La date butoir du 31 mars a été franchie sans accord sur la chronologie des médias, et après ?

Comme prévu par un décret de janvier, les acteurs du cinéma, de l’audiovisuel et des plateformes vidéo avaient jusqu’au 31 mars pour se mettre d’accord sur une nouvelle chronologie des médias. En avril, il n’en est rien. Sauf rebondissement, le gouvernement a désormais la main.

La date du 31 mars 2021 fixée par le décret du 26 janvier dernier (1) restera symbolique dans les annales des négociations interminables entre les professionnels du cinéma, de l’audiovisuel et des plateformes vidéo autour d’une future chronologie des médias devenue arlésienne. A cette échéance, qui leur laissait deux mois de préavis, aucun compromis n’a finalement été trouvé. Sauf rebondissement de la filière cinématographique et audiovisuelle, la balle est maintenant dans le camp du gouvernement et de son actuelle ministre de la Culture, Roselyne Bachelot-Narquin.

Vers un décret en Conseil d’Etat ?
« A défaut d’un nouvel accord rendu obligatoire dans un délai, fixé par décret [à savoir le 31 mars 2021, échéance fixée par le décret du 26 janvier 2021, ndlr], (…) les délais au terme desquels une œuvre cinématographique peut être mise à la disposition du public par un éditeur de services de médias audiovisuels à la demande ou diffusé par un éditeur de services de télévision sont fixés par décret en Conseil d’Etat », avait prévenu le gouvernement dans son ordonnance du 21 décembre 2020 transposant la directive européenne sur les services de médias audiovisuels (SMA). La sacro-sainte chronologie des médias en vigueur, mais désuète, organise la sortie des nouveaux films de cinéma en France, en accordant un monopole de quatre mois aux salles de cinéma, avant que l’œuvre cinématographique ne puisse être exploitée en VOD à l’acte (ou en DVD), à l’issue de ces quatre premiers mois mais seulement jusqu’à la fenêtre de Canal+, laquelle est actuellement à dix-sept mois après la sortie du même film. Quant aux plateformes de SVOD (par abonnement), elles arrivent après la fenêtre des vingt-deux mois des chaînes gratuites (TF1, M6, France Télévisions, …) investissant dans des films : soit au plus tôt à trente mois après la sortie s’il y a un accord avec le cinéma français, sinon à trente-six mois pour les « non vertueuses ».
La réforme, de gré ou de force, de cette chronologie des médias – étendue à toute la filière par arrêté du 25 janvier 2019 (2) – se fait de plus en plus pressante, au moment où la France introduit de nouvelles obligations pour les « SMAd » – ces services de médias audiovisuels à la demande que sont notamment Netflix, Amazon Prime Video, Disney+ ou encore Apple TV+ – dans le financement de la production d’œuvres audiovisuelles et cinématographiques « européennes ou d’expression originale française ». Ainsi, les chaînes de télévision ne seront plus les seules à consacrer un pourcentage de leur chiffre d’affaires au financement de la création de films et séries. Deux taux de contribution à la création sont prévus pour chaque plateforme de SVOD : 25 % de son chiffre d’affaires si elle diffuse au moins un film européen/français par an, sinon 20 %. C’est du moins ce que prévoit le projet de décret SMAd notifié par le gouvernement à la Commission européenne, laquelle a rendu le 19 mars son avis où elle demande à la France de moins favoriser les producteurs établis sur son sol (par rapport à ceux d’autres pays européens) et de revoir à la baisse certains taux (3).
Une chose est sûre : le gouvernement a déjà fait savoir aux professionnels du 7e Art français que l’on ne pouvait pas demander aux Netflix, Amazon Prime Video et autres Disney+ d’investir dans la création audiovisuelle et cinématographique sans leur donner une meilleure place dans la chronologie des médias. C’est là que le bât blesse pour les acteurs historiques, notamment pour la chaîne Canal+ qui se retrouve concurrencée frontalement par ces plateformes de SVOD. Et si Netflix, par exemple, investit des sommes conséquentes dans des films et des séries françaises, elle est en droit d’avoir une fenêtre de diffusion plus avantageuses, voire au même niveau que la fenêtre des chaînes « cinéma » payantes Canal+ (filiale de Vivendi) et OCS (filiale d’Orange) pour une première fenêtre – lorsque ce n’est pas avant les autres chaînes payantes (Pay TV) en deuxième fenêtre.

Le « BBA » veut ouvrir les fenêtres
C’est en tout cas le schéma proposé par le Blic, le Bloc et l’ARP – les rois principales organisations de producteurs et de distributeurs de films français (4) – lors de la réunion interprofessionnelle du 16 mars dernier organisée par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). « Le “BBA” (Blic, Bloc ARP) ouvrent aux services de SVOD “ultra premium” (ayant signé un accord professionnel comportant minimum garanti et clause de diversité) la possibilité de se caler sur la même échéance (six mois) », a révélé dès le 25 mars le cabinet NPA Conseil. De plus, le BBA « envisage que la deuxième fenêtre s’ouvre à douze mois pour les services de SVOD “premium”… soit trois mois plus tôt que pour les chaînes payantes ». Les trois organisations du cinéma français prendraient ainsi le risque de mécontenter Canal+, OCS et les autres Pay TV, d’une part, et les plateformes de SVOD, d’autre part. Netflix et Amazon Prime Video en effet demandé le 16 mars à « pouvoir mettre en ligne les films en première fenêtre douze mois après la sortie en salles, et en exclusivité pour douze mois, là où les producteurs promeuvent des exploitations parallèles avec la pay TV ».

Menacé, Canal+ se rebiffe
La proposition du BBA – finalement publiée le 6 avril (5) – a le mérite de bouger les lignes dans une chronologie des médias trop longtemps figée. Mais selon Philippe Bailly, président de NPA Conseil, les producteurs et les distributeurs « pourraient donc perdre sur les deux tableaux : abîmer le lien avec leurs partenaires historiques sans que leurs efforts pour séduire les nouveaux intervenants soient couronnés de succès ». Le Blic, le Bloc et l’ARP risquent de faire jouer les prolongations aux négociations déjà laborieuses, avec toujours cette épée de Damoclès d’un éventuel décret en Conseil d’Etat que pourrait prendre le gouvernement.
Cette perspective réglementaire affole la filière professionnelle, au premier rang de laquelle la chaîne payante Canal+, laquelle fut le grand pourvoyeur de fonds du cinéma français. La filiale de Vivendi, qui consacrait jusqu’en 2012 environ 200 millions d’euros par an dans le préachat de films français, n’y consacre plus qu’environ 100 millions d’euros depuis 2018, et même moins, à 80 millions d’euros l’an dernier (6). Pour autant, l’ex-chaîne du cinéma est plus que jamais vent debout contre l’orientation que prend la réforme en cours des fenêtres de diffusion – craignant d’être fragilisée. A l’approche de l’échéance du 31 mars, Canal+ avait doublement saisi en référé le 12 mars dernier le Conseil d’Etat pour demander d’ordonner, d’une part, « la suspension de l’exécution de l’article 28 » (reprenant le compte à rebours) de l’ordonnance du 21 décembre dernier (7), et, d’autre part, « la suspension de l’exécution du décret (…) du 26 janvier 2021 fixant le délai prévu à l’article 28 ». A noter que la date butoir du 31 mars a été fixée par décret bien avant l’échéance fixée par l’ordonnance qui, elle, prévoyait « un délai, fixé par décret, qui ne peut être supérieur à six mois à compter de la publication de la présente ordonnance », à savoir d’ici au 23 juin 2021… Cette date-là constitue-t-elle un délai de grâce pour les négociations interprofessionnelles ? Quoi qu’il en soit, Canal+ qualifie ce délai de six mois d’« irréaliste » et a plaidé devant la plus haute juridiction administrative le fait « qu’il était possible d’attendre l’expiration de l’accord en cours, soit 2022, pour lancer cette réforme, faute de l’avoir mise en œuvre pendant la période de transposition de la directive [européenne SMA] ». Mais les juges du Palais- Royal ne l’ont pas entendu de cette oreille et ont rejeté le 31 mars (8) les requêtes de Canal+.
Pendant ce temps-là, à cette même date du 31 mars qui fut décidément chargée pour le 7e Art français, le CNC réunissait son conseil d’administration pour voter « une mesure exceptionnelle tirant les conséquences de la fermeture prolongée des salles [de cinéma] et du risque, qui en découle, d’embouteillage [de films] dans leur programmation à la réouverture », à savoir : permettre à un film – « tout en conservant les aides reçues du CNC » – de sortir en VOD à l’acte, en DVD, sur les chaînes de télévision, ou sur les plateformes de SVOD (9). Exit « temporairement » la chronologie des médias. Une révolution provisoire. Mais le président du CNC, Dominique Boutonnat, d’assurer : « Ce type de dispositif ne remet en cause en aucune manière la chronologie des médias ni son évolution prochaine, qui fait l’objet d’une négociation spécifique au sein du secteur ». Alors que la consommation de films et séries a profondément évoluée avec Internet, l’établissement public administratif placé sous la tutelle du ministre de la Culture continue d’affirmer, à l’instar de l’incontournable Fédération nationale des cinémas français (FNCF), que « la salle demeure le lieu privilégié pour découvrir une œuvre ». La révolution numérique dans le cinéma en France attendra encore… @

Charles de Laubier

Future Arcom : audiovisuel, Internet et anti-piratage

En fait. Le 7 avril, le projet de loi (donc du gouvernement) pour « la protection de l’accès du public aux œuvres culturelles à l’ère numérique » devrait être présenté en conseil des ministres. Il prévoit notamment de fusionner le CSA et l’Hadopi pour donner naissance à l’Arcom aux pouvoirs très élargis.

La famille Mohn, propriétaire de Bertelsmann, se déleste de médias traditionnels pour faire face aux GAFAN

La discrète famille milliardaire Mohn, qui fête cette année le centenaire de la naissance de son père fondateur Reinhard Mohn, tente de faire pivoter le groupe international Bertelsmann en cédant des médias traditionnels (M6 en France, RTL en Belgique). Il s’agit d’être encore plus global et digital face aux géants du numérique.

Le plus grand groupe allemand de médias et d’édition Bertelsmann – alias « Bertelsmann SE & Co. KGaA » – est une société en commandite par actions (comme l’est par exemple Lagardère en France) et non cotée en Bourse, dont 80,9% des actions sont détenues par trois fondations (Bertelsmann Stiftung, Reinhard Mohn Stiftung et BVG Stiftung). Les 19,1 % restants sont entre les mains de la famille Mohn. C’est Christoph Mohn, l’un des deux garçons (1) de Reinhard Mohn (décédé en 2009) – le père fondateur de Bertelsmann de l’après-Seconde guerre mondiale – et de Liz Mohn (photo), qui est l’actuel président du conseil de surveillance du groupe allemand présent dans 50 pays. Liz Mohn – 79 ans (née Beckmann, elle fêtera ses 80 ans le 21 juin), est vice-présidente du directoire de Bertelsmann Stiftung et présidente du directoire de Bertelsmann Verwaltungsgesellschaft (BVG), laquelle holding familiale contrôle tous les droits de vote à l’assemblée générale de la maison mère Bertelsmann SE & Co. KGaA et, comme on dit, de « sa commanditée » Bertelsmann Management SE – dont le PDG est Thomas Rabe depuis 2012. La fille de Liz Mohn, Brigitte, est aussi à la manœuvre en tant que membre du conseil d’administration de Bertelsmann Stiftung et actionnaire de BVG.

De petite maison d’édition nationale, à multinationale
Autant dire que la famille Mohn – la veuve de Reinhard Mohn en tête, elle qui détient un droit de veto – préside plus que jamais aux destinées de ce groupe aux origines presque bicentenaires. Bertelsmann est devenu une multinationale des médias et de l’édition, toujours basée à Gütersloh (en Allemagne), où sa création originelle remonte à 1835, lorsque l’aïeul Carl Bertelsmann y créé une petite maison d’édition et d’imprimerie théologique d’obédience protestante, « C. Bertelsmann », qui prospéra un temps sous le Troisième Reich avec le descendant Heinrich Mohn. Celui-ci dû démissionner en 1947 à la suite de révélations sur le passé nazi de la maison d’édition. Reinhard Mohn (l’un de ses fils) reprit alors l’entreprise avec son imprimerie pour la mettre sur la voie du succès. Décédé il y a douze ans, ce dernier a légué à sa femme Liz Mohn un un groupe médiatique international et diversifié dans la musique, l’audiovisuel ou encore la presse.

Faire face à la déferlante du streaming
Dynastie milliardaire et discrète, la famille Mohn n’en est pas moins impliquée dans les affaires opérationnelles du conglomérat, composé aujourd’hui du groupe audiovisuel RTL Group au Luxembourg, des maisons d’édition Penguin Random House et Simon & Schuster à New York, du groupe de presse Gruner+Jahr (dont Prisma Media) à Hambourg, du gestionnaire de droits musicaux BMG (3) à Berlin, de la société de services et de gestion de bases de données Arvato à Gütersloh, de l’imprimerie Bertelsmann Printing Group (BPG) à Gütersloh, de l’activité d’enseignement à distance Bertelsmann Education Group à New York, et de la société d’investissement Bertelsmann Investments (BI).
Le groupe Bertelsmann, qui emploie 132.842 personnes dans le monde, a publié le 30 mars ses résultats financiers 2020 avec un chiffre d’affaires en recul de 4,1 %, à près de 17,3 milliards d’euros, et un bénéfice net bondissant de 34 %, à 1,5 milliards d’euros (4). L’érosion des revenus montre que le vent tourne : les revenus des médias traditionnels, qui ont fait depuis l’après-Guerre la prospérité de Bertelsmann et la fortune des Mohn, est en train de s’effriter sous les coups de boutoir des GAFAN – Google, Amazon, Facebook, Apple, Netflix, pour ne citer que ces géants du numérique. Le premier groupe audiovisuel européen RTL Group, dont le directeur général est Thomas Rabe depuis 2012, voit ses recettes publicitaires s’affaisser – sur sa soixantaine de chaînes de télévision et sa quarantaine de radios – au fur et à mesure que les marques optent de plus en plus pour des annonces en ligne. En outre, Internet est devenu une plateforme TV géante, sans frontières et de plus en plus live (5).
Le quotidien belge L’Echos a révélé le 24 mars dernier que la direction luxembourgeoise avait envisagé de vendre ensemble ses filiales française Métropole Télévision détenue à 48,3 % (M6, W9, RTL, RTL2, Fun Radio, un tiers de Salto, …) et belge RTL Belgium détenue à 100 % (RTLTVI, RTL Play, Club RTL, Plug RTL, …). Mais finalement « les deux dossiers ont été scindés », la banque JP Morgan conseillant la famille Mohn – via Thomas Rabe – pour ces deux cessions stratégiques en vue. Amplifiée par la crise sanitaire, la chute des revenus de la publicité en 2020 (-14 % pour RTL Belgium et -11,5 % pour M6) précipite la réorganisation de RTL Group, dont le bénéfice net 2020 s’est effondré de -27,7 % (à 625 millions d’euros) pour un chiffre d’affaires en net recul de -9,5 % (à 6 milliards d’euros). « Il y a de solides arguments en faveur de la consolidation dans l’industrie européenne de l’audiovisuel », ne cesse de répéter Thomas Rabe depuis janvier. Dans l’édito du rapport 2020 de RTL Group publié début mars, il l’a redit et assure « invest[ir] dans l’avenir de [ses] entreprises, en particulier dans le streaming et les technologies publicitaire » (ad-tech, publicités ciblées, data, …). En France, Nicolas de Tavernost, président de M6, avait abondé dans Le Figaro daté du 16 février : « Si le marché français ne se consolide pas à brève échéance, il sera bientôt laminé par les plateformes comme Netflix ou Amazon ». Pour la vente de RTL Belgium, les acquéreurs potentiels sont le groupe de presse belge Rossel (Le Soir, La Voix du Nord, Sudpresse, …), le français TF1 ou encore le groupe audiovisuel flamant SBS Belgium. Pour la vente de M6, bien plus avancée, les candidats se bousculent au portillon : à nouveau TF1, Vivendi (Canal+), NRJ, Xavier Niel, Daniel Kretínsky (CMI), Patrick Drahi (Altice), Mediaset (Berlusconi) ou encore le trio Niel-Pigasse-Capton (Mediawan).
La famille Mohn, elle, regarde déjà au-delà des médias traditionnels et entend faire « la promotion de contenu multimédia de première classe et de solutions de service novatrices qui inspirent les clients du monde entier ». Dès 2019, afin de jouer les synergies – notamment digitales et crossmédias – entre les filiales, a été créée la Bertelsmann Content Alliance dans les contenus, dont dépend l’Audio Alliance pour produire et distribuer des podcasts sur sa propre plateforme Audio Now (6).
La transformation digitale de Bertelsmann est en marche : « Regarder la télévision sur tablette, lire sur des lecteurs électroniques, utiliser des applications pour feuilleter des magazines… la mégatendance de la numérisation change la façon dont les gens utilisent les médias. Bertelsmann aspire à être à l’avant-garde de ce changement, et par conséquent la transformation numérique de ses activités de médias et de services est une priorité stratégique pour l’entreprise » (7). Tout est dit.

A l’affût d’acquisitions numériques
Dans la famille Mohn, il y a aussi Shobhna Mohn, la femme de Christoph Mohn. Elle aussi est à pied d’oeuvre pour faire pivoter Bertelsmann. En tant que vice-présidente exécutive de la commanditée Bertelsmann Management SE, en charge de la stratégie de croissance dans le monde et des investissements de BI, Shobhna Mohn est à l’affût d’acquisitions – « en particulier en Chine, en Inde et au Brésil », précise-t-elle sur son compte LinkedIn. Le 30 mars, Thomas Rabe a annoncé cinq priorités de croissance que sont « des médias champions nationaux, du contenu global, des services globaux, de l’éducation en ligne, et un portefeuille d’investissements ». @

Charles de Laubier

De « Red Rupert » à « Blue Rupert » : l’héritier de gauche devenu magnat de droite

Lorsque son père meurt d’un cancer, il a 21 ans et doit quitter Oxford en Angleterre, où il étudie au Worcester College (université d’Oxford) et où il a développé une sensibilité de gauche (membre au Parti travailliste), avec comme surnom « Red Rupert ». De retour au pays, le jeune Rupert va reprendre en main les affaires de son père Keith Murdoch, qui, proche des conservateurs (1), fut journaliste et patron de presse influent dans les années 1920 (Melbourne Herald, The Register, Adelaide News, The Daily Mail, …).

Projet de décret SMAd et futur décret TNT : le paysage audiovisuel français (PAF) fait sa mue

La réforme de l’audiovisuel en France est à un tournant historique. Si les négociations interprofessionnelles et les ajustements des pouvoirs publics ne se bloquent pas, notamment sur la chronologie des médias, un nouveau cadre (décrets SMAd et TNT) pourrait entrer en vigueur le 1er juillet 2021.

Par Anne-Marie Pecoraro*, avocate associée, UGGC Avocats

Alors que l’année 2020 a renforcé les services délinéarisés, les téléspectateurs n’ont pas boudé les 31 chaînes métropolitaines de la TNT (1). Preuve que la distribution numérique via des fréquences attribuées (2) a encore un rôle à jouer – a minima, à titre transitoire. Pour l’heure, la révision prochaine du décret dit TNT nous invite à évoquer les enjeux historiques et structurels mais surtout conjoncturels – pour partie liés à la réforme de l’audiovisuel – de la télévision numérique terrestre.

Enjeux historiques, structurels et conjoncturels
La TNT, encadrée par la loi du 1er août 2000 (3), porte des enjeux historiques. Elle possède en effet certaines caractéristiques qui font sa spécificité auprès des téléspectateurs et des éditeurs de service de télévision – une couverture large, une offre riche et gratuite et une simplicité d’utilisation – qui participent à s’opposer aux effets de la fracture numérique. Les chaînes de la TNT ne peuvent cependant pas ignorer l’impact des changements en cours dans le secteur de l’audiovisuel. En effet, si la TNT reste essentielle pour de nombreux foyers, elle est sujette à la concurrence des nouveaux modes de consommation de biens culturels.
Aussi, depuis quelques années, la question de la modernisation de la TNT est-elle discutée de manière constante au fil des rapports et des consultations de l’Arcep et du CSA (4) (*) (**). La proposition de loi relative à la modernisation de la TNT, déposée le 4 février 2021 au Sénat par Catherine Morin-Desailly va dans ce sens (5). Selon la sénatrice, la modernisation de la TNT est une nécessité qui répond à la fois à « une demande forte » des acteurs du secteur et des téléspectateurs. Elle propose à cette fin : le lancement de services TNT en ultra-haute définition (UHD) ; l’attribution de nouvelles compétences de régulation au CSA ; l’adoption de nouvelles normes pour accroître la qualité des services (notamment des standards d’image et de son) ; le développement de services interactifs enrichis pour les téléspectateurs. Les Jeux olympiques de Paris en 2024 devraient constituer l’horizon auquel une plateforme TNT modernisée serait proposée aux Français. Pour ces raisons, la TNT va, au moins à titre transitoire, conserver un rôle. La TNT porte également des enjeux conjoncturels liés à la réforme du paysage audiovisuel français. Si l’on applique au secteur audiovisuel la citation de Paul Eluard « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous », peuvent s’analyser comme une succession de rendez-vous destinés à donner in fine une « architecture logique et complète » au paysage audiovisuel français : le nouveau décret « SMAd » (pour services de médias audiovisuels à la demande) pris pour transposer la directive européenne SMA et abroger le premier décret SMAd de 2010 ; la renégociation de la chronologie des médias (régissant les fenêtres de diffusion des films sortant en France), et les négociations tenant à revoir le décret TNT datant de 2010 lui-aussi (6).
Premier rendez-vous : la TNT face à la transposition de la directive SMA. La directive européenne de 2018 sur les services de médias audiovisuels, dite SMA (7) et telle que transposée en droit français dans le projet de nouveau décret SMAd, ne régit pas la TNT (8). Pourtant, les changements que ce décret implique sont connexes aux discussions relatives à la révision du futur décret TNT. En effet, le nouveau décret SMAd permettra l’intégration des plateformes de streaming vidéo dans le système de financement de la création, en leur imposant – à l’instar des chaînes de télévision – de consacrer un pourcentage de leur chiffre d’affaires réalisé en France à la production d’œuvres audiovisuelles et cinématographiques « européennes ou d’expression originale française ». Ainsi, dans le projet de décret SMAd (9) tel que notifié par la France à la Commission européenne le 18 décembre 2020 et en période d’observation à Bruxelles jusqu’au 19 mars 2021, deux taux de contribution à la création différents sont prévus : l’un équivalant à 25 % du chiffre d’affaires des plateformes, l’autre à 20 %.

Adapter la chronologie des médias à Netflix
Deuxième rendez-vous : la TNT dans la renégociation de la chronologie des médias. L’introduction de ces nouvelles obligations de financement rendent nécessaires la renégociation de la chronologie des médias, dernièrement modifiée en janvier 2019 par arrêté (10) à la suite d’un accord interprofessionnel (11) signé fin 2018. En effet, comme le rappelait le Premier ministre Jean Castex l’été dernier : « On ne peut pas exiger beaucoup des plateformes et leur imposer les délais de diffusion aujourd’hui prévus » (12). Le pendant de cette affirmation est que les chaînes de télévision de la TNT, considérées comme des acteurs historiques du financement de l’audiovisuel et bénéficiant, à ce titre, de leur place définie dans la chronologie des médias, se verront davantage encore concurrencées par les services de médias audiovisuels à la demande, les « SMAd », que sont notamment Netflix, Amazon Prime Video, Disney+ ou encore Apple TV+.

Négociations jusqu’au 31 mars 2021
Selon la chronologie des médias actuelle, les chaînes – qu’elles soient payantes ou gratuites – disposent d’une avance sur les SMAd avec plusieurs modalités de diffusion comprises entre 8 et 30 mois à compter de sortie en salle des nouveaux films, contrairement aux SMAd qui disposent d’une fenêtre de diffusion allant de 17 à 36 mois. Cependant, la logique de la chronologie des médias – qui met en place des fenêtres d’exclusivité pour la diffusion d’un film après sa sortie en salle, en fonction de la participation au financement d’un film – invite à donner aux SMAd une place prenant en compte de leur participation au financement d’un film. Pour les chaînes de la TNT, les négociations qui se jouent sont donc cruciales puisqu’il en va de la survie de leur modèle. En effet, malgré l’attractivité des plateformes de SMAd, elles conservaient jusqu’à présent une valeur ajoutée liée à des fenêtres de diffusion plus stratégiques.
En l’état actuel, conformément à un décret paru en janvier, les acteurs de l’audiovisuel ont jusqu’au 31 mars 2021 pour négocier un nouvel accord relatif à la chronologie des médias (13). A défaut, un décret fixera, de façon temporaire, les fenêtres d’exploitation qui ne résultent pas de la loi et ce jusqu’à la conclusion d’un nouvel accord interprofessionnel.
Troisième rendez-vous : le lancement de la négociation du décret TNT. La négociation autour du décret TNT de 2010 a fini par s’imposer comme le troisième et dernier rendez-vous pour « garantir l’équité entre services linéaires et non linéaires d’une part et entre opérateurs nationaux et internationaux d’autre part » (14). En effet, si la TNT demeure essentielle à la création puisqu’elle contribue de manière centrale au financement de la production cinématographique et audiovisuelle d’œuvres « européennes ou d’expression originale française », et à leur rayonnement, elle est tributaire d’obligations de production qui s’inscrivent dans un cadre règlementaire lourd et qui rendent les chaînes de la TNT moins compétitives par rapport aux SMAd. Depuis 2010, la contribution obligatoire des éditeurs de télévision diffusés par la TNT à la production d’œuvres cinématographiques et audiovisuelle est régie par le décret TNT du 2 juillet 2010. Cette réglementation prévoit notamment : des obligations de quotas de diffusion d’œuvres cinématographiques ou audiovisuelles européennes et en langue française pour les éditeurs de télévision diffusés par la TNT ; des obligations de financement à la production cinématographique différentes selon qu’il s’agit d’une chaîne de cinéma ou non ; des obligations de financement à la production audiovisuelle différentes selon qu’il s’agit d’une chaîne en clair ou avec abonnement spécifiquement cinéma ou non. Par ailleurs, les dépenses prises en compte au titre des obligations de financement diffèrent selon le type de production (audiovisuel ou cinématographique). Par exemple, pour la production d’œuvres cinématographiques, le préachat des droits de diffusion est pris en compte. Ici, le but du législateur est de développer un secteur de production audiovisuelle indépendant. Les dépenses sont donc volontairement fléchées pour que les producteurs gardent un contrôle de la propriété des parts de leurs productions et coproductions, les droits des chaînes d’entrer en coproduction étant limités pour protéger la production indépendante. Dans la logique de préservation de la production indépendante, les chaînes de télévision sont limitées dans la patrimonialisation des droits.
A l’aube des négociations du futur décret TNT, les chaînes de télévision demandent de bénéficier de plus de droits une fois qu’elles ont rempli leur obligation de contribution à la production d’œuvres audiovisuelles et cinématographiques. La question de l’allongement des droits sur les œuvres produites (aujourd’hui limités à trois ans) pourrait cristalliser les débats. Elle implique une négociation sur les parts de coproduction et sur la définition de la part devant être consacrée à la production dépendante et indépendante, sachant que les chaînes de télévision ne cessent d’exiger davantage de droits sur les œuvres qu’elles financent (15). Il s’agit de questions épineuses mais dont la réponse devrait s’attacher à illustrer deux constantes de politique de production audiovisuelle à l’œuvre depuis 1986 : développer et valoriser l’identité française et européenne des programmes, tout en permettant la constitution d’un secteur de production audiovisuelle solide.

Décret TNT révisé : en vigueur le 1er juillet ?
En tout état de cause, la ministre de la Culture Roselyne Bachelot espère que ce décret TNT révisé entrera en vigueur le 1er juillet 2021 – soit en même temps que le nouveau décret SMAd – et que les négociations s’achèveront le 31 mars 2021 – soit en même temps que la fin des négociations relatives à la chronologie des médias. Et, en définitive, nous voyons, dans la concomitance de ces dates, l’étape-clé du processus logique et complet de la réforme du paysage audiovisuel français. @

* Anne-Marie Pecoraro est avocate spécialisée en droit
de la propriété intellectuelle, des marques, des nouvelles
technologies et de l’exploitation des données personnelles.