« Contribution équitable » aux réseaux des opérateurs télécoms : ce qu’en pensent les GAFAM

Les Google, Amazon, Facebook (Meta), Apple et autres Microsoft ont réagi à l’idée – soumise à consultation par la Commission européenne jusqu’au 19 mai – qu’ils « contribuent équitablement » aux investissements des réseaux des opérateurs télécoms. C’est injustifié et risqué pour la neutralité du Net.

Les GAFAM et les « telcos », notamment les opérateurs télécoms historiques (Orange, Deutsche Telekom, Telefonica, Telecom Italia, …), vont plus que jamais se regarder en chiens de faïence. Les grandes plateformes numériques de l’Internet vont avoir l’occasion de démontrer que « tout paiement pour l’accès aux réseaux pour fournir du contenu ou pour le volume de trafic transmis serait non seulement injustifié, étant donné que le trafic est demandé par les utilisateurs finaux et que les coûts ne sont pas nécessairement sensibles au trafic (notamment sur les réseaux fixes), mais aussi qu’il compromettrait le fonctionnement de l’Internet et enfreindrait probablement les règles de neutralité de l’Internet ».

Droits et principes numériques à la rescousse
C’est du moins en ces termes que la Commission européenne formule la position des GAFAM dans le questionnaire de sa « consultation exploratoire sur l’avenir du secteur de la connectivité et de ses infrastructures », ouverte depuis le 23 février et jusqu’au 19 mai (1).
En face, les opérateurs télécoms – du moins les anciens monopoles d’Etat des télécommunications en Europe – « demandent la mise en place de règles obligeant les fournisseurs de contenus et d’applications, ou les acteurs numériques en général qui génèrent d’énormes volumes de trafic, à contribuer aux coûts de déploiements des réseaux de communications électroniques [sous la forme d’une] contribution [qui] serait “équitable”, étant donné que ces (…) acteurs numériques profiteraient des réseaux de qualité sans supporter le coût de leurs déploiements ». Prudente, la Commission européenne se garde bien de prendre parti, contrairement aux prises de position favorable aux « telcos » de son commissaire européen Thierry Breton, en charge du marché intérieur (2), qui fut dans une ancienne vie président de France Télécom devenu Orange (octobre 2002-février 2005). Elle fait référence à la Déclaration européenne sur les droits et principes numériques pour la décennie numérique (DEDPN), telle que promulguée le 23 janvier 2023 au Journal officiel de l’Union européenne (3). Deux points de cette déclaration sont mentionnés dans le questionnaire de la Commission européenne :
« Tous les acteurs du marché bénéficiant de la transformation numérique devraient assumer leurs responsabilités sociales et apporter une contribution équitable et proportionnée aux coûts des biens, services et infrastructures publics, dans l’intérêt de toutes les personnes vivant dans l’Union », indique l’exécutif européen. Remarquez que la DEDPN elle-même ne parle pas explicitement de « contribution équitable » comme le fait la Commission européenne, mais de « particip[ation] de manière équitable et proportionnée aux coûts » (4).
« L’accent est également mis sur la protection d’un Internet neutre et ouvert dans lequel les contenus, les services et les applications ne sont pas bloqués ou dégradés de manière injustifiée, ce qui est déjà inscrit dans le règlement sur l’accès à un Internet ouvert ». Là, l’exécutif européen reste fidèle au passage de la DEDPN (5) mais en ajoutant la référence au règlement européen du 25 novembre 2015 qui ne parle pas explicitement de « neutralité de l’Internet » mais d’« Internet ouvert » (6). Donc : pas de blocage ni de ralentissement, ni de modification ni de restriction, ni de perturbation ni dégradation, ni de traitement de manière discriminatoire, hormis « des mesures raisonnables de gestion du trafic » (7).
Aux différents acteurs du numérique (opérateurs télécoms et acteurs du numérique), la Commission européenne leur demande de lui indiquer, entre 2017 et 2021 puis leurs prévisions de 2022 à 2030, leurs « investissements directs dans des infrastructures de réseau et/ou d’autres infrastructures numériques [hébergement, transport de données, centres de données, CDN (8), etc] capables d’optimiser le trafic de réseau au sein des Etats membres de l’UE ou présentant un intérêt pour ceux-ci ». Il est notamment demandé aux opérateurs télécoms de dire dans quelle mesure la part des investissements dans les réseaux a dépassé les investissements qu’ils avaient prévus au cours des cinq dernières années, « y compris lorsqu’ils dépendaient d’obligations réglementaires (par exemple, le spectre radioélectrique) », et de quantifier l’augmentation du trafic (entrant/sortant) par leurs réseaux.

« Top 10 » des réseaux et compression
Chaque opérateur télécoms est aussi appelé à « indiquer nominativement les 10 principaux contributeurs et indiquer le pourcentage du trafic total qu’ils ont généré sur [son] réseau ». Pour autant, la Commission européenne ne veut pas faire l’impasse sur les nouveaux algorithmes de compression qui peuvent – « en partie » – compenser l’augmentation du trafic de données demandée par les mises à jour et les progrès réalisés dans ce domaine. Elle demande aux « telcos » de leur indiquer les modifications dans le volume de données transmis sur leur réseau « résultant de l’évolution des algorithmes de compression » au cours des cinq dernières années. Les réponses proposées sur les gains obtenus grâce à la compression vont de « pas de changement significatif » à « plus de 15 % » de diminution, en passant par « jusqu’à 5 % », « de 6 à 10 % » et « de 11 à 15 % ». Ce qui laisse supposer que la compression des données n’est sans doute pas négligeable.

Les internautes vont payer deux fois (CCIA)
La Computer & Communications Industry Association (CCIA), basée aux Etats-Unis et représentant notamment les GAFAM (le « F » étant devenu Meta) aux côtés de Twitter, Yahoo, Rakuten, eBay, Vimeo, Pinterest, Uber, Intel et d’autres, s’inscrit en faux contre cette idée de « redevances de réseau » (network fees). « L’introduction de frais de réseau est une idée terrible. Les Européens paient déjà les opérateurs télécoms pour l’accès à Internet ; ils ne devraient pas avoir à payer les télécoms une deuxième fois. Et[cela] minerait l’Internet ouvert », s’inquiète Christian Borggreen (photo de gauche), vice-président et directeur de la CCIA Europe. D’après elle, la Commission européenne donne l’impression d’avoir cédé aux sirènes des « telcos ». « Si les grands opérateurs télécoms de l’UE parvenaient à leurs fins, les entreprises du numérique seraient obligées de payer des redevances de réseau chaque fois qu’elles répondent aux demandes des utilisateurs d’Internet. (…) Le questionnaire (…) semble déjà accepter le principe de la fausse “juste part” [fair share] poussée par les grands opérateurs télécoms ».
Pour la CCIA, cela revient à « justifier l’idée que les services de streaming et de cloud rencontrant un succès devraient (…) subventionner les opérateurs télécoms ». Or, rappellet-elle, l’Organe des régulateurs européens des télécoms (Orece ou Berec) « n’a trouvé aucune preuve que ce mécanisme [pour les redevances de réseau] est justifié » et a conclu que ces network fees « pourraient présenter divers risques pour l’écosystème Internet ». En effet, le Berec – dont fait partie l’Arcep en France – conclut dans sa note d’une quinzaine de pages datée du 7 octobre 2022 (9) qu’il « n’a pas de preuve que ce mécanisme [de “compensation directe” susceptible d’être payée par les plateformes aux opérateurs, ndlr] est justifié » et que « la proposition des membres de l’Etno [l’association européenne des opérateurs télécoms historiques, ndlr] pourrait présenter divers risques pour l’écosystème Internet ». La CCIA Europe met implicitement en garde la Commission européenne sur l’échec d’une telle mesure, en signalant « une expérience réglementaire similaire a déjà échoué en Corée du Sud » (10). Un autre lobby des GAFAM entre autres, appelé Dot Europe (ex-Edima) et basé lui aussi à Bruxelles, « encourage la Commission européenne à adopter une approche objective similaire » à celle du Berec. Selon Siada El Ramly (photo du milieu), directrice générale de Dot Europe, l’avis émis en octobre par le Berec constitue « déjà un bon point de départ (…) montrant qu’il n’y a pas de lacunes identifiables concernant l’investissement dans l’infrastructure de réseau ». En revanche, silence radio du côté de DigitalEurope (ex-Eicta), elle aussi organisation professionnelle des GAFAM entre autres Big Tech (11), que Edition Multimédi@ a contactée mais sans succès.
En France, l’Association des opérateurs télécoms alternatifs (Aota) était montée au créneau en novembre dernier pour défendre – note du Berec à l’appui aussi – la neutralité de l’Internet qu’elle estime menacée par le projet d’un « Internet à péage » (12). Quant à l’Association des services Internet communautaires (Asic), basée à Paris et regroupant Google, Facebook, Microsoft ou encore Yahoo, elle a exprimé le 24 février « son refus catégorique de la mise en place d’un péage numérique en Europe, qui porterait atteinte à la neutralité du Net » et estime qu’« il n’y a actuellement pas de déséquilibre justifiant l’intervention du législateur dans la réglementation du peering payant ». Le président de l’Asic, Giuseppe de Martino (photo de droite) avait cosigné le 7 février – avec les présidents de l’Aota (Bruno Veluet), de l’Internet Society France (Nicolas Chagny) et de France IX Services (Franck Simon) – une tribune pour dire que « la création d’un péage numérique en Europe est une fausse bonne idée » (13).
Contrairement à l’Etno (14) des opérateurs télécoms historiques et à la GSMA (15) des opérateurs mobiles, d’autres organisations représentatives des opérateurs télécoms alternatifs – comme nous l’avons vu avec l’Aota – son réticentes voire hostiles au renforcement des opérateurs de réseaux historiques dans leur rentabilité et dans leur position dominante.

Gigabit Infrastructure Act : anti-concurrentiel ?
Sans évoquer spécifiquement la question de la redevance « GAFAM », l’Ecta – association des opérateurs télécoms alternatifs (16) – s’en est pris plus globalement au « Paquet connectivité » présenté par la Commission européenne le 23 février (17). « Un #Gigabit Infrastructure Act (18) est inutile si la recommandation Gigabit est le clou final dans le cercueil de la concurrence. Les investissements en souffriront et les prix de détail augmenteront et alimenteront l’inflation. De nombreux citoyens de l’UE seront exclus et ne pourront pas se permettre la connectivité Gigabit », a tweeté l’Ecta (19). Parmi ses membres, il y a – outre l’Atoa – Bouygues Telecom, Iliad (Free), Colt, Transatel Sky, Fastweb ou encore Eurofiber. @

Charles de Laubier

La Provence, passée de Tapie à CMA CGM, se relance

En fait. Le 13 mars, Aurélien Viers prend ses fonctions de directeur de la rédaction du quotidien régional La Provence, dont le groupe est détenu depuis août 2022 par le milliardaire Rodolphe Saadé, PDG de l’armateur marseillais CMA CGM. Tandis que Laurent Guimier va diriger CMA CGM Médias présidée par le nouveau tycoon.

En clair. C’est le grand branle-bas de combat au sein du groupe La Provence, sous la houlette de son nouveau propriétaire milliardaire Rodolphe Saadé, PDG de l’armateur marseillais CMA CGM, 5e fortune française (1) et 31e mondiale (2). Face à un quotidien régional chroniquement déficitaire et endetté, la maison mère du groupe La Provence – à savoir la filiale CMA CGM Médias présidée par le nouveau tycoon français des médias et dirigée depuis peu (3) par Laurent Guimier (exdirecteur de l’information de France Télévisions) – renfloue et recrute. L’attention porte en priorité sur le numérique.
Ce lundi 13 mars, Aurélien Viers a pris ses fonctions de directeur de la rédaction de La Provence comme l’avait annoncé fin janvier Gabriel d’Harcourt, le directeur général et directeur de la publication du groupe « La Provence-Corse Matin » (4). Cette nomination intervient alors que ce dernier a fait appel à l’agence Upgrade Media pour conseiller le groupe sur son développement digital afin de retrouver un second souffle. « Notre accompagnement vise à mettre en place l’organisation numérique. Fort des premiers résultats, l’accompagnement a été reconduit », indique à Edition Multimédi@ son directeur fondateur, le consultant en stratégie numérique David Sallinen. La vidéo aura une place accrue pour booster l’audience en ligne de La Provence et de Corse-Matin, Aurélien Viers ayant été auparavant rédacteur en chef du pôle visuel (vidéo et photo print/web) au Parisien/Aujourd’hui en France (fonction qu’il a occupées à L’Obs). Du temps de Bernard Tapie qui était propriétaire du groupe La Provence, son fils aîné Stéphane Tapie – actionnaire chargé du numérique jusqu’en septembre 2022 – avant lancé en 2014 « La Provence TV », mais sans succès (5). Rodolphe Saadé devrait tirer parti de la plateforme vidéo Brut, dans laquelle viennent d’investir CMA CGM Médias et la holding de Xavier Niel, ce dernier étant actionnaire minoritaire (11 %) du groupe La Provence (CMA CGM Médias en détenant 89 %).
Selon La Lettre A, Stéphane Tapie est désormais consultant numérique de NJJ au quotidien France-Antilles repris par le fondateur de Free. Par ailleurs, CMA CGM Médias est monté au capital de M6 dont la filiale de l’armateur avait été candidate malheureuse à son rachat. Rodolphe Saadé devrait faire son entrée au conseil de surveillance de M6 le 25 avril lors de l’assemblée générale des actionnaires. @

Numérique soutenable : l’Arcep collecte les données

En fait. Le 6 mars, trois ministres ont reçu de l’Arcep et de l’Agence de la transition écologique (Ademe) leur étude prospective sur l’empreinte environnementale du numérique en France à l’horizon 2030 et 2050 (1). Une façon aussi de justifier la collecte des données environnementales auprès de tout l’écosystème.

En clair. Pendant que le gouvernement appelle à « un effort collective » pour réduire l’empreinte carbone du numérique, voire à « un changement radical » (dixit le ministre délégué chargé de la Transition numérique et des Télécommunications, Jean-Noël Barrot), l’Arcep, elle, généralise la collecte des données environnementales auprès de tous les acteurs du numérique. Non seulement les opérateurs télécoms et fournisseurs d’accès à Internet – au premier rang desquels Orange, Bouygues Telecom, Free et SFR – doivent montrer pattes blanches depuis un an pour tendre vers « un numérique soutenable », mais aussi – depuis cette année – les fabricants de terminaux (smartphones, ordinateurs, télés connectés, …), d’équipements (box, répéteur wifi, décodeur, prise CPL, …) et les centres de données (data center, cloud, hébergeur, …).
Ces derniers ont jusqu’au 31 mars prochain pour transmettre à l’Arcep leurs données environnementales : émissions de gaz à effet de serre, terres rares et métaux précieux utilisés, nombre de terminaux neufs et reconditionnés vendus, consommation électrique et énergétique, volumes d’eau consommés, etc. Les opérateurs télécoms, eux, ont commencé avec une première édition 2022 (2) avec trois catégories de données fournies à l’Arcep (émissions de gaz à effet de serre, énergie consommée, sort des téléphones mobiles). La deuxième édition, toujours limitée à Orange, Bouygues Telecom, Free et SFR (données 2021), paraîtra au printemps prochain.
La troisième édition – prévue, elle, à la fin de cette année 2023 – portera sur les « telcos » (données 2022) mais aussi sur les autres acteurs de l’écosystème numérique. Cette quantité d’indicateurs à fournir au désormais « régulateur environnemental du numérique » est un vrai casse-tête annuel pour tous les professionnels, d’autant qu’ils ont l’obligation de fournir aux agents assermentés de l’Arcep ces informations et documents dès lors qu’ils concernent de près ou de loin « l’empreinte environnementale du secteur des communications électroniques ou des secteurs étroitement liés à celui-ci ». Et ce, sans pouvoir opposer le secret des affaires ni la confidentialité à l’Arcep (3), laquelle est dotée de ces nouveaux super-pouvoirs d’enquête depuis la loi « Chaize » du 23 décembre 2021 (4). Une décision dite « de collecte », prise par le régulateur le 22 novembre dernier (5), a précisé les données attendues. @

L’adtech Criteo, toujours 3e éditeur de logiciels français, va réaliser la moitié de son activité sans cookies

Société française de ciblage publicitaire sur Internet, fondée en 2005 (à Paris) et cotée depuis dix ans au Nasdaq (à New-York), Criteo accélère dans le « retail media » (publicité « personnalisée » au plus près des consommateurs), mettant fin aux cookies. L’adtech parisienne pourrait être la cible d’un acquéreur.

(Privacy International, ayant porté plainte en 2018 contre l’adtech, indique que la Cnil a auditionné le 16 mars Criteo qui risque une amende de 60 millions d’euros)

Le « retail media » est la nouvelle planche de salut de Criteo, le spécialiste français de la publicité ciblée et boostée à l’intelligence artificielle. En exploitant les quantités de données transactionnelles et commerciales (1) des internautes, que les marques et annonceurs veulent attirer avec des promotions et fidéliser, Criteo s’affranchit de plus en plus des cookies (2). Et ce, depuis que Google et Apple ont décidé de bannir ces mouchards pour préserver la vie privée de leurs utilisateurs (3). Il s’agit pour l’adtech parisienne devenue internationale de passer du seul re-ciblage publicitaire (retargeting) – nécessitant le dépôt controversé de cookies dans le navigateur du visiteur de sites web ou d’applications mobiles – à des solutions non-reciblées autour de sa plateforme Commerce Media. « Au cours de l’exercice 2022, nos solutions non-retargeting représentaient déjà près de 37 % de l’ensemble de nos activités (…), dont 47 % au quatrième trimestre de 2022. Nous investissons dans la croissance de ces solutions non reciblées et nous nous attendons à ce qu’elles représentent près de 50 % de l’ensemble de nos activités en 2023, y compris l’intégration d’Iponweb », indique la société cotée à la Bourse de New-York depuis 2013, dans son rapport financier 2022 publié le 24 février dernier. Iponweb est une adtech russo-britannique rivale rachetée en août 2022 pour 250 millions de dollars à son fondateur russe Boris Mouzykantskii, devenu architecte en chef de Criteo. Dernière acquisition en date que l’adtech française a annoncée le 7 mars : l’australien Brandcrush, lui aussi spécialiste du retail media.

Le « retail media » sans cookies fait recette
Sorte de marketing-direct en ligne, le retail media consiste à faire de la publicité en ligne personnalisée – voire de l’ultra-personnalisation – au plus près de l’acte d’achat des consommateurs sur les sites ou applis de e-commerce ou en magasins connectés, chez le détaillant ou à proximité. Ce nouveau canal publicitaire en pleine croissance permet aux marques, commerçants et sites web (de e-commerce et de média) de stimuler les ventes de produits, de services ou d’applications auprès du client ciblé – appelé « shopper » – en fonction de ses intérêts, de ses goûts et de ses emplettes. Les plateformes de e-commerce, les boutiques en lignes et les hypermarchés (comme E.Leclerc, Auchan, Boulanger ou Fnac Darty, clients de Criteo en France) deviennent ainsi des « médias commerciaux », qui, grâce à des adtech comme l’icône de la French Tech, peuvent monétiser leur inventaire publicitaire et augmenter leurs revenus.

Transformation de Criteo, avant vente ?
Le groupe Criteo, dirigé depuis trois ans et demi par la Nouvelle-zélandaise Megan Clarken (photo de Une) basée à Paris (4), surfe ainsi sur ce marché prometteur du retail media au sens large, qui devrait atteindre un potentiel mondial de 290 milliards de dollars en dépenses publicitaires d’ici 2025 (5). Rien qu’en France, sur 2022, les recettes publicitaires du retail media ont atteint 887 millions d’euros (6). Avec un bond annuel de 30 %, le milliard devrait être dépassé cette année sur ce segment dynamique du marché français de la publicité en ligne. Criteo, qui revendique plus de 22.000 clients (marques, détaillants, …) dans le monde, dont 37 % venant d’agences (publicitaires, marketing, …), poursuit sa transformation engagée en 2018 (7).
Considéré encore l’an dernier comme le troisième éditeur de logiciels français (8) – derrière Dassault Systèmes et Ubisoft –, la Big Tech française a publié le 8 février ses résultats pour l’exercice 2022 : 2 milliards de dollars de chiffre d’affaires, en baisse de 11 % sur un an, pour un bénéfice net de 11 millions de dollars, en chute de 92 %. Entre la transformation de son modèle économique et le contexte économique international, Criteo traverse une passe difficile. Non seulement les solutions marketing classiques (notamment basées sur le retargeting et les cookies) ont vu leurs revenus baisser l’an dernier de -12 % à 1,7 milliard de dollars, mais aussi les solutions de retail marketing ont aussi reculé de -18 % à 202,3 millions de dollars. « Les revenus du retail media ont diminué de 21 % (…), en raison de l’incidence de la migration continue des clients vers la plateforme de la société [Commerce Media, ndlr] », explique la direction de Criteo dans son rapport d’activité.
En revanche, « la contribution du retail media [au résultat d’exploitation] a augmenté de 19 %, en raison de la vigueur soutenue du retail media onsite [à savoir les recettes publicitaires générées sur le propre site de e-commerce du commerçant détaillant, par opposition à l’”Internet ouvert” ou offsite, ndlr], de l’intégration de nouveaux clients et des effets de réseau croissants de la plateforme ». Criteo a l’ambition de tripler son activité retail media d’ici 2025. Quant au chiffre d’affaires de l’adtech Iponweb nouvellement intégrée, il n’a été consolidé que sur les trois derniers mois de l’année 2022 pour un montant de 52,1 millions de dollars (avant d’être entièrement consolidée sur 2023). Criteo employait au 31 décembre 2022 un effectif de 3.716 employés (41 % de femmes), dont 1.053 en France. Si le nombre de ces salariés a augmenté ces dernières années, une vague de licenciements ont eu lieu mi-février, selon des informations diffusées sur des réseaux sociaux et relayées par Thelayoff et Digiday. Certaines sources anonymes évoquent la suppression de jusqu’à 8 % des effectifs du groupe – ce qui reviendrait à près de 300 postes en moins – et même la fermeture du bureau dans le centre de Londres. « Nous ne sommes pas habilités à commenter cette actualité », a répondu une porte-parole à Edition Multimédi@. Criteo ne serait pas la première Big Tech à supprimer des emplois, d’autres l’ayant déjà fait depuis le début de l’année (Amazon, Meta/Facebook, Alphabet/Google, Twitter, Snap, Yahoo, …). L’ex-licorne française cofondée par Jean-Baptiste Rudelle, qui en fut le PDG (9) jusqu’au à sa passation de pouvoirs à Megan Clarken en février 2020, ne réduit-elle pas sa masse salariale afin de mieux se vendre ?
Ce n’est pas exclu, d’autant que l’agence Reuters a révélé le 7 février la mission confiée par Criteo à la banque Evercore pour trouver un repreneur (10), information non démentie. Ce n’est pas la première fois que l’adtech française est à vendre, l’agence Bloomberg en avait fait état en 2021. Sa capitalisation boursière est passée ces derniers temps sous la barre de 2 milliards de dollars, à 1,7 milliard (au 10 mars) – loin des 2,6 milliards de fin 2016. Au-delà de fonds d’investissement susceptibles d’être intéressés, des noms de repreneurs potentiels circulent tels que le canadien Shopify, les californiens Adobe et The Trade Desk, ou encore le français Publicis, lequel a déjà fait les acquisitions du texan Epsilon en 2019 et de l’australien CitrusAd en 2021, spécialisés dans le retail media. Criteo a d’ailleurs vu Carrefour le quitter l’an dernier pour rejoindre Publicis pour créer en 2023 « une joint-venture détenue à 51 % par Carrefour ». Mais Publicis n’est pas le plus grand rival de Criteo.

Un ex-Microsoft au conseil d’administration
Les GAFAM lui mènent la vie dure, ce qui a amené l’adtech française à obtenir en juin 2022 des engagements de Meta/Facebook devant l’Autorité de la concurrence, clôturant ainsi une procédure antitrust unique au monde (11). Sont aussi ses rivaux : The Trade Desk, Viant Technology, Magnite, PubMatic, voire Adobe, Oracle ou encore Salesforce. Lors de sa prochaine assemblée annuelle des actionnaires, prévue en juin, Criteo fera entrer dans son conseil d’administration (12) le Néerlandais Rik van der Kooi qui a passé 22 ans chez Microsoft, notamment pour en faire un géant mondial de la publicité en ligne. Il s’agit de faire de « Commerce Media » une plateforme mondiale. @

Charles de Laubier

 

La chronologie des médias est l’art du très difficile compromis sur fond de négociations perpétuelles

Proposés par le CNC, les deux avenants à l’actuelle chronologie des médias devraient être bientôt signés par les professionnels du cinéma, de la télévision et des plateformes vidéo. Le recours à des expérimentations fait avancer les négociations qui continueront au-delà de l’accord.

Par Anne-Marie Pecoraro, avocate associée, et Rodolphe Boissau, consultant, UGGC Avocats

Février 2023 marque un renouveau dans le droit de l’audiovisuel. Alors que le nouveau règlement général des aides financières du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) est entré en vigueur le 1er février dernier (1), c’est au tour de la chronologie des médias d’être visée par deux avant-projets d’avenants du CNC (2), pour lesquels une signature par les parties prenantes était espérée en février. Olivier Schrameck, ancien président du CSA (3) et conseiller d’Etat, s’est en outre vu confier début février une « mission de consultation juridique » par la SACD sur les fondements de la chronologie des médias.

Expérimentations et diminution des délais
Chef d’orchestre évitant la cacophonie d’une œuvre qui serait disponible sur tout support, la chronologie des médias vient rythmer le cycle d’exploitation d’une œuvre, clef de voûte d’une architecture particulière. Du grec kinema, le cinéma signifie le « mouvement » et du mouvement il y en a eu ces derniers temps dans le paysage audiovisuel français, avec l’arrivée de nouveaux acteurs et, donc, de nouvelles problématiques auxquelles la chronologie des médias tente de s’adapter au mieux afin de résister à l’épreuve du temps.
En effet, les plateformes de SVOD, Disney+ en fer de lance, se trouvent actuellement confrontées à un délai d’attente de 15 voire 17 mois afin de pouvoir exploiter une œuvre, et ce pour une durée de 7 à 5 mois seulement, puisqu’elles se voient contraintes de retirer l’œuvre de leur offre à l’ouverture de la fenêtre en exclusivité de la télévision en clair, ne pouvant dès lors plus exploiter l’œuvre pendant 14 mois. Pour répondre à ces difficultés, le CNC a choisi d’emprunter la voie de l’expérimentation, voie à laquelle l’audiovisuel fait la part belle. L’expérimentation constitue un outil de négociation, qui permet l’adoption plus facile d’une disposition dont les parties savent qu’elle est temporaire et réversible. Ainsi, les deux nouveaux avant-projets d’avenants réaménageant la chronologie des médias, proposés par le CNC fin janvier dernier, sont composés exclusivement d’expérimentations (4). En effet, comme l’a révélé Contexte (5), le CNC a dû revoir sa copie à la suite des contestations de la Fédération nationale des cinémas français (FNCF) et de Canal+. Et ce, après une première rédaction des deux avant-projets sur la base de propositions du Syndicat des éditeurs de vidéo à la demande (Sévad), des chaînes gratuites et des services de médias audiovisuels à la demande (SMAd) payants (SVOD, VOD par abonnement). C’est à l’œuvre que l’on reconnaît l’artisan (6) : si les plateformes de TVOD (vidéo à la demande payante à l’acte) et SVOD gagnent un peu de terrain, celui-ci reste occupé par les salles et chaînes payantes de cinéma (7). Le premier projet émis par le CNC prévoit la création d’une fenêtre dite « premium » de téléchargement définitif (exploitation en TVOD) à l’expiration d’un délai dérogatoire de 3 mois après la date de sortie en salles, moyennant un prix plus élevé pour le consommateur. Le second projet émis par le CNC prévoit des expérimentations dans le cadre d’un accord de co-exploitation entre les plateformes de SVOD et les chaînes gratuites de télévision. L’expérimentation-phare consiste à prolonger de 2 mois la fenêtre d’exploitation en SVOD d’une œuvre produite en interne par des éditeurs de SMAd par abonnement (plateforme SVOD), avec un budget de plus de 25 millions d’euros et non préfinancée par un service de télévision en clair. Ceci répond aux critiques de plateformes comme Disney, à l’encontre de leur fenêtre trop courte. En contrepartie, les chaînes gratuites bénéficieront d’une fenêtre étanche de deux mois après la première diffusion de l’œuvre sur leur canal (8).
Ces expérimentations s’ajoutent à la longue liste des exceptions aux délais de principe, essence même de la chronologie des médias et marqueur topique de son origine négociée. Enfin, ces expérimentations sont prévues pour une durée de deux années qui suivent la date de signature des avenants, à la suite de quoi les parties prenantes devront décider de leur reconduction ou de leur modification.

Chronologie des médias, une histoire sans fin
Terreau d’expérimentations nouvelles, la chronologie des médias est le fruit de négociations perpétuelles. La règlementation est tenue de rattraper et de s’adapter à l’évolution des modes de consommation des œuvres, chaque nouveau mode bouleversant l’économie existante. Certes, le cinéma n’a pas dit son dernier mot, avec plus de 10 millions d’entrées pour le second volet d’« Avatar, la voie de l’eau ». Mais l’exigence pressante des consommateurs d’accéder rapidement à l’œuvre, catalysée par l’arrivée des plateformes et le piratage, appellent périodiquement des refontes de la chronologie des médias. Les plateformes – Netflix et Disney+ en tête – ont su rappeler qu’elles étaient en capacité de passer outre la chronologie par la voie du e-cinéma, qui consiste à sortir un film uniquement sur les plateformes, et non en salles (9), Disney se prévalant de représenter un quart des recettes des salles françaises par an.

« Chronologie chronophage » pour le CNC
Aussi, la diminution de moitié des délais d’attente pour l’exploitation d’une œuvre sur une plateforme SVOD est une des modifications notoires apportées par l’arrêté du 4 février 2022 portant extension de l’accord interprofessionnel pour le réaménagement de la chronologie des médias conclu le 24 janvier de la même année (10). Schématiquement, la version entrée en vigueur l’année dernière prévoit que les exploitants de salles de cinéma disposent d’un délai de 4 mois à compter de la date de sortie nationale pour exploiter l’œuvre cinématographique. Ensuite et sauf exception, cette exploitation s’organise actuellement, à compter de la date de sortie en salles de cinéma, à l’expiration des délais suivants (11) : 4 mois pour une exploitation sous forme de vidéogramme destiné à la vente ou à la location (DVD et Blu-ray) et TVOD ; 8 mois pour une exploitation sur les chaînes payantes de cinéma (type Canal+) ; 17 mois (Disney+) pour une exploitation sur les SMAd » ou 15 mois si un accord a été conclu (Netflix) ; 22 mois pour une exploitation sur les chaînes de télévision en clair, gratuites (type TF1, M6) et les chaînes payantes autres que de cinéma ; 30 mois pour une exploitation en SVOD avec accord d’obligation investissement ; 36 mois pour une exploitation en SVOD sans accord d’obligation investissement ainsi que pour un SMAd gratuit (type YouTube).
Du latin chronologia d’après le grec ancien kronos et logia, la chronologie est composée du temps et de la parole. Or depuis 2009, l’élaboration de la chronologie des médias sous l’égide du CNC est véritablement un temps de parole avec une place de choix faite à la négociation interprofessionnelle. Celle-ci va aboutir à un accord professionnel, rendu obligatoire par la procédure de l’arrêté d’extension, devenue courante en matière audiovisuelle. Ce renvoi substantiel aux accords professionnels est conforme aux dispositions de la directive européenne « Exercice d’activités de radiodiffusion télévisuelle » du 11 décembre 2007 et aux accords dits « de l’Elysée » (12) du 23 novembre 2007.
Ainsi, dans le processus d’élaboration de la chronologie des médias, les parties prenantes ne participent pas à course contre la montre, à la poursuite de la période d’exploitation la plus proche de la date de sortie en salles de l’œuvre, mais bien à une course de relais, dans laquelle les différents professionnels vont transiger sous les yeux de l’arbitre CNC. Comme le relève l’avis présenté le 17 novembre 2022 par la commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat sur le projet de loi de finances pour 2023, la chronologie des médias – bien que « chronophage » pour le CNC – souligne « l’interdépendance des différentes parties » (13). Cette interdépendance va permettre de remplir les objectifs de la chronologie des médias qui sont de deux ordres. D’une part, il faut préserver la primauté de la salle de cinéma, considérée comme un lieu d’exposition essentiel d’un point de vue esthétique, social et économique. D’autre part, il faut stimuler le financement et le rayonnement de l’œuvre en additionnant les revenus.
Le critère pris en compte pour cette deuxième finalité est le mode de réception des œuvres par le public, complété par la notion de large public. L’on voit ici poindre les acteurs majoritaires, le cinéma d’abord, les chaînes de télévision et les plateformes ensuite. Leur interdépendance va donc mener à une forme d’auto-régulation par la négociation interprofessionnelle, dont l’accord en résultant sera étendu par arrêté (14). Ce nouveau mode de régulation fait florès dans le domaine audiovisuel, comme en témoignent les mécanismes d’extension d’accords collectifs sur la transparence des relations auteurs-producteurs ou encore sur la reddition des comptes, mais également dans le code de la propriété intellectuelle puisqu’on le retrouve par exemple dans le domaine de l’édition.
Afin d’encourager les négociations, le code du cinéma et de l’image animée ainsi que l’accord sur la chronologie des médias prévoient une clause de revoyure. Cela signifie que l’accord est conclu et peut être étendu pour une durée maximale de 36 mois (15). Par ailleurs, au bout de 12 mois suivant l’entrée en vigueur de l’accord, les parties conviennent de se rapprocher, sous la houlette du CNC, afin de dresser un premier bilan de son application. Enfin, au plus tard 12 mois avant l’échéance du présent accord, les parties conviennent de se rapprocher dans les mêmes conditions, pour convenir de sa reconduction ou de son adaptation aux évolutions du secteur (16).

Délais plus favorables aux « vertueux »
Les acteurs à la table des négociations – entreprise du secteur du cinéma, éditeur de services de médias audiovisuels à la demande, éditeur de services de télévision – vont donc être à la recherche d’un compromis entre leurs différents intérêts en présence. Deux garde-fous dans ces négociations en garantissent la pérennité.
D’abord, les principes de neutralité technologique (17) et de récompense des engagements vertueux de certains diffuseurs, lesquels se voient attribuer des délais plus favorables, accordés en fonction des obligations d’investissement dans la production audiovisuelle française. Ensuite, la présence du CNC qui veille à l’équilibre des négociations et tient la barre face au courroux de certains acteurs (18), alors que résonnent au loin les sirènes du day-and-date – sortie simultanée en salles et en VOD. @