Les géants du Net font face à la notion de producteur indépendant et à l’ « exception culturelle française »

Alors que l’Arcom continue d’ajuster les obligations de financement des films français et européens par les plateformes de vidéo à la demande (SVOD/VOD), la notion de producteur indépendant – apparue bien avant le décret SMAd de 2021 – s’invite plus que jamais dans les négociations.

Par Anne-Marie Pecoraro (photo), avocate associée, UGGC Avocats

La notion de producteur indépendant joue un rôle important dans les régulations de la production audiovisuelle, y compris la promotion de la diversité culturelle. La qualification de producteur indépendant est une clé de voûte, dans la mesure où elle est le déclencheur de l’éligibilité à des régimes distincts et des qualifications de financements. Il existe de nombreuses définitions du producteur indépendant, qui sont susceptibles de varier selon le cadre dans lequel il s’inscrit.

De la loi Léotard (1986) au décret SMAd (2021)
Au moment où l’Arcom négocie avec les plateformes de streaming, c’est l’occasion de se pencher sur cette notion de production indépendante au regard des plateformes de vidéo à la demande. On entend par « production indépendante » une société de production qui jouit d’une indépendance capitalistique, notamment en ce que son capital n’est pas contrôlé par des diffuseurs, et présente une absence de liens établissant une communauté d’intérêt durable. La loi « Liberté de communication » du 30 septembre 1986 et dans sa version en vigueur aujourd’hui (1) prévoit un ensemble de critères pour qu’une œuvre cinématographique (2) ou audiovisuelle (3) relève de la contribution d’un éditeur de service à la production indépendante. Ces critères prennent en considération les modalités de l’exploitation de l’œuvre et l’indépendance entre la société de production et l’éditeur de services.
Plus précisément, le décret « SMAd » du 22 juin 2021 précise les critères cumulatifs permettant à une œuvre de jouir de la contribution des éditeurs de service de médias audiovisuels à la demande (SMAd) à la production indépendante (4). Pour caractériser la qualification d’indépendance, l’éditeur de service ne doit pas détenir, directement ou indirectement, de parts du producteur ou de droits de recette, et ne prend pas personnellement ni ne partage solidairement l’initiative et la responsabilité financière, technique et artistique de la réalisation de l’œuvre, tout en n’en garantissant pas la bonne fin (5). L’éditeur ne doit détenir – directement ou indirectement – les droits secondaires ou mandats de commercialisation que pour un seul des modes d’exploitation parmi l’exploitation en France, en salles, sous forme de vidéogrammes destinés à l’usage privé du public, sur un service de télévision, ou en France ou à l’étranger sur un SMAd autre que celui qu’il édite, ou en salles, sous forme de vidéo et sur un service de télévision, s’agissant d’une œuvre cinématographique. L’éditeur ne doit pas détenir, directement ou indirectement, de mandats de commercialisation ou de droits secondaires sur des œuvres audiovisuelles. Enfin, l’éditeur de services ne doit pas détenir, directement ou indirectement, de part de son capital social ou de ses droits de vote de l’entreprise de production, laquelle ne doit pas détenir, directement ou indirectement, de part de capital social ou des droits de vote de l’éditeur de service, et aucun actionnaire ou groupe d’actionnaires contrôlant cette entreprise (6).
Quant à l’obligation des diffuseurs de contribuer à la production indépendante dans une certaine proportion, elle est loin d’être une nouveauté et a émergé après un mouvement de privatisation des télévisions dans les années 1980. Dans une volonté de travailler le niveau de leur offre et de favoriser la diversification culturelle, les diffuseurs se sont vu appliquer une obligation de contribuer au financement de la production « fraîche » d’œuvres audiovisuelles à vocation patrimoniale, réservées pour l’essentiel à des producteurs indépendants.
Un dispositif unique a alors été créé, obligeant les chaînes de télévision à travailler avec des producteurs extérieurs pour la fabrication d’une partie de leurs programmes, et limitant ainsi l’éviction des productions nationales au profit des programmes américains, et la rediffusion. Depuis la loi « Liberté de communication » de 1986, le paysage législatif n’a eu de cesse de se sophistiquer et de s’améliorer depuis sa création. Le principe des quotas de diffusion et de la contribution des éditeurs de service à la production a entraîné une explosion du nombre de producteurs indépendants.

Globalisation de l’audiovisuel et du cinéma
L’arrivée des plateformes de vidéo à la demande, qu’elles soient par abonnement (SVOD) ou à l’acte (VOD), et la globalisation de cet écosystème ont nécessité une adaptation du système législatif afin de les assimiler au dispositif existant. La mutation des usages de consommation, qu’illustre notamment la souscription à des services de SVOD, a été intégrée au système unique français de financement d’œuvres audiovisuelles et cinématographiques. Le décret SMAd de 2021 a mis en place un nouveau système d’obligations de financement d’œuvres française et européenne par ces plateformes de streaming. Son objectif est de faire contribuer les éditeurs à la production d’œuvres françaises et européennes, et notamment la production indépendante, mais également de mettre en valeur lesdites œuvres. Ces investissements peuvent se matérialiser par le préachat avant diffusion, par des achats de droits de diffusion d’œuvres existantes, ou des restaurations d’œuvres du patrimoine français.

SMAd établis en France ou à l’étranger
Les apports majeurs du décret SMAd sont les nouvelles obligations – pour les éditeurs de plateformes audiovisuelles établies en France, et surtout ceux établis à l’étranger mais diffusant leurs programmes en France au-delà d’un certain seuil de diffusion (diffusant notamment au moins 10 œuvres cinématographiques de longue durée ou 10 œuvres audiovisuelles) – de contribuer au développement de la production d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles. Avant le décret SMAd, les plateformes américaines n’étaient pas intégrées au dispositif français. Pour bénéficier de ces contributions, il est essentiel pour les producteurs de qualifier leurs œuvres cinématographiques et audiovisuelles « d’européennes » ou « d’expression originale française ». Les entreprises et coproducteurs de l’œuvre européenne ne doivent pas être contrôlés par un ou plusieurs producteurs établis en dehors de l’Espace économique européen (EEE). A titre d’exemple, le décret SMAd pose un quota de contribution des éditeurs de services par abonnement (SVOD), comme Netflix, Amazon Prime Video ou Disney+ à la production d’œuvres européennes et françaises, lequel devra représenter entre 20 % et 25 % de leur chiffre d’affaires. Sur ces sommes, 85 % sont spécifiquement dédiées aux œuvres d’expression originale en français (7). Quant aux services de vidéo à la demande à l’acte (VOD), ils sont soumis à une obligation de contribution à hauteur de 15 % de leur chiffre d’affaires, 12 % de ces sommes devant être spécifiquement dédiées aux œuvres en français. La répartition des dépenses est la suivante : l’éditeur de services de vidéo à la demande proposant sur son service au moins 10 œuvres cinématographiques de longue durée et 10 œuvres audiovisuelles (8) doit contribuer au développement de la production d’œuvres audiovisuelles et cinématographiques à hauteur de 20 % à la production d’œuvres cinématographiques, et 80 % à la production d’œuvres audiovisuelles (9). Le décret détaille en outre la coordination entre investissements et signature de l’engagement contractuel, au regard du développement de la production cinématographique indépendante d’œuvres européennes (10). Par ailleurs, pour conserver cette indépendance, l’éditeur acquérant des droits d’exploitation à titre exclusif ne pourra les acquérir que pour un an maximum s’agissant des œuvres cinématographiques, et pour trois ans maximums s’agissant des œuvres audiovisuelles. Dans le cas où ils ne seraient pas acquis à titre exclusif, la durée ne peut pas excéder six ans pour les œuvres audiovisuelles.
Pour ce qui est de la mise en valeur des œuvres européennes et françaises, les SMAd établis en France et ayant un chiffre d’affaires et une part de marché importants doivent disposer d’un catalogue consacré à 60 % à des œuvres européennes, dont 40 % d’œuvres françaises. Les services de télévision de rattrapage sont, quant à eux, toujours soumis aux proportions du service de télévision dont ils sont issus. Enfin, les éditeurs doivent assurer la mise en valeur de ces œuvres sur leurs plateformes comme à travers la page d’accueil, les recommandations de contenus aux utilisateurs, ou dans le cadre de la publicité. En contrepartie de ces obligations, et en plus de l’obtention par les plateformes d’une modification de la chronologie des médias (11), l’Arcom – à l’époque le CSA – a signé en décembre 2021 des conventions avec chacune de ces plateformes qui viennent compléter le décret SMAd avec des règles « sur mesure » pour chaque signataire.
En effet, les géants des plateformes de SVOD/VOD américaines se sont vus octroyer la possibilité de conclure avec le régulateur de l’audiovisuel une convention aménageant leurs obligations. A défaut de cela, l’Arcom leur notifie l’étendue de leurs obligations, ainsi que les modalités selon lesquelles ces plateformes doivent justifier de leur respect. Ainsi, Amazon Prime Video, Disney + et Netflix ont passé des accords en décembre 2021 avec l’Arcom (12), et concernant la production audiovisuelle, accords ayant vocation à être enrichis d’accords professionnels. Ces conventions sont contestées par AnimFrance, la SACD et l’USPA devant le Conseil d’Etat pour « excès de pouvoir » de l’Arcom, du fait de l’absence d’accord professionnel et de renforcement des engagements en faveur de la création. L’Arcom a signé un avenant avec Amazon Prime Video le 22 mars 2023 (13). En conséquence de ce nouvel accord, le recours à l’encontre de la convention « Amazon Prime Video » a été retiré.

Exception : la France, pays le plus protecteur
Aujourd’hui, la France est le seul pays à avoir imposé autant d’obligations aux plateformes de SVOD américaines. Même si d’autres pays européens tels que l’Italie tendent à instaurer un dispositif qui s’en rapproche, l’« exception culturelle française » reste la plus protectrice pour la création audiovisuelle et cinématographique nationale, ainsi que pour la production indépendante. @

* Anne-Marie Pecoraro est avocate spécialisée en droit de la propriété
intellectuelle, des médias et des technologies numériques.

L’Arcep est attendue sur l’analyse du secteur des infrastructures gigabit aux entreprises

Le cadre législatif du « marché numérique unique » a fondé son programme de « numérisation des entreprises » sur la « connectivité gigabit » en boucle locale et sur les « services numériques avancés » en nuage. L’Arcep doit l’intégrer dans ses analyses et sa régulation du « marché entreprises ».

Par Christophe Clarenc, avocat, cabinet DTMV & Associés

Les documents de consultation publique publiés par l’Arcep en vue du cycle 2024- 2028 de régulation des marchés du haut et du très haut débit fixe pour les entreprises (son « bilan et perspectives » de juillet 2022 et son projet de décision « marché 2 de fourniture en gros d’accès de haute qualité » de février 2023 (1)) ne sont pas au rendez-vous du cadre et des cibles d’analyse, de bilan et de feuille de route tracés dans la communication « Connectivité gigabit » de 2016 de la Commission européenne (2) et fixés dans la décision législative « Cibles numériques à l’horizon 2030 » de décembre dernier (3).

Gigabit aux entreprises : marché « cible »
Cette décision « Cibles numériques à l’horizon 2030 » poursuit le programme de « transformation numérique de l’Union européenne » en fixant aux Etats membres des « cibles numériques » à l’horizon 2030 dans les domaines connexes : des « réseaux fixes de connectivité gigabit jusqu’au point de terminaison du réseau » ; des « infrastructures numériques d’informatique en nuage, d’informatique en périphérie, de gestion des données et d’intelligence artificielle » ; de la « numérisation » des entreprises et des services publics à travers ces réseaux et ces infrastructures, ce avec une « feuille de route nationale » (comportant les « trajectoires prévisionnelles » et les « investissements et ressources nécessaires ») à présenter « le 9 octobre 2023 au plus tard », et un suivi de leurs « performances » et « progrès » dans l’Indice de l’économie et de la société numériques (DESI) annuellement publié par la Commission européenne. S’agissant des « réseaux fixes en gigabit », la décision de décembre 2022 a fixé à l’horizon 2030 une cible de « couverture de tous les utilisateurs finaux » au premier rang desquels les entreprises. Cette cible est à rapprocher de l’objectif « pour 2025 » qui avait été fixé en 2016 par la Commission européenne dans sa communication « Connectivité gigabit ». Elle appelait le secteur des télécommunications à un déploiement accéléré et massif des nouveaux « réseaux à très haute capacité » (VHCN) en fibre optique jusqu’au point de terminaison – réseaux « FTTP » dans le DESI recouvrant les boucles locales optiques (BLO) dédiées (BLOD) et mutualisées sur FTTH (BLOM) – assurant une « connectivité Internet en gigabit » (symétrique descendante/montante d’au moins 1 Gbit/s) considérée comme nécessaire pour l’utilisation par les entreprises des « solutions de transformation numérique » fournies dans les plateformes d’informatique en nuage. La Commission européenne proposait à cet effet une réforme du cadre réglementaire des télécommunications pour faire de « l’accès à la connectivité à très haute capacité et de sa pénétration sur le marché un objectif de la régulation », avec des conditions « incitatives, stables et homogènes » pour les opérateurs investisseurs leur assurant un « retour sur investissement », des conditions de « concurrence fondée sur les infrastructures dans les zones denses où plusieurs réseaux peuvent coexister » et des conditions « favorisant le Co investissement et les modèles d’opérateurs réservés au marché de gros » dans les autres zones. Elle formulait avec cette réforme un « objectif stratégique pour 2025 de connectivité en gigabit pour l’ensemble des principaux pôles de l’activité socio-économique ».
Cette réforme est venue par la directive européenne du 11 décembre 2018 établissant le nouveau code des communications électroniques européen (4) et visant « à mettre en œuvre un marché intérieur des réseaux et des services de communications électroniques qui aboutisse au déploiement et à la pénétration des réseaux à très haute capacité ». La Commission européenne a présenté en février 2023 une proposition de « Gigabit Infrastructure Act » (5) visant à faciliter le déploiement des BLO dans les infrastructures de génie civil alternatives.

Bilan et trajectoire sur « l’objectif 2025 »
Le DESI 2022 (6) classe la performance de la France au 5e rang des Etats membres dans l’indice « Connectivité », avec en particulier un taux de couverture de 63 % pour les réseaux FTTP contre 50 % pour la moyenne des Etats membres.
L’analyse bilantielle et prospective du « marché entreprises »* présentée par l’Arcep pour le cycle 2024- 2028 n’est pas au rendez-vous de ce cadre et de ces conditions. Elle ne désigne pas et ne définit pas ce marché « cible » des réseaux et services gigabit sur BLO en marché pertinent de référence et structurellement distinct des autres marchés de détail et de gros du haut et du très haut débit fixe. Elle ne présente pas d’état des lieux ni a fortiori de feuille de route des « investissements et ressources nécessaires » concernant « l’objectif 2025 de connectivité en gigabit pour l’ensemble des principaux pôles de l’activité socio-économique » au regard à la fois de la cartographie des BLOD et des BLOM-FTTH déployées en concurrence par les opérateurs investisseurs et de l’état des mises en service FTTH Pro, FTTH+ et FTTE par chacun des opérateurs FTTH concernés dans leurs zones.

Concurrence sur le « marché entreprises »
Le bilan de l’Arcep voit une « concurrence insuffisante » qui ne correspond pas à son objectif annoncé en 2016 – et atteint – de « stimuler une concurrence à au moins trois opérateurs investisseurs sur le segment entreprises », ni à ses données de structure et de niveau des parts de marchés concurrentiels sur les marchés de détail concernés. Il ne répond pas non plus au critère de « concurrence effective » fixé dans la réglementation sectorielle, ni aux conditions symétriques du déploiement des BLO. Et il ne prend pas en compte par ailleurs la présence, le poids et la pression des grands fournisseurs de services intégrés d’informatique en nuage et de communications interpersonnelles non fondés sur la numérotation sur ce « marché entreprises ».
Dans son « bilan et perspectives » de juillet 2022 (7), l’Arcep relève que « les entreprises françaises, et en particulier les plus petites, accusent un retard dans leur transformation numérique ». « Si elles disposent généralement d’au moins un accès à Internet, elles ont un moindre usage du numérique que leurs homologues européennes. Ainsi, les entreprises localisées en France se positionnent à la 19e place en matière d’intégration des technologies numériques selon le “Digital scoreboard” [faisant alors référence au DESI 2021, ndlr] établi par la Commission européenne ». Et d’ajouter : « Dans la mesure où la connectivité est la porte d’accès des entreprises aux solutions numériques, l’Arcep a identifié depuis ces dernières années la connectivité des entreprises comme l’un de ses chantiers prioritaires ». La France est pourtant au 5e place en matière de connectivité…
L’indice « Intégration des technologies numériques » (ITN) du DESI de la Commission européenne mesure les « progrès » de la numérisation des entreprises dans chaque Etat membre à travers l’évolution de leurs taux et niveau d’adoption des « 12 technologies numériques sélectionnées » comme « indicateurs de performance » pour cet indice, dont en particulier les « technologies avancées » du « cloud », du « big data » et de l’« AI ». La décision de décembre 2022 a fixé à l’horizon 2030 une cible d’adoption de ces trois services avancés par au moins 75 % des entreprises et une cible d’adoption d’un « niveau élémentaire d’intensité numérique » (adoption d’au moins quatre des « technologies » cataloguées dans l’indice ITN) par plus de 90 % des TPE.
Le DESI 2022 affiche pour les entreprises françaises des niveaux de taux d’ITN contrastés entre eux et par rapport à la moyenne de l’Union européenne (UE) : un taux de 25 % pour les services cloud, par rapport à un taux moyen UE de 34 % ; un taux de 22 % pour les services big data, par rapport à un taux moyen UE de 14 % ; un taux de 7 % pour les services AI, par rapport à un taux moyen UE de 8 % ; et un taux de 47 % pour les TPE au « niveau élémentaire d’intensité numérique », par rapport à un taux moyen UE de 55 %. La diversité de ces taux d’ITN des entreprises françaises rapportée à l’indice de connectivité en France tend à montrer que les conditions du marché des services de connectivité aux entreprises en France sont sans rapport avec leur taux et leurs politiques d’ITN. L’ITN des entreprises s’est très largement traduite par une « migration » dans les infrastructures numériques des trois grands fournisseurs américains de services intégrés d’informatique en nuage (Amazon Web Services, Microsoft Azure et Google Cloud), qui « concentrent l’essentiel du marché en volume et en croissance » selon les propres termes de l’Autorité de la concurrence (8).

Périmètre des « infrastructures numériques »
L’Arcep serait ainsi bienvenue d’intégrer la présence et le poids des grands fournisseurs de services intégrés d’informatique en nuage et de communications interpersonnelles non fondés sur la numérotation dans son analyse du secteur des infrastructures et des services gigabit aux entreprises, en convergence à la fois avec : le règlement « Marchés Numériques » (DMA) de 2022 (9) qui a classé ces services dans la liste des « services de plateforme essentiels » ; avec la directive « Sécurité des Réseaux et des Systèmes d’Information » (NIS 2) (10) qui a classé et regroupé ces fournisseurs et les opérateurs de communications électroniques dans le même secteur convergent des « infrastructures numériques » ; et avec la décision législative de 2022 qui appelle à une « feuille de route nationale » également pour le déploiement des « nœuds périphériques » de l’informatique en périphérie. @

* Le « marché entreprises » recouvre l’ensemble des entreprises (TGE, MGE, PME, TPE et Petits Professionnels) et des entités publiques (administrations, établissements publics, collectivité territoriales) qui se fournissent pour les besoins de leur activité socio-économique.

ChatGPT, Midjourney, Flow Machines, … : quel droit d’auteur sur les créations des IA génératives ?

Face à la déferlante des IA créatives et génératives, le droit d’auteurs est quelque peu déstabilisé sur ses bases traditionnelles. La qualification d’« œuvre de l’esprit » bute sur ces robots déshumanisés. Le code de la propriété intellectuelle risque d’en perdre son latin, sauf à le réécrire.

Par Véronique Dahan, avocate associée, et Jérémie Leroy-Ringuet, avocat, Joffe & Associés

L’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) par les entreprises, notamment en communication, est de plus en plus répandue. Des logiciels tels que Stable Diffusion, Midjourney, Craiyon, ou encore Dall·E 2 permettent de créer des images à partir d’instructions en langage naturel (le « text-to-image »). Il est également possible de créer du texte avec des outils tels que le robot conversationnel ChatGPT lancé en novembre 2022 par OpenAI (1), voire de la musique avec Flow Machines de Sony (2).

Flou artistique sur le droit d’auteur
Les usages sont assez variés : illustration d’un journal, création d’une marque, textes pour un site Internet, un support publicitaire ou pour un post sur les réseaux sociaux, création musicale, publication d’une œuvre littéraire complexe, …, et bientôt produire des films. Les artistes s’en sont emparés pour développer une forme d’art appelé « art IA », « prompt art » ou encore « GANisme » (3). Et, parfois, les artistes transforment les résultats obtenus en NFT (4), ces jetons non-fongibles authentifiant sur une blockchain (chaîne de blocs) un actif numérique unique. Pour produire un texte, une image ou une musique sur commande, le logiciel a besoin d’être nourri en textes, images ou musiques préexistantes et en métadonnées sur ces contenus (« deep learning »). Plus le logiciel dispose d’informations fiables, plus le résultat sera probant. Comme toute nouveauté technologique, l’utilisation de ces logiciels soulève de nombreuses questions juridiques. La question centrale en matière de propriété intellectuelle est de savoir à qui appartiennent les droits – s’ils existent – sur les contenus générés par l’IA ?
En droit français, une œuvre est protégeable si elle est originale. L’originalité est définie comme révélant l’empreinte de la personnalité de l’auteur, qui ne peut être qu’un être humain. Il faut donc déterminer qui est l’auteur, ou qui sont les auteurs d’une image, d’un texte ou d’une musique créés via une instruction donnée à un logiciel. Il faut aussi déterminer qui peut en être titulaire des droits. Il pourrait s’agir des auteurs des œuvres préexistantes, de nous-mêmes lorsque nous avons donné une instruction au logiciel, ou encore de l’auteur du logiciel (par exemple la société Stability AI qui développe Stable Diffusion). Les entités exploitant ces logiciels contribuent au processus permettant d’obtenir des textes, images ou des musiques inédites, dans la mesure où ce sont ces générateurs de contenus qui proposent un résultat comprenant un ensemble de choix plutôt qu’un autre. Ainsi, c’est la part d’« autonomie » des logiciels d’IA qui jette le trouble dans la conception traditionnelle du droit d’auteur. Un tribunal de Shenzhen (Chine) avait jugé en 2019 qu’un article financier écrit par Dreamwriter (IA mise au point par Tencent en 2015) avait été reproduit sans autorisation, reconnaissant ainsi que la création d’une IA pouvait bénéficier du droit d’auteur. Néanmoins, la contribution du logiciel se fait de manière automatisée et, à notre sens, l’usage technique d’un logiciel pour créer une image, un texte ou une musique ne donne pas au propriétaire du logiciel de droits sur l’image, sur le texte ou la musique : en l’absence d’une intervention humaine sur le choix des couleurs, des formes ou des sons, aucun droit d’auteur ou de coauteur ne peut être revendiqué au nom du logiciel. Le 21 février 2023, aux Etats-Unis, l’Office du Copyright a décidé que des images de bande dessinée créées par l’IA Midjourney ne pouvaient pas être protégées par le droit d’auteur (5).
Les conditions d’utilisation de ces générateurs de textes, d’images ou de musiques peuvent le confirmer. Dans le cas de Dall·E 2, les « Terms of use » prévoient expressément que OpenAI transfère à l’utilisateur tous les droits sur les textes et les images obtenus, et demande même que le contenu ainsi généré soit attribué à la personne qui l’a « créé » ou à sa société. Stability AI octroie une licence de droits d’auteur perpétuelle, mondiale, non exclusive, gratuite, libre de redevances et irrévocable pour tous types d’usage de Stable Diffusion, y compris commercial. Mais en l’absence, selon nous, de tout droit transférable, ces dispositions semblent constituer de simples précautions.

Droits de la personne utilisant le logiciel
Il est donc essentiel, pour toute personne qui souhaite utiliser, à titre commercial ou non, les contenus créés via des outils d’IA, générative ou créative, de vérifier si la société exploitant le site en ligne où il les crée lui en donne les droits et à quelles conditions. Dès lors que l’apport créatif de la personne qui donne les instructions au générateur d’images, de textes ou de musique est limité à la production d’une idée mise en œuvre par le logiciel, et que les idées ne sont pas protégeables par le droit d’auteur, il est douteux qu’un tribunal reconnaisse la qualité d’auteur à cette personne. Puisque l’utilisateur du logiciel ne conçoit pas mentalement, à l’avance, le contenu obtenu, il est difficile d’avancer que ce contenu porte « l’empreinte de sa personnalité ». Mais surtout, on pourrait aller jusqu’à dénier la qualification d’œuvre de l’esprit aux images, textes ou musiques créés par l’IA. En effet, le code de la propriété intellectuelle (CPI) n’accorde la protection du droit d’auteur qu’à des « œuvres de l’esprit » créées par des humains.

« Œuvre de l’esprit » inhérente à l’humain
Faute d’action positive créatrice de la part d’un humain, on pourrait avancer qu’aucun « esprit » n’est mobilisé, donc qu’aucune « œuvre de l’esprit »protégeable par le droit d’auteur n’est créée. S’ils ne sont pas des « œuvres de l’esprit », les contenus ainsi créés seraient alors des biens immatériels de droit commun. Ils sont appropriables non pas par le droit d’auteur (6) mais par la possession (7) ou par le contrat (conditions générales octroyant la propriété à l’utilisateur). Il s’agit alors de créations libres de droit, appartenant au domaine public. Cela fait écho à d’autres types d’« œuvres » sans auteur comme les peintures du chimpanzé Congo ou les célèbres selfies pris en 2008 par un singe macaque. Sur ce dernier exemple, les juridictions américaines avaient décidé que l’autoportrait réalisé par un singe n’était pas une œuvre protégeable puisqu’il n’a pas été créé par un humain, sujet de droits. En revanche, dès lors que le résultat obtenu est retravaillé et qu’un apport personnel formel transforme ce résultat, la qualification d’« œuvre de l’esprit » peut être retenue, mais uniquement en raison de la modification originale apportée au résultat produit par le logiciel. Ce cas de figure est d’ailleurs prévu dans la « Sharing & Publication Policy » de Dall·E 2 qui demande à ses utilisateurs modifiant les résultats obtenus de ne pas les présenter comme ayant été entièrement produits par le logiciel ou entièrement produits par un être humain, ce qui est davantage une règle éthique, de transparence, qu’une exigence juridique.
En droit français, une œuvre nouvelle qui incorpore une œuvre préexistante sans la participation de son auteur est dite « composite » (8). Si les œuvres préexistantes sont dans le domaine public, leur libre utilisation est permise (sous réserve de l’éventuelle opposition du droit moral par les ayants droit). En revanche, incorporer sans autorisation une œuvre préexistante toujours protégée constitue un acte de contrefaçon. Si, par exemple, on donne l’instruction « Guernica de Picasso en couleurs », on obtiendra une image qui intègre et modifie une œuvre préexistante. Or les œuvres de Picasso ne sont pas dans le domaine public et les ayants droit doivent pouvoir autoriser ou interdire non seulement l’exploitation de l’image obtenue et en demander la destruction, mais peutêtre aussi interdire ou autoriser l’usage des œuvres de Picasso par le logiciel. La production et la publication par un utilisateur d’un « Guernica en couleurs » pourraient donc constituer une contrefaçon ; mais l’intégration de Guernica dans la base de données du logiciel (deep learning) pourrait à elle seule constituer également un acte contrefaisant (9). En effet, le CPI sanctionne le fait « d’éditer, de mettre à la disposition du public ou de communiquer au public, sciemment et sous quelque forme que ce soit, un logiciel manifestement destiné à la mise à disposition du public non autorisée d’œuvres ou d’objets protégés » (10). Le caractère « manifeste » de la mise à disposition, et la qualification de « mise à disposition » elle-même pourraient être discutés.
Mais c’est surtout la directive européenne « Copyright » de 2019 (11) qui pourrait venir en aide aux exploitants d’IA génératrices de contenus en offrant une sécurisation de leur usage d’œuvres préexistantes protégées. Elle encadre l’exploitation à toutes fins, y compris commerciales, d’œuvres protégées pour en extraire des informations, notamment dans le cas des générateurs de textes, d’images ou de musiques. Elle prévoit également une possibilité pour les titulaires de droits sur ces œuvres d’en autoriser ou interdire l’usage, hors finalités académiques. Une telle autorisation peut difficilement être préalable et les exploitants, OpenAI par exemple, mettent donc en place des procédures de signalement de création de contenu contrefaisant (12). Le site Haveibeentrained.com propose, quant à lui, de vérifier si une image a été fournie comme input à des générateurs d’images et de signaler son souhait de retirer l’œuvre de la base de données. Mais les artistes se plaignent déjà de la complexité qu’il y a à obtenir un tel retrait (13).
On le voit, l’irruption des créations de l’IA perturbe le droit de la propriété intellectuelle, dont les outils actuels sont insuffisants pour répondre aux questionnements suscités. On peut imaginer que l’IA permettra un jour de produire de « fausses » sculptures de Camille Claudel, en s’adjoignant la technologie de l’impression 3D, ou encore de faire écrire à Rimbaud ou à Mozart des poèmes et des symphonies d’un niveau artistique équivalent – voire supérieur ! – qu’ils auraient pu écrire et jouer s’ils n’étaient pas morts si jeunes. La question de l’imitation du style d’auteurs encore vivant n’est d’ailleurs pas sans soulever d’autres débats.

Risque de déshumanisation de la création
Un avenir possible de l’art pourrait être dans la déshumanisation de la création, ce qui non seulement rendrait indispensable une refonte du premier livre du CPI, sous l’impulsion du règlement européen « AI Act » en discussion (14), mais susciterait en outre des questionnements éthiques. Si le public prend autant de plaisir à lire un roman écrit par une machine ou à admirer une exposition d’œuvres picturales créées par un logiciel, voire à écouter une musique composée et jouée par l’IA, les professions artistiques survivront-elles à cette concurrence ? @

Saisie de crypto-actifs et autres actifs numériques : plus de réactivité pour contrecarrer leur volatilité

La France est à l’avant-garde de la saisie de crypto-actifs, comme celle réalisée il y a dix ans maintenant, à l’occasion de la célèbre affaire « Silk Road » (achat-vente de drogues sur le darweb). Le législateur français a étendu la procédure « rapide et efficace » à tous les actifs numériques.

Par Richard Willemant*, avocat associé, cabinet Féral

La France fait figure de pays précurseur en matière de régulation des crypto-actifs, alors que le futur règlement européen MiCA (1) sur les marchés de crypto-actifs est encore un projet qui pourrait être adopté par le Parlement européen au mois d’avril 2023, sur une proposition de la Commission européenne datant de 2020. La loi française de 2019 sur la croissance et la transformation des entreprises, loi dite « Pacte » (2), a directement inspiré l’Union européenne (UE). Elle a instauré une réglementation des actifs numériques et une régulation de la profession de prestataires de services sur actifs numériques (PSAN).

Nécessité d’avoir recours à un PSAN
En France, les PSAN sont soumis à un régime d’enregistrement auprès de l’Autorité des marchés financiers (AMF). Ce dispositif vient en outre d’être renforcé par la loi « DDADUE » du 9 mars 2023 (3). La loi PACTE, elle, a introduit dans le code monétaire et financier (article L. 54-10-1) une définition des actifs numériques dont il existe deux catégories :
Les jetons (tokens) sont des biens incorporels représentant, sous forme numérique, un ou plusieurs droits pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés au moyen d’un dispositif d’enregistrement électronique partagé permettant d’identifier, directement ou indirectement, le propriétaire dudit bien (4) ;
Les crypto-actifs utilisés à des fins de paiement sont définis comme « toute représentation numérique d’une valeur qui n’est pas émise ou garantie par une banque centrale ou par une autorité publique, qui n’est pas nécessairement attachée à une monnaie ayant cours légal et qui ne possède pas le statut juridique d’une monnaie, mais qui est acceptée par des personnes physiques ou morales comme un moyen d’échange et qui peut être transférée, stockée ou échangée électroniquement ».
Concrètement, les actifs numériques – dont les cryptomonnaies les plus connues bitcoin, ethereum et autres altcoins, ainsi que les jetons non fongibles NFT (Non-Fungible Token) – sont émis, stockés et échangés en utilisant la technologie blockchain (chaîne de blocs) et un réseau de communications électroniques, sans intermédiation par un tiers de confiance étatique ou institutionnel, sachant qu’il est quand même nécessaire d’avoir recours à un PSAN. Pour autant, les actifs numériques sont des biens incorporels saisissables et ils sont saisis ! La France s’est placée à l’avantgarde de ce type de saisie réalisée, dès l’année 2013, à l’occasion de la célèbre affaire d’achat-vente de drogues « Silk Road ». Les autorités françaises avaient alors saisi plus de 24.000 bitcoins, qui ont ensuite été vendus aux enchères, tandis que la justice américaine avait saisi 144.000 autres bitcoins, qui valaient environ 28 millions de dollars à l’époque et plus de 1 milliard de dollars aujourd’hui (5). En France, en une dizaine d’années, ce type de saisie en matière pénale s’est banalisé et leur occurrence a ainsi été multipliée de manière exponentielle, puisque l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC) procède désormais à plusieurs saisies pénales par semaine (6) La saisie des avoirs numériques criminels est devenue un outil essentiel de lutte et de sanction des infractions de droit commun et de cybercriminalité, relevant notamment de la criminalité astucieuse, en matière d’escroquerie, de blanchiment et de fraude fiscale, mais également de la grande criminalité en matière de trafic de stupéfiants et de financement du terrorisme.
Les exemples de saisie sont innombrables. En septembre 2020, les autorités françaises ont ainsi saisi près de 27 millions d’euros en crypto-actifs dans le cadre d’une enquête sur un réseau de financement du terrorisme (7). En janvier 2021, la justice française a procédé à la saisie de 600 bitcoins pour une valeur d’environ 25 millions d’euros dans le cadre d’une enquête sur un réseau de blanchiment (8). A l’étranger, les saisies se comptent souvent en centaines de millions, voire en milliards de dollars. La plus grande saisie de crypto-actifs de l’histoire à ce jour a certainement été réalisée par la justice américaine qui a annoncé en février 2022 être parvenue à saisir l’équivalent de 3,6 milliards de dollars dans le cadre de l’affaire « Bitfinex » relative à des détournements d’avoirs en cryptomonnaies (9).

Contrecarrer la volatilité des actifs numériques
Tous les actifs numériques présentent une même caractéristique : ils peuvent être dissipés, par un transfert, aussi rapidement, mais plus discrètement qu’une somme d’argent détenue sur un compte bancaire. Cette grande volatilité les rend plus difficile à appréhender, et ce d’autant que leur existence n’est pas toujours connue au début de l’enquête pénale. Leur découverte intervient plus souvent au cours des investigations (garde à vue, audition, perquisition, exploitation de matériels informatiques et téléphoniques saisis). Il existe alors un risque élevé de dissipation de ces avoirs criminels, car souvent les actifs numériques sont contrôlés par plusieurs personnes, ce qui permet à un tiers non mis en cause, mais connaissant l’existence de l’enquête de transférer ces actifs ou de procéder à des modifications de mots de passe des wallets (portes-monnaies numériques).

Maintien ou mainlevée : délai de dix jours
L’intervention des enquêteurs sur ces portefeuilles électroniques peut même déclencher des alertes et mécanismes automatiques de dissipation des actifs numériques. Le législateur français a pris conscience de l’urgence à agir dans une telle situation et a adapté le dispositif pénal français. Et ce, afin de rendre la saisie des actifs numériques aussi rapide et efficace, d’un point de vue juridique, que celles des fonds détenus sur un compte bancaire. Avant toute condamnation en manière pénale, le code de procédure pénale (articles 142 et suivants) autorisent le procureur de la République, le juge d’instruction ou, avec leur autorisation, l’officier de police judiciaire (OPJ) à faire procéder à la saisie d’un bien afin de garantir que la peine complémentaire de confiscation puisse être mise à exécution. Classiquement, celle saisie pénale peut porter sur des biens immobiliers ou des biens mobiliers, incluant des biens incorporels sur autorisation du juge de la liberté et de la détention (JLD) en cours d’enquête ou du juge d’instruction en cours d’information judiciaire – selon l’article 706-153 du code de procédure pénale.
Une procédure dérogatoire et allégée avait été introduite à l’article 706-154 du même code concernant la saisie de sommes d’argent en permettant à un OPJ de procéder à une telle saisie, sur autorisation du procureur ou du juge d’instruction, en instance un contrôle seulement a posteriori du JLD, à des fins de plus grande rapidité et efficacité, compte tenu de la volatilité des créances de sommes d’argent. Le JLD doit se prononcer dans les 10 jours de la saisie, sur son maintien ou sa mainlevée. Ce dispositif dérogatoire a été validé par le Conseil constitutionnel qui l’estime nécessaire et proportionné (10).
Le législateur français a récemment décidé d’étendre ce dispositif à la saisie des actifs numériques, afin de contrecarrer leur grande volatilité et donc la facilité pour les autres infractions de transférer ces crypto-actifs dans le but de les faire échapper à toute appréhension. En effet, l’article 3 de la loi d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur (LOPMI) du 24 janvier 2023 (n° 2023-22) a modifié l’article 706-154 du code de procédure pénale qui dispose désormais : « Par dérogation à l’article 706-153, l’officier de police judiciaire peut être autorisé, par tout moyen, par le procureur de la République ou par le juge d’instruction à procéder, aux frais avancés du Trésor, à la saisie d’une somme d’argent versée sur un compte ouvert auprès d’un établissement habilité par la loi à tenir des comptes de dépôts ou d’actifs numériques mentionnés à l’article L. 54-10-1 du code monétaire et financier. Le juge des libertés et de la détention, saisi par le procureur de la République, ou le juge d’instruction se prononce par ordonnance motivée sur le maintien ou la mainlevée de la saisie dans un délai de dix jours à compter de sa réalisation ».
Ce nouveau fondement juridique a été très positivement accueilli par les autorités d’enquête et de poursuite en France. S’il facilite la saisie des actifs numériques sur le plan procédural, ce nouveau texte n’apporte cependant pas de solution à la plus grande complexité de ce type de saisie en pratique. Les opérations de saisie de crypto-actifs doivent en effet être réalisées sur des portefeuilles que l’AGRASC a ouverts auprès de PSAN pour chacune des cryptomonnaies correspondantes.
Lorsque la saisie porte sur des actifs numériques détenus à l’étranger, les opérations supposent d’avoir recours au dispositif d’entraide judiciaire international, ce qui entraîne de longs délais et ne permet pas réellement d’atteindre l’objectif d’efficacité. Ceci n’empêche pas l’AGRASC de réaliser de plus en plus de saisie de crypto-actifs en matière pénale, étant précisé qu’une telle saisie est également possible en matière civile sur le fondement des articles R. 231-1 et suivants du code de procédure civile d’exécution.
L’ensemble de ces dispositifs est tout à fait conforme aux droits fondamentaux. En effet, s’agissant de la procédure de saisie spéciale précitée, la Cour de cassation a, par un arrêt du 3 février 2021, refusé de soumettre à l’appréciation du Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC).

Respect de la présomption d’innocence
La Cour de cassation considère en effet que ce type de saisie spéciale et urgente n’entraîne « aucune dépossession des fonds qu’elle a pour seul effet de rendre indisponibles et doit être maintenue ou levée dans les dix jours » par un juge. La haute juridiction juge que « les dispositions législatives contestées concilient, avant toute déclaration de culpabilité, l’efficacité de la lutte contre la fraude, objectif à valeur constitutionnelle, avec le droit de propriété, la présomption d’innocence et les droits de la défense constitutionnellement garantis » (11). @

* Richard Willemant, avocat associé directeur
du cabinet Féral, est avocat aux barreaux de Paris
et du Québec (agent de marques – mandataire
d’artistes et d’auteurs), délégué à la protection des
données (DPO), médiateur accrédité par le barreau
du Québec, responsable du Japan Desk de Féral,
et cofondateur de la Compliance League.

Le paquet « connectivité » de la Commission européenne veut rebattre les cartes des télécoms

Projet de règlement « Infrastructure Gigabit Act », projet de recommandation « Gigabit », consultation « exploratoire » : retour sur les trois composantes du paquet « connectivité » présenté par la Commission européenne pour tenter d’atteindre en 2030 les objectifs de la « Décennie numérique ».

Par Marta Lahuerta Escolano*, avocate of-counsel, Jones Day

La connectivité au sein des Etats membres de l’Union européenne (UE) est marquée par des changements technologiques de rupture avec le développement rapide de l’intelligence artificielle, le métavers, la diffusion en continu de films et séries, l’informatique en nuage, les interfaces de programmation d’applications (« API »), etc. Les nouvelles infrastructures vont devoir être en mesure de supporter un volume toujours plus élevé de données transitant sur leurs réseaux chaque seconde.

Un « Infrastructure Gigabit Act » en vue
Le programme d’action pour la décennie numérique (1) de la Commission européenne, dont le but est de guider la transformation numérique d’ici 2030, a pour objectif de permettre à toutes les personnes physiques et morales situées dans l’UE de bénéficier à cette échéance d’une connectivité dite « gigabit », à savoir 30 Mbits/s. Dans ce contexte, elle a dévoilé le 23 février 2023 trois initiatives en vue de transformer le secteur de la connectivité.
La première initiative consiste en l’adoption d’une proposition de règlement sur les infrastructures « gigabit » – « Infrastructure Gigabit Act » (2) – qui comprend des mesures visant à stimuler le déploiement de réseaux « à très haute capacité » moins coûteux et plus efficaces. Il a vocation à remplacer la directive européenne « Réseaux haut débit » de 2014 visant à réduire le coût de déploiement (3). La proposition coexiste avec d’autres instruments juridiques soutenant les objectifs de connectivité fixés par l’UE, notamment le code européen des communications électroniques établi en 2018 (4) et la recommandation « Régulation des marchés pertinents » de 2020 (5).
Le projet de règlement propose un ensemble de moyens visant à surmonter les barrières associées au déploiement lent et très coûteux des infrastructures qui affectent les réseaux « gigabit ». Compte tenu du développement rapide des fournisseurs d’infrastructures physiques sans fil, la définition d’opérateur de réseau – initialement comprise comme les entreprises fournissant ou autorisées à fournir des réseaux de communications électroniques et des entreprises mettant à disposition une infrastructure physique destinée à fournir d’autres types de réseaux, tels que les transports, le gaz ou l’électricité – est élargie aux entreprises fournissant des ressources associées tels que définis dans la directive « Code européen des communications électroniques » (6). Il ressort également que les « towerco » (détenteurs d’infrastructures réseaux tels que pylônes pour 4G/5G ou TNT) rentrent dans le champ d’application du projet de règlement « Infrastructure Gigabit Act ». Ce dernier étend aussi l’obligation d’accès aux infrastructures physiques qui ne font pas partie d’un réseau, mais qui sont détenues ou contrôlées par des organismes du secteur public. Il introduit également l’obligation – pour les opérateurs de réseaux de communications électroniques ou l’organisme du secteur public propriétaire ou contrôlant l’infrastructure physique refusant de faire droit à une demande d’accès – d’indiquer par écrit au demandeur les raisons spécifiques et détaillées de leur refus dans un délai d’un mois à compter de la date de réception de la demande d’accès. Il clarifie en outre les motifs de refus d’accès. Ce projet du « Infrastructure Gigabit Act » prévoit également une dérogation aux obligations de transparence lorsque l’obligation de fournir des informations sur certaines infrastructures physiques existantes serait jugée disproportionnée sur la base d’une analyse coûts avantages détaillée, réalisée par les Etats membres et fondée sur une consultation des parties prenantes (7).
Concernant la coordination des travaux de génie civil, le projet « Infrastructure Gigabit Act » porte à deux mois le délai dans lequel la demande de coordination des travaux de génie civil doit être introduite et supprime la possibilité pour les Etats membres de prévoir des règles de répartition des coûts liées à la coordination des travaux de génie civil (8). De plus, il prévoit le droit d’accès à un minimum d’informations concernant tous les travaux de génie civil planifiés publics et privés réalisés par l’opérateur de réseau. Cet accès pourrait être limité, pour des raisons de sécurité nationale, de sécurité des réseaux, ou de secrets d’affaires (9).

Des procédures plus simples et digitales
Les mesures proposées répondent aux objectifs de simplification des règles et des procédures en les rendant plus claires, plus rapides et en promouvant leur numérisation. Le projet « Infrastructure Gigabit Act » simplifie la procédure de délivrance des autorisations en interdisant aux autorités compétentes de restreindre indûment le déploiement de tout élément des réseaux à très grande capacité et en obligeant les Etats membres à veiller à ce que toute règle régissant les conditions et procédures applicables à l’octroi des autorisations, y compris les droits de passage, soit cohérente sur l’ensemble du territoire national (10). Est aussi introduite une autorisation tacite, réputée accordée en l’absence de réponse de l’autorité compétente dans le délai de quatre mois requis pour délivrer l’autorisation, sauf prolongation de ce délai. Les Etats membres devront donc veiller à la compatibilité de cette autorisation tacite avec le régime prévu dans leur droit national.

Financement des infrastructures « gigabit »
En matière d’infrastructure physique à l’intérieur des immeubles, la proposition de règlement introduit l’obligation, pour les bâtiments nouvellement construits ou faisant l’objet de travaux de rénovation importants, d’être équipés d’une connexion fibre optique (11). Enfin, le projet « Infrastructure Gigabit Act » accorde le droit à toute partie de saisir d’un litige l’autorité nationale compétente de règlement des litiges lorsqu’un accord sur l’accès aux infrastructures physiques à l’intérieur des bâtiments n’a pas été conclu dans un délai d’un mois à compter de la date de réception de la demande officielle d’accès, et non plus deux mois (12) – comme le prévoyait la directive « Réseaux haut débit ». De son côté, l’autorité nationale compétente de règlement des litiges disposerait d’un délai d’un mois ou quatre mois, selon la nature du litige, à compter de la réception de la demande de règlement du litige, afin de prendre une décision pour résoudre le litige.
La deuxième initiative porte sur le lancement d’une consultation publique dont l’objectif est de recueillir des avis sur l’évolution des technologies et des besoins commerciaux et son impact sur le secteur des communications électroniques. Il aborde également le type d’infrastructure et le montant des investissements dont l’Europe aura besoin pour mener la transformation numérique dans les années à venir. Compte tenu des investissements très élevés requis pour la connectivité à très haut débit, la Commission européenne sollicite l’expression d’avis sur les infrastructures nécessaires pour atteindre la connectivité « gigabit » ainsi que le financement de celles-ci.
Selon Thierry Breton, commissaire européen en charge du Marché intérieur, « la charge de ces investissements est de plus en plus lourde, en raison entre autres du faible retour sur investissement dans le secteur des télécommunications, de l’augmentation du coût des matières premières et du contexte géopolitique mondial, qui exige une sécurité accrue de nos technologies-clés pour protéger notre souveraineté » (13). Une partie de la consultation exploratoire porte sur le sujet sensible de la contribution de tous les acteurs numériques au financement des infrastructures de haute connectivité – le fair share. Sur le fondement de la Déclaration européenne sur les droits et principes numériques (14), la consultation exploratoire interroge les acteurs concernés sur l’opportunité d’introduire un mécanisme consistant en une contribution ou un fond numérique européen/national (15). La consultation lance un dialogue ouvert avec toutes les parties prenantes qui prendra fin le 19 mai 2023 (lire p. 6 et 7 de ce numéro).
La troisième initiative consiste en un projet de recommandation sur le « gigabit » visant à fournir des orientations aux autorités de régulation nationales sur les conditions d’accès aux réseaux de communications électroniques des opérateurs ayant un pouvoir de marché significatif. Ce projet de recommandation (16) a été transmis à l’Organe des régulateurs européens des télécoms (Orece ou Berec) pour une consultation d’une durée de deux mois. Une fois l’avis de l’Orece pris en compte, la Commission européenne adoptera sa recommandation finale. La recommandation « gigabit » remplacera la recommandation « Réseaux d’accès de nouvelle génération (NGA) » de 2010 (17) ainsi que la recommandation « Non-discrimination dans le haut débit » de 2013 (18).
Le projet de recommandation « Gigabit » vise à établir un environnement réglementaire adéquat, qui incite à l’abandon des technologies traditionnelles comme le réseau cuivre, et encourage l’accès et l’utilisation des réseaux à très haute capacité. Il a également pour objectif de contribuer au développement du marché unique des réseaux et services de communications électroniques, de promouvoir une concurrence effective, et de renforcer la sécurité juridique compte tenu des investissements à long terme dans ces réseaux « gigabit ». Il appartient maintenant au Parlement et au Conseil européens d’examiner et de modifier ce texte, par une série de lectures.

De nouvelles règles directement applicables
Les règlements sont des actes législatifs d’applicabilité directe dès leur entrée en vigueur, de manière automatique et uniforme dans tous les Etats membres, à la différence des directives qui nécessitent d’être transposées dans les législations nationales. Si les deux institutions approuvent ces nouvelles règles, celles-ci seront donc directement applicables dans tous les Etats membres. Il appartiendra aux Vingt-sept d’unifier leurs droits nationaux et d’en assurer la cohérence, dans la mesure où de potentielles contradictions pourraient survenir entre les mesures adoptées par chacun de ces pays dans le cadre de la transposition de la directive « Réseaux haut débit » en droit national et celles prévues par le projet de règlement « Gigabit », une fois adopté, qui seront directement applicables et obligatoires. @

* Tous les points de vue ou opinions exprimés dans cet article
sont personnels et n’appartiennent qu’à l’auteur