Guillemot contre Bolloré : bras de fer autour d’Ubisoft et de Gameloft qui veulent garder leur indépendance

Les frères Guillemot à la tête des deux éditeurs français de jeux vidéo Ubisoft et Gameloft – le premier fête ses 30 ans en mars et le second est la cible d’une OPA hostile de la part de Vivendi – ne veulent pas sacrifier leur indépendance. Vincent Bolloré « rampe » pour tenter de prendre le contrôle des deux sociétés.

Pas sûr que le milliardaire et homme d’affaires Vincent Bolloré (photo), président du conseil de surveillance du groupe Vivendi et par ailleurs PDG du conglomérat Bolloré, s’attendait à autant de résistance de la part des cinq frères Guillemot – Yves, Michel, Claude, Gérard et Christian. C’est cinq contre un. Le seul point commun entre euxet leur prédateur, c’est qu’ils sont Bretons d’origine ! Les cinq frères sont originaires de Carentoir, tandis que l’héritier Bolloré est de Cornouaille. Mais ne cherchez pas plus loin, il n’y a pas d’affinités. C’est même plutôt la guerre des Bretons ! Et pour cause, les Guillemot sont très remontés contre Bolloré depuis que ce dernier a lancé Vivendi il y a quatre mois à l’assaut de leur deux groupes : Ubisoft, qui va fêter ses 30 ans en mars 2016, et Gameloft, qui a 17 ans d’âge. Mais Yves Guillemot et Michel Guillemot – PDG respectivement d’Ubisoft et de Gameloft – ne veulent pas passer sous la coupe de Vivendi recentré sur les contenus et les médias. A la tête du troisième groupe mondial de jeux vidéo (derrière Activision Blizzard et Electronic Arts), Yves l’a encore martelé lors de la journée des investisseurs d’Ubisoft qui s’est tenue le 18 février dernier, tout en pensant fortement à son frère Michel chez Gameloft, confronté depuis le 19 février
à une offre publique d’achat (OPA) jugée « hostile » lancée par Vincent Bolloré.

OPA hostile sur Gameloft, valorisé 510 M€
Cet « Investor Day » fut l’occasion pour lui de défendre son indépendance contre la
« montée agressive » dans son capital de Vivendi, qui a commencé à s’emparer – à
la hussarde et coup sur coup en moins d’une semaine en octobre 2015 – d’un peu plus de 10 % dans le capital de chacune des deux sociétés de jeux vidéo. Aujourd’hui, pour l’instant, le groupe de Vincent Bolloré détient 14,9 % d’Ubisoft et 30,01 % de Gameloft. C’est parce que ce seuil de 30 % à été atteint que Vivendi a dû lancer l’OPA, conformément au droit boursier français qui l’exige (1). Il en sera de même pour Ubisoft. L’encombrant actionnaire Vivendi avait l’obligation de faire une offre d’achat de l’ensemble des titres de Gameloft qu’il ne possède pas, au prix le plus élevé auquel lui-même a acheté des actions. La valorisation totale de Gameloft dépasse les 510 millions d’euros.

Les « Guillemot Brothers » résistent
Les « Guillemot Brothers » (du nom de l’une de leurs holdings familiale) ne veulent pas de cette « prise de contrôle rampante » de la part de Vincent Bolloré qui se comporte
à leurs yeux comme un « activiste » (2) et qui n’a pas dénier engager des discussions avec eux avant son intrusion surprise au capital de leurs deux entreprises. Cette tentative de raid du milliardaire breton n’est pas sans rappeler celle que ce dernier avait menée en 1997 contre un autre groupe familial : Bouygues. Martin Bouygues avait réussi à l’en empêché, grâce notamment à la participation des salariés au capital du groupe de BTP et de communication.
Que peuvent faire les Guillemot pour contrer l’industriel breton ? Le PDG d’Ubisoft
a présenté aux investisseurs des perspectives de croissance ambitieuses qui lui permettraient d’atteindre 2,2 milliards d’euros de chiffre d’affaires pour l’exercice 2018-2019 (clos le 31 mars), pour un résultat opérationnel de 440 millions d’euros, soit un radio séduisant de 20 % dans trois ans (3). Et c’est en toute indépendance qu’il souhaite atteindre cet objectif, estimant Ubisoft suffisamment attractif seul et ne voyant aucune synergie possible avec Vivendi. Décidé à se faire entendre au niveau international, Yves Guillemot a clamé le 15 février – dans un entretien dans le Financial Times – qu’Ubisoft devait conserver sont indépendance pour rester agile et ne pas tuer la créativité. « Les entreprises dont les performances sont bonnes dans l’industrie des jeux vidéo sont celles qui peuvent prendre des décisions rapides, et nous ne voyons pas de sociétés dont les performances sont bonnes qui font parties de grands groupes », a-t-il déclaré. Vivendi est un conglomérat qui se le dispute au paquebot, comme les aime Vincent Bolloré, et sa dimension est trop européenne, pas assez internationale, selon le PDG d’Ubisoft, dont ses interlocuteurs mondiaux sont Fox, Warner ou Sony Pictures, pas Canal+. A bon entendeur, salut ! Un autre moyen de résister à l’envahisseur est de monter au capital des deux entreprises familiales. Les Guillemot détiennent 9 % du capital d’Ubisoft et, après avoir grimpé en décembre puis à deux reprises en février, 20,29 % de Gameloft. D’autres achats d’actions sont envisagés. Ensuite, il y a la possibilité de nouer des partenariats avec, par exemple, des plateformes numériques ou des distributeurs de contenus. Ubisoft compte augmenter
à 45 % la part du digital dans ses revenus 2018-2019, contre 30 % pour cette année (lire p. 6 et 7).
Pour l’exercice 2015-2016 en cours, Ubisoft a dû revoir à la baisse ses prévisions de chiffre d’affaires à 1,36 milliard d’euros (-7, 6 % par rapport à sa précédente prévision) et de résultat opérationnel à 150 millions d’euros (- 25 %). Cet avertissement sur ses résultats (profit warning) et la décision de ne pas lancer cette année le nouvel opus
de son jeu vidéo-phare « Assassin’s Creed » ont fait reculer l’action en Bourse le 12 février.

Laisser l’«Assassin» reprendre son souffle
C’est que ce jeu emblématique d’aventure et d’infiltration édité par Ubisoft depuis novembre 2007 subit non seulement les contrecoups d’une concurrence exacerbée mais aussi une baisse d’intérêt des joueurs comme le montrent les moindres performances du huitième opus, « Assassin’s Creed Syndicate », lancé à l’automne dernier. La « Credo de l’Assassin » (traduction littérale) s’essouffle, malgré quelque
100 millions d’exemplaires vendus depuis son lancement il y a près de dix ans. Afin
de rebondir, Ubisoft se donne le temps d’améliorer ce jeu vidéo devenu mythique et redonner aux joueurs un second souffle. Gameloft, qui conçoit déjà depuis le début
des versions mobiles pour Assassin’s Creed, devrait l’y aider. Entre temps, le troisième éditeur mondial de jeu vidéo table sur le lancement en mars d’un tout nouveau jeu vidéo multijoueurs, « Tom Clancy’s The Division », et une suite à «Watchdogs » qui
a rencontré le succès. Et ce, afin d’atteindre un chiffre d’affaires de 1,7 milliard d’euros et un résultat opérationnel d’environ 230 millions d’euros pour le prochain exercice 2016-2017 qui débutera le 1er avril. De son côté, Gameloft affiche un chiffre d’affaires plus modeste (4) : 256,2 millions d’euros en 2015, en hausse de 13 % sur un an. @

Charles de Laubier

Maurice Lévy, président de Publicis : « La fraude publicitaire, c’est quelque chose de très grave »

Le président du directoire du groupe Publicis, Maurice Lévy, se dit préoccupé par la fraude publicitaire qui sévit dans le monde numérique avec des robots virtuels (botnets) qui cliquent automatiquement les publicités en ligne pour détourner de l’argent. Mais il se dit moins inquiet au sujet des adblockers, « pour l’instant ».

« C’est quelque chose de très grave. Hélas, ce sont des centaines de millions, peut-être des milliards de dollars qui s’évadent. Et c’est très grave parce que cela jette l’opprobre sur l’ensemble d’une profession et crée des risques très importants sur les médias qui font leur boulot honnêtement et qui attendent ces recettes », a estimé Maurice Lévy (photo), président du directoire du groupe Publicis depuis 1987, devant l’Association des journalistes économiques et financiers (Ajef) dont il était l’invité le 4 février dernier. Le recours à des robots virtuels, chargés de cliquer automatiquement sur les e-pubs, l’inquiète. Selon l’association américaine des annonceurs, l’ANA (Association of National Advertising), ces derniers devraient perdre cette année 7,2 milliards de dollars au niveau mondial au profit des robots virtuelles qui organisent la fraude publicitaire massive. Une étude du cabinet EY réalisée pour le compte de l’IAB (Interactive Advertising Bureau) et rendue publique en décembre avance une perte plus importante : 8,2 milliards de dollars par an rien qu’aux Etats-Unis. Comment cela fonction-t-il ?

Le coût pour mille impressions (CPM) dévoyé
« C’est très simple, a expliqué celui qui fut d’abord ingénieur informaticien (1) avant de rejoindre en 1971 Marcel Bleustein- Blanchet, le fondateur de Publicis. On distribue de la publicité et on est payé à la vue, c’est le pay per view. Pour pouvoir facturer le client, il faut que le consommateur clique. Et il y a des esprits astucieux, malins, qui ont créé des robots, donc un algorithme, un robot virtuel qui clique lorsqu’il reçoit le message (publicitaire). Ce ne sont pas les publicitaires qui fraudent, mais des plateformes qui détiennent des profils (de consommateurs) et qui cliquent automatiquement en affirmant “Mon consommateur a lu votre message (publicitaire) et il l’a aimé !” pour ensuite facturer ». Selon une enquête de l’ANA aux Etats-Unis, les annonceurs enregistrent en 2015 un taux de 3 % à 37 % de cliquent frauduleux générés par des robots. Les médias ayant des niveaux élevés de CPM, le fameux coût pour mille
« impressions » (affichage de la publicité en ligne, qu’elle soit bandeau, vidéo ou annonce textuelle), sont les plus vulnérables à ces robots cliqueurs. La publicité programmatique (2), y compris pour les vidéos publicitaires, génère le plus de fraude
au clic provenant du trafic non-humain.

Des robots à clics en réseau (botnets)
En France, d’après la société Integral Ad Science spécialisée dans l’optimisation de la qualité média, les impressions frauduleuses générées par des robots représentent environ 10 % des impressions publicitaires, contre 11,2 % en Allemagne et 12,9 % en Grande-Bretagne. Les opérateurs de botnets, ces réseaux de robots, s’en donnent à cœur joie et agissent sans frontières. Pour le numéro trois mondial de la publicité (derrière WPP et Omnicom), c’est d’autant plus inquiétant que cela instaure le doute.
« C’est un phénomène très embêtant parce qu’il conduit à des interrogations, comme
le fait l’ANA. C’est vrai que, sur la publicité programmatique, il y a énormément de
gens qui ont trouvé malin de faire des robots qui cliquent, qui ouvrent des liens, qui déclenchent des vidéos, qui ouvrent des messages, voire qui répondent pour les plus sophistiqués », a indiqué Maurice Lévy préoccupé. Au point que Publicis travaille avec une équipe du MIT (3) pour savoir comment être beaucoup plus rigoureux dans le tracking, c’est-à-dire la manière de remonter l’information jusqu’à l’utilisateur final.
« Sur les mobiles (smartphones et tablettes), c’est beaucoup plus facile que sur les ordinateurs », constate-t-il.
Autre phénomène : celui du pay-to-click ou paid-to-click (PTC), encore appelé cashlink. Cette fois, ce sont des êtres humains – et non plus des robots – qui sont payés pour cliquer sur des publicités en ligne ou des vidéos publicitaires. L’une des plateformes PTC, My Advertising Pays, organise d’ailleurs une première rencontre à Lausanne en Suisse le 20 février prochain pour expliquer le concept et séduire de nouveaux adeptes. Chacun peut constituer son propre réseau de « filleuls », lesquels génèreront à leur tour des royalties à partir de leurs gains, selon le principe du multi-level marketing (organisation pyramidale). Pour Maurice Lévy, rien de nouveau ni de répréhensible.
« Cela a toujours existé. Rappelez-vous, la première opération de ce type-là, c’était vers 1999 ou 2000. C’est vrai que c’est discutable mais ça ne prend pas ; il n’y a pas grand chose. C’est beaucoup plus efficace quand Verizon, AT&T, T-Mobile ou Orange offrent des services et que les gens trouvent cela intéressant de cliquer. Et l’on va se trouver de plus en plus avec des échanges où les gens seront intéressés au clic ».
Et le président de Publicis d’ajouter : « L’élément dangereux, c’est la fraude. Celui-ci
(le paid-to-click) n’en est pas. Il y en a peu. C’est moins important que les messages (publicitaires) inutiles qui sont adressés aux mauvaises personnes, même si cela sert
la marque par un phénomène de halo qui nourrit l’image de la marque ». Quant à la question de l’impact des adblockers, ces logiciels permettant aux internautes ou aux mobinautes d’empêcher que les publicités en ligne ou les vidéo publicitaires ne s’affichent dans leur navigateur, elle lui a été également posée. Mais là, le patron de Publicis (4) s’est voulu rassurant devant l’Ajef en minimisant leur portée : « Il n’y a
pas de développement très important, ni une espèce de contamination générale. C’est un phénomène qui est assez modeste pour l’instant. Chaque fois qu’il y a eu des phénomènes de ce genre, la bonne solution passait toujours par la créativité ». Selon lui, la publicité est acceptable lorsqu’elle apporte quelque chose, « quand elle est créative, quand elle fait sourire, quand elle apporte un peu de couleurs dans un paysage gris, ou lorsqu’elle apporte des informations intéressantes sur un produit nouveau ou quelque chose de différent ou une proposition commerciale attrayante ».

C’est justement dans ce sens que l’éditeur allemand du logiciel Adblock Plus a engagé depuis novembre des discussions baptisées… « Camp David » (5), dans le but de trouver avec les publicitaires et les médias des annonces « plus acceptables ». Une seconde réunion s’est tenue à Londres le 2 février. Quant à l’Association mondiale des journaux et des éditeurs de médias d’information (Wan- Ifra), elle a organisé le 11 février à Francfort un « Ad Blocking Action Day » afin d’améliorer la publicité en ligne. En France, où la Cnil conseillait en décembre 2013 d’utiliser… des adblockers (6), le Groupement des éditeurs de contenus et de services en ligne (Geste) a, lui, tenu quatre « réunions de crise » sur les adblockers depuis 2014. Selon une étude d’Adobe et de PageFair publiée en août 2015, plus de 198 millions d’utilisateurs dans le monde – dont 77 millions en Europe – ont déjà bloqué les e-pubs à partir de leur navigateur ou de leur smartphone. Cela devrait provoquer cette année une perte cumulée mondiale de 41 milliards de dollars pour les éditeurs et les annonceurs (7), contre près de 23 milliards de dollars estimés en 2015.

La pub intrusive l’agace aussi
Quoi qu’il en soit, Maurice Lévy conçoit très bien que la publicité puisse agacer, lorsqu’elle est intrusive. « C’est à nous de gérer les choses de la manière la plus intelligente qui soit et d’éviter les problèmes d’intrusion, d’invasion, de saturation, ceux qui énervent les gens, moi compris ! Je ne supporte pas, quand je regarde un e-mail qui est une chose privée d’aller sur une pièce attachée de mon email, et d’avoir une pub ». Reste à savoir quand interviendra l’aggiornamento des publicitaires… @

Charles de Laubier

« Est-ce que l’Arcep sert encore à quelque chose ? », s’interroge Sébastien Soriano, son président

C’est la question la plus pertinente que le président de l’Arcep, Sébastien Soriano, a lancée lors de son show des conclusions de sa « revue stratégique », le 19 janvier, dans le grand amphithéâtre de La Sorbonne, avec la participation
de Emmanuel Macron, ministre de l’Economie, de l’Industrie et du Numérique.

« Nous devons nous poser la question
de notre valeur ajoutée : est-ce qu’on
sert encore à quelque chose ? », s’est interrogé Sébastien Soriano (photo de gauche), président depuis un an maintenant de l’Autorité de régulation
des communications électroniques et
des postes (Arcep). « Je pense que oui. Mais comment ? », a-t-il ajouté. Alors que cette autorité administrative indépendante (AAI), créée en 1997, va fêter dans un an ses 20 ans,
elle a tenté dans le cadre de sa « revue stratégique » de résoudre son problème existentielle, à savoir quelles seront ses nouvelles missions maintenant que le cycle d’ouverture à la concurrence des télécoms s’est achevé. Tout ce qui faisait la vocation de l’Arcep tend à disparaître : ses compétences historiques étaient d’édicter des règles dites ex ante, c’està- dire établies « au préalable » (a priori) et applicables aux seuls opérateurs télécoms en position dominante sur le marché – Orange (ex-monopole public France Télécom) et dans une moindre mesure SFR. Cette régulation qualifiée d’« asymétrique » consiste à imposer des obligations spécifiques à l’opérateur
« puissant » sur un marché, dans le but de supprimer ou de réduire les « barrières
à l’entrée » et permettre ainsi aux opérateurs concurrents – alternatifs – de s’installer
et de prospérer – surtout lorsqu’il existe une infrastructure essentielle comme c’est le cas de la boucle locale téléphonique encore très largement utilisée pour l’accès à Internet haut débit dans les offres triple play (1).

Une autorégulation sans gendarme des télécoms ?
« La régulation asymétrique a vocation à se rétracter progressivement pour se concentrer, à terme, sur quelques points d’accès qui demeureront des goulots d’étranglement, notamment en ce qui concerne l’accès à des infrastructures essentielles », prévoit bien l’Arcep dans le texte de sa consultation publique « Revue stratégique » menée en fin d’année 2015. Maintenant que la concurrence dans les télécoms est là – avec Orange, SFR, Bouygues Telecom et Free (2) –, à quoi va maintenant servir l’Arcep ? La régulation asymétrique a plus que jamais ses limites
et elle touche à sa fin. La réglementation ex ante a vocation à être remplacée par
une régulation ex post, c’est-à-dire cette fois « après les faits » (a fortiori). Ainsi, aux règles et obligations « spécifiques », imposées aux opérateurs télécoms dominants,
se substituent progressivement des règles « transverses » s’appliquant à l’ensemble des acteurs du marché.

Europe : « La bonne échelle » (Macron)
Bref, le secteur est devenu mature et tend à s’affranchir du « gendarme des télécoms ». De plus, les instruments de régulation deviennent plus souples – lorsque ce n’est pas l’autorégulation qui prend progressivement le pas sur la régulation « institutionnelle ». Cette soft regulation ne relève plus nécessairement d’un droit spécifique mais plus du droit commun de la concurrence. De ce point de vue, c’est à se demander si l’Autorité de la concurrence ne suffirait pas à jouer ce rôle de gendarme et d’arbitre ex post sur le marché des télécoms, comme elle le fait déjà sur certaines affaires dont elle est saisie (fusions-acquisitions, neutralité des réseaux, ententes illicites, …). Sur le plan de l’audiovisuel et des services de médias audiovisuels à la demande (SMAd), il y a aussi le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) aux pouvoirs renforcés. Sur la question de la protection des données et de la vie privée, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) intervient elle aussi. Sans parler de l’Hadopi, dont la mission s’inscrit aussi dans l’économie numérique. Alors, l’Arcep ne serait-elle pas devenue
une AAI de trop ?
A l’échelon européen, la mise en place du marché unique numérique – dans un cadre réglementaire et communautaire harmonisé – tend à dessaisir les « Arcep » nationales de leurs prérogatives historiques. « La bonne échelle, la plupart du temps, est européenne », a bien souligné Emmanuel Macron (photo de droite), le ministre de l’Economie, de l’Industrie et du Numérique, lors du show de Sébastien Soriano à La Sorbonne. Cela fait d’ailleurs maintenant dix ans que les « Arcep » des Vingt-huit sont tenues de notifier préalablement à la Commission européenne leurs analyses de marchés et les remèdes qu’elles envisagent de mettre en place. Le marché unique numérique (ou DSM pour Digital Single Market) nécessite désormais une plus forte coordination entre les Etats membres. C’est pourquoi la Commission européenne a mené, jusqu’au 7 décembre dernier, une consultation publique sur la révision des directives composant le cadre réglementaire européen des télécoms de 2002, révisé
en 2009. Sans attendre cette réforme, le Parlement et le Conseil européens ont adopté le 25 novembre 2015 un règlement garantissant sur l’ensemble de l’Europe un « Internet ouvert » – à défaut de parler explicitement de « neutralité de l’Internet » (3). Des « lignes directrices » doivent compléter ce règlement – entrant en vigueur le 30 avril 2016 – et assurer le respect de ces dispositions. C’est l’Organe des régulateurs européens des communications électroniques (Orece ou Berec (4)), dont Sébastien Soriano a été élu vice-président pour cette année et président pour l’an prochain, qui est chargé de préparer d’ici au mois d’août ces lignes directrices « Neutralité du Net », ainsi que des propositions en matière d’itinérance. Et dans les trois ans à venir, ce
« super régulateur européen » (5) jouera un rôle central non seulement dans la révision du quatrième « Paquet télécom » (6) mais aussi dans l’instauration du DSM, sans parler des questions liées aux services OTT (Over-The-Top), à l’Internet des objet (IoT) ou encore aux réseaux de nouvelle génération (NGN).

Placé sous la houlette de la Commission européenne qui l’a créé en janvier 2010 malgré les réticences des « Arcep » nationales, l’Orece fut en quelque sorte une mise sous tutelle communautaire de l’ancien Groupe des régulateurs européens (GRE) (7). Avec l’Orece, Bruxelles s’est doté d’un droit de regard et de veto sur les décisions des différentes « Arcep » européennes. Or avec Sébastien Soriano à sa présidence, et comme l’indique la feuille de route « Revue stratégique » (8), il « constitue un levier d’action pour l’Arcep afin d’accroître son influence en Europe et en particulier auprès des législateurs européens ». Le président de l’Arcep a d’ores et déjà annoncé qu’
« une réunion plénière du Berec se tiendra en février 2017 à Paris ». En France,
les compétences de l’Arcep vont évoluer à l’aune du règlement européen « Internet ouvert » – via le projet de loi « République numérique » adopté le 26 janvier à l’Assemblée nationale – pour lui permettre de faire respecter les dispositions de
ce règlement européen (9) : éviter les blocages, les filtrages, les silos, … C’est sur
cette compétence majeure que l’Arcep va « pivoter », pour reprendre l’expression Sébastien Soriano empruntée au monde des start-up.

Régulation : des télécoms à Internet
Cette neutralité des réseaux, dont l’Arcep sera la garante en France, va s’imposer à tous les opérateurs télécoms et fournisseurs d’accès à Internet (FAI), conformément
à la nouvelle régulation symétrique, et non pas seulement à un acteur en position dominante. Et de là à ce que l’Arcep se sente remplie d’une mission de « régulateur
de l’Internet », il n’y a qu’un pas. Le projet de loi « République numérique » introduit
un principe de « loyauté des plateformes » du Net, tandis que Sébastien Soriano parle de « régulation par la donnée » qui viendrait en plus de la régulation par les réseaux (accès, interconnexion) et par les ressources rares (fréquences, numéros). @

Charles de Laubier

Après Allbrary et Qobuz, Xandrie veut s’enrichir d’autres sites en ligne dans la culture et le divertissement

Déjà opérateur de la bibliothèque digitale Allbrary et nouveau propriétaire de la plateforme de musique en ligne Qobuz, la société Xandrie prévoit d’autres acquisitions « de sites d’information ou de ventes de contenus » pour devenir « le spécialiste international de la culture et du divertissement digital ».

Par Charles de Laubier

Denis Thébaud« Xandrie souhaite adjoindre à son offre d’autres sites dans le domaine de la culture et du divertissement, que ce soit des sites d’information ou de ventes de contenus. Nous prévoyons de nouvelles acquisitions en 2016 et 2017 ; nous avons plusieurs cibles. Notre scope est large, pour autant qu’il serve la stratégie Xandrie de devenir le spécialiste international de la culture et du divertissement », indique Denis Thébaud (photo), PDG de Xandrie, dans un entretien à Edition Multimédi@.
Fondateur de cette société créée en 2012, dont il détient environ 80 % du capital (1), il est aussi PDG du groupe Innelec Multimédia (coté en Bourse) qu’il a créé il y a 32 ans pour la distribution physique de produits tels que jeux vidéo, DVD, logiciels, CD audio, consoles ou encore objets connectés (2). Denis Thébaud a aussi créé il y a 20 ans la société Focus Home Entertainment (aussi cotée en Bourse), le troisième éditeur français de jeux vidéo (3) dont il est actionnaire à plus de 50 %.

« 15 millions d’euros dans Qobuz d’ici 2020 »
En faisant l’acquisition fin décembre de Qobuz, la plateforme de musique en ligne de haute qualité sonore, Xandrie rajoute une corde à son arc – et prévoit d’autres acquisitions. « Notre premier projet est Allbrary qui, comme Qobuz, se veut être une verticale de Xandrie. Qobuz sera donc préservé au sein de notre groupe, avec son identité propre et ses équipes dédiées. Au-delà de la somme de reprise qui est raisonnable, nous allons consentir sur les cinq prochaines années des investissements pour développer cette pépite musicale qui a beaucoup d’avenir : 10 millions d’euros
en marketing et 5 millions en développement technique », nous précise-t-il (4).
Ainsi, d’ici à 2020, la société de Denis Thébaud injectera plus – soit un total de 15 millions d’euros – que les 13 millions d’euros levés par Qobuz auprès des fonds de capital-risque Innovacom et Sigma Gestion depuis sa création par Yves Riesel usqu’ici son PDG (5), et Alexandre Leforestier. Cette reprise de Qobuz par Xandrie fait suite à une décision du Tribunal de commerce de Paris qui, le 29 décembre dernier, a prononcé la reprise des actifs de la plateforme musicale par Xandrie, à l’exception
du passif.

Qobuz : la pépite française donne de la voix
Qobuz avait été placé en redressement judiciaire le 9 novembre, après une période
de plus d’un an d’observation durant laquelle aucun repreneur ne s’était manifesté, après que les actionnaires de la plateforme musicale aient refusé de renflouer la société. Le report de l’entrée en Bourse de Deezer, décidé en octobre, a sans doute rendu sceptiques les investisseurs sur le modèle économique des services d’écoute
en ligne. Denis Thébaud nous a confié qu’il a regardé le dossier durant ces douze derniers mois, sans prendre de contact avant le mois d’octobre, tandis qu’une autre société (Son Vidéo Distribution) présentait une offre de reprise concurrente. « Notre offre était la mieux disante, elle garantissait la reprise de quasiment tous les salariés. C’est un challenge important que nous nous sommes fixés et nous voulons attendre l’équilibre en quatre ans », ajoute Denis Thébaud.
Une quarantaine de personnes travaillent aujourd’hui pour Qobuz, dont les locaux sont basés à Paris dans le 19e arrondissement. Le chiffre d’affaires de la plateforme musicale pour l’année en cours devrait dépasser les 10 millions d’euros, contre 7,5 millions en 2015 (au lieu de 12,5 millions espérés initialement…) et 6,4 millions en 2014. Les derniers chiffres connus sur Qobuz faisaient état d’environ 21.500 abonnés et de plus de 100.000 utilisateurs actifs par mois. « La clientèle que nous visons en Europe, d’abord, apprécie la musique haute qualité car elle a de l’oreille et dispose souvent d’équipements Hifi très performants. C’est une clientèle qui apprécie le streaming, qualité CD [16-Bit/44,1 Khz, ndlr], mais télécharge aussi beaucoup pour posséder sa musique et l’utiliser à sa guise. Notre abonnement “Sublime” à 219,99 euros par an,
qui est “notre offre la plus chère”, est plébiscitée par ces amateurs car elle offre le streaming qualité CD, et aussi des prix préférentiels sur le téléchargement en qualité Hi-Res 24 Bits », explique le PDG de Xandrie. En mai dernier, Qobuz a revendiqué être le premier service de musique en ligne européen à être certifié « Hi-Res Audio », label de haute qualité sonore – Hi-Resolution Audio (HRA) – décerné par la prestigieuse Japan Audio Society, association nippone des fabricants de matériel audio. Au printemps dernier, Qobuz avait d’ailleurs protesté contre l’utilisation trompeuse par le service de musique Deezer du terme « Haute-Résolution » pour qualifier la qualité de son service « Elite ». La plateforme française a en outre noué des partenariats avec des fabricants de matériels Hifi et hightech tels que Sony, LG, HTC, Samsung, Sonos, Devialet, Linn, Lumin, Bluesound ou encore Google (Chromecast). « Au-delà de la musique, nos amateurs apprécient la qualité de la documentation, les livrets, la présentation des artistes et tous les partis pris du site pour faire découvrir en permanence des perles musicales, classique, jazz, rock, etc. », ajoute Denis Thébaud. Qobuz et ses 30 millions de titres musicaux, assortis de métadonnées enrichies, vont migrer sur le cloud d’Amazon (AWS), tandis que l’été prochain sera lancée une offre familiale (Qobuz Family) et une solution « voiture connectée » avec CarPlay d’Apple
et Android Auto de Google.
Au sein de Xandrie, Qobuz et Allbrary seront deux marques complémentaires. Au-delà des synergies possibles entre les deux, il y aura une « mutualisation des moyens et des équipes » dans les fonctions supports : administration, finance, juridique, relations avec les ayants droits, systèmes d’information, … Les deux verticales vont continuer à se développer en Europe (pays anglophones et germanophones) et à l’international (6). Qobuz est déjà ouvert dans neuf pays (7). Quant à la marque « Allbrary The Digital Library », elle a été déposée sur les Etats-Unis, le Canada, la Chine, le Japon, l’Inde
et l’Algérie. Allbrary, que Edition Multimédi@ avait révélé fin 2012 dans le cadre d’une interview exclusive avec Denis Thébaud (8), se veut la première bibliothèque digitale réunissant – dans sa version bêta – six univers différents : ebooks, films et séries, jeux vidéos, logiciels, création digitale et partitions musicales. Viendront ensuite la presse et la musique. Et c’est en toute discrétion qu’Allbrary a ouvert un service de vidéo à la demande (VOD), en version bêta là aussi (allbrary.fr/vod), destiné au marché français et permettant dans un premier temps de louer et de visionner des films et séries. Les vidéos sont en effet proposées en streaming et sous forme de location en ligne (sur
48 heures), le téléchargement définitif étant prévu dès cette année, en attendant l’abonnement SVOD. Selon nos informations, Xandrie a choisi l’agrégateur VOD Factory, lequel édite déjà les services vidéo de SFR, de Tevolution ou encore de
la Fnac.

Allbrary sortira de sa bêta mi-2016
La bibliothèque digitale sera accessible sur tous les écrans. « Allbrary est disponible sur Windows, Android et sera disponible sur iOS en mai prochain. Dans un mois environ [en février], nous aurons une nouvelle version bêta plus évoluée, et c’est vers mi-2016 que nous commencerons réellement notre développement commercial », nous a-t-il confié. Allbrary, qui dépasse les 80.000 références d’œuvres culturelles est accessible soit par le site web Allbrary.fr, soit par des applications pour smartphones et tablettes, et bientôt directement sur des terminaux et des téléviseurs connectés. @

Charles de Laubier

« Erreur », « hold-up », … Le fonds Google d’aide à certains journaux divise toujours la presse française

Carlo d’Asaro Biondo, président de Google Europe (EMEA), chargé des partenariats stratégiques, a dû encore défendre le fonds – toujours contesté – d’aide à la presse française d’« information politique et générale », signé en 2013 sous la houlette de François Hollande et prolongé jusqu’au 31 décembre 2016.