouer les arbitres en faveur d’une gouvernance du Net plus partagée et démocratique. @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2025 » : Cinéma à domicile.
* Directeur général adjoint de l’IDATE,
auteur du livre « Vous êtes déjà en 2025 »
(http://lc.cx/b2025).

Euro Telco Blues

Aujourd’hui nous ne faisons quasiment plus attention à nos fournisseurs de connectivité. Non qu’ils aient disparu, bien au contraire, mais nos terminaux sont désormais suffisamment autonomes pour nous épargner la corvée de savoir sur quel réseau ils ont préféré se connecter pour nous permettre de poursuivre notre « visio-conversation », notre émission vidéo ou notre partie de jeux en ligne. Que je sois chez moi en train de changer de pièce, en déplacement d’un lieu à un autre, ou en voyage au-delà les frontières, je n’ai plus besoin de bidouiller mes équipements ou de surveiller mes factures, comme nous
le faisions tous il y a encore dix ans à peine. Ce n’est pas la fin de l’histoire des télécommunications pour autant. Mais il faut reconnaître qu’avec la maturité, ce secteur
a gagné en simplicité d’usage. J’ai désormais un seul abonnement qui couvre l’ensemble de mes terminaux connectés. Cet abonnement m’offre un accès illimité en connexion fixe, y compris à partir de mes terminaux mobiles chez moi – avec un basculement automatique en mode WiFi. Ce forfait d’abondance est partagé entre mes différents usages en mobilité, indépendamment de l’heure, du terminal ou du lieu, en incluant de nombreux pays étrangers. Sur chaque terminal, ma page d’accueil personnalisée s’adapte à mes activités en se mettant à jour régulièrement en fonction de la fréquence de mes dernières consultations. La plupart des programmes ou des communications sont gratuits ou inclus dans mon forfait avec l’accès, de sorte que je maîtrise ma facture. Et pour éviter tout problème technique, j’ai souscrit auprès d’un second opérateur un abonnement mobile complémentaire, low-cost pour des fonctions basiques immédiatement activées sans que je le sache. La simplicité s’est imposée face à l’explosion des usages en termes de temps passé, de diversités d’applications disponibles et d’interactivité généralisée.

« La plupart des opérateurs ont abandonné
l’intégration de services de type IPTV et restent
en marge du Cloud et du Big Data. »

Cette situation pourrait paraître idéale s’il n’y avait, pour l’Europe, une ombre au tableau : la situation critique de son industrie et de ses groupes qui fournissent aux Européens les indispensables communications électroniques devenues « utilities » comme l’eau, le gaz et l’électricité. Car le contexte économique fut difficile durant cette dernière période : ce n’est que cette année que les services télécoms ont retrouvé leur niveau de chiffre d’affaires de 2009 ! Entre temps, que de péripéties. La dernière décennie fut inaugurée
par l’onde de choc de la chute de champions comme Nokia ou Vodafone, passant sous pavillon US, suivie par la reprise des «maillons faibles » affaiblis par la crise, qui avaient cédé sous la pression des restructurations et des ajustements économiques. Un nouveau paysage industriel est ainsi apparu, écartelé entre deux calendriers antagonistes. Le premier, de long terme, présidait à la réorganisation d’un secteur des services télécoms dépendant de l’adaptation de la régulation et de la structure industrielle. Le second, dans l’urgence, nécessitait la sauvegarde d’une industrie stratégique affrontant, affaiblie et dans le désordre, une nouvelle phase de restructuration.
Personne n’était alors d’accord sur ce que voulait dire « construire une Europe des communications » mieux intégrée : quelle méthode pour mettre fin au coût d’itinérance (roaming) en Europe ? Comment harmoniser le puzzle inextricable de la gestion du spectre par pays ? Jusqu’où simplifier et unifier les règles pour les opérateurs ?
Autant de dossiers qui n’ont commencé à être vraiment traités qu’à partir de fin 2014 avec la mise en place d’un nouveau Paquet télécom. A coup de stratégies offensives passant par les fusions, ou défensives en partageant les infrastructures, les opérateurs ont peu à peu repris l’initiative en se différenciant grâce à la commercialisation des accès dits
« premium » en 4G et FTTx. Mais ils n’ont pas été en mesure de capter une valeur additionnelle dans les services. A part quelques géants, la plupart ont abandonné l’espoir d’une intégration de services, de type IPTV, et sont restés en marge de l’essor de nouveaux territoires comme le Cloud et le Big Data. Finalement, il fallut redécouvrir que la valeur était dans le meilleur réseau possible au service des nouveaux usages, pour que l’Europe se re-concentre sur la culture de ses nouveaux champions. @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2025 » : Le mash-up
* Directeur général adjoint de l’IDATE, auteur du livre
« Vous êtes déjà en 2025 » (www.lc.cx/2025).
Sur le même thème, l’institut vient de publierson rapport
« Future Telecom 2025 », par Didier Pouillot.

Disney concurrence UltraViolet avec Digital Copy Plus

En fait. Le 24 septembre, les spécifications techniques permettant l’octroi de licences UltraViolet en France et en Allemagne ont été finalisées, nous a indiqué Michael Johnstone, vice-président du consortium Digital Entertainment Content Ecosystem (DECE). De son côté, Disney a lancé Digital Copy Plus.

Civilisation numérique

Au fur et à mesure que nous avançons toujours plus loin au cœur du XXIe siècle, les nouvelles règles qui le régissent se font de plus en plus claires, et les liens qui nous retiennent encore au siècle dernier se dénouent peu à peu, les uns après les autres. L’Europe, peut-être plus que les autres continents, tardait visiblement à adopter les règles de cette nouvelle époque.
Le signal fut donné en 2013 lorsque nous apprîmes – après plusieurs décennies de forte croissance ininterrompue – que les marchés de l’économie numérique étaient eux aussi sensibles aux cycles économiques et plus particulièrement aux crises. Les marchés historiques du numérique – informatique, électronique grand public et télécommunications – enregistrèrent en 2012 une croissance ralentie, avec une progression au niveau mondial d’à peine 3 %, mais de seulement 0,1% pour le Vieux Continent. Plus important sans doute, le recul en termes de contribution directe des secteurs du numérique à la richesse globale s’accentua encore pour ne représenter, après plusieurs années de baisse régulière, que 6 % du PIB mondial.

« Cette Europe assiégée, qui n’avait pas réussi à
se positionner sur les vecteurs clés qu’étaient la
mobilité, le Cloud et le Big Data, se devait de réagir. »

Cette évolution structurelle – que nous traduisions également par l’image de destruction créatrice – chamboulait le paysage industriel. Au fur et à mesure que l’écosystème numérique se mettait en place, de nouveaux acteurs s’avançaient sur le devant de la scène, les modèles d’affaires étaient revisités, tandis que les marchés se déformaient : les régions à la pointe hier devenaient vulnérables et les marchés émergents profitaient
de l’explosion de la demande à l’intérieur de leurs frontières pour porter haut leur appareil industriel et partir à leur tour à l’assaut du reste du monde.
Cette Europe assiégée, qui n’avait pas réussi à se positionner sur les vecteurs clés du nouvel âge numérique émergent qu’étaient la mobilité, le Cloud et le Big Data, se devait
de réagir. Bien sûr, il est toujours possible de parier sur un retour en force à l’occasion d’un changement de technologie : pourquoi pas avec le lancement prochain de la 5G, comme le firent les Asiatiques avec la 3G ou les Etats-Unis avec la 4G. Ce n’est malheureusement pas le chemin qui fut pris.
Malgré tout, le Vieux Continent a des cartes à jouer pour exploiter les gisements de création de valeur extraordinaires qui s’annoncent. Il s’agit moins de devenir les champions technologiques d’une planète devenue numérique que de favoriser les usages permettant d’entrer de plein pied dans cette civilisation numérique que nous commençons à peine à appréhender. De ce point de vue, plusieurs dossiers chauds mobilisent l’écosystème. Des hypermarchés numériques, ou Digital Mall, deviennent les véritables places de marché pour des internautes que se disputent App Stores, plates-formes sociales, applications du Web ouvert ou encore offres packagées des « telcos ». La transition vers une monnaie numérique universelle, ou Digital Money, qui voit s’affronter trop de prétendants quand il y aura peu d’élus : technologie NFC, paiement via mobile, divers services de e-commerçants, de banquiers ou de géants du Net. La valorisation
des données, ou Data Monetization, reste un sujet éminemment stratégique qui réclame des capacités poussées en termes de mesure d’audience, de ciblage temps réel, de localisation et de gestion de l’e-pub. Sans oublier bien sûr l’accès simplifié à des offres attractives de contenus, ou Content as a Service, qui est devenu le cœur de la bataille planétaire que se livrent les grands groupes médias face à tous les géants du numérique.
Autant de dossiers pour lesquels les Européens ont des atouts, des usages originaux
et un marché avancé, appuyés par des champions des secteurs-clés du transport, du commerce, de la construction, de la banque ou des services. Avec un impératif de
succès : réussir la transition numérique permettant à tout un continent de maîtriser son avenir digital. Pour le meilleur. Et conjurer ainsi le constat que la philosophe Simone Weil tirait en 1947 sur son terrible siècle dans « La Pesanteur et la grâce » : « Argent, machinisme, algèbre : les trois monstres de la civilisation actuelle », en se donnant
les moyens de ne pas y ajouter le numérique. @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2020 » : Ecole numérique
* Directeur général adjoint de l’IDATE.
Sur le même thème, l’institut a publié son rapport
« DigiWorld Yearbook 2013 », coordonné par Didier Pouillot,
en prévision du DigiWorld Summit.