La nouvelle super-régulation d’Internet se met en place en Europe, avec l’Arcom en soutien pour la France

Le Digital Services Act (DSA) entre entièrement en application le 17 février 2024 dans les Vingt-sept. L’Arcom devient pour la France le « Coordinateur pour les services numériques » (DSC) et l’un des vingt-sept membres du « Comité européen des services numériques » (EBDS) présidé par la Commission européenne.

Il n’y aura pas de super-régulateur européen d’Internet, mais c’est tout comme. Avec le règlement sur les services numériques, le DSA (Digital Services Act), qui entre pleinement en application le 17 février (1), l’Union européenne (UE) devient la première région du monde à mettre en place une vaste « régulation systémique » de l’Internet. Elle va s’articuler autour du Comité européen des services numériques (EBDS), présidé par la Commission européenne et assisté – pour chacun des vingt-sept Etats membres – d’un Coordinateur pour les services numériques (DSC).
Pour la France, c’est l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) qui est désignée DSC par la loi « Sécuriser et réguler l’espace numérique » (SREN) dont le vote définitif est attendu en mars (2). « Pour moi, europhile, je crois qu’on a la chance d’être sur un continent pionnier dans la régulation des grands acteurs du numérique. On peut espérer que ce règlement aura un effet de jurisprudence : ce que les plateformes feront sur le continent européen pour se conformer aux obligations du DSA, elles pourront le faire dans d’autres pays », a déclaré le 1er février Roch-Olivier Maistre (photo), président de l’Arcom. « Je suis heureux d’être sur un continent qui tente quelque chose, sans être ni le modèle chinois ni le modèle américain. C’est une tierce-voix qui est conforme à la protection de la liberté et du public », a-t-il ajouté devant l’Association des journalistes médias (AJM), dont il était l’invité.

Un Comité européen et 27 Coordinateurs nationaux
Pour assurer cette nouvelle « super-régulation » du Net dans les Vingt-sept, la Commission européenne et les régulateurs nationaux vont travailler main dans la main. Le Comité européen des services numériques (EBDS (3)), créé à cet effet, est chapeauté par la Commission européenne elle-même et composé de « hauts fonctionnaires » représentant, chacun, le Coordinateur national pour les services numériques (DSC (4)) d’un Etat membre – à savoir l’Arcom pour la France, en liaison avec la Cnil et l’Autorité de la concurrence. « Pour les très grandes plateformes, qui comptent chacune au moins 45 millions d’utilisateurs par mois en moyenne dans l’UE et pour lesquelles le DSA est entré en vigueur le 25 août 2023, c’est la Commission européenne qui jouera un rôle central. Comme elle l’a fait en ouvrant, le 18 décembre 2023, une enquête formelle à l’encontre de X (ex-Twitter) soupçonné d’avoir enfreint le DSA », a expliqué Roch-Olivier Maistre, dont le mandat à la tête de l’Arcom se termine fin janvier 2025.

Les géants de l’Internet sont pris en étaux entre Margrethe Vestager et Lina Khan : le démantèlement ?

La Danoise Margrethe Vestager est vice-présidente exécutive de la Commission européenne, chargée de la concurrence ; L’Américaine Lina Khan est présidente de la Federal Trade Commission (FTC). Ces deux femmes de l' »antitrust », de part et d’autre de l’Atlantique, sont les bêtes noires des GAFAM. Elles sont redoutées par les Big Tech en général et par les GAFAM en particulier. Les abus de positions dominantes de ces géants du numérique, devenus des conglomérats de l’Internet à force d’effets de réseaux et d’acquisitions de concurrents potentiels, sont plus que jamais dans leur collimateur. Margrethe Vestager (photo de gauche) et Lina Khan (photo de droite) – respectivement vice-présidente exécutive chargée depuis novembre 2014 de la politique de concurrence à la Commission européenne, et présidente depuis septembre 2021 de la Federal Trade Commission (FTC) – leur mènent la vie (numérique) dure. Derniers faits d’armes de ces deux autorités « antitrust » : la Danoise a annoncé le 14 juin que la Commission européenne venait d’adresser à Google des griefs l’accusant de pratiques abusives sur le marché de la publicité en ligne ; l’Américaine a demandé le 12 juin devant un tribunal fédéral de San Francisco de suspendre l’acquisition de l’éditeur de jeux vidéo Activision Blizzard par Microsoft, opération à laquelle s’oppose la FTC qui a fixé une audition le 2 août prochain. Vis-à-vis des très grands acteurs du numérique, les deux grandes gendarmes de la concurrence n’hésitent pas aussi à agiter le spectre du démantèlement, qui est au marché ce que l’arme nucléaire est à la guerre. La FTC et la Commission européenne ont en outre déjà sorti le carton rouge et infligé des amendes aux contrevenants. Deux gendarmes antitrust face aux GAFAM Le démantèlement, Margrethe Vestager l’a encore évoqué explicitement le 14 juin mais sans utiliser le terme : « La Commission européenne estime donc à titre préliminaire que seule la cession [divestment] obligatoire, par Google, d’une partie de ses services permettrait d’écarter ses préoccupations en matière de concurrence ». Dans cette affaire d’abus de position dominante de Google sur le marché de la publicité en ligne, où l’Autorité de la concurrence en France a fortement contribué à l’enquête européenne (1), il est reproché à la firme de Mountain View de « favoriser ses propres services de technologies d’affichage publicitaire en ligne au détriment de prestataires de services de technologie publicitaire, d’annonceurs et d’éditeurs en ligne concurrents ». Et ce, « depuis 2014 au moins ». Le numéro un des moteurs de recherche (avec Google Search), des plateformes de partage vidéo (avec YouTube) ou encore des systèmes d’exploitation pour mobile (avec Android) est accusé par la Commission européenne de favoriser son ad-exchange AdX (DoubleClick Ad Exchange), bourse d’annonces publicitaires qui permet aux éditeurs et aux annonceurs de se rencontrer en temps réel, généralement dans le cadre d’enchères, pour acheter et vendre des publicités d’affichage. Scinder Google, Meta, Amazon ou Microsoft ? Les deux outils de Google d’achat de publicités, que son « Google Ads » (ex-Google Adwords) et « Display & Video 360 » (DV360), ainsi que le serveur publicitaire des éditeurs « DoubleClick For Publishers » (DFP), favorisent tous les trois AdX. « Si [à l’issu de son enquête en cours, ndlr] la Commission européenne conclut que Google a agi de façon illégale, il pourrait exiger qu’elle se départisse [divest] d’une partie de ses services. Par exemple, Google pourrait se départir de ses outils de vente, DFP et AdX. Ainsi, nous mettrions fin aux conflits d’intérêts », a prévenu Margrethe Vestager (2). Ce n’est pas la première fois que l’Union européenne agite le spectre du démantèlement Google. Le 27 novembre 2014, il y a près de dix ans, les eurodéputés avait adopté une résolution non contraignante appelant à la scission de la filiale d’Alphabet afin de « séparer les moteurs de recherche des autres services commerciaux » pour préserver la concurrence dans ce domaine (3). En France, l’Arcep y était favorable (4). Rappelons qu’en moins d’un an (juin 2017-mars 2019), Google a écopé de trois sanctions financières infligées par la Commission européenne pour un total de 8,25 milliards d’euros pour « pratiques concurrentielles illégales » (5). Aux Etats-Unis, pays des GAFAM, la question du démantèlement se pose depuis quelques années, bien avant l’arrivée de Lina Khan à la tête de la FTC qui n’écarte pas cette éventualité (6). Son prédécesseur, Joseph Simons, avait même fait le mea culpa de la FTC : « Nous avons fait une erreur », avait-il confessé dans un entretien à l’agence de presse Bloomberg (7) le 13 août 2019 en faisant référence à deux acquisitions de Facebook approuvées par la FTC : Instagram en 2012 pour 1 milliard de dollars et la messagerie instantanée WhatsApp en 2014 pour 19 milliards de dollars (sans parler d’Oculus VR racheté la même année pour 2 milliards de dollars). De son côté, Google obtenait le feu vert pour s’emparer de YouTube en 2006 pour 1,65 milliard de dollars, de DoubleClick en 2007 pour 3,1 milliards de dollars, et de l’application de navigation Waze en 2013 pour près de 1 milliard de dollars. « Ce n’est pas idéal parce que c’est très compliqué [de démanteler]. Mais s’il le faut, il faut le faire », avait estimé l’ancien président de la FTC. Sa successeure, Lina Khan, dont le mandat de trois s’achève en septembre 2024, est sur la même longueur d’ondes, elle qui a forgé tout sa doctrine anti-monopole sur le cas d’Amazon. N’a-t-elle pas publié en 2017 dans le Yale Law Journal un article intitulé « Paradoxe anti-monopole d’Amazon » (8) ? Avant de prendre la présidence de la FTC, elle avait travaillé à la sous-commission antitrust à la Chambre des représentants des EtatsUnis. Cette « subcommittee on antitrust » bipartisane avait publié en octobre un rapport de 451 pages intitulé « Investigation of competition in the Digital markets » (9) recommandant au Congrès américain de légiférer pour casser les monopoles numériques – quitte à en passer par leur « séparation structurelle » ou spin-off (10). En janvier dernier, le département de la Justice américain (DoJ) a entamé des poursuites antitrust contre Google sur le terrain de la publicité en ligne (11). Bien sûr, la filiale d’Alphabet n’est pas le seul géant du Net à faire l’objet de contentieux avec la Commission européenne et la FTC. Apple est aussi dans le collimateur de Margrethe Vestager, notamment sur les pratiques de la pomme sur son App Store à la suite d’une plainte de du géant de la musique en streaming Spotify qui s’estime victime d’une concurrence déloyale au profit d’Apple Music. La Commission européenne a ajusté le 28 février dernier ses griefs (12). L’an dernier, elle avait ouvert une autre enquête portant cette fois sur Apple Pay pour « abus de position dominante » sur le paiement mobile et le paiement sans contact (NFC) à partir des terminaux iOS (13). De son côté, le groupe Meta Platforms – maison mère de Facebook, Instagram et WhatsApp – s’est vu infliger le 12 mai 2023, pour infraction au règlement général sur la protection des données (RGPD), une amende record de 1,2 milliard de la part de la « Cnil » irlandaise (DPC) qui agissait au nom de la Commission européenne (14). Amazon, lui, l’a échappé belle en trouvant un accord en décembre 2022 avec Margrethe Vestager pour clore deux enquêtes. Le géant du e-commerce avait jusqu’à ce mois de juin 2023 pour se mettre en règle (15). Plus globalement, la Commission européenne a publié la liste des 19 « très grandes plateformes » (VLOP), qui, en Europe (16), seront soumises aux obligations renforcées du Digital Services Act (DSA). Les « contrôleurs d’accès » (gatekeepers) de type GAFAM ont, eux, jusqu’au 3 juillet prochain pour se déclarer auprès de la Commission européenne, laquelle les désignera d’ici le 6 septembre pour qu’ils se mettent en conformité avec Digital Markets Act (DMA) avant le 6 mars 2024. Aux Etats-Unis, des acquisitions contestées De l’autre côté de l’Atlantique, Lina Khan s’oppose aux projets de rachat d’Activision Blizzard par Microsoft (la FTC ayant saisi la justice pour bloquer l’opération), et de Within (contenu de réalité virtuelle) par Meta/Facebook. Elle a mis sous surveillance Amazon sur plusieurs fronts, infligeant notamment le 31 mai une amende au géant du ecommerce pour atteinte à la vie privé avec Alexa et Ring. Concernant le rachat des studios de cinéma MGM par Amazon, la FTC était divisée et n’a donc pas empêché cette opération au grand dam de Lina Khan. Apple est aussi accusé d’empêcher la réparation de ses iPhone. Ce que l’on sait moins, c’est que Margrethe Vestager et Lina Khan coopèrent étroitement sur de nombreux dossiers antitrust. @

Charles de Laubier

« Contribution équitable » aux réseaux des opérateurs télécoms : ce qu’en pensent les GAFAM

Les Google, Amazon, Facebook (Meta), Apple et autres Microsoft ont réagi à l’idée – soumise à consultation par la Commission européenne jusqu’au 19 mai – qu’ils « contribuent équitablement » aux investissements des réseaux des opérateurs télécoms. C’est injustifié et risqué pour la neutralité du Net. Les GAFAM et les « telcos », notamment les opérateurs télécoms historiques (Orange, Deutsche Telekom, Telefonica, Telecom Italia, …), vont plus que jamais se regarder en chiens de faïence. Les grandes plateformes numériques de l’Internet vont avoir l’occasion de démontrer que « tout paiement pour l’accès aux réseaux pour fournir du contenu ou pour le volume de trafic transmis serait non seulement injustifié, étant donné que le trafic est demandé par les utilisateurs finaux et que les coûts ne sont pas nécessairement sensibles au trafic (notamment sur les réseaux fixes), mais aussi qu’il compromettrait le fonctionnement de l’Internet et enfreindrait probablement les règles de neutralité de l’Internet ». Droits et principes numériques à la rescousse C’est du moins en ces termes que la Commission européenne formule la position des GAFAM dans le questionnaire de sa « consultation exploratoire sur l’avenir du secteur de la connectivité et de ses infrastructures », ouverte depuis le 23 février et jusqu’au 19 mai (1). En face, les opérateurs télécoms – du moins les anciens monopoles d’Etat des télécommunications en Europe – « demandent la mise en place de règles obligeant les fournisseurs de contenus et d’applications, ou les acteurs numériques en général qui génèrent d’énormes volumes de trafic, à contribuer aux coûts de déploiements des réseaux de communications électroniques [sous la forme d’une] contribution [qui] serait “équitable”, étant donné que ces (…) acteurs numériques profiteraient des réseaux de qualité sans supporter le coût de leurs déploiements ». Prudente, la Commission européenne se garde bien de prendre parti, contrairement aux prises de position favorable aux « telcos » de son commissaire européen Thierry Breton, en charge du marché intérieur (2), qui fut dans une ancienne vie président de France Télécom devenu Orange (octobre 2002-février 2005). Elle fait référence à la Déclaration européenne sur les droits et principes numériques pour la décennie numérique (DEDPN), telle que promulguée le 23 janvier 2023 au Journal officiel de l’Union européenne (3). Deux points de cette déclaration sont mentionnés dans le questionnaire de la Commission européenne : « Tous les acteurs du marché bénéficiant de la transformation numérique devraient assumer leurs responsabilités sociales et apporter une contribution équitable et proportionnée aux coûts des biens, services et infrastructures publics, dans l’intérêt de toutes les personnes vivant dans l’Union », indique l’exécutif européen. Remarquez que la DEDPN elle-même ne parle pas explicitement de « contribution équitable » comme le fait la Commission européenne, mais de « particip[ation] de manière équitable et proportionnée aux coûts » (4). « L’accent est également mis sur la protection d’un Internet neutre et ouvert dans lequel les contenus, les services et les applications ne sont pas bloqués ou dégradés de manière injustifiée, ce qui est déjà inscrit dans le règlement sur l’accès à un Internet ouvert ». Là, l’exécutif européen reste fidèle au passage de la DEDPN (5) mais en ajoutant la référence au règlement européen du 25 novembre 2015 qui ne parle pas explicitement de « neutralité de l’Internet » mais d’« Internet ouvert » (6). Donc : pas de blocage ni de ralentissement, ni de modification ni de restriction, ni de perturbation ni dégradation, ni de traitement de manière discriminatoire, hormis « des mesures raisonnables de gestion du trafic » (7). Aux différents acteurs du numérique (opérateurs télécoms et acteurs du numérique), la Commission européenne leur demande de lui indiquer, entre 2017 et 2021 puis leurs prévisions de 2022 à 2030, leurs « investissements directs dans des infrastructures de réseau et/ou d’autres infrastructures numériques [hébergement, transport de données, centres de données, CDN (8), etc] capables d’optimiser le trafic de réseau au sein des Etats membres de l’UE ou présentant un intérêt pour ceux-ci ». Il est notamment demandé aux opérateurs télécoms de dire dans quelle mesure la part des investissements dans les réseaux a dépassé les investissements qu’ils avaient prévus au cours des cinq dernières années, « y compris lorsqu’ils dépendaient d’obligations réglementaires (par exemple, le spectre radioélectrique) », et de quantifier l’augmentation du trafic (entrant/sortant) par leurs réseaux. « Top 10 » des réseaux et compression Chaque opérateur télécoms est aussi appelé à « indiquer nominativement les 10 principaux contributeurs et indiquer le pourcentage du trafic total qu’ils ont généré sur [son] réseau ». Pour autant, la Commission européenne ne veut pas faire l’impasse sur les nouveaux algorithmes de compression qui peuvent – « en partie » – compenser l’augmentation du trafic de données demandée par les mises à jour et les progrès réalisés dans ce domaine. Elle demande aux « telcos » de leur indiquer les modifications dans le volume de données transmis sur leur réseau « résultant de l’évolution des algorithmes de compression » au cours des cinq dernières années. Les réponses proposées sur les gains obtenus grâce à la compression vont de « pas de changement significatif » à « plus de 15 % » de diminution, en passant par « jusqu’à 5 % », « de 6 à 10 % » et « de 11 à 15 % ». Ce qui laisse supposer que la compression des données n’est sans doute pas négligeable. Les internautes vont payer deux fois (CCIA) La Computer & Communications Industry Association (CCIA), basée aux Etats-Unis et représentant notamment les GAFAM (le « F » étant devenu Meta) aux côtés de Twitter, Yahoo, Rakuten, eBay, Vimeo, Pinterest, Uber, Intel et d’autres, s’inscrit en faux contre cette idée de « redevances de réseau » (network fees). « L’introduction de frais de réseau est une idée terrible. Les Européens paient déjà les opérateurs télécoms pour l’accès à Internet ; ils ne devraient pas avoir à payer les télécoms une deuxième fois. Et[cela] minerait l’Internet ouvert », s’inquiète Christian Borggreen (photo de gauche), vice-président et directeur de la CCIA Europe. D’après elle, la Commission européenne donne l’impression d’avoir cédé aux sirènes des « telcos ». « Si les grands opérateurs télécoms de l’UE parvenaient à leurs fins, les entreprises du numérique seraient obligées de payer des redevances de réseau chaque fois qu’elles répondent aux demandes des utilisateurs d’Internet. (…) Le questionnaire (…) semble déjà accepter le principe de la fausse “juste part” [fair share] poussée par les grands opérateurs télécoms ». Pour la CCIA, cela revient à « justifier l’idée que les services de streaming et de cloud rencontrant un succès devraient (…) subventionner les opérateurs télécoms ». Or, rappellet-elle, l’Organe des régulateurs européens des télécoms (Orece ou Berec) « n’a trouvé aucune preuve que ce mécanisme [pour les redevances de réseau] est justifié » et a conclu que ces network fees « pourraient présenter divers risques pour l’écosystème Internet ». En effet, le Berec – dont fait partie l’Arcep en France – conclut dans sa note d’une quinzaine de pages datée du 7 octobre 2022 (9) qu’il « n’a pas de preuve que ce mécanisme [de “compensation directe” susceptible d’être payée par les plateformes aux opérateurs, ndlr] est justifié » et que « la proposition des membres de l’Etno [l’association européenne des opérateurs télécoms historiques, ndlr] pourrait présenter divers risques pour l’écosystème Internet ». La CCIA Europe met implicitement en garde la Commission européenne sur l’échec d’une telle mesure, en signalant « une expérience réglementaire similaire a déjà échoué en Corée du Sud » (10). Un autre lobby des GAFAM entre autres, appelé Dot Europe (ex-Edima) et basé lui aussi à Bruxelles, « encourage la Commission européenne à adopter une approche objective similaire » à celle du Berec. Selon Siada El Ramly (photo du milieu), directrice générale de Dot Europe, l’avis émis en octobre par le Berec constitue « déjà un bon point de départ (…) montrant qu’il n’y a pas de lacunes identifiables concernant l’investissement dans l’infrastructure de réseau ». En revanche, silence radio du côté de DigitalEurope (ex-Eicta), elle aussi organisation professionnelle des GAFAM entre autres Big Tech (11), que Edition Multimédi@ a contactée mais sans succès. En France, l’Association des opérateurs télécoms alternatifs (Aota) était montée au créneau en novembre dernier pour défendre – note du Berec à l’appui aussi – la neutralité de l’Internet qu’elle estime menacée par le projet d’un « Internet à péage » (12). Quant à l’Association des services Internet communautaires (Asic), basée à Paris et regroupant Google, Facebook, Microsoft ou encore Yahoo, elle a exprimé le 24 février « son refus catégorique de la mise en place d’un péage numérique en Europe, qui porterait atteinte à la neutralité du Net » et estime qu’« il n’y a actuellement pas de déséquilibre justifiant l’intervention du législateur dans la réglementation du peering payant ». Le président de l’Asic, Giuseppe de Martino (photo de droite) avait cosigné le 7 février – avec les présidents de l’Aota (Bruno Veluet), de l’Internet Society France (Nicolas Chagny) et de France IX Services (Franck Simon) – une tribune pour dire que « la création d’un péage numérique en Europe est une fausse bonne idée » (13). Contrairement à l’Etno (14) des opérateurs télécoms historiques et à la GSMA (15) des opérateurs mobiles, d’autres organisations représentatives des opérateurs télécoms alternatifs – comme nous l’avons vu avec l’Aota – son réticentes voire hostiles au renforcement des opérateurs de réseaux historiques dans leur rentabilité et dans leur position dominante. Gigabit Infrastructure Act : anti-concurrentiel ? Sans évoquer spécifiquement la question de la redevance « GAFAM », l’Ecta – association des opérateurs télécoms alternatifs (16) – s’en est pris plus globalement au « Paquet connectivité » présenté par la Commission européenne le 23 février (17). « Un #Gigabit Infrastructure Act (18) est inutile si la recommandation Gigabit est le clou final dans le cercueil de la concurrence. Les investissements en souffriront et les prix de détail augmenteront et alimenteront l’inflation. De nombreux citoyens de l’UE seront exclus et ne pourront pas se permettre la connectivité Gigabit », a tweeté l’Ecta (19). Parmi ses membres, il y a – outre l’Atoa – Bouygues Telecom, Iliad (Free), Colt, Transatel Sky, Fastweb ou encore Eurofiber. @

Charles de Laubier

Copié par les géants du Net, le réseau social audio Clubhouse persévère au bout de trois ans

En mars, cela fera trois ans que la société californienne Alpha Exploration Co a lancé le réseau social audio Clubhouse. Après avoir fait parler de lui, surtout en 2021, cette agora vocale est retombée dans l’oubli. Copiée par Facebook, Twitter, LinkedIn ou Spotify, l’appli tente de rebondir. La pandémie de coronavirus et les confinements avaient fait de Clubhouse l’application vocale du moment, au point d’atteindre en juin 2021 un pic de 17 mil- lions d’utilisateurs actifs par mois. Deux mois plus tôt, Twitter faisait une offre de 4 milliards de dollars pour l’acquérir. C’est du moins sa valorisation à l’époque après une levée de fonds qui avait porté à 110 millions sa collecte auprès d’investisseurs, dont la société de capital-risque Andreessen Horowitz (1). Mais les discussions entre la licorne Alpha Exploration Co et l’oiseau bleu n’aboutirent pas. Entre marteau (Big Tech) et enclume (Cnil) Depuis, d’après la société d’analyse SensorTower, les installations de l’appli (sur Android ou iOS) ont chuté de plus de 80 % depuis son heure de gloire. Disruptif à ses débuts, Clubhouse a très vite été copié par Twitter avec « Spaces », Facebook avec « Live Audio Rooms », LinkedIn avec « Live Audio Events » ou encore Spotify avec « Live » (ex-Greenroom). Snapchat avait subi les conséquences de ce copiage, tout comme BeReal aujourd’hui. Clubhouse sera-t-il racheté par un géant du Net avant d’être fermé, à l’image de Periscope après son rachat en mars 2015 par Twitter ? Alpha Exploration Co a dû aussi se battre en Europe. Les gendarmes des données personnelles et de la vie privée avaient mis sous surveillance Clubhouse. Cela a abouti en Italie à une amende de 2 millions d’euros infligée en décembre 2022 par la « Cnil » italienne, la GPDP, qui lui a reproché de « nombreuses violations : manque de transparence sur l’utilisation des données des utilisateurs et de leurs “amis” ; possibilité pour les utilisateurs de stocker et de partager des enregistrements audio sans le consentement des personnes enregistrées ; profilage et partage des informations sur les comptes sans qu’une base juridique correcte ne soit trouvée ; temps indéfini de conservation des enregistrements effectués par le réseau social pour lutter contre d’éventuels abus » (2). En France, la Cnil avait ouvert de son côté une enquête dès mars 2021 après avoir été saisie d’une plainte à l’encontre de Clubhouse qui était aussi la cible d’une pétition (3). « Les investigations sont désormais clôturées après plusieurs échanges avec la société [Alpha Exploration Co], indique la Cnil à Edition Multimédi@. Nous restons évidemment vigilants sur les traitements de données à caractère personnel qu’elle met en œuvre, en particulier en cas de nouvelles plaintes ». Pour tenter de se démarquer des Big Tech « copieuses », Clubhouse a fait de son mieux pour offrir une meilleure expérience audio en direct, en ajoutant des fonctionnalités comme le sous-titrage en temps réel et la diffusion audio de haute qualité. Il y a un an, a été ajoutée une messagerie instantanée – des chats – pour ceux qui veulent participer aux discussions mais sans prendre la parole. Cet « in-room chat » (écrits et/ou émoji en direct) permet à ceux qui ne se sentent pas à l’aise à l’oral de participer quand même – « parce que même sur Internet, le trac existe » (4). Clubhouse a aussi lancé Wave pour entamer des échanges plus rapidement autours de « petits moments intimes ou spéciaux » (5). Mais c’est surtout le lancement de Houses qui marque un tournant pour Clubhouse : chacun peut créer son propre « clubhouse » privé. Cette fonctionnalité fut annoncée par le cofondateur Paul Davison (photo de gauche) dans un tweet le 4 août 2022 : « Grande nouvelle 🙂 @clubhouse se divise… en plusieurs clubs. C’est une énorme évolution de l’application sur laquelle @rohanseth [Rohan Seth, l’autre cofondateur (photo de droite), ndlr], l’équipe et moi travaillons depuis des mois » (6). Autrement dit, chaque utilisateur peut devenir l’administrateur où il instaure ses propres règles. Pour attirer les participants dans sa « maison », le « clubhouseur » dispose d’icônes pour indiquer les sujets (« topics ») abordés. La variété des thèmes a été étoffée depuis le 6 février dernier (7). C’est un change- ment stratégique d’Alpha Exploration Co, alors que – jusqu’au lancement de Houses – Clubhouse était un espace ouvert mais sur invitations seulement en fonction d’intérêts communs. Le réseau social devenu à la fois audio et textuel permet de créer des espaces privés avec des connaissances personnelles. Des licenciements et des recrutements Clubhouse se veut moins élitiste et plus démocratisé. Après être sorti d’abord sous iOS uniquement, l’appli a été rendue disponible seulement en mai 2021 sous Android (pourtant le système d’exploitation le plus répandu au monde), puis depuis janvier 2022 en version web (8). Ce changement de stratégie a amené la licorne à licencier du personnel, selon Bloomberg en juin dernier (9), dont la journaliste Nina Gregory qui était responsable de l’information et éditeurs média. Mais depuis, Alpha Exploration Co cherche toujours à recruter (10) mais des profils ingénieurs logiciel, « data scientist » et designers. @

Charles de Laubier

Meta Platforms a essuyé les plâtres en 2022, première année sous ce nom, mais reste une cash machine

L’année 2022 fut la première année fiscale de l’ex-groupe Facebook, depuis que son PDG fondateur Mark Zuckerberg l’a rebaptisé Meta Platforms le 21 octobre 2021. Malgré les griefs qui lui sont faits, malgré l’échec du décollage du métavers Horizon et malgré les amendes, la firme de Menlo Park s’en sort plutôt bien. Malgré tout, le géant Meta Platforms (Facebook, Instagram, Messenger, WhatsApp, Quest/ex-Oculus) devrait réaliser cette année 2022 un chiffre d’affaires tout à fait honorable d’environ 115 milliards de dollars. Par rapport à l’exercice précédent, cela ne représenterait qu’une baisse annuelle d’environ 2,4 %. Cette estimation avancée par Edition Multimédi@ se situe dans la fourchette des prévisions annoncées fin octobre par David Wehner (photo), alors encore directeur financier du groupe Meta, à savoir : entre 114,4 milliards et 116,9 milliards de dollars. La société d’études financière Zacks Equity Research table, elle, sur 115,71 milliards de dollars de chiffre d’affaires, ce qui correspondrait à un recul de seulement 1,88 % par rapport à l’exercice 2021. Dans son analyse publiée le 8 décembre, soit un mois après l’annonce du PDG cofondateur Mark Zuckerberg de la suppression de 13 % de ses effectifs (13.000 sur 87.000 employés), elle constate qu’en un mois l’action « Meta » a gagné plus de 12 %, à plus de 116 dollars, devançant le secteur informatique et technologique. Et ce, malgré les prévisions de rentabilité attendue en baisse par rapport au bénéfice net de 39,3 milliards de dollars de l’exercice 2021. Sa recommandation aux investisseurs est de garder (hold) leurs actions, voire d’en acquérir (buy). L’ex-Facebook dévalorisé, mais loin d’être déserté La valorisation de l’ex-Facebook est « encore » de 336 milliards de dollars au 16 décembre, même si les 922 milliards de dollars d’il y a un an sont bien loin, et la fortune professionnelle de Mark Zuckerberg et « encore » de 42,3 milliards de dollars, certes bien en-deçà des 97 milliards de dollars de 2021. Comme quoi, la situation du géant mondial des réseaux sociaux aux plus de 2,9 milliards d’utilisateurs quotidiens (Facebook, Instagram, Messenger et WhatsApp confondus), et toujours en hausse d’un trimestre à l’autre, n’est pas aussi catastrophique que ne le laisse penser la couverture médiatique. Les utilisateurs quotidiens de la galaxie Meta – les daily active people (DAP) – représentent 79 % des 3,7 milliards d’utilisateurs mensuels – les monthly active people (MAP). La principale source de revenu du groupe Meta Platforms reste la publicité : 27,2 milliards de dollars au troisième trimestre 2022 (- 3,7 % sur un an), soit 98,3 % du chiffre d’affaires global. La rançon de la gloire coûte très chère Quoi qu’on en dise, et bien que le groupe soit confronté au pire ralentissement de son histoire dû en grande partie au changement de politique décidé par Apple pour le ciblage publicitaire sur iOS, Meta Platforms reste une cash machine. « Notre coeur de métier est l’un des plus rentables jamais construit avec un énorme potentiel à venir », a assuré Mark Zuckerberg à ses salariés dans un message qu’il leur a adressé le 9 novembre. Cependant, la firme de Menlo Park a déjà prévenu que ce ralentissement publicitaire se poursuivrait au cours de ce quatrième trimestre, dans le contexte de hausse de l’inflation et de ralentissement de l’économie. Mais la rançon de la gloire – même quelque peu entamée – est élevée. Pour cette première année fiscale sous la dénomination « Meta Platforms », le groupe de Mark Zuckerberg devrait totaliser de l’ordre de 85 à 87 milliards de dollars de dépenses (investissements et exploitations). Et pour la première fois en 2023, ces dépenses devraient tutoyer voire dépasser les 100 milliards de dollars, selon les estimations faites par David Wehner. Sans surprise, la division Reality Labs – où sont concentrées toute l’activité liée à la réalité virtuelle (VR) et à la réalité augmentée (AR) que sont Meta Quest (ex-Oculus VR), Meta Portal (ex- Facebook Portal) et des wearables comme les Ray-Ban Stories – pèse très lourd dans ces dépenses colossales. Cela comprend les prochains casques de réalité virtuelle qui seront lancés en 2023 et surtout le métavers Horizon Worlds en cours de déploiement (application gratuite utilisable avec un casque Meta Quest.). « Notre hausse du coût d’exploitation devrait s’accélérer, en raison des dépenses liées à l’infrastructure et, dans une moindre mesure, des coûts du matériel de Reality Labs, induits par le lancement plus tard l’an prochain de notre nouvelle génération de casque Quest. Les dépenses de Reality Labs sont incluses dans nos prévisions de dépenses totales », avait expliqué le 26 octobre dernier l’ancien directeur financier David Wehner, promu en novembre directeur de la stratégie. Susan Li lui a succédé en tant que nouvelle Chief Financial Officer du groupe Meta. Et d’ajouter : « Nous prévoyons que les pertes d’exploitation de Reality Labs augmenteront considérablement d’une année à l’autre en 2023. Au-delà de 2023, nous nous attendons à accélérer les investissements de Reality Labs afin d’atteindre notre objectif à long terme de croissance globale du bénéfice d’exploitation de l’entreprise ». Alors que le chiffre d’affaires de Reality Labs a été supérieur à 2,2 milliards de dollars en 2021 pour un déficit près de 10,2milliards, cette année 2022 devrait être marquée par des revenus équivalents mais des pertes opérationnelles bien plus importantes (les neuf premiers mois de l’année en cumulant déjà près de 9,5 milliards). Meta Platforms joue gros. C’est même son avenir qui est en jeu. Dans son message du 9 novembre, Mark Zuckerberg a expliqué que les 11.000 suppressions d’emplois concerneront aussi bien les réseaux sociaux (« la famille d’applis ») que Reality Labs. « Nous prévoyons d’embaucher moins de gens l’an prochain. (…) Nous prolongeons également le gel de l’embauche jusqu’au premier trimestre. (…) Nos perspectives de revenus sont inférieures à celles auxquelles nous nous attendions au début de l’année, et nous voulons nous assurer de fonctionner efficacement à la fois dans la famille d’applis et dans Reality Labs. », a-t-il en outre précisé (2). Tout en ayant fait son mea culpa – « Je me suis trompé et j’en assume la responsabilité » –, « Zuck » affirme que Meta Platforms est à l’avant-garde du développement de la technologie pour définir « l’avenir de connexions sociales » et « la prochaine plateforme informatique ». Et d’ajouter pour motiver ses troupes : « Nous faisons un travail historiquement important ». Bien que décrié, le métavers Horizon Worlds (3) est un pari audacieux – sans doute le plus important jamais lancé par un géant des GAFAM. En octobre 2021, le groupe Facebook devenant Meta Platforms avait annoncé vouloir y investir 10 milliards de dollars par an jusqu’en 2030. Son avenir est entre les mains de Reality Labs. Des investissements massifs sont aussi faits dans l’intelligence artificielle (IA) et le machine learning (ML), utilisés à tous les étages : de la vérification de l’âge des utilisateurs (Facebook Dating) aux avatars lancés récemment sur WhatsApp (un avant-goût du métavers), en passant par l’IA au service du e-commerce, des réseaux sociaux et des jeux en ligne (préfigurant le touten- un promis par le métavers). Avec en toile de fond la protection des données renforcée (4). Partenariats : Nvidia, Microsoft, PyTorch,… Meta Platforms ne fera pas son métavers Horizon tout seul : des partenariats sont noués, comme avec Nvidia (pour ses puces IA destinées à des superordinateurs de recherche IA/métavers), PyTorch (bibliothèque logicielle open source codéveloppée avec Microsoft, faisant partie de la Linux Foundation) ou encore Microsoft (accord annoncé en octobre consistant à intégrer d’ici 2023 la plateforme collaborative Teams aux casques Quest/Quest Pro et dans le métavers Horizon). Mark Zuckerberg a peut-être eu raison trop tôt, mais il pourrait prendre de l’avance sur des rivaux qui s’y seront pris trop tard. @

Charles de Laubier