A propos Charles de Laubier

Rédacteur en chef de Edition Multimédi@, directeur de la publication.

Déclin des ventes de tablettes iPad mais hausse des contenus et services digitaux : le paradoxe d’Apple ?

Apple a publié le 5 novembre, via le gendarme boursier américain (la SEC), le rapport financier de son année fiscale close le 29 septembre. Edition Multimédi@ y analyse deux tendances opposées mais paradoxales : la baisse des ventes de l’iPad et la hausse de celles des contenus et services en ligne.

Lorsque, en janvier 2010, la marque à pomme a révélé son tout premier iPad, on allait voir ce qu’on allait voir ! La tablette fut présentée – par Steve Jobs à l’époque (photo de gauche) – comme « un appareil révolutionnaire », qui allait être multimédia, communiquant et tactile pour accéder à tous les contenus. Moins de trois ans après la sortie de son premier iPhone, Apple tenait enfin avec son iPad le « puissant ordinateur dans un livre » promis au monde entier par Steve Jobs en 1983.

Loin du pic des ventes de tablettes en 2013
Mais, plus de huit ans après le début de la commercialisation du premier iPad (en avril 2010), force est de constater que le rêve d’Apple – de voir la tablette devenir le grand écran tactile (9,7 pouces/246,3 mm de diagonale) que tout le monde s’approprierait pour accéder au contenus et services en lignes – s’est aujourd’hui évanoui. Au cours
de l’exercice 2017/2018 clos fin septembre, la firme de Cupertino n’a vendu que 43,5 millions d’iPad pour 18,8 milliards de dollars. Ce qui représente, sur un an, une baisse de 0,5 % en volume et de 2,1 % en valeur. La chute est autrement plus douloureuse si l’on compare au pic historique des ventes d’iPad en unités, c’est-à-dire aux 71 millions d’iPad vendus en 2012/2013 pour un chiffre d’affaires record de 31,9 milliards de dollars : – 38,7 % en volume et – 39,9 % en valeur. Ce désamour mondial pour l’iPad n’est pas faute d’avoir eu des tablettes à la pomme plus performantes. Et la sixième génération actuelle, apparue en mars avec le nouvel iPad boosté au processeur hyperpuissant A10 Fusion, ne démérite pas. Hélas, le marché mondial de la tablette n’a pas su s’imposer face au marché de masse des smartphones. Selon les derniers chiffres en date, publiés le 2 novembre par le cabinet d’étude IDC, les ventes mondiales de tablettes continuent de reculer de 8,6 % au troisième trimestre de cette année. Qu’elles soient sous forme d’ardoise (classiques) ou convertibles (détachables), rien n’y fait. Toutes déclinent. Sur ce troisième trimestre 2018, il s’est vendu dans le monde seulement 36,4 millions de tablettes – loin du pic du quatrième trimestre 2013, au cours duquel il s’était vendu un record de 78,6 millions de tablettes. Maigre consolation pour la marque à la pomme : elle est toujours en tête des ventes avec 26,6 % de parts de marché, encore loin devant Samsung (14,6 %), Amazon (12 %), Huawei (8,9 %) ou encore Lenovo (6,3 %). Le glas sonne-t-il pour les tablettes ? La presse fut la première industrie culturelle à miser dès 2010 sur l’iPad, qu’elle voyait comme le moyen de monétiser – « enfin » – ses journaux et leurs articles jusqu’alors livrés un peu trop vite et gratuitement sur Internet à partir des années 2000. L’engouement pour l’iPad fut tel que les éditeurs ne jurèrent un temps que par la tablette pour sortir de l’ornière (1) (*) (**).
Des journaux se sont même créés pour, tels Project de Virgin, premier e-magazine fonctionnant uniquement sur l’iPad, et The Daily de News Corp. Ces titres n’ont pas fait long feu. Les premiers kiosques numériques ont aussi vu dans l’iPad leur terminal. Mais les éditeurs de presse et les médias audiovisuels ont vite déchanté dans leurs relations difficiles avec l’écosystème fermé d’Apple (2). Aujourd’hui, Apple s’en tire à bon compte avec ses iPad, mais sur le dos des consommateurs qui doivent payer plus cher leur tablette à la pomme. Leur prix moyen de vente est en hausse, comme sait si bien le faire la firme de Cupertino pour conforter ses marges.
Le paradoxe est que la tablette devait devenir le point d’entrée privilégié aux contenus multimédias. Or ce ne fut pas le cas. C’est le smartphone qui est devenu le terminal universel dans l’accès à Internet et aux applis mobiles. Si les tablettes n’ont pas tenu les promesses d’Apple, les contenus, eux, continuent leur croissance auprès d’un large public – sur smartphones, phablettes, consoles portables ou encore Smart TV.

Contenus et services : 14 % des revenus d’Apple
Cette tendance se traduit pour Apple par une hausse sans précédent des revenus de contenus et services en ligne – ce que le groupe dirigé par Tim Cook (photo de droite) désigne par « Digital Content and Services » (iTunes, App Store, Mac App Store, TV App Store, Book Store et Apple Music), auxquelles sont rajoutés les revenus d’AppleCare, d’Apple Pay, de licences et autres. Au total, la ligne « Services » des résultats 2017/2018 affiche plus de 37,1 milliards de dollars grâce à un bond de 24% (3). Les contenus et services pèsent maintenant 14 % du chiffre d’affaires total d’Apple (4). Mais c’est encore insuffisant pour que la marque à la pomme diminue sa dépendance à l’iPhone, lequel représente encore 62,7 % de ses ventes mais dont les perspectives de vente sont pour la première fois à la baisse. @

Charles de Laubier

Le Pass Culture, soupçonné de subventionner les GAFAN, avec l’aide de l’Etat et du ministère de la Culture

A gauche comme à droite, des députés reprochent au gouvernement de faire le jeu des géants du Net – d’Apple à Spotify en passant par Netflix – en leur faisant profiter des retombées du Pass Culture – même s’il est plafonné à 200 euros pour les services en ligne (par forfait de 500 euros par an).

« Le Pass Culture est l’exemple type de l’impasse budgétaire dans laquelle vous êtes. Evalué à 400 millions d’euros par an, ce dispositif coûte cher, trop cher pour que le président de la République y consacre les crédits nécessaires. Mme Nyssen avait annoncé, prématurément à mon sens, qu’il serait financé par les GAFA, avant
de reculer », a lancé la députée (PS) Sylvie Tolmont (photo de gauche), le 24 octobre,
à Franck Riester, ministre de la Culture, auditionné par la commission des Affaires culturelles et de l’Education, à l’Assemblée nationale.

Coût généralisé : 410 M€ par an
Et la députée de la Sarthe d’enfoncer le clou : « Finalement, un an et demi plus tard, faute de financement propre, le Pass Culture navigue péniblement entre phase de test et phase d’expérimentation aux contours flous. Pire : votre entêtement vous conduit à y consacrer 34 millions d’euros cette année [pour 2019, contre 5 millions en 2018, ndlr], sans avoir la certitude que vous le mettrez un jour en oeuvre ». A raison de 820.000 jeunes âgés de 18 ans, pour un Pass Culture d’un montant forfaitaire annuel de 500 euros, le total s’élèvera à 410 millions d’euros. Du moins si l’expérience menée auprès de « maximum 10.000 jeunes » de quatre départements – Bas-Rhin, Finistère, Guyane, Hérault et Seine-Saint-Denis – était généralisée après le premier bilan prévu en avril 2019. Les 34 millions d’euros déjà obtenus par Françoise Nyssen pour l’an prochain – année de montée en puissance de l’expérimentation – ont été confirmés le 31 octobre au soir par son successeur Franck Riester lors de l’examen et l’adoption des crédits de la Culture dans le cadre du projet de loi de Finances 2019. Or, pour éviter que chaque détenteur n’aille consommer uniquement sur Internet, les offres en lignes sont plafonnées à 200 euros de dépenses cumulées. Mais ce « garde-fou » n’a pas empêché une polémique d’enfler autour des GAFAN (Netflix compris) qui seraient les grands bénéficiaires du Pass Culture sans avoir à y contribuer financièrement. Pourtant, la promesse du candidat Emmanuel Macron au printemps 2017 était claire :
« Créer un Pass Culture de 500 euros pour tous les jeunes de 18 ans, qui leur permettra, via une application, d’accéder aux activités culturelles de leur choix : musée, théâtre, cinéma, concert, livres ou musique enregistrée. Il sera cofinancé par les distributeurs et les grandes plateformes numériques, qui bénéficieront du dispositif » (1) – Fabrice Brun est aussi un des vice-présidents du groupe d’études « Internet et société numérique » à l’Assemblée nationale. »>1). Après Sylvie Tolmont, la députée (LR) Brigitte Kuster (photo de droite), rapporteure pour avis des crédits « Culture » à la commission des Affaires culturelles et de l’Education, est montée aussi au créneau en séance le 31 octobre : « Dans toutes nos discussions en commission des Affaires culturelles sur la défense de la création
– et encore ce matin pendant l’audition de (…) Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions –, nous pointons systématiquement le rôle des GAFA ; et vous prévoyez
de donner 200 euros par jeune aux offres en ligne ? Il faut nous donner des précisions, Monsieur le ministre », ia interpellé la députée de Paris. Le député (LR) Fabrice Brun a aussitôt abondé dans son sens, partageant aussi son scepticisme ambiant concernant le Pass Culture et sur ces 200 euros qui, même comme plafond, iraient potentiellement dans les poches déjà bien remplies des Google, Apple, Facebook, Amazon, Netflix et autres Spotify : « Notre collègue Brigitte Kuster vient de lever un gros lièvre, qui semble courir vite… Vous nous dites, Monsieur le ministre, que des crédits de votre ministère, destinés à financer la création et l’exception culturelle française, permettront à des jeunes d’acheter des services numériques offerts par les GAFA. Je voudrais savoir si tel est bien le cas. C’est le cœur de la question », demande le député de l’Ardèche (2).
Après être intervenu dans l’hémicycle, Fabrice Brun a posté sur son blog : « Le Pass Culture, financé par l’Etat, donnera la possibilité d’acheter des services en ligne aux GAFA, les géants américains numériques (Google, Amazon, Netflix…). Cette subvention déguisée, via les crédits du ministère de la Culture, ne doit pas être tolérée pour des entreprises internationales qui réalisent déjà des profits énormes en France, sans reverser un seul euro d’impôt à l’Etat ! ». Et de s’empresser de publier la vidéo de son intervention en séance sur YouTube (3) – filiale de Google…

« Participation des partenaires » (Riester)
« C’est un projet ambitieux, qui nécessitera un investissement public important », a admis le ministre de la Culture le 31 octobre. Et Franck Riester d’ajouter : « Le modèle économique du Pass Culture repose aussi sur la participation des partenaires de l’Etat (4). (…) Avec la montée en puissance du dispositif, l’Etat ne devra pas dépenser 400 millions ou 450 millions d’euros chaque année » @

Charles de Laubier

Rémunération proportionnée, pas proportionnelle

En fait. Lors des 28èmes Rencontres cinématographiques de Dijon (RCD), qui
se sont déroulées du 7 au 9 novembre, Radu Mihaileanu, le président de L’ARP,
a voulu entraîner Google sur le terrain glissant de la « rémunération proportionnée » introduite dans le projet de directive européenne
« Droit d’auteur ».

En clair. Google/YouTube, « partenaire de l’audiovisuel et du cinéma » ? Prenant aux mots Laurent Samama, directeur des partenariats médias, divertissement et automobile de Google pour la région EMEA (1), seul GAFA aux 28èmes Rencontres cinématographiques de Dijon (lire en Une), le président de L’ARP (2) – Radu Mihaileanu – est allé droit au but. Le cinéaste a demandé à Google de « soutenir la “rémunération proportionnelle” des auteurs ». Et le maître de cérémonie d’assurer au dirigeant de la firme de Mountain View : « Vous serez aimé de tous les créateurs dans le monde ! ».
Les sociétés de gestion collective des droits veulent pour les auteurs une
« rémunération proportionnelle » aux revenus générés par les oeuvres en ligne, alors que l’article 14 du projet de directive européenne sur « le droit d’auteur dans le marché unique numérique », actuellement examiné par le trilogue (3), la prévoit plutôt
« proportionnée » (forfaitaire ou non indexée au chiffre d’affaires).
Laurent Samama a opposé une fin de nonrecevoir toute diplomatique : « Nous avons une petite appréhension car une interprétation la plus large du texte peut rendre difficile les modèles tels qu’ils sont aujourd’hui et son application pour les créateurs et les services ». Mais le président de L’ARP a insisté : « Vous pouvez faire plus aussi car vous êtes la première lettre du mot GAFA ; vous êtes les plus fort ! ». Entre la lutte contre le piratage (article 13) et la rémunération proportionnée (article 14), « je décorrèle les deux sujets », s’est limité à dire Laurent Samama. A Bruxelles, la Société des auteurs audiovisuels (SAA), la Fédération européenne des réalisateurs de l’audiovisuel (Fera) et la Fédération des scénaristes en Europe (FSE) militent pour cette rémunération proportionnelle. La SACD (4), membre de la SAA avec la Scam, et L’ARP réclament depuis plus de dix ans cette « rémunération juste et proportionnelle ». Un arrêté du 15 février 2007 avait même étendu à tous les producteurs de ciné et de télé un accord – prévoyant de rémunérer les auteurs 1,75 % du prix HT payé par le client VOD – signé en 1999 entre la SACD et certains syndicats de producteurs de films, avant d’être aussitôt dénoncé par d’autres (lire EM@42, p. 4, EM@57 p. 1 à 3 et EM@161, p. 4), notamment la future Union des producteurs de cinéma (UPC), aujourd’hui membre à Bruxelles d’Eurocinema, farouchement opposée. Ce n’est donc pas gagné d’ici la fin du trilogue en avril 2019. @

Comment Google et sa filiale YouTube montrent pattes blanches à l’audiovisuel et au cinéma français

L’intervention d’un GAFA devant un parterre professionnel du tout cinéma français fut un moment suffisamment rare pour que nous revenions sur les 28èmes Rencontres cinématographiques de Dijon (RCD), lesquelles se sont tenues du 7 au 9 novembre. Laurent Samama (Google/YouTube) a relevé le défi.

« Je représente uniquement Google et YouTube, mais pas l’ensemble des GAFA, qui sont des entreprises très différentes, même si l’on est souvent assimilé, a précisé d’emblée Laurent Samama (photo), directeur des partenariats de Google Europe (1). Je suis en charge des partenariats avec l’industrie audiovisuelle et, à venir, de l’industrie du cinéma si nous nous engageons de manière beaucoup plus forte ». La précédente prise de parole d’un GAFA – d’un GAFAN pour être précis – aux Rencontres cinématographiques de Dijon (RCD) remonte à octobre 2014, avec l’intervention de Janneke Slöetjes, directrice des Affaires publiques de Netflix Europe (2). Mais elle avait botté en touche sur les réelles intentions du géant mondial de la SVOD envers le cinéma français. A part Google, dont c’est la troisième prise de parole en plus de dix ans (après Christophe Muller en 2010
et Patrick Walker en 2007), les géants du Net optent plutôt pour la politique de la chaise vide à Dijon afin d’éviter que la moutarde ne leur monte au nez. En général, leurs stratégies mondiales s’accommodent mal des écosystèmes locaux. « Les GAFA sont aujourd’hui les maîtres du monde. De toute évidence, personne de Netflix viendra ici dans ce débat, ni aujourd’hui ni demain, personne d’Amazon, personne de Google [feignant d’ignorer la participation de Google dans la journée, ndlr] », a regretté le cinéaste et vice-président de L’ARP, Pierre Jolivet.

Exception culturelle et droit d’auteur : sujets sensibles
« Ils ne seront pas assis à cette table-ronde pour discuter avec nous comme nous l’avons fait avec les majors américaines très puissantes [Disney, Time Warner, Fox, etc., ndlr] mais qui étaient, elles, représentées », a poursuivi le réalisateur de « Ma petite entreprise », en plein débat sensible sur « L’exception culturelle et le droit d’auteur ont-ils déjà perdu la bataille face au copyright et à la loi du marché ? ».
C’était sans compter sur la participation de Google/YouTube à la table-ronde suivante sur le thème de « Quelle loi audiovisuelle à l’ère numérique ? ». C’est sur ce terrain miné que Laurent Samama a fait preuve de pédagogie et d’un certain flegme britannique – Français, il vit à Londres avec sa famille (3). « On a beaucoup parlé
des risques que présentait le numérique – et il y en a – mais il y a des opportunités de créer de nouveaux formats, d’atteindre de nouvelles audiences, d’exposer des œuvres à de nouveaux spectateurs, et de faire émerger de nouveaux talents et créateurs qui n’auraient pas émergé autrement. Contrairement à ce qui a été dit, nous pensons que cela peut bénéficier à l’ensemble de la l’industrie audiovisuelle et à l’écosystème, avec lesquels nous voulons travailler » a déclaré le représentant de Google.

Content ID, Follow the Money, MoU/Alpa/CNC
La firme de Mountain View multiplie les partenariats dans l’audiovisuel et montre patte blanche dans le cinéma. « Nous avons beaucoup de technologies et services qui peuvent bénéficier aux acteurs de l’audiovisuel. Pour nous, la lutte contre le piratage est essentielle. Nous ne sommes pas dans les incantations mais dans les actions précises. Nous sommes complètement d’accord sur le fait qu’il faille protéger le droit d’auteur », a-t-il poursuivi, alors que YouTube s’oppose activement à l’article 13 du projet de directive européenne « Droit d’auteur dans le marché unique numérique » qui responsabilise les hébergeurs et les plateformes de partage – lire la tribune de Susan Wojcicki, DG de YouTube, dans le Financial Times du 12 novembre (4).
Et Laurent Samama de rappeler que la filiale vidéo de Google a lancé il y a plus de dix ans Content ID et continue à le développer. Ce qui a nécessité un investissement de plus de 100 millions de dollars depuis la création en 2007 de cet outil de lutte contre
le piratage en ligne par empreinte numérique et détection automatique des violations présumées au droit d’auteur. « Un ayant droit, un créateur ou un diffuseur, qui a un contenu lui appartenant, va enregistrer une empreinte de son contenu. Dès que celui-ci apparaîtra sur YouTube, même partiellement au sein d’une vidéo, il recevra une notification. Il a alors trois choix : soit il décide de bloquer ce contenu, soit il souhaite être informé sur la manière dont cette vidéo est vue, soit il veut la monétiser pour percevoir une partie des revenus », a expliqué Laurent Samama. La veille de son intervention à Dijon, le géant du Net a publié (le 7 novembre) au niveau mondial son nouveau rapport : « Comment Google lutte contre le piratage » (5). Il en ressort que
90 % des ayants droit qui ont accès à Content ID – c’està- dire sur 9.000 partenaires dans le monde – décident de monétiser pour engranger des revenus, au lieu de bloquer l’utilisation des droits sur YouTube. « Le total des revenus que nous avons reversés dans le monde, correspondant à l’utilisation de Content ID, s’élèvent à 3 milliards de dollars [cumulé depuis 2007, dont 900 millions de dollars en Europe (6) où l’on compte 35 millions de chaînes YouTube, ndlr] ».

Pour Google, lutte contre le piratage et création de valeur vont ensemble. « Content ID a été développé en partenariat avec les ayants droits », assure Laurent Samama. Parmi ces partenaires : des groupes de télévision – comme TF1 qui avait ferraillé en justice de 2008 à 2011 contre YouTube accusé de piratage audiovisuel (7) –, des studios de cinéma, des producteurs de musique ou encore des labels indépendants, soit au total plus de 80 millions de fichiers d’œuvres référencés à ce jour dans la base de données Content ID. YouTube, c’est aujourd’hui 1,9 milliard d’utilisateurs dans le monde chaque mois. Devant le 7e Art français, le représentant de la première lettre de GAFA s’est montré ferme. « Nous avons mis en place “Follow the Money” qui consiste à retirer de toutes nos solutions de publicité et de paiement tout site qui a une activité pirate pour lui couper toutes sources de financement », a-t-il assuré. De plus, Google est – en tant que membre de IAB France – l’un des signataires, le 23 mars 2015 à Paris, de la charte de bonnes pratiques dans la publicité en ligne (8). Plus récemment, le 25 juin 2018 à Bruxelles, Google a signé – de la main de Carlo d’Asaro Biondo, président de Google Europe (EMEA) et patron de Laurent Samama – un « MoU on online advertising and intellectual property rights (IPR) » (9). Là aussi, l’arsenal passe par l’« assèchement » des sources de financement des sites pirates (rogue sites). Le mois précédent, Google signait un partenariat avec l’Audiovisual Anti-Piracy Alliance (AAPA) où l’on retrouve Canal+, BeIn Sports ou encore Fox Networks.
Son navigateur Chrome est lui aussi mis à contribution, en étant doté d’un ad-blocker qui bloque les publicités susceptibles de s’afficher sur des sites pirates de partage de fichiers de type Torrent. « Il faut travailler ensemble, comme nous le faisons depuis l’année dernière [accord conclu en septembre 2017, ndlr] avec l’Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle (Alpa) et le CNC (10) pour mettre à disposition beaucoup plus largement Content ID et améliorer la manière de rétrograder les sites pirates. Il est hors de question que les pirates utilisent nos plateformes au détriment des oeuvres », a-t-il insisté. Pour autant, « il y a une telle envie de voir une certaine oeuvre que, si elle est disponible nulle part, le recours est le piratage ».

YouTube Premium ne fait pas son cinéma
Google présente en outre YouTube Premium (ex-YouTube Red) – le nouveau nom du YouTube payant depuis mai 2018 – comme une solution audiovisuelle (11) : « YouTube a créé YouTube Originals [des contenus originaux coproduits par la filiale de Google, ndlr]. En France, deux séries sont cofinancées : “Groom” avec Studio Bagel de Canal+ et “Les Emmerdeurs” avec Golden Network de M6. Il y a 50 YouTube Originals dans le monde ». De là à aller financer des séries à la « Netflix » ou des films du 7e Art, il y a un cap que Google se refuse à franchir…pour l’instant. @

Charles de Laubier

E-démocratie : la révolution numérique détruit-elle ou enrichit-elle la décision collective?

Cette question sera débattue lors du colloque « Quel avenir pour la décision collective en démocratie ? », le 23 novembre 2018 à l’Assemblée nationale (1).
Le digital permet d’envisager une e-démocratie , mais les citoyens doivent être aptes à déjouer les jeux d’influences et d’infox.

Fabrice Lorvo*, avocat associé, FTPA.

La révolution numérique nous invite à repenser la manière dont les « décisions collectives » (2) sont prises au niveau politique. A ce jour, la décision collective s’exerce sous forme de mandat. Les électeurs désignent des représentants à l’Assemblée nationale et aussi un Président qui nomme un gouvernement. Ce mandat est représentatif (c’est-à-dire général, libre et non révocable), mais pas impératif (3).

E-élaboration des décisions et des lois
Ce système trouvait notamment sa justification dans des contraintes d’espace et de temps. Techniquement, il était impossible – puis difficile ou coûteux – de consulter tous les citoyens en même temps. La révolution numérique nous affranchit dorénavant de ces contraintes. On doit dès lors se demander si ces nouvelles capacités techniques sont de nature à justifier une mutation profonde dans la prise de décision collective.
Le numérique est un outil qui permet de renforcer la décision collective. Du point de
vue technique, la miniaturisation et le développement des télécommunications mobiles permet d’envisager la mise en place d’une démocratie numérique (4) dont l’objectif est, par l’utilisation d’Internet, d’accroître et de faciliter une plus large participation des citoyens au processus de décision et d’action politique et, ainsi, d’améliorer la transparence du processus démocratique. Parallèlement, force est de constater qu’au niveau sociologique, l’acceptation par les citoyens d’une décision prise par une autorité au nom de la collectivité est de plus en plus relative. Toute décision ayant un impact sur plusieurs individus n’est aujourd’hui acceptable que si elle a été préalablement exposée et discutée (5). Cette nouvelle aspiration démocratique s’exerce au niveau de l’information sur la décision à prendre, du débat sur son opportunité et sur son périmètre. Il existe aussi de plus en plus de revendications des citoyens pour pouvoir aussi décider directement.
En France, plusieurs initiatives politiques ont été prise en 2017 pour organiser sur Internet une élection primaire ouverte à tous les citoyens (sous certaines conditions), afin de désigner un candidat à l’élection présidentielle (6). Il y a aussi aussi une aspiration grandissante à un processus de rédaction collaborative : des consultations sont notamment organisées par certains parlementaires (7) pour associer les citoyens à la rédaction de leurs propositions de loi. Le stade ultime de cette démocratie numérique étant de pouvoir consulter en temps réel les citoyens sur tous les sujets. Au-delà de l’enthousiasme que suscite le concept de renouvellement démocratique, on doit s’interroger sur les nombreuses contraintes qu’il implique. Parmi elles : la cybersécurité, d’une part, et la participation, d’autre part. L’évolution vers une démocratie numérique n’est concevable que si elle se réalise dans un environnement informatique entièrement sécurisé : ce que l’on voit à l’écran n’est pas forcément la réalité (8).
Il faut en outre s’assurer, pour les votes électroniques, que ceux qui s’expriment ont bien la qualité d’électeurs, et donc qu’ils sont humains. Concernant la participation cette fois, promouvoir la démocratie numérique suppose une confiance dans le bon sens commun et l’intelligence collective. Elle revient aussi à spéculer sur l’envie de la collectivité des citoyens d’y participer, sachant que l’abstention est en hausse constante depuis 1958. Si l’instauration d’une démocratie numérique ne coïncide pas, simultanément, avec une mobilisation citoyenne pour y participer, il est plus que probable que la démarche sera un échec. Au pire, la décision collective ne sera plus que l’expression de la volonté d’une minorité active ou de groupes d’intérêt. Ce renouvellement pose aussi une question socialement difficile à aborder, surtout dans l’environnement narcissique créé par le numérique : tout le monde peut-il ou doit-il avoir un avis sur tout ?

Intérêt général et intérêts particuliers
Les facilités techniques offertes par le numérique sont sans effet sur la complexité du processus d’élaboration d’une décision et notamment d’une loi. Une décision ne peut être prise qu’en considération de contraintes horizontales (une décision qui semble juste dans un domaine ne doit pas avoir pour effet de créer une injustice dans un autre) et de contraintes verticales (une décision doit prendre en considération à la fois notre passé pour des questions de cohérence et l’avenir, à savoir l’intérêt des générations futures). Les facilités précitées sont aussi sans effet sur la technicité de certains sujets qui ne peut être ignorée. Enfin, on doit se demander si tous les sujets peuvent faire l’objet d’une consultation ou d’une décision collective. En principe, les décisions doivent être prises en fonction d’objectifs dictés par l’intérêt général. Or ce dernier n’est pas mathématiquement la somme des intérêts particuliers. Prenons l’exemple du tabac,
qui est probablement l’un des plus grands fléaux de santé publique : pour réduire la consommation, le gouvernement a décidé un train de hausses successives des prix jusqu’en novembre 2020. Cette décision est objectivement pertinente d’un point de
vue social, mais il est peu probable qu’elle aurait fait consensus notamment dans la catégorie des fumeurs si les citoyens avaient été consultés. Certaines décisions doivent donc être prises contre l’intérêt immédiat de leurs bénéficiaires. De la même manière, le caractère d’intérêt général peut être reconnu par les citoyens tout en étant vigoureusement refusée par ceux qui ont à le subir (9).

Influence collective et manipulation
Le numérique est aussi un outil qui permet d’influencer la décision collective. Notre démocratie repose sur le postulat que l’électeur est capable (il sait ce qu’il fait). Cependant, cette capacité peut être fortement altérée par le numérique. Au niveau international, il existe dans l’histoire récente au moins deux cas aux Etats-Unis qui semblent le suggérer : en 2016, des autorités de sécurité intérieure américaines (10) (*) (**) ainsi que le FBI (11) ont dénoncé des interventions du gouvernement russe pour influencer les élections américaines (notamment par les révélations sur les e-mails d’Hillary Clinton publiés sur les sites DCLeaks.com and Wikileaks). Toujours en 2016,
il est prétendu que l’élection de Trump a pu être favorisée par le recours au Big Data. Le candidat Trump a fait appel à la société Cambridge Analytica dont l’activité consiste à fournir aux entreprises et aux mouvements politiques des stratégies et opérations de communication clés-en-main basées sur l’analyse des données à grande échelle. Cette société annonce « utiliser les données pour changer le comportement du public » . Comme l’a reconnu Facebook (12), Cambridge Analytica aurait siphonné les données de 87 millions des utilisateurs du réseau social pour identifier et solliciter dans la société civile américaine le très fort courant anti-élites qui pouvait favoriser l’émergence d’un candidat atypique.
Ces deux événements ont, de manières différentes, participé à influencer la décision collective dans le choix d’un Président en utilisant le numérique. La première a consisté à intervenir auprès de l’opinion publique pour discréditer un candidat par l’information ; la seconde a permis d’identifier et de solliciter des électeurs qui auraient pu être passifs, et ce uniquement en les ciblant à l’aide de leur data. S’agissant de la propagande, il a toujours existé un lien intime entre opinion publique et décision collective. En conséquence, les tentatives d’influence de l’opinion ne sont pas nouvelles. Cependant ces manipulations ont, avec le numérique, une efficacité nouvelle incommensurable du fait de l’immédiateté de la diffusion, de sa mondialité et de son caractère potentiellement viral. En d’autres termes, les outils de propagande devaient, par le passé (13), être fabriqués mais leurs sources permettaient de les identifier. Aujourd’hui, Internet et les réseaux sociaux constituent un espace existant, gratuit et souvent anonyme au niveau de la source. S’agissant des données collectées dans le monde numérique, leur utilisation va exposer notre société à des maux inédits. En effet, en principe, celui qui convoite les suffrages tente de faire adhérer le public à son projet. Aujourd’hui, avec l’analyse du Big Data, ce sont les algorithmes qui vont probablement prédire les convictions à affirmer et les personnes à solliciter.
Que ce soit par les infox (fake news) ou par le profilage avec des data, le numérique rend possible une sollicitation individuelle nouvelle qui permet d’agir sur le comportement des citoyens. Ces démarches semblent permettre l’activation des comportements individuels. Dans son dernier livre (14), l’historien israélien Yuval
Noah Harari parle de possibilité de « pirater les êtres humains ».
En conclusion, il est fort probable que le renouveau démocratique espéré par l’utilisation de l’outil digital aboutisse à un double effet. D’un côté, une amélioration visible de la décision collective par la création d’un lien plus étroit entre le citoyen et son représentant, avec deux types de flux (du représentant vers le citoyen en renforçant la transparence et l’information, et du citoyen vers le représentant pour l’expression d’une opinion). De l’autre, et « en même temps », une altération invisible de la décision collective du fait des interventions sur la volonté des citoyens (en utilisant l’émotion et l’intérêt individuel plutôt que la raison et l’intérêt collectif). L’un des principaux remparts pour lutter contre la manipulation des individus par « l’information », c’est de cultiver l’esprit critique de chaque citoyen et faire de l’éducation au média. Pour ne pas subir demain les effets négatifs de la révolution numérique, il faut plus que jamais investir aujourd’hui et massivement dans l’Ecole de la république. Nous commençons aussi à payer très cher la démarche de gratuité des médias, accélérée par le numérique. S’il n’est pas contestable que la presse soit « le chien de garde » de la démocratie, il faudrait rapidement réapprendre « à nourrir le chien ».

Une réflexion éthique s’impose
S’agissant des data, leur traitement de masse va jouer un rôle décisif très prochainement au niveau politique, et donc au niveau de la décision collective. Notre société a pris conscience de l’importance des données, notamment avec le RGPD (15). Il faut aller encore plus loin dans la réflexion sur qui doit contrôler les Big Data – le secteur privé ? L’Etat ? – et jusqu’où peut-on les utiliser ? On doit conserver à l’esprit que nous maîtrisons mal la portée de la nouvelle connaissance que nous apportera le Big Data. Dans l’exploration de ce nouveau monde, les envolées techniques permises par le numérique doivent plus que jamais être contrebalancées par une réflexion éthique. @

* Fabrice Lorvo est l’auteur du livre « Numérique : de la
révolution au naufrage ? », paru en 2016 chez Fauves Editions.