L’article 17 de la directive « Copyright » validé, le filtrage des contenus sur Internet peut commencer

La Cour de justice européenne (CJUE) a validé le 26 avril 2022 l’article 17 de la directive « Droit d’auteur et droits voisins dans le marché unique numérique ». Le filtrage des contenus mis en ligne soulève des questions. La liberté d’expression et d’information risque d’être la victime collatérale.

En France, aussitôt après que la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) ait – dans un arrêt du 26 avril 2022 – validé le controversé article 17 sur le filtrage des contenus mis en ligne sur Internet, au nom de la lutte contre le piratage, l’Arcom a publié deux questionnaires pour l’ « évaluation du niveau d’efficacité des mesures de protection des œuvres et des objets protégés » par le droit d’auteur et les droits voisins. L’un s’adresse aux fournisseurs de services de partage de contenus (de YouTube à TikTok en passant par Facebook et Twitter). L’autre s’adresse aux titulaires de droits (de l’audiovisuel à la musique en passant par la radio, les podcasts, la presse écrite, les photos, les illustrations, les livres ou encore les jeux vidéo). Ils ont tous jusqu’au 20 juin 2022 pour y répondre (1).

Content ID, Rights Manager, Surys, TMG, …
La France est, parmi les Vingt-sept, le pays qui veut être le bon élève dans la transposition de la directive européenne de 2019 sur « le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique » (2), censée l’être depuis le 7 juin 2021 par tous les Etats membres. Sans attendre l’échéance, le gouvernement français avait pris une première ordonnance dès le 12 mai 2021 pour transposer (3) les dispositions concernant la responsabilité des plateformes et le fameux article 17.
Maintenant que la CJUE a tranché en faveur de la validité de cet article 17 au regard de la liberté d’expression et d’information, l’Arcom consulte les ayants droit et les plateformes de partage en vue de publier des recommandations (4) pour améliorer l’« efficacité » et la « robustesse » des mesures de protection mises en place par les acteurs du Net concernés, ainsi que leur « transparence », leur « simplicité d’usage » et leur « finesse ». Ces systèmes automatisés et méconnus du grand public se nomment, pour n’en citer que quelques uns : Content ID (YouTube), Rights Manager (Facebook), Audible Magic (5), Signature (Ina), Surys (ex-Hologram Industries, ex-Advestigo), Trident Media Guard (TMG), Kantar ACR (ex-NexTracker et SyncNow de Civolution), Digimarc (acquéreur d’Attributor) ou encore Blue Efficience (6). Ces outils de filtrage de contenus en ligne font de la reconnaissance automatique des ces contenus en recourant soit au « hachage numérique » (hashing), soit au « marquage numérique » (watermarking), soit – de façon plus sophistiquée, automatisée et la plus répandue – à l’« empreinte numérique » (fingerprinting). Mais l’Arcom comme ses homologues de l’Union européenne réunis au sein de l’Erga (7) savent que le filtrage des contenus sur Internet à l’aide de ces outils de protection – pour distinguer entre un contenu illicite et un contenu licite, sans bloquer ce dernier – relève d’un exercice d’équilibrisme entre le droit fondamental de la liberté d’expression et d’information, d’une part, et le droit de propriété intellectuelle, d’autre part.
Autant dire que les régulateurs et les plateformes vont marcher sur des œufs. La Commission européenne avait bien publié le 4 juin 2021 ses lignes directrices sur l’application de l’article 17, en insistant sur « la nécessité d’équilibrer les droits fondamentaux et le recours aux exceptions et limitations [au droit d’auteur et aux droits voisins] » (8). Elle avait aussi prévenu que l’objectif n’était pas de créer une obligation générale de surveillance de l’Internet (9). Mais malgré ses « orientations », les craintes sur la liberté d’expression et d’information ont persisté. Celle-ci est garantie par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne : « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières » (article 11). Et c’est à la suite d’un recours – en annulation de l’article 17 – introduit le 24 mai 2019 par la Pologne que la CJUE a dû mettre les choses au clair vis-à-vis de ces droits fondamentaux, tout en rejetant ce recours avec le soutien de la France, de l’Espagne et du Portugal. Les juges ont suivi – comme souvent à la CJUE – les conclusions que l’avocat général, Henrik Saugmandsgaard Øe (photo), ou usuellement Henrik Øe, avait rendues le 15 juillet 2021 (10).

Varsovie opposé à Paris sur la liberté
Dans sa plaidoirie, la Pologne estime que l’article 17 viole le droit à la liberté d’expression et d’information garanti par l’article 11 de la Charte. Son argumentation était la suivante : « Afin d’être exonérés de toute responsabilité pour le fait de donner au public l’accès à des œuvres protégées par le droit d’auteur ou à d’autres objets protégés qui ont été téléversés par leurs utilisateurs en violation du droit d’auteur, les fournisseurs de services de partage de contenus en ligne sont contraints, en vertu de l’article 17, (….) de procéder, de manière préventive, à une surveillance de l’ensemble des contenus que leurs utilisateurs souhaitent mettre en ligne. Pour ce faire, ils devraient utiliser des outils informatiques permettant le filtrage automatique préalable de ces contenus ». Et Varsovie de conclure : « En imposant, de fait, de telles mesures de surveillance préventive aux fournisseurs de services de partage de contenus en ligne sans prévoir de garanties assurant le respect du droit à la liberté d’expression et d’information, les dispositions litigieuses constitueraient une limitation de l’exercice de ce droit fondamental qui ne respecterait ni le contenu essentiel de celui–ci ni le principe de proportionnalité et qui, par conséquent, ne saurait être considérée comme étant justifiée ».

Trois conditions cumulatifs obligatoires
Le Parlement européen, le Conseil de l’Union européenne, soutenus par la France et l’Espagne, ainsi que par la Commission européenne, se sont inscrits en faux contre ce « moyen unique » soulevé par la Pologne. Dans son arrêt du 26 avril 2022, la CJUE rappelle que l’article 17, introduit « un régime de responsabilité spécifique pour l’hypothèse où aucune autorisation n’est accordée ». Pour autant, les plateformes ne peuvent « s’exonérer de leur responsabilité pour de tels actes de communication et de mise à disposition de contenus violant le droit d’auteur que sous certaines conditions cumulatives » :
Ils ont fourni leurs meilleurs efforts pour obtenir une autorisation.
Ils ont fourni leurs meilleurs efforts, conformément aux normes élevées du secteur en matière de diligence professionnelle, pour garantir l’indisponibilité d’œuvres et autres objets protégés spécifiques pour lesquels les titulaires de droits ont fourni aux fournisseurs de services les informations pertinentes et nécessaires. C’est ce que l’on appelle le principe juridique du « notice and take down » que l’on retrouve aussi aux Etats-Unis dans le Digital Millennium Copyright Act (DMCA).
Ils ont agi promptement, dès réception d’une notification suffisamment motivée de la part des titulaires de droits, pour bloquer l’accès aux œuvres et autres objets protégés faisant l’objet de la notification ou pour les retirer de leurs sites Internet, et ont fourni leurs meilleurs efforts pour empêcher qu’ils soient téléversés dans le futur. C’est l’équivalent cette fois du « notice and stay down » qui n’est cependant pas prévu dans le DMCA malgré la tentative du sénateur américain Thomas Tillis en décembre 2020 de l’introduire. Ce sont ces trois « conditions cumulatives » qu’a dénoncées Varsovie face à l’avocat général de la CJUE soutenu par Paris. L’arrêté rejetant le recours rappelle que les acteurs du Net visés par l’article 17 n’agissent pas seuls : ils n’agissent que s’ils ont reçu de la part des titulaires de droits et dans le cadre d’une procédure de notification « les informations pertinentes et nécessaires » pour agir contre le piratage présumé. Les mesures prises par les plateformes de partage de contenus en ligne se font donc « en coopération avec les titulaires de droits ». Et la CJUE d’assurer que ces filtrages automatiques sur Internet « ne devraient pas avoir pour conséquence d’empêcher la disponibilité de contenus qui ne portent pas atteinte au droit d’auteur, y compris d’œuvres ou d’autres objets protégés dont l’utilisation est couverte par un accord de licence, ou par une exception ou une limitation au droit d’auteur ou aux droits voisins » (considérant 66 de l’arrêt). Car il ne s’agit pas de sacrifier la liberté d’expression, de création et d’information – dont font partie la citation, la critique, la revue, la caricature, la parodie ou le pastiche – sur l’autel du droit de propriété intellectuelle (11). Il est en outre rappelé que l’article 17 prévoit lui-même que son « application (…) ne donne lieu à aucune obligation générale de surveillance » (son huitième point).
Pourtant, certains pourraient dire « et en même temps »…, l’avocat général Henrik Øe avait averti dans ses conclusions rendues le 15 juillet 2021 et suivies comme souvent par la Cour que « pour pouvoir effectuer un tel contrôle préalable, les fournisseurs de services de partage de contenus en ligne sont, en fonction du nombre de fichiers téléversés et du type d’objet protégé en question, (…) contraints de recourir à des outils de reconnaissance et de filtrage automatiques » (points 57 à 69 de ses conclusions). Et l’arrêt du 26 avril 2022 d’abonder : « En particulier, ni les institutions défenderesses ni les intervenants n’étaient en mesure, lors de l’audience devant la Cour, de désigner des alternatives possibles à de tels outils » (considérant 54).

Du fingerprinting au matching, et après ?
Les outils de reconnaissance ou ACR (Automatic Content Recognition), qui recourent à l’« empreinte numérique » (fingerprinting), filtrent automatiquement les œuvres et autres objets protégés par le droit d’auteur et les droits voisins dès que les internautes les « téléversent » sur les plateformes de partage et les réseaux sociaux. S’effectue alors automatiquement une comparaison de ces contenus mis en ligne avec des informations de référence fournies par les titulaires de droit. Lorsqu’il y a correspondance, on parle de « match ». L’ayant droit a alors le choix : soit bloquer le contenu « piraté », soit de le laisser en ligne en étant informé sur son audience, voire de l’ouvrir à de la publicité en ligne pour le monétiser. @

Charles de Laubier

Blocage de Russia Today et Sputnik en Europe et en France : rappel des fondements, avant débat au fond

RT et Sputnik ne diffusent plus en Europe depuis la décision et le règlement « PESC » du 1er mars. Saisi par RT France d’un recours en annulation de ces actes mais aussi d’un référé pour en suspendre l’exécution, le Tribunal de l’UE a rejeté le 30 mars ce référé. Retour sur ce blocage inédit. Par Anne-Marie Pecoraro*, avocate associée, UGGC Avocats Le 8 mars 2022, soit une semaine après la décision (1) du Conseil de l’Union européenne (UE), RT France avait déposé un recours en annulation de cette décision relevant de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l’UE et du règlement afférent (2), auprès du Tribunal de l’UE. La filiale de Russia Today a également déposé une demande en référé pour obtenir le sursis à l’exécution de ces derniers. Cette dernière demande a été refusée le 30 mars par le président du Tribunal, en raison de l’absence de caractère urgent. La procédure au fond est accélérée Selon l’ordonnance de rejet, RT France n’a pas suffisamment démontré l’existence d’un« préjudice grave et irréparable » (3). Le média russe avait fait état d’un préjudice économique et financier, d’une grave atteinte à sa réputation, et plus largement « d’une entrave totale et durable à l’activité d’un service d’information et [le fait] que de tels actes seraient irrémédiables et particulièrement graves au sein de sociétés démocratiques » (4). Quant au recours en annulation des deux actes (non législatifs), il suit son cours. Mais le président du Tribunal a précisé que « compte tenu des circonstances exceptionnelles en cause, le juge du fond a décidé de statuer selon une procédure accélérée » et que « dans l’hypothèse où RT France obtiendrait gain de cause par l’annulation des actes attaqués dans la procédure au fond, le préjudice subi (…) pourra faire l’objet d’une réparation ou une compensation ultérieure » (5). RT France pourra faire appel devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) contre l’ordonnance rejetant sa demande en référé. D’après le recours publié le 4 avril au JOUE, les bases légales invoquées par RT France reposent exclusivement sur des articles de la Charte des droits fondamentaux de l’UE. La chaîne estime que les droits de la défense, le respect du contradictoire, la liberté d’expression et d’information, la liberté d’entreprise et le principe de non-discrimination ont été méconnus (6). Compte tenu de ces fondements, les débats porteront certainement sur l’indépendance et le rôle des médias dans une société démocratique. Comment en est-on arrivé là ? Dès le 27 février, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a annoncé l’interdiction de diffuser les médias russes Russia Today et Sputnik, en raison de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Elle estime en effet que ces médias – contrôlés par le Kremlin – diffusent des messages de propagande continues ciblant les citoyens européens, et menacent ainsi l’ordre et la sécurité de l’UE. Le 1er mars, le Conseil des ministres de l’UE a par conséquent adopté des mesures inédites, ordonnant de suspendre la diffusion et la distribution par tout moyen et sur tous les canaux des contenus provenant de ces médias. Tous les opérateurs concernés ont immédiatement mis en œuvre le 2 mars 2022 ces mesures qui dérogent de manière inédite aux lois et procédures en la matière, notamment françaises. Quels sont les fondements juridiques européens ? Sur la procédure, la décision PESC du 1er mars 2022 se fonde sur l’article 29 du Traité sur l’UE et l’article 215 du Traité sur le fonctionnement de l’UE. Ces deux articles présentent des moyens légaux pour sanctionner financièrement des personnes physiques ou morales, des groupes ou entités non étatiques, dans le cadre de la PESC. Le Conseil de l’UE peut prendre seul des décisions, de manière unanime. Le Parlement, qui est habituellement le colégislateur, en est seulement informé. Par ailleurs, la CJUE est compétente que de manière très limitée lorsque des actes sont adoptés sur cette base. Elle peut notamment être saisie pour contrôler la légalité des décisions prévoyant des mesures restrictives à l’encontre de personnes physiques ou morales (7). Le Conseil de l’UE a recours habituellement à ces dispositions lorsqu’il souhaite stopper des échanges économiques visant à soutenir des groupes armés (8), imposer des restrictions à l’entrée de l’UE ou encore geler les avoirs dans l’UE de personnes étrangères. Bien que le champ de ces actions soit limité, les textes européens offrent par ce biais un pouvoir unilatéral important aux gouvernements – d’où le caractère inédit, l’ampleur et la rapidité des sanctions à l’égard de ces médias russes. Liberté d’expression et des médias Sur les droits fondamentaux protégés par l’UE, fondements de la décision PESC du 1er mars, l’UE justifie son action sur la base de l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, relatif à « la liberté d’expression et d’information » (9). Ce texte ainsi que les décisions qui en découlent, à l’instar de la décision PESC contre RT et Sputnik, doivent être mis en œuvre et respectés par l’ensemble des Etats membres. En pratique, l’article 11 de la Charte renvoie à « la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières ». Et l’article 11 d’ajouter : « La liberté des médias et leur pluralisme sont respectés ». Pour autant, l’exercice de ces libertés peut être limité – par des lois – en raison d’objectifs d’intérêt général et s’il est nécessaire de protéger la sécurité nationale, l’intégrité du territoire ou la sûreté publique, entre autres (10). Comme ces limites doivent respecter le principe de proportionnalité, le Conseil de l’UE justifie sa décision PESC par le respect notamment de la liberté d’entreprise, et précise qu’elle ne modifie pas l’obligation de respecter les constitutions des Etats membres. La protection de l’ordre et de la sécurité de l’UE a donc été centrale dans la motivation des Etats membres à adopter ces mesures exceptionnelles. Suspensions et blocages exceptionnels Quelle mise en œuvre par les Etats membres ? L’Arcom (ex-CSA), qui est l’autorité publique française de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, s’est immédiatement conformée à ces décisions d’urgence et a résilié le 2 mars sa convention avec RT France – Sputnik, lui, n’étant pas conventionné (11), étant diffusé sur Internet. De la même manière, les fournisseurs d’accès à Internet, les réseaux sociaux et les moteurs de recherche ont immédiatement ou très rapidement bloqué l’accès au site en ligne et aux contenus de ces deux médias. On peut aussi se demander si l’application de cette décision par l’Arcom pourrait faire l’objet d’un recours devant un tribunal administratif français. Le Berec, lui, en tant qu’organisation européenne des régulateurs des télécoms, a par ailleurs précisé par le biais de deux communiqués (12) que ces sanctions sont conformes à la régulation européenne sur l’« Internet ouvert ». La mise en œuvre de ces sanctions européennes est exceptionnelle car elle a été d’application directe et immédiate. En principe, lorsqu’il est question d’interdire la diffusion d’un média étranger sur le territoire français, la loi impose de respecter un certain nombre de conditions. Pour ce qui est de l’interdiction de diffusion et de distribution de RT et de Sputnik en Europe, comme en France, aucune des dispositions légales courantes en la matière n’a été appliquée. Cette décision PESC déroge par conséquent aux modes habituels d’interdiction de diffusion d’un média et de contenus illicites en ligne, et également en matière de blocage de sites Internet. En effet, selon la loi française de 1986 relative à la liberté de communication, la diffusion d’un média en France est en principe libre. Elle est dans certains cas soumise à l’autorisation préalable et à la conclusion d’une convention avec l’Arcom (13). Selon cette même loi et le droit européen (14), un média extra européen peut être rattaché à la compétence d’un Etat membre s’il est transmis principalement par un mode correspondant aux conditions de diffusion satellitaire (notamment par Eutelsat) décrites par les textes, et peut donc être soumis à des droits et obligations en France. Cependant, des raisons impérieuses doivent justifier une limite à l’exercice de cette liberté, notamment la sauvegarde l’ordre public ou la défense nationale (15). En cas de manquement, l’Arcom peut s’adresser – via un courrier de mise en garde – aux opérateurs de réseaux satellitaires et aux services de médias audiovisuels, afin de faire cesser ce manquement. La procédure peut aller ensuite de la mise en demeure de cesser la diffusion du médias audiovisuel (service de télévision notamment) à la saisine du Conseil d’Etat afin qu’il ordonne en référé la cessation de la diffusion de ce média par un opérateur (16). Depuis la loi de 2018 contre la manipulation de l’information, les pouvoirs de l’Arcom ont été étendus et elle peut prononcer la suspension provisoire de la diffusion d’un média et (17), dans certains cas, peut, après mise en demeure, prononcer la sanction de résiliation unilatérale de la convention avec un média extra européen, dès lors qu’il porte atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation, notamment par la diffusion de fake news (18). Concernant le blocage des sites Internet en France, en l’occurrence ceux de RT France et de Sputnik, le code pénal et différentes lois, telles que la loi de 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN), prévoient le retrait de contenus illicites, le blocage des sites et leur déférencement (19). Cette loi autorise par exemple l’autorité judiciaire à prescrire toutes mesures propres à prévenir ou à faire cesser un dommage causé par le contenu d’un site web ou un média en ligne (20). Dans des cas plus spécifiques, notamment la provocation à des actes terroristes et l’apologie publique de ces actes, ainsi que la pédopornographie, l’autorité administrative peut demander aux sites web ou autres intermédiaires en ligne de retirer les contenus en question. Concernant le blocage, il est mis en œuvre par les opérateurs télécoms sur la base d’une décision judiciaire ou administrative. Concernant le déréférencement, à savoir demander à un moteur de recherche de supprimer certains résultats de recherche associés à un mot, l’autorité administrative peut également notifier les adresses électroniques des sites en question afin de faire cesser le référencement (21). Faire face au reproche de censure ? La France, en donnant son accord à la décision et au règlement PESC, a certainement considéré l’évidence de son application directe et immédiate, par opposition à la législation française inopérante dans un tel cas d’immédiateté. Le secrétaire d’Etat chargé du numérique, Cédric O, a d’ailleurs énoncé le souhait de revoir les règles de régulation – « y compris en ce qui concerne les médias » – dans les situations de conflits (22). Plusieurs voix au sein de l’UE disent aussi vouloir travailler à un nouveau régime horizontal afin de lutter contre la désinformation, conscientes des difficultés en matière de transparence et de concertation que soulève une telle décision. @

* Anne-Marie Pecoraro est avocate spécialisée en droit de la propriété intellectuelle, des marques, des nouvelles technologies

Guerre de l’info : Russia Today et Sputnik contestent la décision de l’Union européenne de les censurer

Par un règlement et une décision, datés du 1er mars et signés par Jean-Yves Le Drian, l’Union européenne a interdit à tout opérateur télécoms, audiovisuel et plateforme numérique de diffuser ou référencer Russia Today (RT) et Sputnik. « Censure » et « atteinte grave à la liberté d’expression » dénoncent ces derniers. « RT France a déposé un recours auprès du Tribunal de l’UE ; nous nous battrons jusqu’au bout pour ce que nous estimons être incontestablement une atteinte grave à la liberté d’expression », a écrit Xenia Fedorova, PDG de la filiale française de Russia Today, dans un tweet daté du 9 mars, soit le lendemain de l’annonce faite par le service de presse de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) sur ses comptes Twitter concernant cette saisine : « #RussiaToday (France) demande au #TribunalUE d’annuler la décision et le règlement du @EU_Council du 1er mars 2022 concernant les mesures restrictives liées aux actions de la #Russie déstabilisant la situation en #Ukraine (T-125/22) ». L’Europe des Vingt-sept n’y est pas allée de main morte pour interdire deux groupes de médias, Russia Today (RT) et Sputnik. Dans la décision de politique étrangère et de sécurité commune (PESC) du Conseil de l’UE, assortie de son règlement, tous les deux datés du 1er mars 2022 et signés par le Jean-Yves Le Drian (photo), la sentence tombe : « Il est interdit aux opérateurs de diffuser ou de permettre, de faciliter ou de contribuer d’une autre manière à la diffusion de contenus provenant [de RT et Sputnik], y compris par la transmission ou la distribution par tout moyen tel que le câble, le satellite, la télévision sur IP, les fournisseurs de services Internet, les plateformes ou applications, nouvelles ou préexistantes, de partage de vidéos sur l’Internet ». « Actes non législatifs » européens sans précédent Pour justifier sa décision radicale et sans précédent, le Conseil de l’UE affirme qu’« en faussant et en manipulant gravement les faits (…) ces actions de propagande ont été menées par l’intermédiaire d’un certain nombre de médias placés sous le contrôle permanent, direct ou indirect, des dirigeants de la Fédération de Russie » (3) pour laquelle « ces médias sont essentiels et indispensables pour faire progresser et soutenir l’agression contre l’Ukraine et pour la déstabilisation des pays voisins » (4). Les deux « actes non législatifs », que sont cette décision PESC (5) et ce règlement de l’UE (6) quasi identiques, ont été adoptés à l’encontre de RT et de Sputnik sans débat ni vote du Parlement européen. Ils sont contraignants et sont entrés en vigueur dès le 2 mars, jour de leur publication au Journal officiel de l’Union européenne (JOUE). Imposées sur toute l’Europe des Vingt-sept, ces mesures restrictives obligent GAFAM (dont certains ont devancé l’appel), opérateurs télécoms et diffuseurs audiovisuels à suspendre, à déréférencer et à bloquer les médias et sites web édités par, d’une part, les entreprises Russia Today English, Russia Today UK, Russia Today Germany, Russia Today France, Russia Today Spanish, ainsi que, d’autre part, Sputnik (ex-RIA Novosti), issue de la réorganisation de l’agence de presse russe Rossia Segodnia (Rossiya Segodnya). Xenia Fedorova (RT France) s’insurge Le ministre français de l’Europe et des Affaires étrangères en est le signataire car – la France présidant durant tout le premier semestre de cette année le Conseil de l’UE – ces deux « actes non législatifs » relèvent des affaires étrangères et de la politique de sécurité des Vingtsept. La réunion des ministres des Affaires étrangères de l’UE était donc présidée ce jour-là par Jean-Yves Le Drian. Mais c’est l’Espagnol Josep Borrell – vice-président de la Commission européenne et Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité (7) – qui a proposé cette sanction. A l’appui de l’interdiction faite à l’ensemble de l’écosystème numérique, télécoms et audiovisuel européen de diffuser les deux médias accusés de « désinformation » et de « propagande », les deux textes décrètent en outre que « toute licence ou autorisation de diffusion, tout accord de transmission et de distribution conclu avec [RT et Sputnik] sont suspendus ». Cette censure européenne devrait être maintenue « jusqu’à ce que l’agression contre l’Ukraine prenne fin et jusqu’à ce que la Fédération de Russie et ses médias associés cessent de mener des actions de propagande » (8). Contactée par Edition Multimédi@, la direction de la filiale française de Russia Today n’a pas mâché ses mots : « La décision de bannir RT France est arbitraire et ne repose sur aucune faute précise. RT France n’a jamais été sanctionnée par l’Arcom [Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, ex-CSA, ndlr] en plus de quatre ans à l’antenne et sa convention de diffusion avait été renouvelée pour quatre ans fin 2020 [et] sans qu’aucun manquement ne soit constaté ou même notifié ». Et d’ajouter : « Nous considérons que cette décision n’est pas fondée juridiquement et contrevient au principe de la liberté d’expression. Nous travaillons avec nos avocats sur les possibles recours ». Le média russe saisira-t-il aussi le Conseil d’Etat contre l’« application directe et immédiate » par l’Arcom en France – sans mise en demeure – de cette décision européenne ? Le régulateur français a en effet tiré sur le champ les conséquences des sanctions européennes, « qui ont notamment pour effet de suspendre la convention et la distribution de RT France », dit-il dans un bref communiqué (9). Depuis fin 2021, la France était le seul Etat membre de l’UE où Russia Today dispose d’une filiale employant 150 personnes, RT France, dont Xenia Fedorova (photo ci-dessous) est la PDG depuis plus de cinq ans. Elle vit désormais sous protection et une plainte a été déposée pour menace de mort. Outre le site web francais.rt.com (alias rtfrance.tv), la chaîne sur YouTube et le compte sur Facebook, la chaîne française de RT était diffusée jusqu’au 2mars sur les box d’Orange (canal 841), de Free (canal 362, ex-359) et sur le décodeur de Canal+ (canal 176 ou 180). RT France était également accessible sur le bouquet par satellite Fransat d’Eutelsat (canal 55) et d’autres opérateurs de satellite (SES, Astra), ainsi que sur les plateformes de chaînes Molotov et Watch-it, ou encore en streaming sur MyCanal de Canal+. Le média Sputnik News, lui, ne disposait pas d’une convention avec l’ex- CSA et n’était diffusé que sur Internet (fr.sputniknews.com) et les réseaux sociaux, dont ceux du groupe Meta (Facebook et Instagram). Sputnik a été lancé en France en 2014 en remplacement de la chaîne ProRussia, soit avant RT France qui fut créé en 2017. En réaction à l’annonce faite le 27 février par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen (UVDL), sur l’interdiction en Europe de « la machine médiatique du Kremlin » accusée de « mensonges pour justifier la guerre de Poutine » et de « désinformation toxiques et nuisibles » (10), Sputnik (Rossia Segodnia) lui avait répondu : « Nous suggérons à l’Union européenne de ne pas s’arrêter à des demi-mesures mais d’interdire purement et simplement Internet » (11). Des internautes contournent le blocage de RT et Sputnik en recourant à des VPN (12) pour se connecter via une adresse IP située en dehors de l’UE. L’Allemagne, elle, a suspendu dès le début de février toute distribution de RT en plus d’avoir obtenu en décembre dernier d’Eutelsat d’interrompre le signal de la chaîne russe diffusée à partir de la Serbie en profitant d’une convention européenne transfrontalière. Prenant acte de ces sanctions le jour de leur promulgation, l’Erga – le groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels, dont fait partie l’Arcom pour la France – s’est dit « unie » et s’est engagée à « contribuer à la mise en œuvre rapide et efficace des mesures » (13). Avant même le 27 février, jour de l’annonce des sanctions par UVDL, les régulateurs des médias de Lettonie, de Lituanie, de Pologne, de l’Estonie et de Bulgarie avaient déjà pris les devants en retreignant la transmission de « certains services de médias russes » sur leurs territoires respectifs. FIJ et FEJ dénoncent « la spirale de la censure » La Fédération internationale des journalistes (FIJ), basée à Bruxelles, et son pendant la Fédération européenne des journalistes (FEJ) ont le 4 mars dernier « déplor[é] la spirale de la censure dans le paysage médiatique européen ». D’autant que, en représailles, « les autorités russes ferment les médias indépendants en Russie » (14). Et le secrétaire général de la FIJ, de déclarer : « L’Union européenne, qui a contribué à cette nouvelle vague de répression en interdisant RT et Sputnik, a la responsabilité d’aider les médias et les journalistes russes indépendants ». En France, le SNJ – membre de la FIJ – avait lancé le 28 février : « On ne défend jamais la liberté en attaquant les journalistes » (15). @

Charles de Laubier

Le groupe Meta Platforms peut-il vraiment retirer Facebook et Instagram de l’Union européenne ?

Dans son rapport annuel, Meta n’exclut pas de supprimer d’Europe ses réseaux sociaux – Facebook, Instagram ou WhatsApp – s’il ne peut pas transférer les données personnelles européennes aux Etats-Unis. Retour sur cette menace qui soulève des questions économiques et juridiques. Par Arnaud Touati, avocat associé, Hashtag Avocats La société américaine Meta Platforms a-t-elle le droit et le pouvoir de retirer Facebook et Instagram du marché européen ? Techniquement, elle pourrait retirer Facebook et Instagram du marché européen, notamment des Vingt-sept Etats membres de l’UE. En effet, une société est libre de déterminer son marché et de proposer ou de retirer librement ses services sur le territoire d’un Etat. Cependant, économiquement parlant, le marché européen est considérable pour la firme de Mark Zuckerberg qui en est le PDG et fondateur. Europe : 25 % des revenus de Meta Le groupe a annoncé que l’Europe représentait, pour le dernier trimestre 2021, plus de 8,3 milliards de dollars de chiffre d’affaires, soit près du quart du total réalisé par Meta à l’échelle mondiale. De même, le revenu moyen par utilisateur sur Facebook en Europe (Messenger, Instagram et WhatsApp compris) se situe en moyenne à 19,68 dollars sur ce quatrième trimestre 2021, en deuxième position derrière la région « Etats-Unis & Canada » (1). Au total, l’Europe a généré 25% du chiffre d’affaires trimestriel. De même, si la maison mère Meta Platforms décidait de mettre fin à ses services en Europe, il lui appartiendrait de résoudre la délicate question du sort des données des utilisateurs européens – au nombre de 427 millions à la fin de l’année dernière (2). En effet, Facebook, Messenger, Instagram ou encore WhatsApp ont obtenu de nombreuses données des utilisateurs. Cela impliquerait donc nécessairement de restituer aux utilisateurs toutes leurs données. Dans quelles conditions ? Comment ? La question est ouverte. Au-delà des questions économiques que soulèverait pour Meta la mise à exécution de sa menace de retirer ses réseaux sociaux, cela poserait également des questions juridiques. Le règlement général sur la protection des données (RGPD), adopté en 2016 par le Parlement européen (3) et en vigueur depuis mai 2018, prévoit l’encadrement des transferts des données à caractère personnel vers des pays tiers. Les dispositions du règlement doivent donc être appliquées, afin que le niveau de protection des personnes physiques garanti par ledit règlement ne soit pas compromis. Peut-il y avoir des passe-droits en matière de RGPD ? (4) Plutôt que de « passe-droit », parlons plutôt de « tempérament », c’est-à-dire de l’assouplissement de certaines dispositions réglementaires dans des hypothèses bien déterminées. Il conviendrait ainsi de dire qu’il n’existe pas a priori de tempérament en matière de RGPD, au vu de l’importance du respect de la protection des données et de l’obligation d’encadrement des transferts de données. Néanmoins, il convient de relativiser cet état de fait. En effet, en France, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) prévoit une procédure de mise en demeure, dans l’hypothèse où un organisme ne respecterait pas les obligations relatives à l’encadrement des transferts de données. Elle précise qu’une « mise en demeure est une procédure qui intervient après une plainte ou un contrôle et ne constitue pas une sanction » (5). Dans pareille situation, deux issues sont possibles. Si l’organisme se conforme aux dispositions pendant le délai imparti, le transfert des données sera considéré comme légal et conforme. Dans le cas contraire, l’organisme peut se voir attribuer des sanctions, lesquelles sont, pour la majeure partie d’entre elles, pécuniaires. Cependant, cette sanction ne garantit pas le respect postérieur du RGPD, ce qui pourrait donc in fine valoir tempérament implicite, pour peu que ledit organisme ait des capacités financières significatives. Par ailleurs, les transferts de données vers des pays tiers à l’Union européenne (UE) doivent respecter les principes du RGPD (6). Ainsi, la Commission européenne peut prévoir des décisions d’adéquation avec certains pays lorsqu’elle estime qu’ils assurent « un niveau de protection adéquat » (7). Les transferts de données vers ces pays-là ne nécessitent alors pas d’autorisation spécifique. Dérogations pour cas particuliers A l’inverse, lorsqu’un pays n’est pas reconnu comme garantissant une protection adéquate, l’article 46 du RGPD permet au responsable de traitement d’assurer lui-même que les transferts envisagés sont assortis de garanties appropriées, grâce à des clauses contractuelles types, des règles d’entreprise contraignantes, un code de conduite ou un mécanisme de certification. Dans les situations dans lesquelles un pays tiers n’est pas reconnu comme offrant un niveau de protection adéquat et en l’absence de garanties appropriées encadrant ce transfert, le transfert peut néanmoins, par exception, être opéré en vertu des dérogations listées à l’article 49 du RGPD. Tempérament du tempérament : ces dérogations – telles que le consentement explicite, l’exécution d’un contrat ou les motifs d’intérêt public – ne peuvent néanmoins être utilisées que dans des situations particulières et les responsables de traitement doivent, selon la Cnil, « s’efforcer de mettre en place des garanties appropriées et ne doivent recourir à ces exceptions qu’en l’absence de telles garanties » (8). Marge de manœuvre des « Cnil » A l’instar de son confrère irlandais, la Data Protection Commission (DPC), la Cnil pourrait-elle décider de modifier ses accords en matière de transfert des données vers les Etats-Unis ? Pour rappel, la DPC a refusé que les données des Européens soient collectées pour être stockées sur des serveurs américains, malgré la possibilité accordée par le RGPD, sous réserve des conditions (9). En effet, l’autorité de contrôle irlandaise considère que la loi américaine FISA (Foreign Intelligence Surveillance Act) est problématique, puisqu’elle autorise expressément la NSA (National Security Agency) à collecter les données de personnes étrangères si elles sont stockées sur des serveurs américains. A l’origine, le RGPD pose des règles relatives aux autorités de contrôle tenant notamment à leurs indépendance, compétences, missions et pouvoirs (10). Ces autorités ont une large marge de manœuvre. En effet, en France par exemple, la loi « Informatique et Libertés » modifiée dispose que « la [Cnil] est une autorité administrative indépendante » (11), et le règlement européen permet, lui, de réduire la protection des personnes dans des cas particuliers afin de tenir compte des exigences nationales. Ce n’est donc pas parce que l’autorité irlandaise a pris cette décision que la Cnil doit nécessairement suivre la même analyse. Pour autant, dans une affaire concernant Google, la Cnil a conclu, prenant une inflexion similaire à son homologue irlandaise, que, à l’heure actuelle, les transferts de données vers les Etats-Unis ne sont pas suffisamment encadrés : dans une décision du 10 février 2022, elle a en effet mis en demeure un gestionnaire de site de mettre en conformité avec le RGPD ses traitements de données, en retirant Google Analytics si besoin (12). Pour rendre pareille décision, la Cnil se fonde sur l’arrêt « Schrems II » (13) de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) ayant invalidé en 2020 le « Privacy Shield » (voir encadré ci-dessous). Toutefois, même si les autorités de contrôle protègent les données personnelles en refusant le transfert des données sur les serveurs américains, une loi américaine datant de 2018 – le Cloud Act (14) – pose problème. En effet, le « Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act » est une loi fédérale des Etats-Unis sur l’accès aux données personnelles, notamment opérées dans le nuage informatique. Elle permet aux instances judiciaires américaines d’émettre un mandat de perquisition contraignant les fournisseurs de cloud américains – même si les données sont stockées à l’étranger –, de fournir toutes les données d’un individu, sans qu’aucune autorisation ne soit demandée à la justice du pays dans lequel se situent l’individu ou les données. Cette loi a été largement critiquée, étant entendu qu’elle se soustrait ainsi au contrôle des autorités réglementaires au sein du territoire de l’UE. Pour limiter, voire éviter une telle situation, la Commission européenne pourrait, à l’avenir, tenter de trouver un accord avec les Etats-Unis, et ainsi assurer la conformité avec le RGPD du transfert des données personnelles outre-Atlantique. En attendant, même si l’entreprise Meta a assuré le 8 février 2022, « n’avoir absolument aucune envie de se retirer de l’Europe, bien sûr que non » (15), la Commission européenne ne contournera pas l’arrêt « Schrems II » ayant annulé le « Privacy Shield », pas plus qu’elle ne l’avait fait pour l’arrêt « Schrems I » de 2015 annulant l’accord antérieur, le « Safe Harbour ». @

FOCUS

« Privacy Shield » : la CJUE peut-elle annuler… son annulation de 2020 ? La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) pourrait-elle faire machine arrière et revenir sur sa décision d’annuler l’accord entre l’Union européenne (UE) et les Etats-Unis sur la gestion des données personnelles des Européens par les entreprises américaines et certaines autorités américaines ? Cet accord dit « Privacy Shield » était une décision d’adéquation adoptée en 2016 et encadrant les transferts de données vers les Etats- Unis. Ce qui permettait aux entreprises de transférer les données personnelles de citoyens européens aux Etats-Unis sans garanties complémentaires. Il a été annulé par l’arrêt « Schrems II » (16) de la CJUE daté du 16 juillet 2020. La CJUE avait mis en avant le risque que les services de renseignement américains accèdent aux données personnelles transférées aux Etats-Unis, si les transferts n’étaient pas correctement encadrés. Cet arrêt a donc impliqué le réexamen des transferts de données personnelles à destination des Etats-Unis et la nécessité d’apporter des garanties complémentaires. La portée de cet arrêt a des conséquences sévères et démontre que, si les Etats-Unis ne respectent pas la protection des données, la CJUE n’acceptera pas d’accords sur ces mêmes termes. Dorénavant, il sera à nouveau possible de négocier un accord entre les Etats-Unis et l’UE si, et seulement si, les Etats-Unis acceptent de se soumettre aux dispositions du RGPD et de modifier leurs lois de surveillance des données risquées. Ce qui permettrait ainsi aux entreprises américaines d’évoluer sur le marché européen. Lors d’une conférence de presse le 23 février, à l’occasion de la présentation du Data Act (lire p. 6 et 7), la commissaire européenne à la Concurrence, Margrethe Vestager, s’est prononcée à ce propos : « Il est hautement prioritaire de conclure un tel accord avec les Américains (…), afin de permettre au milieu des affaires de tirer le meilleur parti des données (…) mais (….) dans des conditions transparentes et sûres » (17). Ainsi, les Etats-Unis et l’UE devront-ils trouver un accord alliant protection des données personnelles des utilisateurs européens et impératifs sécuritaires invoqués par l’administration américaine. @

Données de connexion : le Conseil d’Etat dit d’ajuster légèrement la loi française au droit européen

Données de connexion (comme l’adresse IP) ou données téléphoniques (comme le numéro), leur conservation est interdite. Mais il y a une exception obligeant les opérateurs et les hébergeurs à conserver ces données durant un an. Le Conseil d’Etat appelle le gouvernement à circonscrire cette rétention.

Par Christiane Féral-Schuhl*, avocate associée, cabinet Féral-Schuhl/Sainte-Marie

Décevante pour certains, équilibrée pour d’autres : la décision du 21 avril 2021 du Conseil d’Etat (1) – saisi en avril 2021 par les associations La Quadrature du Net, French Data Network et Igwan.net – a le mérite de procéder à une analyse précise du cadre règlementaire national relatif aux données de connexion, en opérant une distinction entre l’obligation de conservation et le droit d’accès à ces données. Pour se conformer à la jurisprudence européenne, des adaptations sont à prévoir – mais à la marge.

Rétention des données de connexion
Interdiction de principe. Les données de communication sont celles qui sont engendrées automatiquement par les communications effectuées via Internet (données de connexion) ou la téléphonie (données téléphoniques). Elles donnent des informations sur chaque message échangé (nom, prénom, numéro de téléphone pour les données téléphoniques, numéro IP pour les données de connexion). Egalement qualifiées de « métadonnées », elles représentent tout ce qui n’est pas le contenu lui-même de la communication, mais qui informe sur cette dernière (horodatage par exemple).
La conservation de ces données est interdite, en application de l’article L. 34-1 du code des postes et des communications électroniques qui impose leur effacement – voire l’anonymisation de « toute donnée relative au trafic » (2).
Cependant, il existe une exception à ce principe. L’article R10-13 du même code (3) impose aux opérateurs de communications électroniques, aux fournisseurs d’accès à Internet (FAI) et aux hébergeurs de conserver – pour une durée d’un an – toutes les données de trafic, de localisation et celles relatives à l’identité de leurs utilisateurs. Cette conservation se justifie pour les besoins d’une part, de la recherche, de la constatation et de la poursuite des infractions, notamment pénales, et, d’autre part, des missions de défense et de promotion des « intérêts fondamentaux de la nation » (indépendance, intégrité de son territoire, sécurité, forme républicaine de ses institutions, moyens de sa défense et de sa diplomatie, etc. (4)) confiées aux services de renseignement. Ainsi – et c’est bien ce que relève le Conseil d’Etat dans son arrêt du 21 avril 2021 –, il existe une obligation de conservation générale et indifférenciée des données de connexion. On retrouve dans la directive ePrivacy (5) (désormais abrogée) le principe et l’exception précités. En effet, le texte européen interdisait le stockage des communications et des données relatives au trafic (6), mais ouvrait la faculté pour les Etats membres d’adopter des mesures législatives visant à limiter la portée de cette interdiction (7).
Dans la continuité de plusieurs décisions antérieures, un arrêt du 8 avril 2014 de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) rappelle que la conservation des données de connexion constitue une ingérence profonde dans la vie privée des citoyens de l’UE (8). La Haute juridiction européenne exige en conséquence : de solides garanties, des textes clairs et une obligation circonscrite à la seule lutte contre les infractions graves. Elle a consolidé cette analyse le 2 mars 2021, en conditionnant les législations permettant l’accès des autorités publiques aux données de connexion « à des procédures visant à la lutte contre la criminalité grave ou à la prévention de menaces graves contre la sécurité publique » (9). Dans la suite de l’arrêt de la CJUE du 2 mars 2021, le Conseil d’Etat a pris position à son tour : il admet que la conservation généralisée et indifférenciée peut être justifiée dans un objectif de sécurité nationale. A ce titre, les risques d’attentats qui pèsent sur le pays, mais également les risques d’espionnage et d’ingérence étrangère, les risques d’attaques informatiques ou encore l’augmentation de l’activité de groupes radicaux et extrémistes constitueraient autant de menaces portant atteinte à la sécurité nationale. Il prévoit cependant que le gouvernement doit adapter la règlementation, dans les six mois, afin de prévoir un réexamen périodique de la menace, de manière à rectifier le dispositif.

Accès aux données de connexion
Mais cela ne modifie en rien l’obligation de conservation des données de connexion pour les opérateurs télécoms et fournisseurs d’accès et d’hébergement Internet, lesquels peuvent recevoir une demande d’accès de la part des services de renseignement. La lutte contre la criminalité légitime l’ingérence de l’Etat. Les services d’enquête doivent pouvoir accéder aux données de connexion afin de pouvoir remonter jusqu’à l’auteur de l’infraction. Cette modalité est parfaitement admise par la CJUE. Toutefois, si la finalité est légitime, la mise en œuvre interroge. Comment, en effet, circonscrire l’obligation de conservation des données de connexion à des infractions qui n’ont pas été commises, ou dont les auteurs n’ont pas encore été identifiés ? Une solution en fait impraticable. La finalité de la sécurité, même encadrée, conduit nécessairement à une conservation généralisée et indifférenciée des données par les opérateurs. En effet, elle soulève une difficulté opérationnelle. Obstacles techniques et ciblages Le Conseil d’Etat détaille lui-même l’ensemble des obstacles de nature technique et matérielle auxquelles font face les opérateurs, fournisseurs et hébergeurs. Ces derniers ne peuvent que difficilement effectuer un tri selon les personnes ou les zones géographiques. Il leur est également impossible d’identifier par avance une personne susceptible de commettre telle infraction, ou deviner un lieu où est susceptible de se dérouler telle autre.
Le Conseil d’État n’abroge pas pour autant la solution européenne (10). L’opportunité de la solution mise en avant par la CJUE – la conservation doit être ciblée sur certaines personnes soupçonnées ou des lieux spécifiques – n’est pas à proprement parler remise en question par le Conseil d’Etat. En revanche, il enjoint au Premier ministre de réviser les textes concernés (11) afin de circonscrire les finalités de l’obligation de conservation des données de trafic et de localisation à la seule sauvegarde de la sécurité nationale. Ce qui, selon le Conseil d’Etat, ne comprend pas les données d’identité civile, les coordonnées de contact et de paiement, les données relatives aux contrats et aux comptes, ainsi que les adresses IP qui, à elles seules, ne permettent pas d’obtenir d’information pertinente sur la communication. Le Conseil d’Etat valide également la légalité des techniques mises en œuvre par les services de renseignement.
L’accès en temps différé (12), l’accès en temps réel aux données de connexion en matière terroriste (13), la géolocalisation en temps réel (14), ou encore les fameuses boîtes noires ou traitements algorithmiques – à savoir les « traitements automatisés destinés, en fonction de paramètres précisés dans l’autorisation, à détecter des connexions susceptibles de révéler une menace terroriste » (15) – sont autant de techniques mises à la disposition des services de renseignement. Introduites dans le code de la sécurité intérieure (16) à la suite des attentats de 2015, leur légalité, fortement contestée à plusieurs reprises, a été questionnée de nouveau, sans infléchir la position du Conseil d’Etat qui admet leur conformité au droit de l’Union européenne (UE). Cependant, le recours à ces techniques doit être contrôlé par une institution dotée d’un pouvoir contraignant. La Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), instituée en juillet 2015 (17), a bien été mise en place pour veiller au respect du principe de proportionnalité de l’atteinte à la vie privée qu’entraînent ces techniques (18). Cependant, comme elle formule seulement des avis simples ou des recommandations qui n’ont pas de force contraignante, le Conseil d’Etat – pour se conformer au droit de l’UE – a annulé les décrets (19) en ce qu’ils prévoient la mise en œuvre de ces techniques de renseignement (20) sans contrôle préalable par une autorité administrative indépendante dotée d’un pouvoir d’avis conforme ou d’une juridiction.
Au final, des changements marginaux sont à prévoir. Si le Conseil d’Etat admet que la règlementation française doit être adaptée pour se conformer à la jurisprudence européenne, on observe qu’il s’agit de changements à la marge : prévoir un réexamen périodique de la menace qui justifie la conservation des données de connexion, redéfinir les finalités des traitements et garantir un pouvoir contraignant aux avis formulés par la CNCTR. Le cadre législatif et règlementaire français apparaît ainsi dans les grandes lignes conforme aux exigences de la CJUE.

Conservation généralisée : arrêt belge contre
La Cour constitutionnelle belge, elle, n’a pas fait la même analyse. Saisie en janvier 2017 par l’Ordre des barreaux francophones et germanophone, ainsi que par trois associations sans but lucratif (21), elle a rendu le lendemain de la décision du Conseil d’Etat en France, soit le 22 avril 2021, un arrêt (22) où elle retient que le droit de l’UE, à la lumière de la jurisprudence de la CJUE, impose aux Etats de renoncer, pour l’essentiel, à « la conservation généralisée et indifférenciée des données » de connexion (données de trafic et des données de localisation, adresses IP, identité civile des utilisateurs de moyens de communications électroniques, …), annulant ainsi la loi belge du 29 mai 2016 « relative à la collecte et à la conservation des données dans le secteur des communications électroniques », sans attendre une nouvelle législation en la matière. @

* Christiane Féral-Schuhl, ancienne présidente
du Conseil national des barreaux (CNB) après
avoir été bâtonnier du Barreau de Paris,
est l’auteure de « Cyberdroit » paru aux éditions Dalloz.