Le groupe Canal+ s’affirme plus que jamais comme le régulateur du cinéma français

Après avoir présenté le 18 octobre aux professionnels du cinéma français ses propositions de réforme de la chronologie des médias, Maxime Saada – DG de Canal+ – les a détaillées dans une interview au Film Français. Contacté par EM@, le CNC se défend d’être hors jeu et poursuit ses « contacts bilatéraux ».

Ce n’est pas le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) qui orchestre les négociations sur la chronologie des médias mais, plus que jamais, Canal+ en tant que premier pourvoyeur de fonds du cinéma français (près de 200 millions d’euros par an). Directeur du groupe Canal+ depuis un peu plus d’un an, Maxime Saada (photo) a présenté en deux temps ses propositions sur l’évolution de la chronologie des médias – laquelle régente la sortie des nouveaux films selon différentes
« fenêtres de diffusion ». Actuellement, les salles de cinéma bénéficient d’une exclusivité de quatre mois. Ce monopole est suivi par la VOD et les DVD, puis par les chaînes payantes, avant les chaînes gratuites et ensuite la SVOD
qui arrivent bien après.
Le patron de Canal+ a d’abord exposé oralement sa position lors d’une réunion avec professionnels du cinéma français qui s’est tenue le 18 octobre en présence du Bureau de liaison des industries cinématographiques (Blic) (1), du Bureau de liaison des organisations du cinéma (Bloc) (2) et de la société civile des Auteurs- Réalisateurs-Producteurs (ARP). Le CNC, lui, n’était pas présent à cette réunion, pourtant déterminante pour l’avenir du cinéma français. Dans la foulée, Maxime Saada a détaillé plus avant et par écrit ses mesures dans une interview exclusive accordée à l’hebdomadaire Le Film Français.

La chaîne cryptée de Vivendi joue l’« agit-prop »
Le timing de l’annonce était savamment synchronisé pour que le pavé soit lancé
dans la marre du Septième Art français tout juste avant les 26e Rencontres cinématographiques de Dijon (RCD) que l’ARP a organisé du 20 au 22 octobre.
Autant dire que cette annonce fracassante de la chaîne cryptée du groupe Vivendi
était de toutes les conversations au cours des trois jours de ce rendez-vous annuel,
où le tout-cinéma français a l’habitude de se rendre. Le CNC, lui, censé coordonner
les discussions sur le financement du cinéma français et sur la chronologie des médias, était étrangement absent des débats. Les propositions de Canal+ sont censées relancer les négociations qui – à cause de « la chaîne du cinéma » justement – s’étaient enlisées dans un statu quo persistent depuis près de deux ans (3).

Le CNC est-il devenu hors jeu ?
Alors, le CNC est-il hors jeu ? Contacté par Edition Multimédi@, son directeur général Christophe Tardieu nous a répondu : « Je ne crois pas que le CNC soit hors jeu du débat sur la chronologie car tout le monde souhaite que nous agissions dans ce domaine ! Il ne faut pas confondre le débat public, avec tout ce que cela peut comporter d’intoxication et de postures, et le travail en souterrain pour définir les positions acceptables. Accessoirement nous étions déjà informés de la position de Canal avant les sorties dans la presse ». A l’heure où nous écrivons ces lignes, aucune date de réunion inter-professionnelle n’a cependant encore été fixée par le CNC. Interrogé
en marge des RCD à Dijon Maxime Saada a pourtant indiqué à EM@ que « les négociations vont commencer dans quelques jours » mais sans avancer de date. Précision de Christophe Tardieu sur le calendrier : « Aucune date n’est encore fixée pour une réunion plénière sur la chronologie des médias. Pour le moment, nous privilégions des contacts bilatéraux avec les différents protagonistes pour voir quelles sont les évolutions pouvant être consensuelles ». Et d’ajouter : « La question n’est pas d’avantager Canal ou d’autres. La question est plutôt de dire qu’il n’est pas illogique d’avantager dans la chronologie des médias les structures qui contribuent le plus à l’économie du cinéma ».
Depuis un certain « projet d’avenant n°1 » à l’accord du 6 juillet 2009 sur la chronologie des médias, avenant présenté par le CNC en janvier 2015 dans sa première mouture (4), le réaménagement de la chronologie des médias n’a toujours pas été fait en raison des exigences de Canal+ et du blocage des exploitants de salles de cinéma. L’an dernier, Canal+ avait conditionné la poursuite des renégociations sur la chronologie des médias à la signature préalable avec le 7e Art français de son accord quinquennal sur ses engagements dans le préfinancement de films (en échange de leur exclusivité).
Ce que Rodolphe Belmer, alors directeur général de Canal+, avait obtenu en mai 2015 – juste avant le Festival de Cannes. Cet accord 2015-2019 a prolongé le précédent accord 2010-2014 signé, lui, en décembre 2009 : Canal+ s’était engagé à consacrer 12,5 % de son chiffre d’affaires à l’achat de films européens et français (5), ou, si cela est plus intéressant pour le cinéma français, à payer un minimum garanti de 3 euros par mois et par abonné. Cette année, les choses ont changé pour « la chaîne du cinéma » payante, reprise en main par Vincent Bolloré qui est à l’origine de l’éviction de Rodolphe Belmer en juillet 2015 : la baisse du nombre d’abonnés (500.000 en moins
en trois ans, passant en dessous des 4 millions) a contraint Canal+ à scinder son offre (Cinéma, Sport, Série, Family) en instaurant de nouveaux tarifs allant de 19,90 euros à 99 euros par mois (au lieu de seulement 39,90 euros par mois), lesquels entreront en vigueur le 15 novembre. Du coup, Canal+ souhaite non seulement revoir l’accord de 2015 avec les organisations du cinéma français – notamment sur le minimum garanti par abonné qui risque selon elle de lui coûter trop cher (6) – mais aussi chambouler
la chronologie des médias à son avantage – notamment en ramenant sa fenêtre de diffusion de dix à six mois après la sortie d’un film en salle obscure.

Ce coup-double de la part de Canal+ était accueilli de deux façons aux RCD de Dijon. Les propositions faites sur la chronologie des médias semblent satisfaire la plupart des organisations du cinéma, notamment celles – comme la Fédération nationale des cinémas français (FNCF) ou la Fédération nationale des distributeurs de film (FNDF)
– décidées à « sanctuariser » les quatre mois de la salle. Là où le rapport Lescure de mai 2013 et le CSA dans la foulée préconisaient le passage de la VOD de quatre à
trois mois, la chaîne cryptée, les exploitants de salles et les distributeurs de films font toujours barrage à cette évolution. A l’instar de Maxime Saada et de Jean-Pierre Decrette, président du Blic et président délégué de la FNCF, Victor Hadida, président de la FNDF, a expliqué à Edition Multimédi@ que « le piratage de films sur Internet explose dès que les films sont disponibles en DVD et en VOD ».
Le seul geste que fait Maxime Saada envers la VOD, c’est de « dégeler totalement »
la fenêtre de Canal+ – après y avoir été opposé – pour que les plateformes de VOD n’aient plus à déprogrammer des films lorsque la chaîne payante les diffuse. Il propose en outre de donner un « avantage chronologique » au téléchargement définitif d’un film (dit EST (7)) par rapport à la VOD à l’acte (dite locative). « Je préconise de lui sanctuariser une fenêtre de 15 jours, entre quatre mois et quatre moi et demi, avant de rendre disponible le film en VOD », a-t-il dit dans Le Film Français. La raison est simple : un film se vend plus cher en EST (environ 20 euros) qu’en VOD (3 à 10 euros).

Canal+ veut revoir l’accord de 2015
En revanche, l’idée de Maxime Saada de réviser l’accord quinquennal de 2015 et ses minimums garantis ne convient pas au Bloc, notamment à l’Union des producteurs de cinéma (UPC) qui, le 20 octobre, s’est dite d’accord sur la nouvelle chronologie des médias proposées mais « dés lors que, de manière concomitante », Canal+
« prolong[e] sans changement (…) pour une durée de deux ans » les accords signés avec le cinéma en mai 2015. Or, il serait étonnant que Canal+ accepte de les passer
de cinq à sept ans sans pourvoir en revoir les modalités de calcul. @

Charles de Laubier

Livre numérique : le format ouvert Epub est en passe d’intégrer le W3C, le consortium du Web

C’est un moment historique pour le jeune monde de l’édition numérique. Le format ouvert Epub (electronic publication), conçu par l’International Digital Publishing Forum (IDPF) pour développer des livres numériques, va devenir à partir du 1er janvier 2017 un standard du World Wide Web consortium (W3C).
Les membres de l’IDPF viennent d’approuver ce ralliement.

tim-berners-lee

Les membres l’International Digital Publishing Forum (IDPF),
à l’origine du format ouvert Epub et ses évolutions pour le livre numérique, ont jusqu’au 4 novembre prochain pour voter en faveur du projet de ralliement de leur organisation au World Wide Web consortium (W3C). C’est le 13 octobre dernier que le conseil d’administration de l’IDPF, présidé par Garth Conboy, en charge chez Google de l’ingénierie logiciel et de la normalisation (1), a approuvé le plan de transfert vers le W3C qui est actuellement soumis aux membres.

Alliance du livre et du Web
Parmi les membres de l’IDPF, qui doivent se prononcer en vue de confier à partir du
1er janvier 2017 l’avenir du format Epub au W3C, l’on retrouve, pour la France, Editis, Hachette Livre, Izneo (Média Participations), Actes Sud, Dilicom, le Syndicat national de l’édition (SNE), le Cercle de la librairie (Electre), le Syndicat des distributeurs de loisirs culturels (SDLC) ou encore la plateforme de livres numériques Youboox (2). Comme le préconisent les dirigeants de l’IDPF (3), et malgré des opposants tels que OverDrive ou Microsoft, il ne fait aucun doute que le vote entérinera la décision d’intégrer le consortium du Web fondé en 1994 et aujourd’hui dirigé par Tim Berners-Lee (photo), l’inventeur du World Wide Web. « Nous partageons une vision excitante entre le W3C et l’IDPF de pleinement harmoniser l’industrie de l’édition et
le coeur de la technologie Web. Cela va créer un environnement média enrichi pour l’édition numérique qui ouvre de nouvelles possibilités pour les lecteurs, les auteurs
et les éditeurs », avait déclaré le célèbre informaticien et physicien britannique en mai dernier lors du BookExpo America 2016 à Chicago. « Pensez au livres éducatifs. Le contenu du livre que l’on connaît aujourd’hui est en train de devenir hautement interactif et accessible avec des liens vers des vidéos et des images issues des événements historiques actuels et des données de recherche originales. Cela va donner une plus grande authenticité et un environnement d’apprentissage plus engageant pour les professeurs et les étudiants », s’était enthousiasmé Tim Berners-Lee. Six mois après son intervention, la fusion-absorption de l’IDPF est en passe d’être validée. Le format Epub rejoint ainsi les autres standards du Web tels que HTML, CSS, SVG ou encore ECMAScript dans l’Open Web Platform (OWP), une bibliothèque technologique lancée par le W3C en 2010. Au sein du W3C, c’est le Digital Publishing Interest Group (DigPubIG) qui prendra sous son aile le format ouvert pour livres numériques afin de poursuivre son développement au sein d’un écosystème d’impression numérique ouvert et interactif, avec recours aux métadonnées et aux contenus enrichis (de la typographie jusqu’au multimédia).
En France, où une association EDRLab (4) a été créée il y a un an par les maisons d’édition à Paris afin de développer avec l’IDPF des logiciels libres pour le livre numérique, le SNE va accueillir le 16 novembre prochain le directeur général du W3C, Jeffrey Jaffe, dans le cadre des 17e Assises du livre numérique consacrées à ce rapprochement Epub- Web. Ce dernier reconnaît que « les premières technologies
du Web n’ont pas répondu aux besoins rigoureux des auteurs et des éditeurs, dont le contenu est conçu dans des livres, des journaux et des magazines avec une typographie améliorée ». L’Epub au sein du W3C va y remédier.
Les maisons d’édition françaises, au premier rang desquelles se trouvent Editis (La Découverte, Le Cherche Midi, Xo Editions, …), Madrigall (Gallimard, Flammarion, Casterman, …) et Media Participations (Dargaud, Dupuis, Fleurus, Izneo, …), misent plus que jamais sur Epub 3 pour résister aux deux géants mondiaux du livre numérique que sont Amazon et Apple, ainsi qu’à Adobe, dont les systèmes respectifs de ebooks fermés et verrouillés sont non-interopérables (5). Les développements technologiques pour ebooks devraient s’accélérer. Car, pour l’heure, les ventes de livres numériques en France progressent trop lentement : elle ne représentent en 2015 que 6,5 % du marché français du livre, soit 173,3 millions d’euros – alors que c’est 24 % aux Etats-Unis, 16 % au Royaume-Uni ou encore 8,2 % en Allemagne. @

Charles de Laubier

Lagardère Active met le numérique et la data au coeur de sa stratégie afin de résister aux GAFA

Nommé il y a près de cinq ans (le 7 novembre 2011) à la présidence de Lagardère Active (regroupant la presse et l’audiovisuel du groupe d’Arnaud Lagardère), Denis Olivennes change de braquet cette année en faisant du numérique et du traitement des données sa priorité pour générer de nouveaux revenus.

C’est un signe : Valérie Salomon, jusqu’alors directrice des régies publicitaires d’Altice Media et de Libération, vient d’arriver chez Lagardère Active en tant que présidente de Lagardère Publicité et se voit rattachée à Corinne Denis, directrice du numérique et du développement des revenus. « C’est d’autant plus important que la data et le numérique sont au cœur de notre problématique de revenus. Il fallait donc que cela [la publicité et le numérique, ndlr] soit marié de manière très étroite », a souligné Denis Olivennes (photo), le patron de Lagardère Active, devant l’Association des journalistes médias (AJM) le 4 octobre dernier.
Sous son autorité, Corinne Denis – nommée à la tête de la nouvelle direction numérique de Lagardère Active en mai 2015 – a non seulement vu ses attributions étendues depuis janvier dernier au développement des revenus, mais voit maintenant passer sous sa coupe la régie publicitaire de Lagardère Active (1). « Lorsque je suis arrivé, j’ai décentralisé le groupe autour de ses marques [Elle, Paris Match, Le Journal du Dimanche, Europe 1, Gulli, …, ndlr], ainsi que les régies, a poursuivi Denis Olivennes. Mais il y a une couche transversale pour les outils, le marketing, la data, pour le numérique ou encore les grand comptes. C’est de tout cela dont Valérie Salomon a en charge. Et pour être sûr que le tournant du numérique est pris et le faire avancer, elle est sous l’autorité de Corinne Denis ».

Un trésor de guerre de 100 millions de contacts
Lagardère Active a donc décidé de mettre les bouchées doubles dans le digital et la data, devenus le nerf de la guerre des médias en pleine mutation face aux géants du Net, les fameux GAFA. « Nous devons arriver à générer de nouveaux revenus et de nouvelles activités. C’est le développement du numérique et, encore balbutiant, de la data dont on espère beaucoup ». Ce trésor de guerre est constitué par les quelque 100 millions de contacts que traite Lagardère Active en France et à l’international. Mais cela ne suffit pas à faire le poids face aux Google, Facebook, Twitter ou encore Snapchat, lesquels revendiquent chacun plusieurs centaines de millions d’utilisateurs dans le monde – lorsque cela ne relève pas du milliard pour certains.

Une plateforme data commune ?
Aussi, pour arriver à se battre à armes égales, le président du directoire de Lagardère Active (2) en appelle aux autres médias français pour se fédérer autour des données numériques selon un principe d’open innovation : « Je souhaite que nous nous réunifions. Car la taille des médias français est trop peu critique à l’échelle du monde pour que l’on soit divisé. Nous sommes en train de créer, avec le groupe Les Echos, une plateforme sur la data, qui doit être ouverte (à d’autres médias) comme pour La Place Média, ainsi qu’à des start-up. Nous serons ainsi beaucoup plus puissants nombreux contre eux (les GAFA) ». Lagardère Active a été l’initiateur de La Place Média, une plateforme de publicité programmatique lancée en 2012 avec, outre Lagardère Publicité, les régies Amaury Médias, FigaroMedias, TF1 Publicité et France Télévisions Publicité, rejointes depuis par 200 éditeurs partenaires.
Mais toutes les grandes régies n’ont pas fait cause commune, certaines préférant créer une plateforme concurrente. Ainsi est né Audience Square, initié par M6, Le Monde,
Le Nouvel Observateur, NextRadioTV, Le Point, Prisma, RTL, L’Express-Roularta, Libération et Les Echos. « Si l’on peut faire une seule plateforme sur le traitement des données, nous sommes pour. Si l’on ne veut pas reproduire ce qui s’est passé avec La Place Média et Audience Square, ce serait encore mieux. On s’y prend tôt. On a fait un appel ouvert. J’espère que l’on va réussir à ramener tout le monde », a confié Denis Olivennes. Pour préparer cette plateforme « Data Science », qui fut annoncée le 5 septembre dernier mais dont la structure reste à constituer, des expérimentations sont déjà menées depuis quelques semaines entre Lagardère Active et les deux médias du groupe LVMH (Les Echos et Le Parisien), avec des start-up spécialisées, sur le partage et l’analyse de données, ainsi que sur la modélisation de systèmes algorithmiques (3). L’union des médias français dans la data serait en tout cas une réponse aux GAFA qui bousculent à leur avantage le marché publicitaire. Le patron de Lagardère Active estime qu’il y a là transfert de valeur au détriment de la presse : « La publicité dans les médias en France est de l’ordre de 11 milliards d’euros par an. Entre 2004 et 2015, ce montant n’a pas vraiment changé. Sauf que 2 milliards de ce marché sont passés des médias traditionnels vers les nouveaux médias, dont 1,5 milliard partis de la presse imprimée (print). Et malheureusement, 80 % de cette manne publicitaire a été captée par les GAFA. Nous n’avons pas retrouvé dans les sites Internet des journaux l’argent que les journaux imprimés avaient perdu ». Il fallait donc réagir. Pour sa part, Lagardère Active a comme objectif d’atteindre 10 % de résultat d’exploitation. « Lorsque je suis arrivé, nous étions à 6,2 %. Aujourd’hui, nous sommes à 8,2 %, proche de la rentabilité de Lagardère Publishing [Hachette Livres, ndlr] », se félicite Denis Olivennes qui compte aussi pour y parvenir sur le hors-média tel que l’organisation physique de forums (comme le font déjà Elle et Le JDD) ou le développement du brand content (dont aura la charge Emilie Briand, ex-Webedia, recrutée en février).
Encore faut-il que le groupe Lagardère Active poursuive sa mue engagée par Denis Olivennes fin 2011 dans le cadre du projet « Réinventer Lagardère Active ». Cela s’est traduit pour l’instant par une réduction des effectifs de près de 1.000 personnes, une stabilisation du chiffre d’affaires pour la première fois depuis 2008 (à 963 millions d’euros en 2015, contre 958 millions l’année précédente), une progression du résultat opérationnel de 25 % ces trois dernières années, et un retour à la croissance de leurs revenus des sites Internet du groupe. « Pour autant, nous sommes à la moitié du chemin. On est loin d’avoir accompli cette mutation », a prévenu Denis Olivennes,
qui compte encore « réduire l’exposition » de Lagardère Active à la presse, tout en l’augmentant à l’audiovisuel et au digital. Après un plan de départs volontaires qui s’achèvera en février 2017 chez Télé 7 Jours, Ici Paris et France Dimanche, ces trois titres de presse dite « populaire » devraient être cédés s’ils trouvaient preneur(s) comme l’ont été auparavant une dizaine de titres (4).
Reste à savoir si Denis Olivennes a les moyens financiers de ses ambitions numériques, comparé à des groupes tels que Axel Springer et Webedia. « Une partie du cash des 80 millions d’euros opérationnel nous permet de restructurer notre activité. Et ce qui nous reste, nous le consacrons aux investissements dans notre développement. Ce donc des investissements plus limités que si nous avions choisi de nous endetter », a-t-il reconnu. Et de défendre la stratégie du groupe : « Nous n’avons pas, comme l’a fait Axel Springer, investi massivement dans un numérique, qui n’a d’ailleurs pas grand chose à voir avec le numérique des médias puisque ce sont principalement des annonces classées. C’est une autre stratégie. Nous, nous avons choisi de demeurer un groupe média et de se transformer comme tel ».

Ne plus décevoir Arnaud
Si la stratégie numérique avait pu décevoir Arnaud Lagardère (échec de l’agence digitale Nextidea, déboires du comparateur de prix LeGuide.com, tout juste revendu à Kelkoo, …), malgré les performances de Doctissimo.com, Boursier.com ou encore de Billetreduc.com, Denis Olivennes espère lui donner cette fois satisfaction. @

Charles de Laubier

WPP, n°1 mondial de la publicité, accroît son emprise sur les contenus avec Matthieu Pigasse (LNEI)

Martin Sorrell, directeur général fondateur de WPP depuis 30 ans, est connu en Grande-Bretagne pour être le patron anglo-saxon le mieux payé – 84 millions d’euros en 2015 ! Le numéro un mondial de la publicité poursuit ses investissements dans les contenus, via maintenant la France avec Matthieu Pigasse.

Par Charles de Laubier

martin-sorrell« Je ne suis pas gêné par la croissance du groupe, parti de deux personnes dans une chambre à Lincoln’s Inn Fields [le plus grand square de Londres, ndlr] en 1985, à 190.000 personnes dans 112 pays, et ayant une position de leader dans notre industrie, ce qui est important », avait déclaré Martin Sorrell (photo), le directeur général de WPP, en avril dernier à la BBC pour justifier son très haut salaire controversé de… 72,4 millions de livres sterling (84 millions d’euros).
Pour trente ans de services au sein de l’entreprise dont il est le fondateur, après avoir acheté en 1985 la société Wires & Plastic Products (fabricant de paniers en fil de fer), il estime que ses actuels émoluments sont bien mérités. Ainsi, d’après le rapport annuel 2015 de WPP, le patron du numéro un mondial de la publicité a perçu l’an dernier : en salaire fixe de base près de 3,9 millions d’euros, en intéressement à court terme près de 5 millions d’euros, et surtout en intéressement à long terme près de 72,6 millions d’euros, ainsi qu’en bonus et retraite plus de 2,5 millions d’euros.

Poids de la publicité digitale chez WPP : plus de 5 milliards d’euros en 2015
Chaque année, l’augmentation de sa rémunération record fait polémique chez les actionnaires qui, lors de la dernière assemblée générale annuelle en juin, ont contesté l’écart de « 196 contre 1 » (1) entre sa paie et la moyenne des 190.000 employés (associés inclus) du groupe WPP.
Mais pour Martin Sorrell, cette rémunération mirifique – ce « salaire ahurissant », comme l’a écrit le correspondant à Londres du quotidien Le Monde (2), dont Matthieu Pigasse est l’un des trois actionnaires – n’est pas un problème. Le géant de la publicité affiche une santé insolente, avec un chiffre d’affaires mondial record, en croissance de 6,1 % sur un an à 12,2 milliards de livres sterling (environ 15 milliards d’euros) pour un bénéfice net en hausse de 7,3 % à plus de 1,6 milliard de livres (quelque 1,8 milliard d’euros). Et en cette année 2016, le groupe aux plus de 400 filiales – dont une soixantaine actives en France où WPP a réalisé plus de 650 millions d’euros l’an dernier – espérait faire aussi bien, voire mieux.

Incertitudes liées au Brexit
Seulement voilà : les incertitudes liées au Brexit pèsent sur les revenus du britannique, malgré un marché publicitaire mondial qui a trouvé des relais de croissance avec Internet et les mobiles – la publicité digitale dépassant déjà en valeur l’ensemble des autres médias (3). Au cours du premier semestre, la rentabilité de WPP a chuté en raison notamment de la dépréciation de la société de mesure d’audience américaine ComScore (dont le britannique possède 18,6 % du capital après sa fusion avec Rentrak). Mais cela n’empêche pas le groupe que dirige Martin Sorrell de maintenir
ses objectifs de progression du chiffre d’affaires à plus de 3 %.
En plus de l’Euro-2016 de football, des Jeux Olympiques de Rio ou encore de l’élection présidentielle aux Etats-Unis, l’envolée de la publicité en ligne devrait largement y contribuer. « Le revenu digital [comprenant non seulement la publicité en ligne, mais aussi le marketing direct, ndlr] compte maintenant pour plus de 38 % du chiffre d’affaires du groupe », a expliqué WPP le 24 août dernier lors de la présentation de
ses résultats semestriels. Et cette proportion ne cesse d’augmenter d’un point en un an. Le digital pèse déjà sur 2015 plus de 5 milliards d’euros. Pour accélérer la cadence,
le géant de la publicité s’implique dans les contenus éditoriaux et surfe sur la vague numérique du « brand content » (contenu de marque), du « native advertising » (publi-reportage ciblé), du « story-driven marketing » (récits marque-consommateur), ou encore du « content sponsoring » (financement de contenu), sur fond de « brand engagement » (implication de l’utilisateur). C’est dans ce contexte d’euphorie salariale, et de mutation publicitaire vers le numérique, que Martin Sorrell a décidé d’investir dans Les nouvelles éditions indépendantes (LNEI), la holding de médias du français Matthieu Pigasse (4). Vice-président de la banque Lazard en Europe (5), ce dernier est propriétaire du magazine Les Inrockuptibles, de Radio Nova, d’un tiers du groupe Le Monde Libre (Le Monde, L’Obs, Télérama), coactionnaire du site web français Le Huffington Post (avec Le Monde et HPMG News), actionnaire minoritaire du groupe américaino-canadien Vice Media présent dans la télévision et les médias numériques. Matthieu Pigasse est en outre coactionnaires – à part égale avec NJJ Presse (Xavier Niel) et Troisième OEil (Pierre-Antoine Capton) – de la société Mediawan, véhicule financier coté à la Bourse de Paris (réservé aux investisseurs professionnels) et
destiné à procéder à des acquisitions dans le domaines des médias et d’Internet (6). Concernant Vice Media, dans lequel WPP a déjà de son côté investi directement il y a plus de cinq ans 36 millions de dollars (valorisés aujourd’hui 300 millions de dollars), c’est Matthieu Pigasse qui va assurer cet automne le lancement en France sur CanalSat de « Viceland », une nouvelle chaîne de divertissement destinée aux jeunes de la génération Millenium. Après le Canada et les Etats- Unis en février, la version britannique a été lancée le 19 septembre dernier en Grande-Bretagne sur Sky et Now TV (7). Le cofondateur de Vice Media, Shane Smith, souhaite en effet lancer en Europe une douzaine de chaînes Viceland, avec productions originales, qui seront accessibles sur ordinateur, smartphone, tablette, console de jeux ou encore box Internet (8).

Avec Matthieu Pigasse, le géant WPP donne un coup d’accélérateur dans la conquête des contenus en Europe. « L’investissement dans LNEI illustre aussi l’implication grandissante du groupe dans les contenus », souligne le numéro un mondiale de la publicité. Potentiellement, grâce à des obligations convertibles en actions, WPP détient au moins 25 % du capital (9) de la holding du banquier français, lequel dispose ainsi de 200 millions d’euros pour faire des acquisitions.
Au-delà de Vice Media, WPP a déjà posé des jalons « content » dans une quinzaine d’autres entreprises de contenus via WPP Digital et son bras armé financier WPP Venture s b a s é d a n s l a S i l i con Va l ley. L e s « investissements stratégiques » dans les contenus se font en prenant une participation minoritaire dans le capital d’éditeurs online. En juin dernier, WPP a investi dans deux sociétés américaines : Woven Digital, qui produit et distribue des contenus « pop culture » destinés à la génération Millenium, et All Def Digital (ADD) qui produit et distribue de la musique
et des contenus visant la culture des jeunes urbains. En janvier 2016, WPP a misé
sur Mitú, un réseau sur Internet très prisé des jeunes Latinos aux Etats-Unis et en Amérique Latine. En avril 2015, ce fut Refinery29, un éditeur de contenus en ligne basé à New York spécialisé dans les contenus de mode et de lifestyle à destination des femmes de la génération Millenium également. En septembre 2014, Indigenous Media, producteur de courts et longs métrages multi-plateformes, bénéficia du soutien financier du géant de la publicité.

Vers la convergence pub-contenu
En juin 2013, WPP a participé au financement de Fullscreen, un réseau de chaînes sur YouTube (10) revendiquant 600 millions d’utilisateurs pour 5 milliards de vidéos vues par mois, grâce à l’implication de 70.000 créateurs. Il a également investi dans Imagina, MRC, Say Media, Bruin Sports Capital, Courtside Ventures, The Weinstein Company, Media Rights Capital, ou encore China Media Capital. La convergence pub-contenu est en marche. @

Charles de Laubier

Avec Access Industries (Warner Music), le français Deezer trouve son « Yahoo » pour conquérir l’Amérique

C’est dans la torpeur de l’été que l’Autorité de la concurrence a publié début août sa décision – prise en toute discrétion le 24 juin dernier – autorisant « la prise de contrôle exclusif de la société Deezer » par le groupe Access Industries qu’a fondé l’Américain (né en Ukraine) Leonard Blavatnik il y a trente ans.

Créée en 1986, Access Industries, la holding diversifiée de l’Américain d’origine russo-ukrainienne Leonard Blavatnik (photo), déjà propriétaire de Warner Music depuis 2011, s’offre Deezer pour ses trente ans. Access Industries, qui s’était par ailleurs emparé en 2014 du groupe Perform en Grande-Bretagne spécialisé dans les médias sportifs en ligne, fait avec Deezer
un pas de plus en Europe dans les industries culturelles. La plateforme française de musique en ligne, qui fêtera quant à
elle ses dix ans l’an prochain, passe ainsi officiellement sous
le contrôle d’une entreprise américaine. L’augmentation de capital réalisée en début d’année – correspondant à une levée de fonds de 100 millions d’euros et aboutissant à la prise de contrôle de Deezer par Access Industries – a été discrètement autorisée par l’Autorité de la concurrence au début de l’été et la décision publiée seulement le 3 août. Le pionnier français des services de musique en ligne, concurrent de Spotify et d’Appel Music, tombe ainsi dans l’escarcelle d’une entreprise étrangère sans que personne en France ne s’en émeuve. Pourtant, l’on se souvient de l’affaire « Dailymotion » au printemps 2013 lorsque le ministre du Redressement productif à l’époque, Arnaud Montebourg, s’était opposé publiquement à ce qu’Orange – alors détenteur de la totalité du capital de la plateforme de partage vidéo française – en vende 75 % à l’américain Yahoo pressé de concurrencer frontalement YouTube.

De l’affaire d’Etat « Dailymotion » à la vente discrète de Deezer
Cette intervention de l’Etat fit capoter le projet, à la grande consternation des dirigeants de Dailymotion et de Stéphane Richard, le PDG d’Orange (1). Dans le cas de la vente de Deezer, rien de tout cela. Il faut dire qu’Orange n’est cette fois que minoritaire de l’entreprise via sa holding Orange Participations (2), laquelle a augmenté sa part jusqu’alors de 11,7 %, pendant qu’Access Industries a pris le contrôle en passant de 29,7 % à plus de 50 %. Et puis le successeur d’Arnaud Montebourg à Bercy, Emmanuel Macron, avait sans doute d’autres chats à fouetter que de se préoccuper d’une pépite de la hightech française : le ministre de l’Economie, de l’Industrie et…
du Numérique lançait en avril son propre mouvement politique « En marche ! » et démissionnait du gouvernement fin août !

Blavatnik, à défaut de Bourse
Aussi étonnant soit-il, comme le souligne d’ailleurs l’Autorité de la concurrence, aucun des actionnaires de Deezer ne détenait jusqu’à maintenant de participation majoritaire ni le contrôle de la société. La quinzaine d’actionnaires de la plateforme musicale exerçaient donc sur Deezer « un contrôle fluctuant ». Derrière les deux premiers actionnaires Access Industries et Orange, il y avait – du moins avant l’augmentation
de capital du début d’année – DC Music (fonds des frères Rosenblum, fondateurs de Pixmania) et Idinvest Partners (avec Lagardère comme investisseur) à hauteur de plus de 10 % chacun, suivis de Daniel Marhely (cofondateur de Deezer avec Jonathan Benassaya), mais aussi des majors de la musique enregistrée que sont Universal Music (6,4 %), Sony Music (4,1 %), Warner Music (4,1 %) et EMI (2,1 %), ainsi que notamment… Xavier Niel, le patron fondateur de Free, à hauteur de 4 %.
Pour la holding new-yorkaise du milliardaire Leonard Blavatnik (3), la prise de contrôle est l’aboutissement d’une stratégie d’investissement qui l’avait amené à devenir en 2012 actionnaire de la start-up française (ex-Blogmusik). Après avoir renoncé à son introduction à la Bourse de Paris, laquelle était prévue fin 2015 (4) mais fut annulée en raison du peu d’enthousiasme des investisseurs perplexes au moment du lancement d’Apple Music, Deezer se devait de trouver de l’argent frais pour financer son expansion internationale.
Le plus Américain de ses investisseurs sera finalement sa tête de pont pour conquérir les Etats-Unis, où la plateforme musicale française n’a jusqu’ici que très peu percé : moins de 1 % de son chiffre d’affaire, lequel a dépassé les 190 millions d’euros en 2015 (contre près de 142 millions l’année précédente). Avec des pertes annuelles récurrentes (27 millions d’euros en 2014) et un nombre d’abonnés payants qui dépasse à peine les 6 millions (contre 40 millions pour Spotify), Deezer n’avait pas les moyens de ses ambitions mondiales malgré une offre de streaming audio étoffée disponible dans plus de 180 pays : catalogue de plus de 35 millions de titres musicaux et 40.000 podcasts d’information, de divertissement et de sport, les utilisateurs pouvant écouter des playlists personnalisées et des webradios à partir de tout appareil connecté à Internet. En Europe, d’après l’Autorité de la concurrence, sa part de marché en valeur
– téléchargement et streaming confondus – ne dépasse pas les 5 % en 2015 pendant que celle de chacun de ses principaux concurrents Spotify et iTunes/Apple Music est au-delà des 40 %. Finalement, c’est bien sur l’Hexagone que le français Deezer s’est imposé avec – toujours incluant téléchargement et streaming – entre 20 % et 30 % de part de marché l’an dernier face à ses principaux rivaux : iTunes/Apple Music (30-40 %), Spotify (10-20 %), Napster (5-10 %), YouTube (5-10 %) et Qobuz (0-5 %).
Si l’on considère cette fois le seul segment du streaming musical, Deezer s’en tire encore mieux en France face à ses multiples concurrents grâce à un accord noué à partir d’août 2010 avec son actionnaire Orange pour proposer des bundles « forfait-musique », avec cette fois une part de marché située entre 40 % et 50 %. Ce qui en fait la première plateforme de musique sur son marché domestique. En effet, toujours sur l’Hexagone, Spotify s’arroge près de 30 % ; YouTube et Naptser se situent entre 10 % et 20 % ; Qobuz ne fait pas plus de 5 % ; tous les autres (Apple Music, Tidal, Google, Fnac, …) totalisent ensemble jusqu’à 20 % au grand maximum des revenus du streaming.
Selon le Syndicat national de l’édition phonographique (Snep), qui représente les intérêts des majors de la musique dont fait partie Warner Music d’Access Industries,
le marché français de la musique numérique a atteint 152,3 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2015 (tarifs de gros hors taxes), dont 104,2 millions pour le streaming (par abonnement ou gratuit financé par la publicité) et 42,7 millions pour le téléchargement. L’Autorité de la concurrence s’est intéressée à l’intégration verticale du nouvel ensemble Access-Deezer « dans la mesure où Access intervient, via Warner Music,
sur le marché de la distribution en gros de licences de musique enregistrée numérique, en amont des activités de streaming de Deezer sur le marché de la vente au détail de musique enregistrée numérique ». Le risque de cette concentration verticale était de voir Access-Deezer restreindre la concurrence sur le marché ainsi verrouillé par des pratiques déloyales (éviction, tarifs, coûts, …) en amont et en aval.

Intégration verticale anti-concurrentielle ?
Par exemple, Warner Music pourrait avoir des pratiques discriminatoires au bénéfice de Deezer en octroyant à ce dernier de licences exclusives sur certains titres ou artistes. Inversement, Deezer pourrait favoriser Warner Music en refusant de donner accès à sa plateforme aux maisons de disque concurrentes, ou à des conditions dégradées. Mais pour le gendarme de la concurrence, « l’opération n’est pas susceptible de porter atteinte à la concurrence par le biais d’un verrouillage de l’accès ». @

Charles de Laubier