Après l’Internet ouvert dans les télécoms, l’Arcep prône un « audiovisuel ouvert » dans le numérique

Vous avez aimé la neutralité de l’Internet dans les réseaux ? Vous adorerez la neutralité des terminaux dans l’audiovisuel. C’est en substance ce qu’explique
le gendarme des télécoms dans un avis rendu début octobre. Si la régulation ne suit pas, les chaînes et les OTT pure players pourraient être pénalisés.

L’avis que le président de l’Arcep, Sébastien Soriano (photo), a signé le 2 octobre dernier et remis à l’Autorité de la concurrence,
à la demande de cette dernière, est une mise en garde sur la tournure prise par le marché de l’audiovisuel en pleine révolution numérique. S’il n’est question, dans cet avis d’une vingtaine de pages, qu’une seule fois de « neutralité d’Internet », il mentionne
en revanche à plusieurs reprises la notion d’« Internet ouvert » telle qu’elle avait été retenue par le Parlement européen dans le règlement « Open Internet access » du 25 novembre 2015 (1).

De l’Internet ouvert à l’audiovisuel « ouvert »
Partant du constat que les OTT pure players – tels que YouTube, Netflix, Amazon Prime Video, Facebook Watch ou encore, toutes proportions gardées, Molotov – prennent une importance grandissante dans le paysage audiovisuel désormais transnational, l’Arcep rappelle que « l’acheminement du signal est par ailleurs régi
par le règlement pour un Internet ouvert, qui (…) garanti[t] une forme d’universalité dans l’accès et la mise à disposition d’informations en ligne ». Chargé de veiller à l’application de ce règlement « Internet ouvert » en France, le régulateur des télécoms souligne qu’il s’agit d’imposer « un principe de non-discrimination dans l’acheminement du trafic, sous réserve d’un cadre précis d’exceptions définies pour la gestion de trafic et les services spécialisés ». En clair, les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) ne peuvent pas mettre en place de traitement particulier au signal ainsi transmis. Autrement dit, ils n’ont pas le droit d’empêcher ou de brider l’accès des utilisateurs aux services OTT.
Pour autant, l’Arcep ajoute (dans une note de bas de page) qu’également « [les FAI] ne peuvent prévoir de garantie spécifique en termes de qualité de service pour [ces OTT], à l’inverse des offres télévisuelles des FAI ». Mais l’Internet ouvert réglementé depuis trois ans maintenant ne concerne pas seulement les OTT pure players, mais aussi les chaînes de télévision traditionnelles qui ne sont plus seulement diffusées par voie hertzienne, par câble ou par satellite, mais elles aussi sur les réseaux IP pour être visionnées sur un terminal. C’est là que le bât blesse, selon l’Arcep qui a fait de la neutralité des terminaux son cheval de bataille depuis… 2010 (voir encadré page suivante) : « Si le règlement pour un Internet ouvert garantit un transport neutre du signal par les FAI (sauf cas précis) et donc une totale liberté de choix du contenu,
il n’en est pas de même pour les terminaux qui ne sont pas soumis à ce principe d’ouverture ». Depuis l’an dernier, le gendarme des télécoms pointe du doigt Google (Android) et Apple (iOS) pour défaut de neutralité de leurs terminaux (2).
Les utilisateurs se retrouvent non seulement captifs d’un écosystème malgré eux,
mais en plus ils ne peuvent avoir accès à tous les contenus qu’ils souhaiteraient.
« Smartphones, tablettes, assistants vocaux, … : les terminaux, maillon faible de l’Internet ouvert », tel est le titre explicite du rapport que l’Arcep a publié mi-février
2018 en renvoyant le problème à la Commission européenne (3). Cinq mois après, mais sans qu’il y ait quelconque lien de cause à effet, cette dernière a infligé à Google une amende de 4,34 milliards d’euros pour violation des règles de concurrence de l’UE avec son écosystème Android jugé coupage de restrictions protégeant illégalement la position dominante du géant du Net dans la recherche sur Internet. L’exécutif européen a notamment jugé illégal le fait que Google Search et Google Chrome soient préinstallés « en exclusivité » sur les smartphones utilisant Android (4).
Cette fois, c’est dans l’audiovisuel que l’Arcep fait part de sa préoccupation et en particulier vis-à-vis des TF1, M6 et autres France Télévisions. « Les chaînes de télévision n’ont ainsi pas la garantie de voir leurs contenus OTT être disponibles sur
ces appareils, notamment si une politique éditoriale contraignante est appliquée par le fabricant de terminal », prévient le régulateur des réseaux.

Terminal, assistant vocal, enceinte connectée, …
Les fabricants de terminaux aux écosystèmes englobant matériel et logiciel – parmi lesquels Samsung, numéro un mondial des smartphones (qui plus est fonctionnant sous Android de Google), Apple (avec iOS, iTunes et son App Store) ou d’autres comme Huawei (système d’exploitation Emui, basé lui aussi sur Android), voire Google lui-même avec ses smartphones Pixel, sont dans le collimateur. « Ces acteurs pourraient, selon l’Arcep, devenir des interlocuteurs incontournables pour les chaînes de télévision dans les années à venir » en raison de « l’amélioration de la qualité de service des réseaux et le développement d’outils permettant de diffuser les flux multimédias de l’Internet général sur les écrans de télévision (ou d’autres supports) ». Et le gendarme des télécoms de prévenir : « Les assistants vocaux et les enceintes connectées, en plein essor, emportent les mêmes problématiques. Le référencement
et la visibilité seront alors des enjeux majeurs »
.

Inquiétude pour les chaînes de télé
Le risque est que les terminaux ou les périphériques connectés puissent bloquer ou avantager l’accès à certains contenus et/ou services, surtout s’ils sont préinstallés dans les appareils en question. A cela s’ajoute le fait que les fabricants de terminaux ne sont pas très nombreux sur le marché (Samsung, Huawei, Apple, Google , … ) , avec une force de frappe mondiale (5) : l’Arcep estime qu’ils sont susceptibles à terme de disposer d’un pouvoir de marché important, et qu’ils peuvent également être verticalement intégrés avec des services audiovisuels en concurrence directe ou indirecte avec les chaînes de télévision. « A terme, c’est le risque de restrictions dans la liberté de choix des utilisateurs en contenus audiovisuels qui pourrait se manifester. (…) Une action de régulation doit être portée dès à présent sur ces nouveaux acteurs dont l’essor pourrait conduire à un futur goulet d’étranglement pour les services audiovisuels. Une régulation horizontale (et donc non fragmentée) de l’ensemble des terminaux serait ainsi souhaitable, dans l’esprit de l’application du principe d’internet ouvert aux réseaux de télécommunication », considère le président de l’Arcep, signataire de l’avis rendu à l’Autorité de la concurrence.
Cette notion de « liberté de choix » des utilisateurs en contenus audiovisuels pourrait notamment être mise à mal par les assistants vocaux tels que Alexa d’Amazon, Assistant de Google ou encore Siri d’Apple, popularisés par ces mêmes acteurs avec leurs enceintes connectées respectives – Echo d’Amazon, Home de Google ou encore HomePod d’Apple (6). « Le type de contenus vers lesquels ces outils [véritables télécommandes, avec, notamment, l’arrivée des enceintes connectées] choisiront de rediriger les utilisateurs suite à une commande vocale pourrait s’avérer crucial pour
les acteurs audiovisuels. La place prépondérante des propositions renvoyées par les assistants virtuels, notamment via des partenariats commerciaux, pourrait soulever des enjeux concurrentiels et impacter la liberté de choix des utilisateurs. Certains acteurs
de l’audiovisuel se sont d’ailleurs rapidement positionnés pour offrir directement leurs services par le biais des enceintes connectées », explique le régulateur des télécoms. Pour lui, ces évolutions pourraient être contraires à la liberté de choix des utilisateurs dans leur consommation de contenus et empêcher les chaînes de continuer à être accessibles au plus grand nombre. Ainsi, dans l’annexe 2 de son avis (7), l’Arcep propose de clarifier le champ de l’Internet ouvert en posant un principe de liberté de choix des contenus et applications, quel que soit le terminal.

Lever les restrictions imposées
Cela pourrait passer notamment par « lever plus directement certaines restrictions imposées par les acteurs-clefs des terminaux » : permettre aux utilisateurs de supprimer des applications préinstallées ; rendre possible une hiérarchisation alternative des contenus et services en ligne disponibles dans les magasins d’applications ; permettre aux utilisateurs d’accéder sereinement aux applications proposées par des magasins d’applications alternatifs, dès lors qu’ils sont jugés fiables ; permettre à tous les développeurs de contenus et services d’accéder aux mêmes fonctionnalités des équipements ; surveiller l’évolution des offres exclusives de contenus et services par des terminaux. @

Charles de Laubier

«Lutte contre le piratage sur Internet », Saison 2

En fait. Le 6 novembre, se tiendront les 1ères Assises de la sécurité pour
la protection des contenus audiovisuels (au sein du Satis-Screen4All). Mi-septembre, le salon IBC d’Amsterdam faisait la part belle à la lutte contre le piratage audiovisuel. Il en fut aussi question au colloque NPA du 11 octobre.

Les réactions au rapport Bergé « pour une nouvelle régulation de l’audiovisuel à l’ère numérique »

La présentation à l’Assemblée nationale le 4 octobre du rapport « pour une nouvelle régulation de l’audiovisuel à l’ère numérique » a suscité de nombreuses réactions de producteurs et d’auteurs. Les voici regroupées autour des principales propositions faites par la députée « macroniste » Aurore Bergé.

Aurore Bergé (photo), c’est un peu comme « la voix son
maître ». La réforme de l’audiovisuelle qu’elle préconise
en tant que rapporteur est l’exposé de ce que souhaite le présidentielle de la République – que l’ex-élue LR devenue députée LREM des Yvelines avait rejoint dès février 2017 lorsque Emmanuel Macron n’était encore que candidat (1). Ses quarante propositions préparent le terrain au projet de
loi sur la réforme de l’audiovisuel, texte qui sera présenté au printemps 2019.

SACD, UPC, SPI, Scam, Adami, Sirti, …
• Lutte contre le piratage : « La lutte contre le piratage est à juste titre placée comme priorité première, qui conditionne l’ensemble des autres », se félicite l’UPC. La SACD, elle, déclare que « les auteurs (…) sont en particulier en phase avec la logique (…) visant à renforcer la lutte contre le piratage tout en développant l’offre légale et en assurant un renforcement de la diffusion et de la visibilité des œuvres audiovisuelles et cinématographiques ». Et d’ajouter « à cet égard » que « la réforme de la chronologie des médias, comme l’assouplissement des conditions de diffusion des films de cinéma, sont des mesures urgentes ». De son côté, « le SPI approuve le fait que [la lutte contre le piratage] soit posé comme un préalable à toute réforme de fond ». La Scam est aussi « favorable (…) à un renforcement de la lutte contre le piratage ainsi que des pouvoirs de sanction et du champ de compétence de [l’Hadopi]». • Fusion envisagée de l’Hadopi et du CSA : La Scam « invite (…) à la prudence quant à la fusion envisagée de la Hadopi et du CSA et à la conduite – a minima- d’une étude d’impact ».
• Redevance audiovisuelle : La SACD estime que la proposition de « transformation de la redevance audiovisuelle en contribution universelle déconnectée de la possession d’un téléviseur [et payée par tous les foyers français, ndlr],comme l’ont fait de nombreux grands pays européens » va « dans le bon sens ». La Scam « salue » aussi « la proposition relative à l’universalisation de la contribution à l’audiovisuel public (CAP) » et s’attend à sa « revalorisation ». Le SPI « salue », lui aussi, « la volonté affirmée par le rapport de réformer la CAP pour lui donner un caractère universel adapté à l’évolution des usages » mais il considère que « l’hypothèse de financements supplémentaires dégagés ne doit pas être fléchée vers une suppression de la publicité pour France 5 et Radio France mais vers un engagement renforcé à l’égard de la création ». • Rémunération des auteurs : « La volonté de garantir l’existence d’une rémunération proportionnelle des auteurs à l’ère numérique et d’assurer le développement de pratiques contractuelles équilibrées entre auteurs et producteurs sont des exigences indispensables », prévient la SACD qui a déjà passé des accords avec Netflix et YouTube mais pas avec Amazon ni Facebook. « L’invitation faite aux plateformes de conclure rapidement des accords avec les ayants droit afin de leur assurer une rémunération proportionnelle » est aussi accueillie favorablement par
la Scam. Et l’Adami : « Il convient désormais d’inscrire un principe de rémunération proportionnelle des comédiennes et comédiens au titre de l’exploitation de leur travail notamment dans l’univers numérique ». • Transparence des relations auteurs-producteurs : La Scam estime qu’« une plus grande transparence dans les relations auteurs·rices-producteurs·rices et une meilleure connaissance des données d’exploitation des œuvres est essentiel à l’ère de la multiplication des moyens de diffusion et compte tenu de la place prise par certains acteurs étrangers ». L’Adami, elle, déclare que « ce rapport [reconnaît les artistes] comme “les perdants de la nouvelle donne numérique”. C’est un geste fort. Il devra inspirer les décisions législatives à venir ». • Fiscalité et financement de la création : La Scam considère que « les propositions relatives à une meilleure convergence des dispositifs fiscaux servant au financement de la création afin de faire contribuer équitablement acteurs historiques et ‘’nouveaux services’’ semblent de très bon aloi ». La taxe prélevée sur
le chiffre d’affaires publicitaire des plateformes vidéo pourrait être augmentée et son assiette élargie. L’UPC « salue le rééquilibrage du partage de la valeur ». Pour sa part, le SPI estime que « ces objectifs (…) doivent répondre aux enjeux de l’avenir du secteur, dans un contexte de fragilisation des acteurs par l’entrée des plateformes et GAFAN, mais aussi de remise en cause des systèmes de financement de la création (…), sur la base de l’ensemble des recettes liées à l’exploitation des œuvres et à laquelle les nouveaux acteurs doivent participer ». • Indépendance de la production : « Le SPI salue la définition proposée pour une réelle et nécessaire indépendance de
la production, exigeant l’absence de liens capitalistiques entre diffuseur et producteur. Elle doit s’articuler avec un encadrement des étendues de droits cédés. Il en va de la diversité et de la liberté de la création ». L’UPC, elle, souligne que « la production cinématographique indépendante est un pivot de la diversité des œuvres et du dynamisme de la création à l’ère numérique et qu’il est crucial de la développer ». • La radio numérique terrestre (RNT) : Le Sirti considère que « la volonté d’accélérer le déploiement de la radio numérique terrestre (DAB+) pour assurer l’émergence d’une offre radiophonique renouvelée » est « encourageante », tout en rappelant que l’équipement des récepteurs radio d’une puce DAB+ sera obligatoire« avec le lancement en décembre prochain du DAB+ à Lyon et Strasbourg ». • Les quotas francophones : Pour le Sirti, sera bienvenu « l’adaptation du dispositif des quotas francophones aux nouvelles réalités numériques » et « une simplification législative ».

L’ARP appelle à la poursuite des débats
Les débats vont se poursuivre. Les cinéastes de l’ARP, qui constatent « avec satisfaction que de nombreuses propositions positives et modernes, adaptées aux nouveaux usages », invitent à poursuivre les « débats constructifs », notamment aux Rencontres cinématographiques de Dijon qui se tiendront du 7 au 9 novembre prochains. @

Charles de Laubier

Qui pour remplacer Françoise Nyssen à la Culture ?

En fait. Le 25 août, la ministre de la Culture, a assuré au Journal du Dimanche : « Je n’ai pas songé à démissionner », malgré deux affaires
« Actes Sud » révélées en deux mois par Le Canard enchaîné et l’ouverture d’une enquête judiciaire. A la veille de profondes réformes audiovisuelles, un remaniement s’impose.

Le fléau de la piraterie audiovisuelle prend une tournure sportive et internationale

Le piratage audiovisuel, sur Internet ou par satellite, prend des proportions inquiétantes au regard des droits de diffusion et de la propriété intellectuelle. Des « corsaires audiovisuels » lui donnent une dimension internationale. Devant la justice, ne vaudrait-il pas inverser la charge de la preuve ?

Fabrice Lorvo*, avocat associé, FTPA.

Deux études publiées en juin 2018 concluent que, sur les deux dernières années, la population d’internautes reste constante mais que le nombre de pirates a diminué (1). Ce progrès louable est dû, selon l’Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle (Alpa), Médiamétrie et le CNC, ainsi que EY, au succès des actions judiciaires menées contre les principaux sites pirates par les ayants droit grâce aux procès-verbaux dressés par les agents de l’Alpa justement (2).

Le cas ubuesque de BeoutQ
Il apparaît cependant que le sport, et particulièrement le football, est de plus en plus impacté par le piratage. Le suivi d’un club de football français au plus haut niveau de la compétition peut générer jusqu’à 332.000 pirates (soit 21% de l’audience). Même si l’on ne peut que se féliciter de la baisse
du nombre de pirates, il n’en demeure pas moins que près d’un quart de l’audience sportive en France consulte des sites web pirates. Sur le plan international, la situation est beaucoup plus préoccupante, d’autant qu’une nouvelle forme de piraterie audiovisuelle a fait son apparition. Il existe depuis août 2017, en Arabie saoudite, une chaîne de télévision cryptée dénommée « BeoutQ » qui émet par voie satellitaire cryptée (avec décodeur) dans ledit pays, mais aussi à Bahreïn, à Oman, en Égypte, en Tunisie et au Maroc. Cette chaîne diffuse notamment les matches de la Coupe du monde 2018 de football. Sa particularité est qu’elle pirate le signal de BeIn Sports (3), diffuseur officiel et exclusif de la compétition sur l’ensemble de la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord).
Le signal audiovisuel émis par BeIn est donc illégalement appréhendé
par cette chaîne de télévision et rediffusé (d’où un léger différé de huit secondes) avec son propre logo qui se superpose sur celui de BeIn. Ce nouveau pirate diffuse aussi les programmes d’autres ayants droit comme Telemundo (4) (droits de la Coupe du monde 2018), Eleven Sports (5) (droits de la Champions league) et Formula One Management (6) (droits de la Formule 1).
D’un point de vue juridique, la situation est totalement ubuesque. Elle serait presque burlesque si elle n’impliquait pas une dimension économique tragique. BeoutQ, ce nouveau venu – qui appartiendrait à un consortium cubano-colombien – a déclaré à la presse que son activité était « 100 % légale » en Arabie saoudite. Si cette chaîne avait juridiquement raison, cela signifierait que la propriété intellectuelle ne serait plus reconnue dans ce pays. Notons que, sous la pression de plusieurs détenteurs de droits sportifs, le bureau du représentant au commerce à Washington a réinscrit l’Arabie saoudite sur sa liste noire des pays portant atteinte à la propriété intellectuelle (7). La visibilité, et donc la prospérité de BeoutQ, nécessite surtout des accords avec un diffuseur satellitaire. Selon BeIn, cette chaîne serait diffusée par Arabsat, une organisation intergouvernementale (OIG) fondée en 1976 par les 21 Etats membres de la Ligue arabe, qui opère à partir de son siège principal à Riyad en Arabie saoudite (8). Ce pays en est l’actionnaire principal (9). Cependant, Arabsat le conteste : cette OIG a fait valoir que le client qui lui avait acheté les capacités satellitaires utilisées avait déclaré ne pas avoir de liens avec BeoutQ. Rappelons que l’attribution de fréquences à BeoutQ – pour une dizaine de chaînes – suppose, selon le directeur général de BeIn Media Group, un coût de plusieurs millions de dollars.
Les autorités officielles (10) d’Arabie saoudite ont, de leur côté, nié leur implication dans ce dossier tout en prétendant explorer toutes les options pour mettre fin à ces actes de piraterie. Elles ont notamment mis en avant qu’elles avaient récemment confisqué 12.000 décodeurs pirates sur le marché saoudien. Ces déclarations de bonnes intentions doivent néanmoins être replacées dans un contexte politique.

Sur fond de rupture diplomatique
On rappellera qu’en juin 2017, l’Arabie saoudite (suivi par le Bahreïn, l’Egypte et les Emirats arabes unis), a rompu ses relations diplomatiques et économiques (11) avec le Qatar du fait d’un présumé « soutien et financement d’organisations terroristes » (entendez la proximité du Qatar avec l’Iran et les factions islamistes au Proche- Orient). Ironie du sort, cette rupture a été la conséquence d’un article publié par l’agence de presse étatique du Qatar. Cependant ce dernier a prétendu que son site web avait été piraté et que l’article était une fake news…. Cette ostracisation s’applique aussi à la chaîne BeIn, propriété du fonds souverain du Qatar (lequel est aussi propriétaire du Paris Saint-Germain) et instrument de son rayonnement international par le sport (le Qatar accueillera la coupe du monde 2022). BeIn s’est en effet vu retirer ses licences de diffusion et interdire de vente ses décodeurs en Arabie saoudite. Quelques mois plus tard, des décodeurs BeoutQ fabriqués en Chine apparaissaient dans la région pour un prix très faible par rapport à l’abonnement proposé par BeIn. Le nom de la chaîne BeoutQ illustre bien l’objectif poursuivi, à savoir mettre le Qatar, propriétaire de BeIn, « out ». Et il est plus que probable que ce « out » soit celui de Knock-out.

Après les pirates, les corsaires
Dans ce contexte, nombreux sont ceux qui distinguent l’ombre de l’Arabie saoudite derrière BeoutQ. On connaît la distinction entre un pirate et un corsaire. Les deux volent, mais le pirate agit pour son propre compte alors que le corsaire agit pour le compte de son souverain dans le cadre d’une lettre de marque qui lui confère le statut de forces militaires auxiliaires.
On en vient à se demander si BeoutQ ne serait pas une application moderne de ce statut suranné. Enfin, BeIn aura probablement des difficultés à faire valoir ses droits en Arabie saoudite puisqu’étant persona non grata. La chaîne qatarie a déclaré ne pas avoir trouvé de cabinets d’avocats locaux pour la représenter…
Cette situation a conduit la Fédération sportive internationale du football (Fifa) – titulaire de droits sur la compétition – à faire une déclaration (12) :
« La Fifa a constaté qu’une chaîne pirate nommée beoutQ a distribué illégalement les matches d’ouverture de la Coupe du monde 2018 dans la région MENA (Moyen-Orient). La Fifa prend les infractions à ses droits de propriété intellectuelle très au sérieux et étudie toutes les possibilités de mettre un terme à la violation de ses droits, y compris en ce qui concerne les actions contre les organisations légitimes qui soutiennent ces activités illégales. Nous réfutons que BeoutQ ait reçu des droits de la Fifa pour diffuser les événements de la Fifa ». Cependant, et à ce jour, aucune action ne semble avoir été intentée. Dans ces conditions, BeIn a entrepris des actions auprès de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et de l’Organisation de la coopération islamique (OCI). Or, ces actions n’aboutiront que d’ici trois à cinq ans. D’ici là, le préjudice subi par le licencié comme le titulaire des droits sera très important.
Le bonheur des uns (à savoir les téléspectateurs de la région MENA) fait le malheur des autres et d’abord celui de BeIn. A la suite à ce vol institutionnalisé, BeIn a déclaré avoir perdu en Arabie saoudite 17 % de ses abonnés. Pour réduire l’hémorragie, la chaîne qatarie a été contrainte de diffuser gratuitement les 22 matchs des quatre équipes arabes participant
à la Coupe du monde dans les pays concernés (en Egypte, au Maroc, en Tunisie et… en Arabie saoudite). Or, pour obtenir l’exclusivité et valoriser son modèle économique payant, BeIn a pris des engagements financiers conséquents vis-à-vis de la Fifa. BeIn conserve donc les dépenses engagées, mais voit ses recettes profondément réduites. Au-delà du préjudice subi par les diffuseurs ayant acquis des licences, ce nouveau type de piraterie porte un grave préjudice aux titulaires de droits sur les compétitions sportives, c’est-à-dire aux organisateurs d’événements sportifs. Les matches de la Coupe du monde de football font partie des événements sportifs mondiaux les plus regardés. Les droits de diffusion sont généralement vendus par région et/ou pays et font partie des droits les plus chers dans le domaine du sport. BeIn aurait payé une somme à neuf chiffres et Telemundo 300 millions de dollars pour les droits en langue espagnole.
Rappelons que la rémunération payée par les diffuseurs officiels au titulaire des droits est indispensable tant pour l’amélioration de l’organisation des événements sportifs que le financement de la filière sportive en général. En cas d’atteintes importantes et durables à leurs droits, les diffuseurs officiels se désintéresseront ou négocieront les droits
à la baisse. En effet, une telle situation remet en cause le mécanisme d’attribution des droits exclusifs de retransmission. Car quel serait l’intérêt de payer à prix d’or l’exclusivité d’une diffusion dans une région si on peut en toute impunité les diffuser gratuitement ? De même pour les diffusions terrestres, pourquoi payer les droits dans votre pays si votre voisin ne les paye pas ? C’est un truisme de dire que le temps judiciaire n’est pas le même que le temps médiatique. L’ampleur que prennent aujourd’hui ces opérations de piratage, les délais nécessaires à les faire cesser et les dommages conséquents subis par les titulaires des droits doivent conduire à repenser le système d’une lutte contre les pirates.

Renverser la charge de la preuve
Ne conviendrait-il pas dans le cas d’événements diffusés en direct sur des médias – que ce soit sur Internet par satellite ou par voie terrestre – de renverser la charge de la preuve et de permettre au titulaire desdits droits d’obtenir des juridictions, sur simple requête, une injonction aux prestataires techniques de cesser leur support ? Cette injonction pourrait être obtenue, à la simple condition, que le requérant prouve qu’il est titulaire des droits sur l’événement diffusé en direct et qu’il atteste que la personne qui le diffuse n’en a pas l’autorisation. Il appartiendra alors à celui qui est prétendu pirate de se retourner devant la juridiction qui a émis l’interdiction, contre le titulaire des droits pour lui demander réparation si ce dernier l’a demandé à tort. @

* Fabrice Lorvo est l’auteur du livre
« Numérique : de la révolution au naufrage ? »,
paru en 2016 chez Fauves Editions.