A propos Charles de Laubier

Rédacteur en chef de Edition Multimédi@, directeur de la publication.

Brainstorming politique et législatif sur les multiples enjeux de l’intelligence artificielle

Il ne se passe pas un mois sans que l’intelligence artificielle (IA) ne fasse l’objet d’un rapport, d’un livre blanc, ou d’une déclaration politique. Il en va pour les uns de la « souveraineté », pour les autres de droit de propriété intellectuelle, ou encore de révolution numérique, c’est selon. Et après ?

La Commission européenne a publié le 19 février – dans le cadre de la présentation de sa stratégie numérique (1) – son livre blanc intitulé « Intelligence artificielle. Une approche européenne axée sur l’excellence et la confiance » (2), soumis à consultation publique jusqu’au 19 mai (3). En France, le 7 février, c’était le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) qui publiait son rapport sur l’IA et la culture au regard du droit d’auteur (4). En octobre 2019, l’OCDE (5) présentait son rapport « L’intelligence artificielle dans la société » (6). Le gouvernement français, lui, présentait à l’été 2019 sa stratégie économique d’IA (7), dans le prolongement du rapport Villani de 2018.

Contrôler les « systèmes d’IA à haut risque »
Quels que soient les initiatives et travaux autour de l’intelligence artificielle, les regards se tournent vers le niveau européen lorsque ce n’est pas à l’échelon international. Appréhender l’IA d’un point de vue politique et/ou réglementaire nécessite en effet une approche transfrontalière, tant les enjeux dépassent largement les préoccupations des pays pris isolément. Ainsi, la Commission européenne et l’OCDE se sont chacune emparées du sujet pour tenter d’apporter des réponses et un cadre susceptible de s’appliquer à un ensemble de plusieurs pays. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen (photo), s’était engagé à ouvrir dans les 100 premiers jours de son mandat le débat sur « l’intelligence artificielle humaine et éthique » et sur l’utilisation des méga données (Big Data). Le livre blanc sur l’IA, un document d’une trentaine de pages, expose ses propositions pour promouvoir le développement de l’intelligence artificielle en Europe tout en garantissant le respect des droits fondamentaux. Cette initiative avait été enclenchée il y a près de deux ans par l’ancienne Commission « Juncker » et sa stratégie européenne pour l’IA (8) présentée en avril 2018. Concrètement, il s’agit maintenant pour la Commission « Leyen » de limiter au maximum les risques potentiels que l’IA peut induire, tels que « l’opacité de la prise de décisions, la discrimination fondée sur le sexe ou sur d’autres motifs, l’intrusion dans nos vies privées ou encore l’utilisation à des fins criminelles » (dixit le livre blanc). « Par exemple, des biais dans des algorithmes ou des données de formation utilisés dans des systèmes de recrutement reposant sur l’IA pourraient conduire à des résultats qui seraient injustes et discriminatoires et, partant, illégaux en vertu de la législation de l’UE en matière de non-discrimination ». La Commission européenne compte mettre en place « un écosystème d’excellence » en rationalisant la recherche, en encourageant la collaboration entre les Vingt-sept, et en accroissant les investissements dans le développement et le déploiement de l’IA. Cet écosystème « IA » devra être basé sur la confiance. Aussi, la Commission européenne envisage la création d’un « cadre juridique » qui tienne compte des risques pour les droits fondamentaux et la sécurité. La précédente Commission « Juncker » avait déjà balisé le terrain avec un groupe d’experts de haut niveau – 52 au total (9) – dédié à l’intelligence artificielle, dont les travaux ont abouti à des lignes directrices en matière d’éthique « pour une IA digne de confiance » (10) que des entreprises ont mises à l’essai à la fin de 2019 dans le cadre du forum European AI Alliance constitué à cet effet par 500 membres (11).
Mais la Commission européenne ne veut pas effrayer les entreprises sur un cadre règlementaire trop stricte au regard de cette technologie émergente. « Un cadre juridique devrait reposer sur des principes et porter avant tout sur les systèmes d’IA à haut risque afin d’éviter une charge inutile pour les entreprises qui veulent innover. (…) Les systèmes d’IA à haut risque doivent être certifiés, testés et contrôlés, au même titre que les voitures, les cosmétiques et les jouets. (…) Pour les autres systèmes d’IA, la Commission propose un système de label non obligatoire lorsque les normes définies sont respectées. Les systèmes et algorithmes d’IA pourront tous accéder au marché européen, pour autant qu’ils respectent les règles de l’UE », a prévenu la Commission européenne. Encore faut-il que savoir comment caractériser une application d’IA « à haut risque ».

Une approche internationale nécessaire
Selon le livre blanc, c’est le cas si cette dernière cumule deux critères : l’application d’IA est employée dans un secteur où, compte tenu des caractéristiques des activités normalement menées, des risques importants sont à prévoir (santé, transports, énergie, certains services publics, …) ; l’application d’IA est de surcroît utilisée de façon telle que des risques importants sont susceptibles d’apparaître (risque de blessure, de décès ou de dommage matériel ou immatériel, …). L’Europe entend jouer « un rôle moteur, au niveau mondial, dans la constitution d’alliances autour de valeurs partagées et dans la promotion d’une utilisation éthique de l’IA ». Il faut dire que la Commission européenne n’est pas la seule – loin de là – à avancer sur le terrain encore vierge de l’IA.

5 principes éthiques édictés par l’OCDE
L’OCDE, dont sont membres 37 pays répartis dans le monde (des pays riches pour la plupart), s’est aussi emparée de la question de l’IA en élaborant des principes éthiques. Cette organisation économique a elle aussi constitué son groupe d’experts sur l’intelligence artificielle (AIGO), qui, le 22 mai 2019, a amené l’OCDE à adopter des principes sur l’IA, sous la forme d’une recommandation (12) considérée comme « le premier ensemble de normes internationales convenu par les pays pour favoriser une approche responsable au service d’une IA digne de confiance ». Après en avoir donné une définition précise (voir encadré ci-dessous), l’OCDE recommande à ses Etats membres de promouvoir et de mettre en œuvre cinq grands principes pour « une IA digne de confiance », à savoir :
• 1. Croissance inclusive, développement durable et bienêtre (renforcement des capacités humaines et de la créativité humaine, inclusion des populations sous-représentées, réduction des inégalités économiques, sociales, entre les sexes et autres, et protection des milieux naturels, favorisant ainsi la croissance inclusive, le développement durable et le bien-être).
• 2. Valeurs centrées sur l’humain et équité (liberté, dignité, autonomie, protection de la vie privée et des données, non-discrimination, égalité, diversité, équité, justice sociale, droits des travailleurs, attribution de la capacité de décision finale à l’homme).
• 3. Transparence et explicabilité (transparence et divulgation des informations liées aux systèmes d’IA, favoriser une compréhension générale des systèmes d’IA, informer les parties prenantes de leurs interactions avec les systèmes d’IA, permettre aux personnes subissant les effets néfastes d’un système d’IA de contester les résultats sur la base d’informations claires et facilement compréhensibles).
• 4. Robustesse, sûreté et sécurité (veiller à la traçabilité, notamment pour ce qui est des ensembles de données, des processus et des décisions prises au cours du cycle de vie des systèmes d’IA, approche systématique de la gestion du risque, notamment ceux liés au respect de la vie privée, à la sécurité numérique, à la sûreté et aux biais).
• 5. Responsabilité (du bon fonctionnement des systèmes d’IA et du respect de ces principes).
Le G20 a ensuite approuvé ces principes dans sa déclaration ministérielle des 8-9 juin 2019 sur le commerce et l’économie numériques (13), en présence également du Chili, de l’Egypte, de l’Estonie, des Pays-Bas, du Nigéria, du Sénégal, de Singapour, de l’Espagne et du Viet Nam. « Afin de favoriser la confiance du public dans les technologies de l’IA et de réaliser pleinement leur potentiel, nous nous engageons à adopter une approche de l’IA axée sur l’être humain, guidée par les principes de l’IA du G20 tirés de la recommandation de l’OCDE sur l’IA, qui sont annexés et qui ne sont pas contraignants », ont déclarés les ministres de l’économie numérique et/ou du commerce des pays signataires.
D’autres organisations multilatérales mènent aussi des réflexions sur l’intelligence artificielle, telles que le Conseil de l’Europe, l’Unesco (14), l’OMC (15) et l’UIT (16). Au sein de l’ONU, l’UE participe au suivi du rapport du groupe de haut niveau sur la coopération numérique, et notamment de sa recommandation sur l’IA. Le 21 novembre dernier, l’Unesco a été mandatée à l’unanimité par ses 193 Etats membres pour élaborer avec l’aide d’experts des normes éthiques en matière d’IA. « Parce que l’intelligence artificielle dépasse le registre de l’innovation, c’est une rupture, une rupture anthropologique majeure qui nous place devant des choix éthiques », a lancé sa directrice générale, la Française Audrey Azoulay, lors de la 40e Conférence générale de cette agence de l’ONU.
En France, le CSPLA s’est penché sur l’IA au regard du droit d’auteur. Dans leur rapport publié en février, les deux professeures – Alexandra Bensamoun et Joëlle Farchy – suggèrent « la création d’un droit spécial du droit d’auteur (pour manifester la parenté évidente de ces créations avec les œuvres classiques), assis sur les critères classiques dans une lecture renouvelée ». Il s’agit d’un choix politique, comme ce fut le cas pour le logiciel. Une autre option avancée par les auteures serait de créer un droit spécifique, en droit d’auteur et à la lisière d’un droit voisin, en s’inspirant du régime de l’œuvre posthume.

Quel droit pour l’œuvre créée par une IA ?
Le droit privatif sur les productions créatives d’une IA pourrait ensuite consister en un droit sui generis, sur le modèle du droit accordé au producteur de bases de données, avec un objectif affiché, celui de soutenir et de protéger l’investissement. « La publication de notre rapport sur l’IA permet de contribuer utilement à la réflexion européenne et internationale sur ce sujet. Il sera d’ailleurs traduit prochainement en anglais dans ce but », indique à Edition Multimédi@ Olivier Japiot, président du CSPLA. @

Charles de Laubier

Télévision : vous aimez les services interactifs HbbTV ; adorerez-vous la publicité ciblée HbbTV-TA ?

Dix ans après le lancement de la norme HbbTV par des éditeurs de télévision soucieux de garder le contrôle de leur signal audiovisuel et du petit écran, convoité par les fabricants de Smart TV et les acteurs de l’Internet, l’association HbbTV lance cette fois la norme de publicité ciblée HbbTV-TA.

Son président, Vincent Grivet (photo), a annoncé le 24 février la publication des spécifications techniques de cette nouvelle norme destinée à devenir un standard de l’audiovisuel. «HbbTV-TA marque un nouveau chapitre dans la transformation numérique des radiodiffuseurs. Tout en conservant leur atout unique de s’adresser à un grand marché de masse, ils peuvent maintenant également s’adresser à des publics très différenciés, ouvrant de nouvelles perspectives de croissance pour les entreprises », s’est félicité Vincent Grivet, ancien dirigeant de TDF où il fut notamment chargé du développement audiovisuel.

Normes DVB-TA et HbbTV-TA, complémentaires
Il présente HbbTV-TA (1) comme la première norme ouverte dédiée à la publicité ciblée en direct à la télévision. L’objectif est d’en faire un standard en Europe, où le marché est actuellement fragmenté avec plusieurs solutions propriétaires. « Les spécifications HbbTV-TA permettent aux radiodiffuseurs d’offrir à des groupes d’auditeurs spécifiques de la publicité personnalisée pendant les pauses publicitaires, lorsque la publicité “normale” sur le signal audiovisuel conventionnel de la chaîne de télévision est remplacé, sur la base d’un écran-par écran, par une publicité ciblée spécifique », explique encore Vincent Grivet.
Cette nouvelle norme de publicité adressée va aussi permettre de personnaliser et de localiser les fonctions, ce qui permettra d’améliorer les options d’accessibilité pour les personnes ayant une déficience visuelle ou auditive. Les spécifications de HbbTV-TA pour la publicité ciblée télévisuelle ont été définies en collaboration avec le consortium européen DVB (Digital Video Broadcasting), qui fixe les normes de la télévision numérique, du multiplex, des chaînes au décodeur des téléspectateurs. Parallèlement à la norme HbbTV-TA, une norme DVB-TA a aussi été divulguée pour se compléter entre elles (2). Contacté par Edition Multimédi@, Vincent Grivet nous éclaircie : « HbbTV-TA spécifie des capacités techniques du récepteur, ce qui est le plus critique et important pour une chaîne de télévision. DVB-TA spécifie le dialogue entre l’Ad-Server et l’application de la télévision qui fait la substitution » (3). C’est une avancée historique pour les chaînes et les publicitaires qui vont pouvoir générer de nouvelles sources de revenus « en utilisant des occasions de publicité ciblées, lesquelles, jusqu’à présent, ont été largement limitées au marché de la publicité sur Internet ou des services OTT en streaming », ajoute le président de l’association hébergée comme le consortium DVB à Genève par l’Union européenne de radiotélévision (UER). Les éditeurs de télévision membres de HbbTV Association – BBC, ITV, ProSiebenSat.1, la RAI, RTI (Mediaset), RTL Group, Sky ou encore TDF qui diffuse entre autres les chaînes de France Télévisions – sont demandeurs d’un tel standard, notamment en France où la réforme audiovisuelle va ouvrir la télévision à la « publicité adressée », appelée aussi « publicité segmentée ». Le ministre de la Culture, Franck Riester, porteur du projet de loi, prévoit d’assouplir par décret – transmis au CSA pour avis (4) – la réglementation sur la publicité télévisée, en permettant notamment la publicité ciblée. Mais, pour ne pas déstabiliser les marchés publicitaires de la presse et radios locales, des garde-fous que regrettent déjà les chaînes sont prévus : les annonceurs ne pourront pas indiquer à l’écran l’adresse de leurs distributeurs, commerçants ou magasins ayant pignon sur rue localement, malgré le ciblage géographique ; la publicité adressée et géolocalisée sera limitée à 2 minutes toutes les heures en moyenne. « En outre, la Cnil propose – dans son projet de recommandation sur les cookies et les traceurs – de considérer la télécommande d’un téléviseur comme un clavier d’ordinateur, rendant particulièrement compliqué le consentement légitime du téléspectateur », s’inquiète le Syndicat national de la publicité télévisée (SNPTV). Ce dernier craint pour le développement de la publicité segmentée à la télévision, dont le potentiel est estimé en France à 200 millions d’euros de recettes (5). Les chaînes rongent leurs freins.

Coup d’envoi à l’automne à Paris ?
En attendant un lancement de la publicité segmentée, espéré d’ici l’été prochain, certains éditeurs de télévision testent depuis l’an dernier et négocient avec les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) un partage de la valeur équitable. « Il y a eu de nombreux tests de pub adressée HbbTV, mais pas encore HbbTV-TA qui est trop récent, comme ceux de TDF avec France Télévisions », nous précise Vincent Grivet. Le vrai coup d’envoi du HbbTV-TA pourrait être donné à l’automne lors du 9e HbbTV Symposium and Awards 2020, organisé cette année à Paris par la HbbTV Association qui fête ses dix ans, avec Salto (6) comme coorganisateur. @

Charles de Laubier

La CSNP, 30 ans cette année, voit son rôle croître

En fait. Le 4 mars, la Commission supérieure du numérique et des postes (CSNP) a auditionné la Fédération française des télécoms (FFTélécoms). Le 27 février, Anne-Marie Jean, secrétaire générale de la CSNP, est intervenue aux 2es Assises de la Cohésion numérique et territoriale. La CSNP (ex-CSSPPT) a 30 ans cette année. Quel rôle ?

Les GAFAM sont cernés par le législateur français

En fait. Le 2 mars, a commencé la 1re lecture en commission à l’Assemblée nationale du projet de loi sur l’audiovisuelle « à l’ère numérique ». Le 19 février, le Sénat a adopté en 1re lecture une proposition de loi sur le libre choix du consommateur « dans le cyberespace ». La loi Avia contre la cyberhaine revient devant les députés le 1er avril.

A la demande des industries créatives, les Etats-Unis déclarent la guerre à la contrefaçon et au piratage

La peur va-t-elle changer de camp aux Etats-Unis ? Le président Donald Trump entend donner des gages aux industries créatives en déclarant la guerre à la contrefaçon et au piratage de produits, y compris en ligne. Les plateformes de e-commerce devront coopérer. Mais le risque liberticide existe.

Fabrice Lorvo*, avocat associé, FTPA.

Au commencement de la révolution numérique, les acteurs de l’Internet, par philosophie ou par appât du gain, se sont opposés à toute régulation au nom de la liberté. Cependant, se pose avec persistance l’éternelle question : « Peut-il y avoir de liberté sans contrainte ? ». Dans les faits, le cyberespace est devenu un terreau fertile sur lequel a pu prospérer tant la contrefaçon que la piraterie.

Contrefaçon : plus de 1.000 milliards de $
Le contrefacteur est celui qui vend au public une copie de produits originaux copiés ou imités, alors que le pirate met à la disposition du public, sans autorisation du titulaire des droits, une œuvre ou un événement protégé et en tire un revenu ou un avantage direct de son activité, par exemple par abonnement ou par la publicité. D’un point de vue général, la vente de produits contrefaits et piratés – via des plateformes de commerce électronique et des marchés tiers en ligne – est une entreprise très rentable. En 2018, d’après une étude publiée par Bascap (1) et Frontier Economics (2), le montant des ventes mondiales des produits de contrefaçon était estimé en 2013 entre 710 et 917 milliards de dollars (3), et il est prévu qu’il atteindra 1.000 à 1.220 milliards de dollars d’ici 2022.
Pour les contrefacteurs, les coûts de production sont faibles. Internet permet d’accéder à des millions de clients potentiels. Le processus transactionnel est simple et le référencement sur des plateformes de notoriété internationale confère une apparence de légalité. De plus, les risques sont faibles car les contrefacteurs peuvent être résidents de pays dans lesquels cette activité illégale est peu poursuivie ou peu sanctionnée, que ce soit sur le plan civil ou pénal.
L’industrie numérique est aussi directement touchée. L’étude démontre que le montant des ventes mondiales des produits numériques piratés en 2015 était de 213 milliards de dollars (dont 160 milliards pour les films, 29 milliards pour la musique et 24 milliards pour les logiciels). Il est prévu qu’il atteindra d’ici 2022 entre 384 et 856 milliards de dollars (dont entre 289 et 644 milliards pour les films, entre 42 et 94 milliards pour la musique, et entre 42 et 95 milliards pour les logiciels).
Les réseaux sociaux sont eux-aussi concernés par la prolifération des contrefaçons. Selon un rapport de Ghost Data paru en 2019, près de 20 % des articles analysés sur les produits de mode sur Instagram comportaient des produits contrefaits ou illicites (4). Plus de 50.000 comptes Instagram ont été identifiés comme faisant la promotion et la vente de contrefaçons, une augmentation de 171 % par rapport à 2016. Ce phénomène est notamment justifié par les fonctionnalités proposées par les réseaux sociaux. Sur Instagram, par exemple, la recherche de certains biens est facilitée par l’utilisation des noms des marques de luxe dans les hashtags, les fameux mots-dièse. Les résultats de ces recherches mêlent cependant, à l’insu des utilisateurs, des produits contrefaits et des produits authentiques. Il est donc difficile de les différencier. De plus, la fonctionnalité « Story » d’Instagram est très utilisée par les vendeurs de contrefaçons car le contenu publié disparaît en vingt-quatre heures, ce qui permet de vendre rapidement et de disparaître.
Le 3 avril 2019, le président des Etats-Unis a publié un « Memorandum sur la lutte contre le trafic de marchandises contrefaites et piratées » (5) dans lequel il demandait un rapport faisant des recommandations pour lutter plus efficacement contre le trafic de marchandises contrefaites et piratées, y compris en ligne. Le 10 juillet 2019, le département du Commerce américain (DoC) a publié un appel à contribution (6) pour obtenir du secteur privé – détenteurs de droits de propriété intellectuelle, des plateformes de marchés en ligne et autres parties prenantes – leurs commentaires sur l’état de la contrefaçon et de la piraterie et leurs recommandations pour freiner ledit trafic.

Les exigences des industries culturelles
En août 2019, plusieurs associations professionnelles américaines de l’industrie créatrice – à savoir la MPAA (7), l’IFTA (8), CreativeFuture (9), et le Sag-Aftra (10), ont répondu à cet appel en demandant à l’administration :
• de continuer d’exhorter les plateformes de contenus et les intermédiaires Internet à collaborer avec la communauté créative sur les meilleures pratiques volontaires pour lutter contre la violation du droit d’auteur ;
• d’encourager le département de la Justice (DoJ) à engager des poursuites pénales contre les entités impliquées dans une violation du droit d’auteur en ligne ;
• de persister à faire pression sur l’Icann (11) pour rétablir l’accès aux données « Whois » (12), accès qui serait entravé par une application excessive du RGPD européen, et d’adopter une loi si l’Icann ne parvient pas à le faire rapidement ;
• et d’élever le niveau de protection des droits d’auteur à l’étranger par le biais de négociations commerciales.

Les recommandations du « Homeland Security »
Le 24 janvier 2020, le département de la Sécurité intérieure des Etats-Unis – le « Homeland Security » (DHS) – a remis au président américain Donald Trump un rapport intitulé « Combattre le trafic de produits contrefaits et piratés » (13). Il conclut qu’il est essentiel, pour l’intégrité du commerce électronique et pour la protection des consommateurs et des titulaires de droits, que les plateformes de e-commerce et autres intermédiaires tiers assument un plus grand rôle, et donc une plus grande responsabilité dans la lutte contre le trafic de marchandises contrefaites et piratées. Ce rapport préconise de prendre immédiatement les mesures suivantes :
• S’assurer que les entités ayant des intérêts financiers dans les importations aux Etats-Unis assument une responsabilité. Elles devront apporter un soin raisonnable dans la lutte contre la piraterie. De plus, les entrepôts et les centres de distribution situés aux Etats-Unis seront considérés comme les destinataires finaux pour tout bien qui n’a pas été vendu à un consommateur spécifique au moment de son importation.
• Accroître l’examen du périmètre de l’article 321 (texte qui permet l’admission de produits en franchise de droits si sa valeur n’excède pas 800 dollars) pour obtenir plus d‘informations sur l’identité des tiers vendeurs. A défaut d’information, la responsabilité pèsera sur l’entrepôts ou le centre de distribution présent sur le sol américain.
• Lutter contre les acteurs de la fraude. Pour les acteurs directs, en excluant les récidivistes de la piraterie de toute participation aux marchés publics américains et/ou de pouvoir obtenir un numéro d’importateur pour les Etats-Unis. Pour les acteurs indirects, en adoptant des mesures de non-conformité dans l’utilisation du courrier international et en agissant contre les postes internationales qui ne les respecteraient pas.
• Renforcer la responsabilité des intermédiaires, dont les plateformes Internet, en appliquant des sanctions (amendes civiles, pénalités et injonctions), dès lors qu’il est prouvé qu’ils ont illégalement participé à l’importation de produits contrefaits.
• Améliorer la collecte des données concernant l’arrivée des produits contrefaits aux Etats-Unis par l’intermédiaire du courrier international.
• Créer un « Consortium anti-contrefaçon pour identifier les acteurs en ligne néfastes », et ce, en collectant les données auprès des acteurs tiers (plateformes, intermédiaires tiers ainsi que les transporteurs, expéditeurs, moteurs de recherche et centres de paiement en ligne). Ces données permettront de créer une technique d’automatisation des risques pour surveiller les plateformes et ainsi identifier les produits contrefaits.
• Augmenter les ressources de l’administration pour surveiller les envois (estimés 500 millions annuellement) par courrier international. Cela permettra, d’une part, de détecter les produits contrefaits, et, d’autre part, d’accroître la collecte des données sur ce type de transaction pour en améliorer la détection.
• Créer un cadre effectif moderne pour le commerce électronique qui pourrait prévoir des immunités pour les plateformes en échange d’un contrôle interne suffisant et de la communication d’informations aux autorités américaines.
• Evaluer, notamment avec le secteur privé, le cadre de la responsabilité des plateformes de e-commerce en cas de contrefaçon par fourniture de moyens.
• Réexaminer le cadre légal entourant les importateurs non-résidents (et notamment leurs agents résidents aux Etats-Unis).
• Etablir une campagne nationale de sensibilisation des consommateurs concernant les risques de contrefaçon (risques directs en cas de produits dangereux et risques indirects en cas, par exemple, de financement du terrorisme), ainsi que les différentes façons dont ils peuvent repérer les produits contrefaits.

En conclusion, le gouvernement américain déclare la guerre à la contrefaçon et à la piraterie et appelle à la mobilisation générale, tant des institutions politiques américaines, des acteurs tiers – dont les plateformes Internet – que des consommateurs situés aux Etats-Unis. Il conviendra de suivre la manière dont ces recommandations vont trouver une transcription dans la législation américaine.

L’Europe devrait avoir son mot à dire
Deux dangers doivent être conservés à l’esprit. D’une part, que la législation américaine devienne le standard international auquel devront se soumettre directement ou indirectement les opérateurs européens : dans cette perspective, une contribution de l’Europe à ce débat s’impose. D’autre part, qu’au nom de la protection du commerce et des consommateurs un vaste plan de collecte de données et de surveillance va probablement être mis en place. Il faudra garder à l’esprit que les modalités techniques de protection de la liberté peuvent aboutir, si l’on y prend garde, à l’anéantissement des libertés fondamentales. @

* Fabrice Lorvo est l’auteur du livre « Numérique : de la
révolution au naufrage ? », paru en 2016 chez Fauves Editions.