Fenêtres de diffusion des films à l’heure du Net : comment sortir de l’« anachronie des médias»

L’heure de vérité a sonné pour la chronologie des médias – anachronique à l’ère du numérique. Le gouvernement a donné six mois aux professionnels du cinéma français pour se mettre enfin d’accord, faute de quoi il faudra légiférer. Mission quasi impossible pour le médiateur Dominique D’Hinnin.

« La révision de la chronologie des médias est un chantier prioritaire. C’est la clé pour adapter notre modèle aux nouveaux usages et pour sécuriser l’avenir de notre système de préfinancement. Ma conviction est que ce sont les professionnels eux-mêmes qui sont les mieux placés, à travers la concertation, pour définir une solution. Mais les discussions sont bloquées depuis trop longtemps. Et pour sortir du blocage, je crois que nous devons changer de méthode », a déclaré Françoise Nyssen, ministre de la Culture, à l’occasion des 27e Rencontres cinématographiques de Dijon (RCD), le 13 octobre. Aussi a-t-elle confirmé la désignation de Dominique D’Hinnin (photo) comme médiateur pour conduire la concertation de la dernière chance « dans des délais stricts, avec l’appui du CNC (1) ».

Le groupe Canal+ s’affirme plus que jamais comme le régulateur du cinéma français

Après avoir présenté le 18 octobre aux professionnels du cinéma français ses propositions de réforme de la chronologie des médias, Maxime Saada – DG de Canal+ – les a détaillées dans une interview au Film Français. Contacté par EM@, le CNC se défend d’être hors jeu et poursuit ses « contacts bilatéraux ».

Ce n’est pas le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) qui orchestre les négociations sur la chronologie des médias mais, plus que jamais, Canal+ en tant que premier pourvoyeur de fonds du cinéma français (près de 200 millions d’euros par an). Directeur du groupe Canal+ depuis un peu plus d’un an, Maxime Saada (photo) a présenté en deux temps ses propositions sur l’évolution de la chronologie des médias – laquelle régente la sortie des nouveaux films selon différentes
« fenêtres de diffusion ». Actuellement, les salles de cinéma bénéficient d’une exclusivité de quatre mois. Ce monopole est suivi par la VOD et les DVD, puis par les chaînes payantes, avant les chaînes gratuites et ensuite la SVOD
qui arrivent bien après.
Le patron de Canal+ a d’abord exposé oralement sa position lors d’une réunion avec professionnels du cinéma français qui s’est tenue le 18 octobre en présence du Bureau de liaison des industries cinématographiques (Blic) (1), du Bureau de liaison des organisations du cinéma (Bloc) (2) et de la société civile des Auteurs- Réalisateurs-Producteurs (ARP). Le CNC, lui, n’était pas présent à cette réunion, pourtant déterminante pour l’avenir du cinéma français. Dans la foulée, Maxime Saada a détaillé plus avant et par écrit ses mesures dans une interview exclusive accordée à l’hebdomadaire Le Film Français.

Rencontres du cinéma à Dijon : Action ou Coupez ?

En fait. Du 22 au 24 octobre derniers, se sont tenues les 10es Rencontres cinématographiques de Dijon (25es si l’on y ajoutent celles de Beaune auparavant), organisées par l’ARP, société civile des Auteurs- Réalisateurs-Producteurs. Edition Multimédi@, qui y était, a constaté une certaine fébrilité.

En clair. Malgré les engagements de ses deux plus grands argentiers, Canal+ et France Télévisions, le cinéma français s’inquiète plus que jamais pour son avenir,
au point d’en être fébrile. « On sort des trente glorieuses du cinéma », a lancé Michel Hazanavicius, réalisateur-producteur (« The Artist » entre autres) et vice-président
de l’ARP. Alors que les mémoires « A mi-parcours » d’André Rousselet, le fondateur
de Canal+, sortaient en librairie (1) au moment même de ces 25es Rencontres cinématographiques, rappelons qu’il a trente ans le cinéma craignait déjà le pire avec le lancement à cette époque de « la chaîne du cinéma ». Les professionnels de la « filière ‘cinéma », avec lesquels André Rousselet se rappelle « des discussions complexes, et qui seront parfois houleuses », pensaient que la quatrième chaîne cryptée voulue par François Mitterrand allait vider les salles de cinéma. Il n’en fut rien. Trois décennies plus tard : rebelote ! Internet est le « Canal+ » d’aujourd’hui : une menace pour les salles et tout l’écosystème du cinéma. « Le préambule doit être sur le vol de films sur Internet. (…) Tant qu’il n’y aura pas quelque de chose de sûr contre la piraterie, cela sera compliqué de parler d’offre légale », a prévenu Michel Hazanavicius, qui a lancé le 5 novembre avec d’autres cinéastes LaCinetek, un site de VOD consacré aux « films classiques ». Pour abonder, Maxime Saada, le nouveau DG du groupe Canal+, a affirmé que la chaîne cryptée a «un manque à gagner d’à peu près 500.000 abonnés, soit 10 % de notre parc, à cause du piratage ». Le successeur de Rodolphe Belmer (depuis juillet) a même ajouté que « lorsque l’on aura réglé le problème du piratage,
on pourra rediscuter de la chronologie des médias, … dans dix ans, dans cinq, même dans deux ans »… Il est même catégorique : il n’a pas de sens économique « à introduire dans la chronologie des médias des exploitations par Internet » : « Y a-t-il
un marché ? Je ne le crois pas ». Fermez le ban ! Quant aux GAFA, ils sont accusés
de faire du cinéma un produit d’appel sans contribuer à son financement – « grâce » à leur statut d’hébergeur. La menace vient aussi de la Commission européenne, dont la réforme en cours du droit d’auteurs est agitée comme un épouvantail. Seule invitée, l’eurodéputée Viviane Reding (2) : elle a tenté de rassurer en disant que « cette réforme n’ira pas droit dans le mur parce qu’elle n’aura pas lieu ! ». La territorialisation des droits ne sera pas remis en cause. @

La mission « Acte II de l’exception culturelle » n’a pas réussi à trouver un consensus

Plus de cinq ans après les 43 pages du rapport Olivennes, plus de trois ans après les 147 pages du rapport Zelnik, les 719 pages du rapport Lescure n’ont pas suffit
à mettre d’accord les industries culturelles et les acteurs du numérique.

Les « pour »
• La SACD (1) :
« La modernisation de la chronologie des médias [SVOD à 18 mois et dérogation pour les films fragiles] va dans le bon sens. (…) La taxe sur les appareils connectés, pourrait être utile pour consolider le financement de la création culturelle ».
• L’ARP (2) : « Des pistes de financement crédibles à travers la taxation et la mise en place de financements spécifiques, et la redéfinition des responsabilités [hébergement et distribution]. (…) La chronologie des médias (…) doit s’ouvrir à davantage de souplesse ». • La Sacem (3) : « Figure la garantie de la juste rémunération des créateurs à l’ère numérique. (…) Instaurer une taxe sur les appareils connectés [est] une piste intéressante ».
• La SPPF (4) : « marque sa satisfaction vis-à-vis de la plupart des propositions [maintien de la réponse graduée, taxe des appareils connectés, préservation du régime copie privée] » .
• L’Adami (5) : « retient la rémunération des artistes de la musique [soumise] à un régime de gestion collective, le revenu minimum garanti pour les comédiens et l’extension de la rémunération équitable aux webradios ».
• La Scam (6) : « Le rapport vient à raison renforcer la gestion collective des droits.
Les préconisations sur la chronologie des médias apportent un nouveau souffle. (…) La convergence des médias justifie pleinement qu’une même autorité [le CSA] veille à ce que les règles applicables soient adaptées et équitables entre les diffuseurs linéaires et non-linéaires ».
• La FFTélécoms (7) : « Des propositions, telles que la chronologie des médias, la lutte contre le gel des droits et la suppression de la coupure Internet, vont dans le sens d’une amélioration concrète des conditions de consommation légale ».
• Le Geste (8) : « attend avec impatience l’application d’un principe de neutralité technologique et fiscale (cf. taux réduit de TVA à la presse en ligne) ».
• Le SEVN (9) : « Le rapport propose de maintenir le principe de la riposte graduée en lui adjoignant un système d’amendes, de responsabiliser les différents intermédiaires techniques, de réformer la chronologie des médias ».
• Le SNJV (10) : « salue la proposition de la création d’un fonds d’avance en prêts participatifs pour le jeu vidéo ».
• L’Asic (11) : « salue (…) la mission Lescure qui proclame qu’une révision de leur statut [les hébergeurs] ne paraît ni souhaitable ni nécessaire ». @

Gestion collective et VOD : le vide juridique perdure

En fait. Le 5 septembre, la société civile des Auteurs-Réalisateurs-Producteurs (ARP) a annoncé qu’elle réunira aux 21e Rencontres cinématographiques
(20-22 octobre à Dijon) « les patrons des chaînes historiques (TF1, France Télévisions, M6, …) et des nouveaux médias (Spotify, Dailymotion,
MySkreen, …) ».

En clair. Parmi les nombreux sujets qui préoccupent le monde du cinéma et celui du numérique, la gestion collective en faveur de la vidéo à la demande arrive en bonne place. Les 21e Rencontres cinématographiques, qu’organise le mois prochain l’ARP,
en débattront. « Suite à la dénonciation [en 2009] de certaines organisations professionnelles de producteurs [de films] du protocole de 1999 qui généralisait la gestion collective dans le domaine de la vidéo à la demande, nous assistons à un vide juridique qui nous impose une réflexion entre auteurs et producteurs », explique la société civile des Auteurs- Réalisateurs-Producteurs.
La gestion collective est une facilité et une sécurité juridique pour les éditeurs de services de VOD car il permet de reverser une « rémunération minimale » aux auteurs de films payés en pay per view ou achetés en ligne. La rémunération proportionnelle
de l’auteur pour l’exploitation VOD n’est en effet pas prévue dans tous les contrats d’auteur. L’accord du 12 octobre 1999, signé par plusieurs syndicats de producteurs de films (CSPEFF, UPF et SPI) avec la SACD, prévoyait bien cette rémunération minimale fixée à 1,75 % du prix HT payé par le client du service de VOD. Un arrêté du 15 février 2007 l’avait même étendu à tous les producteurs cinématographiques et audiovisuels. Peine perdue : trois syndicats de producteurs – le SPI, l’APC et l’UPF – ont dénoncé
en 2009 cet accord (1). Raisons invoquées : durée trop longue de l’accord, pas de reddition des comptes par la SACD (2), non reconnaissance de la SACD comme mandataire, dépossession des droits exclusifs, etc. Le rapport de Sylvie Hubac sur la VOD, remis au CNC en décembre 2010, tout en estimant « raisonnable » ce taux de 1,75 %, décrivait les conséquences de ce vide juridique : « Les éditeurs de services
de [VOD], ne sachant pas s’ils devaient reverser le pourcentage de rémunération des auteurs des oeuvres qu’ils exploitent à la SACD ou au producteur, ont en majorité choisi de provisionner cette rémunération. Les auteurs ne sont donc plus payés pour l’exploitation de leurs oeuvres en [VOD] depuis plus d’un an. Même si les sommes sont souvent modiques, un tel désordre ne peut durablement s’installer ».
Des renégociations et des clarifications s’imposent entre producteurs – seuls cessionnaires du droit d’auteur – et la SACD, laquelle ne peut négocier directement avec des éditeurs de plateforme de VOD. @