Chronologie des médias : en attendant la réforme, l’accord « pro-Canal+ » rebat les cartes

Même si Canal+ a conclu un accord triennal, daté du 2 décembre 2021, avec les organisations professionnelles du cinéma français (200 millions d’euros par an, fenêtre s’ouvrant dès 6 mois), cela ne règle en rien la réforme toujours en cours de la chronologie des médias – bien au contraire.

Par Anne-Marie Pecoraro*, avocate associée, UGGC Avocats

La réforme de la chronologie des médias est un maillon de plus à la réforme de l’audiovisuel français en cours. Censé compléter la trilogie règlementaire formée par le décret SMAd (1) applicable depuis le 1er juillet 2021, le projet de décret « Câblesatellite » toujours en cours de consultation publique (2), et le projet de décret TNT en voie de finalisation (3), le texte définitif sur la chronologie des médias tarde néanmoins à paraître et continue d’être au cœur des négociations.

Droit positif et fondements de la réforme
Cette nouvelle chronologie en gestation projette de modifier, notamment dans un sens plus favorable aux SMAd par abonnement, dont les plateformes de vidéos à la demande par abonnement (SVOD), les fenêtres prévoyant des exclusivités de diffusion des œuvres cinématographiques à compter de leur date de sortie en salles. Alors que les pratiques professionnelles d’autres pays se fondent plutôt sur des fenêtres contractuelles d’exclusivité, le système français part du postulat qu’une « diffusion prématurée des films à la télévision pourrait handicaper leur exploitation en salle » (4). Ce faisant, il fixe selon certains critères (audience du film, type de diffuseur et caractère vertueux, … ) un calendrier de répartition des différentes fenêtres d’exclusivité de diffusion des œuvres cinématographiques avec l’objectif de favoriser un financement optimal du film (5), un large accès aux œuvres et le développement de la création cinématographique. Tantôt décrite de « logique défensive », tantôt défendue comme ayant permis à la France d’avoir conservé une industrie cinématographique à l’offre diversifiée (6), la peau neuve de ce dispositif clivant est portée par une ordonnance de 2020 (7) transposant la directive européenne « SMAd » de 2018 (8).
L’actuelle révision des délais de diffusion des œuvres cinématographiques tient compte des réalités du marché. Tant que la réforme se fait attendre, la réglementation applicable aux délais de diffusion des films résulte de la chronologie des médias dont l’accord professionnel avait été signé le 6 septembre 2018 et son avenant le 21 décembre 2018. Ceux-ci (accord et avenant) ont été étendus par arrêté du 25 janvier 2019 à toutes les entreprises de cinéma, SMAd et éditeurs de services de télévisions (9) ; il expire le 10 février 2022. Le droit positif prévoit ainsi un ordre de diffusion des nouvelles œuvres cinématographiques. Celles-ci sont exploitées d’abord par les salles de cinéma, puis successivement les plateformes de VOD à l’acte et DVD, les chaînes de cinéma payantes (Canal+, OCS, …), les SVOD (Netflix, Disney+, Amazon Prime Video, …) et enfin les chaînes de télévision gratuites. Ainsi, ce n’est actuellement en principe qu’au bout de 36 mois que les plateformes de SVOD peuvent diffuser les œuvres cinématographiques, contre 8 mois par principe pour les chaînes de télévision de cinéma payantes ayant conclu un accord avec les organisations professionnelles de cinéma. Sauf cas particuliers : conclusion d’un accord avec les organisations professionnelles du cinéma, diffusion d’œuvres ayant réalisé moins de 100.000 entrées à l’issue de leur premier mois de diffusion en salle, ou engagements au développement de la production d’œuvres cinématographiques.
Signe de ralliement vers le « nouveau paysage » audiovisuel, un rapport présidentiel rappelle que « compte tenu des obligations ambitieuses de financement imposées, notamment aux plateformes étrangères, par la transposition de la directive SMA, l’adaptation de la chronologie des médias apparaît comme un corolaire naturel » (10). La logique est celle de contreparties réciproques. D’une part, le décret SMAd, qui concerne la VOD, la SVOD ou encore la télévision de rattrapage (replay), rend débiteur d’obligations de contribution à la production audiovisuelle et cinématographique française et européenne les désormais incontournables plateformes étrangères. A ce titre, elles doivent y investir entre 20 % et 25 % de leur chiffre d’affaires réalisé sur le territoire français, 20 % au moins de cette somme étant reversés à la filière cinématographique (11).

Si pas d’accord, un décret « tout prêt »
D’autre part, la révision de la chronologie des médias octroie en retour aux plateformes concernées une fenêtre de diffusion nettement rapprochée. A cet effet, l’article 28 de l’ordonnance précitée laisse le soin aux organisations professionnelles et aux éditeurs de services de conclure un nouvel accord professionnel sur la chronologie des médias. A défaut d’accord, le gouvernement intervient par voie de décret. Ce faisant, cette article 8 reprend le principe déjà posé par la directive SMA précédente (celle de 2010), modifiée par la directive SMAd (de 2018), qui prévoyait que « la question des délais spécifiques à chaque type d’exploitation des œuvres cinématographiques doit, en premier lieu, faire l’objet d’accords entre les parties intéressées ou les milieux professionnels concernés » (12). Cet article 8 prévoyait un délai, fixé par décret à six mois, pour parvenir à un accord (13). A défaut, tout en rappelant privilégier la voie des négociations, la ministre de la Culture avait annoncé disposer d’un « texte tout prêt » (14).

Des perspectives et des enjeux délicats
Toujours est-il que si la question de la place à réserver à la vidéo à la demande dans la chronologie des médias n’est pas nouvelle, elle se pose de manière accrue au sortir d’une période noire. Le cinéma, affaibli par les confinements, a vu ses salles se vider à mesure qu’augmentaient tant le nombre de services de SVOD que le nombre de leurs abonnés : le covid-19 a bien entraîné (accompagné ?) une hausse de la consommation de biens culturels dématérialisés.
La nouvelle chronologie des médias très attendue, telle qu’envisagée sur la base de la dernière proposition datée du 19 juillet 2021 du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), modifie les délais prévus par les accords en vigueur précités. Cette proposition, hypothétique mais officielle (15), laisse inchangés les délais d’exploitation en salles et ceux applicables aux VOD à l’acte et DVD. Les premiers changements envisagés concernent les services de télévision payants de cinéma, dont la première fenêtre s’ouvrirait par principe à 9 mois, contre 8 actuellement, réductible sous conditions (16) à minimum 6 mois. Toutefois, c’est concernant les SMAd par abonnement que l’évolution est la plus remarquable : sous des conditions définies, la fenêtre de diffusion de la SVOD s’ouvrirait par principe à 15 mois, réductible à 12 mois sous conditions, voire moins sans toutefois pouvoir descendre en dessous de 6 mois. Mais le chemin n’est pas sans embûches.
Terrain d’âpres négociations, cette réforme peine à trouver les faveurs de toutes les parties prenantes, en témoigne le retard pris dans son adoption (17). Initialement prévue pour le 31 mars 2021 (18), reportée à juillet pour le Festival de Cannes, puis à la rentrée où elle s’est encore fait attendre, son retard a lui-même été la source de tensions : Netflix, en chef de file des services de SVOD, avait déposé un recours gracieux contre le décret SMAd (19), soulignant être tenue d’une obligation de financement des oeuvres sans le bénéfice promis d’une fenêtre de diffusion rapprochée ; Disney+ aurait de son côté envisagé de « sauter la case cinéma » pour préférer une diffusion immédiate de ses films sur sa plateforme et ainsi s’affranchir des contraintes d’attente, la règlementation de la chronologie des médias ne s’appliquant qu’aux films sortis en salles. Le géant d’Hollywood était en effet opposé à l’idée que les chaînes gratuites puissent avoir une exclusivité de diffusion à 22 mois, tel qu’envisagé, pendant laquelle les plateformes auraient dû stopper, ne serait-ce que temporairement, leur diffusion avant de pouvoir la reprendre. Une décision qui aurait eu des effets considérables, tant pour Disney que pour les diffuseurs.
Quant à au groupe Canal+, partenaire historique du financement du cinéma français, il exigeait que sa fenêtre d’exclusivité courre sur une durée de 9 mois à compter de 3 ou 4 mois après leur sortie, avant que les plateformes de SVOD ne puissent diffuser à leur tour. Ces souhaits s’étaient heurtés à la proposition du CNC du 14 juin 2021, lui offrant une plage moins longue (6 mois), et à celle des organisations du cinéma français – surnommées « BBA » (20) – du 1er juillet 2021 proposant une concurrence frontale avec les plateformes, sans fenêtre de diffusion séparées (21) : « Si nos principaux avantages en matière de cinéma sont remis en question, il n’y aura plus de raison pour notre groupe d’investir autant dans ce domaine », avait rétorqué le patron de la chaîne cryptée (22). Le financeur historique du cinéma français ne souhaitait plus assumer à lui seul une part si substantielle du budget annuel de la production cinématographique française sans pouvoir continuer à bénéficier d’une avance conséquente et d’une fenêtre de diffusion suffisante par rapport à ses concurrents. Un accord en date du 2 décembre 2021, conclu entre Canal+ et les organisations professionnelles du cinéma, rebat toutefois les cartes. Moyennant un investissement forfaitaire de plus de 200 millions d’euros par an pendant trois ans, Canal+ verrait sa fenêtre pour les films qu’il finance s’ouvrir dès 6 mois, ce pour une période d’exclusivité minimale de 9 mois – repoussant celle des plateformes de SVOD à 15 mois minimum, pour « les tenir à l’écart ».

Face aux plateformes, Canal+ inflexible
Reste que la proposition doit encore convaincre ces plateformes de SVOD, lesquelles avaient précédemment annoncé ne pas se contenter d’un tel délai. Or Canal+, inflexible, annonce qu’en cas de délai inférieur, elle réduira son engagement de 30 à 50 millions par an. Aussi faudra-til convaincre les chaînes gratuites, dont Canal+ refuse qu’elles puissent diffuser simultanément dix films gratuits en replay. Roch-Olivier Maistre, président du CSA (et bientôt de l’Arcom), disait de la réforme de la chronologie des médias qu’elle doit « préserver les acteurs traditionnels, en particulier les salles de cinéma et les acteurs de la télévision payant et gratuite, tout en améliorant la situation des plateformes de vidéo à la demande par abonnement » (23). Question d’équilibre, donc. Mais ce nouvel équilibre conviendra-t-il à tous ? @

* Anne-Marie Pecoraro est avocate spécialisée en droit de la
propriété intellectuelle, des marques, des nouvelles
technologies et de l’exploitation des données personnelles.

Projet de fusion TF1-M6 : Xavier Niel appelle à la rescousse la Commission européenne

Le président du conseil d’administration du groupe Iliad (maison mère de Free dont il est le fondateur), Xavier Niel, estime que la Commission européenne serait bien mieux à même d’instruire le projet de fusion entre TF1 et M6, au lieu de laisser faire l’Autorité de la concurrence.

A défaut d’avoir pu racheter le groupe M6, pour lequel il s’était porté candidat parmi d’autres au printemps dernier auprès du principal actionnaire vendeur, l’allemand Bertelsmann, Xavier Niel (photo) est décidé à mettre des bâtons dans les roues du projet de fusion entre TF1 – filiale du groupe Bouygues qui a été retenue comme l’acquéreur – et M6. L’Autorité de la concurrence, qui n’a pas attendu d’avoir la notification de cette opération pour lancer dès le mois d’octobre (1) les « tests de marché » (2) avec envoi de questionnaires aux professionnels concernés, compte rendre sa décision d’ici à l’été 2022.

Vers un jeu de domino européen
Or, parmi les opposants – comme Canal+ – à cette mégafusion audiovisuelle si elle était acceptée, Xavier Niel, président du conseil d’administration d’Iliad (maison mère de Free dont il est le fondateur), conteste non seulement ce projet « TF1- M6 » mais aussi le fait que ce dossier puisse être instruit à Paris par l’Autorité de la concurrence et non pas à Bruxelles par la Commission européenne. Canal+ serait sur la même longueur d’onde. En novembre dernier, d’après Les Echos, il l’a fait savoir directement auprès des autorités antitrust de l’exécutif européen. Parmi elles, il y a la « DG Comp » (3) qui est chapeautée par la commissaire Margrethe Vestager, viceprésidente de la Commission européenne. Cette montée de Xavier Niel au créneau européen est intervenue après que le Conseil d’Etat, en France, l’ait débouté le 5 novembre de son recours en référé déposé le 27 octobre.
Selon Capital, il exigeait que l’Autorité de la concurrence (ADLC) explique pourquoi elle « s’estime compétente » pour examiner cette opération de concentration. Les juges du Palais Royal l’ont débouté de sa demande (4). Qu’à cela ne tienne, le président d’Iliad porte l’affaire au niveau européen en arguant du fait que le nouvel ensemble TF1-M6 ne sera pas contrôlé uniquement par le groupe Bouygues, mais conjointement avec le géant allemand Bertelsmann et actuel propriétaire de M6. Détenu par la discrète famille Mohn (5), le géant international des médias Bertelsmann, qui possèdera 16 % du nouvel ensemble avec deux sièges au conseil d’administration, réalise en France moins les deux tiers de son chiffre d’affaires européen. Ce qui plaide, selon Xavier Niel, pour un examen de cette opération de concentration à l’échelon européen et non pas franco-français. Or le groupe de Martin Bouygues, qui aura 30 % du nouvel ensemble et quatre sièges au conseil d’administration, est pour l’instant considéré a priori comme l’acquéreur et réalisant plus des deux tiers de son chiffre d’affaires européen en France. Ce qui en fait, notamment aux yeux de TF1 et de l’ADLC, une affaire française relevant du gendarme de la concurrence hexagonale. Ni dans son communiqué du 8 juillet (6) ni dans celui du 17 mai (7), le premier groupe privé français de télévision ne mentionne la Commission européenne, mais seulement l’ADLC et le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Pourtant : « Ce mariage fait de TF1-M6 un groupe très important sur le plan européen », avait estimé Michel Abouchahla, président du magazine Ecran Total spécialisé dans le cinéma, dans un entretien à l’AFP fin mai dernier. Avec un chiffre d’affaires conjugué proche des 3,5 milliards d’euros, le nouvel ensemble pourrait peser pas loin de 5 % de la production de fiction en Europe, d’après l’Observatoire européen de l’audiovisuel.
Dans un autre entretien à l’AFP, Isabelle de Silva – alors présidente de l’ADLC – avec évoqué Bruxelles en ces termes : « Sur des opérations d’envergure telles que celle-ci, nous aurons sûrement des échanges avec la Commission européenne (…), d’autant que la problématique qui se pose aujourd’hui en France pourrait se présenter demain en Belgique ou en Allemagne ». Et surtout, l’opération TF1-M6 pourrait être suivie en Allemagne par la fusion des médias télévisés de Bertelsmann avec le groupe de chaînes gratuites et payantes ProSiebenSat.1 Media. Ce dernier est détenu à hauteur de 15 % par l’italien Mediaset (appartenant à la holding Fininvest de Sylvio Berlusconi), lequel prévoit de fusionner ses activités italiennes, espagnoles et allemande dans sa nouvelle holding de droit néerlandais baptisée Media For Europe (MFE). Bref, un vrai jeu de domino dans l’audiovisuel européen et le marché publicitaire de la télévision.

Un « quasi-monopole » de la TV privée
Le gendarme de la concurrence estime le poids du nouvel ensemble TF1-M6 à l’aune des chiffres d’affaires nets (après rabais) de la publicité télévisée de chacun des deux groupes privés. Leur part de marché publicitaire cumulée en 2020 dépasserait les 75 % (49 % pour TF1 et 27 % pour M6) sur le marché français de la pub TV, lequel totalise plus de 2,8 milliards d’euros cette année-là (hors digital). Lors d’une audition devant le CSA le 5 juillet (8), le vice-président d’Iliad, Maxime Lombardini, avait mis en garde contre un « quasi-monopole de la télévision privée ». @

Charles de Laubier

Droits de diffusion du sport : le public paie le prix fort pour voir les retransmissions

Le rapport parlementaire sur les droits de diffusion audiovisuelle des manifestations sportives sera présenté le 15 décembre. Il devrait proposer des évolutions pour favoriser la retransmission des matches et compétitions auprès d’un plus large public, voire gratuitement.

Six mois après la constitution de la mission d’information sur les droits de diffusion audiovisuelle des manifestations sportives et trois mois après le psychodrame « Mediapro » autour de la diffusion des rencontres de la Ligue 1 de football, la mission d’information sur les droits de diffusion audiovisuelle des manifestations sportives est dans sa dernière ligne droite. Le député Cédric Roussel (photo) présentera son rapport le 15 décembre. Ses conclusions sont très attendues sur la question de l’accès gratuit ou payant du public aux retransmissions des matches et des rencontres sportives.

Ligne 1 : Amazon marque un but
Constituée le 26 mai par la commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale, avec comme rapporteur Cédric Roussel (député « marcheur » des Alpes-Maritimes) et comme président Régis Juanico (député « socialiste » de la Loire), cette mission aura auditionné en un semestre des dizaines de personnalités des mondes du sport et des médias. Le but est de proposer de « possibles évolutions législatives et réglementaires pour favoriser l’accès du plus large public aux manifestations sportives, sécuriser les ressources du sport amateur et encourager les spectateurs à visionner leurs événements favoris de façon légale ».
Car le public français ne sait plus où donner de l’attention ni de l’argent, entre les retransmissions sportives gratuites considérée d’« intérêt général » et les autres payantes de plus en plus nombreuses. Les passionnés de sports constituent un public de frustrés potentiels, tant il leur faudrait être riches pour d’abonner à plusieurs plateformes de (live) streaming sportif, et être souvent disponibles pour regarder en lignes les matches, les rencontres et les compétitions. Côté payant : Amazon Prime Video est devenu en juin le nouveau diffuseur de la Ligue 1 de football (L1). Le géant du e-commerce en a acquis les droits de diffusion audiovisuel pour 80 % des matches (1), le dimanche soir compris, moyennant 250 millions d’euros. En plus de l’adhésion au service Prime de 5,99 euros par mois (ou 49 euros par an), le Pass Ligne 1 pour voir la L1 est de 12,99 euros par mois. D’après une étude Harris Interactive/NPA Conseil réalisée début octobre, Amazon atteignait les 1,4 million d’abonnés à son offre des championnats français de football. Certes, la chaîne gratuite TF1 rediffuse des extraits de matches de la L1 dans Téléfoot, après un accord avec Amazon annoncé en octobre dernier, mais ces courts différés ont de quoi laisser sur leur faim les amateurs de foot et les supporteurs téléspectateurs. Les autres rencontres de la L1 sont diffusées par la chaîne cryptée Canal+, la filiale du groupe Vivendi ayant été contrainte par la justice début août d’assurer cette diffusion alors qu’elle refusait cet été devant les tribunaux de verser 332 millions d’euros pour ses 20 % de la L1 – comparés aux 250 millions d’euros versés par Amazon pour… 80 % de cette même L1. « Ces décisions (2) permettent d’offrir une lisibilité claire pour les téléspectateurs qui pourront suivre (…) les rencontres (…) en intégralité et en exclusivité sur les chaînes du groupe Canal+ et la plateforme Prime Video d’Amazon », s’était alors félicitée la Ligue de football professionnel (LFP). Canal+ a fait appel de ce verdict.
Cette bataille judiciaire estivale était intervenue après la défaillance du groupe de médias catalan espagnol Mediapro (à capitaux chinois) qui avait été retenu en 2018 par la LFP pour 80 % des droits de diffusion 2020-2024, moyennant 800 millions d’euros par an – sur un total à l’époque de 1,15 milliard d’euros par an tous diffuseurs confondus (3). Avec les nouveaux diffuseurs (Amazon et Canal+ en tête), les droits du football français ont été ramenés à 700 millions d’euros, fragilisant ainsi la situation financière des clubs qui en dépendent. La mission d’information sur les droits de diffusion audiovisuelle des manifestations sportives avait d’ailleurs voulu tirer les choses au clair en auditionnant le 16 septembre dernier Jaume Roures, le PDG du groupe Mediapro, qui a invoqué la crise pandémique pour justifier son retrait. Tandis que la mission a entendu Amazon le 5 octobre par la voix de son DG France, Frédéric Duval.

Le free gratuit, le premium payant
Ce sport business autour des droits de diffusion payés au prix fort par des diffuseurs en quête d’abonnés payants, au premier rang desquels Amazon, explique que l’intérêt général du sport et la gratuité de ses retransmissions soient passés par pertes et profits. Il y a bien Free qui est détenteur des droits pour tous les matchs de la L1 jusqu’en 2024 : l’opérateur télécoms en propose gratuitement aux fans « quel que soit leur opérateur » (sur appli mobile), mais seulement des extraits et pas en live. Pour le reste, c’est du premium à 3,99 euros par mois. @

Charles de Laubier

La chronologie des médias et le fonds de soutien

En fait. Le 5 novembre, le CNC a adopté la mise en place d’un fonds « temporaire » pour « soutenir la production d’œuvres audiovisuelles destinées » aux plateformes de VOD/SVOD. Avant, le 3 novembre, Roselyne Bachelot a rappelé la date butoir du 10 février 2022 pour la chronologie des médias.

En clair. Le 7e Art français au sens large – le cinéma et l’audiovisuel – doivent maintenant donner plus de place aux plateformes de vidéo à la demande par abonnement (SVOD) que sont Netflix, Amazon Prime Video ou encore Disney+. Alors que les discussions et les points de blocage se poursuivent laborieusement autour de la prochaine chronologie des médias, afin de mieux prendre en compte les plateformes de SVOD dans les fenêtres de diffusion des films et dans l’écosystème du financement des films et séries, la ministre de la Culture Roselyne Bachelot a rappelé qu’il restait moins de trois mois pour trouver un accord : « La discussion doit désormais s’acheminer vers son terme (…). L’arrêté qui “étend” la chronologie des médias actuelle aux non-signataires de celle-ci, au premier chef les plateformes, expire le 10 février 2022. Nous ne pouvons venir buter sur cette échéance. Il nous faut impérativement disposer, avant cette date, d’une chronologie modernisée », a-t-il prévenu en clôture des rencontres cinématographiques de l’ARP, le 3 novembre dernier. Cet arrêté signé par Franck Riester (le prédécesseur rue de Valois) a été publié au J.O. le 10 février 2019 et prévoit que l’actuelle chronologie des médias – signée par les professionnels du secteur en septembre et décembre 2018 – est valable « pour une durée de trois ans » (1). Et cette échéance arrive à grand pas, alors les négociations patinent autour de la dernière proposition en date du CNC, celle du 19 juillet dernier (2). Celle-ci prévoit que les Netflix, Amazon Prime Video et autres Disney+ pourraient diffuser de nouveaux films 15 mois après leur sortie en salle de cinéma en France (au lieu de 36 mois actuellement), et même à 12 mois – sous réserve de payer la taxe « TSV » au CNC (3) – voire jusqu’à 6 mois s’ils contribuent au prix fort du décret SMAd (entré en vigueur le 1er juillet) et en cas d’accord avec le cinéma français. La chaîne cryptée Canal+ y est opposé. Sans attendre l’issue du bras de fer autour de la chronologie du cinéma, le CNC a pris les devants pour intégrer les plateformes de SVOD étrangères – soumises aux obligations « SMAd » de financement de films et séries – dans le soutien à la production audiovisuelle. Et ce, en décidant le 5 novembre d’ouvrir jusqu’au 30 avril 2022 un « fonds sélectif plateforme » dit FSP (4). Les œuvres éligibles seront retenues le 5 décembre par le CNC. @

Arnaud de Puyfontaine, qui préside Vivendi et siège chez Telecom Italia et Lagardère, pense « Disney européen »

Président du directoire de Vivendi, maison mère de Canal+, d’Havas, d’Editis, de Prisma, de Gameloft ou encore de Dailymotion, Arnaud de Puyfontaine rêve avec son principal actionnaire Bolloré de faire un « Disney européen » du groupe multimédia – délesté depuis septembre de « l’arbre » Universal Music.

Arnaud de Puyfontaine (photo), président du directoire du groupe Vivendi depuis juin 2014, pourrait devenir aussi président du conseil de surveillance de Telecom Italia – dont le groupe français est le premier actionnaire (à 23,8 % du capital, part valorisée 3,1 milliards d’euros au 31 décembre 2020). C’est ce qu’a révélé l’agence Reuters le 5 novembre dernier, alors que Vivendi souhaite trouver un accord avec l’Etat italien – deuxième actionnaire de l’opérateur historique romain – pour procéder à des changements et à un redressement. Arnaud de Puyfontaine connaît bien « Tim » (sa dénomination depuis deux ans) puisqu’il en est membre du conseil d’administration depuis que Vivendi en est devenu l’actionnaire de référence en juin 2015. En plus, le Français a déjà été le président exécutif de Telecom Italia – nommé en avril 2017, tout en restant président du directoire de Vivendi – et en a aussi été provisoirement son administrateur délégué, autrement dit son patron. A l’époque, Arnaud de Puyfontaine avait dit dans une interview publiée le 29 juillet 2017 par le quotidien La Stampa que Vivendi ne se contenterait pas d’être le premier actionnaire de Tim mais qu’il comptait bien « développer de nouvelles initiatives pour être en tête dans la convergence entre télécommunications et contenus ».

Vincent Bolloré, un « Walt Disney » européen ?
Si Vivendi réussissait à placer Arnaud de Puyfontaine à la présidence de Tim, à la place de Salvatore Rossi, les jours de l’actuel administrateur délégué Luigi Gubitosi – au bilan contesté par l’actionnaire français – seraient comptés. Est-ce à dire que Vivendi pourrait faire un pas de plus dans sa nouvelle ambition de devenir le « Disney européen », après avoir échoué en 2016 dans le projet de « Netflix latin » (1) avec le groupe italien Mediaset, appartenant à Sylvio Berlusconi (Fininvest) ? « J’aime beaucoup un dessin (2) fait en 1957 par Walt Disney, que j’ai dans mon bureau, avec Mickey Mouse au milieu et sa vision qui a donné le succès de la Walt Disney Company. Comparaison n’est pas raison, mais, si l’on regarde les valeurs qui ont permis la construction de ce qui est aujourd’hui Disney, la vision de l’ensemble des équipes de Vivendi est de créer un “Disney européen”… pourquoi pas », a confié Arnaud de Puyfontaine, président du directoire du groupe Vivendi, le 12 octobre dernier dans le cadre du festival Médias-en-Seine (3).

« L’arbre » UMG cachait « la forêt » Vivendi
A 57 ans, le bras droit de la dynastie Bolloré depuis sept ans – nommé à ce poste le 24 juin 2014 – se sent pousser des ailes. Ce jour-là correspond à la mise en place de la nouvelle gouvernance de Vivendi avec comme président du conseil de surveillance et premier actionnaire Vincent Bolloré, lequel a passé la main il y a trois ans et demi à l’un de ses fils, Yannick Bolloré (photo ci-contre). Même s’il a échoué il y a cinq ans à créer avec Mediaset un « Netflix latin », Arnaud de Puyfontaine nourrit toujours avec le milliardaire breton l’ambition mondiale de rivaliser avec les Netflix, Amazon Prime Video autres Disney+ en se donnant comme objectif de créer un « Disney européen » – quitte à marcher aussi sur les plates-bandes de la Walt Disney Company justement. « Le projet stratégique à partir de 2014 a été de dire que nous sommes un groupe média avec l’ambition d’être un champion mondial porteur des valeurs d’une culture européenne et de pouvoir exister dans cette extraordinaire reconfiguration du secteur média », a rappelé Arnaud de Puyfontaine. Depuis mai dernier et après des années de batailles judiciaires autour du projet avorté de ce qui fut aussi appelé en 2016 « Euroflix », sur fond de rivalités capitalistiques (4) (*) (**), Vivendi a enterré la hache de guerre avec Mediaset dont il est le deuxième actionnaire (19,1 %), mais décidé à se désengager en cinq ans. Reste que Sylvio Berlusconi réclame depuis quatre ans à Vincent Bolloré 3 milliards d’euros de dommages et intérêts sur des accusations de « manipulation de marché » au capital de Mediaset et d’« entrave aux régulateurs » de la part du Breton et de son bras droit Arnaud de Puyfontaine (5). Mais selon Reuters, le parquet italien a demandé le 16 novembre dernier au juge l’abandon de ces poursuites.
Le groupe français « à fort ancrage européen et à ambition mondiale » fera donc cavalier seul, en espérant toujours donner la réplique à Netflix et aux autres plateformes audiovisuelles sur le Vieux Continent et au-delà. Sa filiale Canal+ est exposée en première ligne. Arnaud de Puyfontaine (« ADP ») en fut aussi président du conseil de surveillance jusqu’au passage de témoin à Vincent Bolloré en septembre 2015, ce dernier l’ayant ensuite transmis à Jean-Christophe Thiery en avril 2018. Face à Netflix ou Amazon Prime Video, « ADP » se veut enthousiaste : « La perspective de Canal+ est réjouissante car le groupe Canal associe à la fois les métiers de la distribution (de chaînes), de la création (StudioCanal) et de l’agrégation (de contenus) pour nos 22 millions d’abonnés [dans le monde, dont 9 millions sur l’Hexagone, là où Netflix en a 8,9 millions selon Digital TV Research, ndlr], avec un objectif de 30 millions d’abonnés à l’horizon 2025 que s’est fixé Maxime Saada [président du directoire de Canal+, ndlr] ». Et celui qui est toujours membre du conseil d’administration de Canal+ de nuancer cependant : « Le groupe est en pleine évolution et positionnement face à l’arrivée de l’OTT (6) et dans un environnement de concurrence révolutionné. A l’étranger, les résultats de Canal+ sont flamboyantes. En France, c’est plus complexe en raison justement de la complexité réglementaire dans laquelle il nous faut continuer à avancer et avec détermination », faisant notamment allusion aux négociations très tendues en cours sur la chronologie des médias en France (lire page suivante).
Mais Vivendi ne se résume pas au groupe de sa chaîne cryptée, pas plus qu’il n’était réduit à la valorisation boursière de son ex-filiale Universal Music Group (près de la moitié de son chiffre d’affaires en 2020) qui est désormais cotée à part à la Bourse d’Amsterdam. Le groupe de l’avenue de Friedland (où se situe le siège social de Vivendi, à quelques pas de l’Arc de Triomphe) n’a pas lâché pour autant sa pépite musicale. « Ce n’est pas un désengagement mais une évolution de notre engagement. Pardon, c’est peut-être un aspect sémantique mais c’est la réalité, s’est défendu Arnaud de Puyfontaine. L’idée était de séparer partiellement l’arbre [Universal Music] qui cachait la forêt [Vivendi] Nous gardons 10 % du capital et il s’avère que le premier actionnaire de Vivendi, le groupe Bolloré, est aussi de facto un actionnaire d’Universal Music [18 % du capital, ndlr] ». Aujourd’hui, le « Vivendi, acte II » (comme il l’a appelé) va pouvoir être valorisé pour lui-même : 12,5 milliards d’euros, contre 45,4 milliards d’euros pour Universal Music (au 19-11-21). « Canal+ est un groupe exceptionnel ; Havas est un acteur remarquable, … Nous avons depuis lors complété nos activités avec la presse magazine (Prisma Media), l’édition (Editis), les jeux vidéo (Gameloft) », a rappelé celui qui, par ailleurs, a fait son entrée fin juin au conseil d’administration du groupe Lagardère (Hachette Livre, Paris Match, Europe 1, JDD, …), dont Vivendi est le premier actionnaire (27% du capital, bientôt 45 %) et – à l’issue d’une OPA à venir – le propriétaire potentiel. Arnaud Lagardère a été évincé cette année de l’ancienne gouvernance par le fonds activiste Amber Capital, lequel a revendu cet été ses parts à Vivendi. « ADP » se rêverait-il à la tête d’un « Vivendi- Lagardère » ?

Convergence pour l’ours Paddington
Une chose est sûre : délesté d’Universal Music mais sous contrôle stratégique et opérationnel, Vivendi va pouvoir se concentrer sur ses trois métiers que sont l’édition, la publicité et les médias – avec les actifs de Lagardère en ligne de mire si l’Autorité de la concurrence donnait son feu vert. « Mais il s’agit aussi de créer dans l’ensemble de nos métiers des passerelles pour que nos marques et nos projets travaillent ensemble. Par exemple : Paddington [personnifié par le petit ours, dont les droits de propriété intellectuelle ont été acquis par StudioCanal en 2016] est exposé à la fois à travers Canal+ (Paddington 3 a été lancé en production et série de télévision), Editis (pour des livres) et bientôt chez Prisma », a-t-il indiqué à Média-en-Seine. @

Charles de Laubier