A propos Charles de Laubier

Rédacteur en chef de Edition Multimédi@, directeur de la publication.

Google Stadia devrait faire décoller le marché du « cloud gaming », au détriment de… Netflix

Google est le premier GAFAM à se lancer sur le marché mondial – encore embryonnaire – du « cloud gaming » avec Stadia, sa plateforme disponible depuis le 19 novembre. Microsoft et Amazon seront les prochains, en 2020. Netflix pourrait être la première victime collatérale.

Contre toute attente, le numéro un mondial de la SVOD, Netflix, pourrait être la première victime collatérale de la plateforme Stadia que Google vient de lancer en Amérique du Nord et en Europe. Le PDG fondateur de Netflix, Reed Hastings, n’avait-il pas dit en janvier dernier que les jeux vidéo comme Fortnite, édité par Epic Games, ou des plateformes de jeux en streaming, comme Twitch d’Amazon, étaient bien plus des concurrents que ne l’étaient par exemple Amazon Prime Video ou HBO de WarnerMedia ?

Un « Netflix » potentiel du jeu vidéo en ligne
C’est la bataille des activités de divertissement chronophages qui se joue là. A part le sommeil, qui est un concurrent inévitable et incontournable, le temps disponible des utilisateurs-consommateurs est un « marché » à conquérir afin de retenir leur attention – d’autres auraient dit « capter une part quotidienne de “temps de cerveau disponible” » (1). Pour les GAFAM et les « Netflix » tournés vers le grand public, le premier défi à relever est celui de se faire une place dans l’économie de l’attention, qui consiste à retenir l’attention justement – véritable ressource rare – des utilisateurs déjà saturés de contenus en tout genre. « Pour nous, il s’agit de prendre du temps à d’autres activités de loisirs. Notre croissance est fondée sur la qualité de l’expérience, comparée à toutes les autres façons de passer du temps devant un écran », avait expliqué en début d’année Reed Hastings, tout en admettant qu’« [il] luttait et perdait davantage face à Fortnite que face à HBO ». Le patron de Netflix, avec ses 158 millions d’abonnés aujourd’hui dans le monde (dont 6 millions en France), s’est pourtant dit confiant à force de miser sur la qualité de l’expérience de ses clients. Mais cela suffira-t-il pour retenir tous ceux qui seront tentés d’aller s’abonner ailleurs, notamment chez Stadia de Google, ou chez le futur « xCloud » de Microsoft, voire auprès de PlayStation Now (PSN) de Sony (700.000 abonnés séduits depuis cinq ans), lorsque cela ne sera pas sur Prime Video d’Amazon en pleine offensive ?
La puissance de feu de Stadia, premier cloud gaming d’un géant du Net et que dirige Phil Harrison (photo), réside non seulement dans l’investissement que Google (filiale d’Alphabet) met dans son infrastructure mondiale de centre de données, mais aussi dans les capacités informatiques dédiées à sa nouvelle plateforme de jeux vidéo en ligne. Car en matière de cloud gaming, l’idée est que les abonnés vidéo-ludiques n’ont plus à se préoccuper de la performance de leur propre matériel et carte graphique : tout est dans le nuage et dans le réseau. Plus besoin d’installer une configuration de jeu suffisamment puissante, et donc coûteuse. Un écran – smartphone, tablette, télévision connectée, ordinateur – et une manette compatible feront l’affaire.
C’est la plateforme de cloud gaming qui s’adapte de façon optimale au terminal utilisé, tant en termes de puissance de calcul que de qualité vidéo. Toute la puissance informatique se situe sur les serveurs distants de Stadia. La définition de l’image (HD, ultra-HD, 4K ou 8K) et la réactivité du jeu (très faible temps de latence) reposent sur la puissance de calcul (processeurs performant) et la vitesse du réseau (bande passante élevée, sur la fibre optique et la future 5G). Ces méga-capacités délocalisées dans les nuages donnent naissant à un marché mondial des jeux vidéo complètement dématérialisés, puissance de calcul comprise. Le fait que l’utilisateur n’aura plus à investir dans du matériel trop coûteux tel que tour gaming, PC gamer, carte graphique full ou ultra HD, processeur graphique GPU (Graphics Processing Unit) ou multi-GPU, etc. Du coup, au-delà des geeks et aficionados du jeux vidéo déjà tout équipés, le cloud gaming devrait attirer un nouveau public de joueurs occasionnels (casual gamers). Le potentiel de ces utilisateurs familiaux prêts à s’abonner à un « Netflix » du jeu vidéo en ligne est évalué à plusieurs millions de personnes, voire à des dizaines de millions de nouveaux-venus à travers le monde.

Un marché mondial encore embryonnaire
Google proposera plusieurs abonnements, en fonction du profil des joueurs, à commencer cette année par « Stadia Pro » pour 9,99 dollars par mois. Depuis le lancement du 19 novembre dans une quinzaine de pays, Stadia propose pour l’instant 22 jeux vidéo et d’ici la fin de l’année une trentaine de titres. Mais, hormis l’effet « Noël », la vraie montée en charge de la plateforme de Google devrait intervenir durant l’année 2020 avec un catalogue plus étoffé et une offre de base encore plus grand public. Le marché mondial du cloud gaming permet ainsi aux joueurs en ligne de s’affranchir des contraintes matérielles avec des jeux vidéo totalement dématérialisés, bien plus que ne le permet les jeux en streaming où la puissance d’exécution dépend encore du niveau de gamme côté joueur.
Mais, pour l’heure, force est de constater que ce segment de marché est encore embryonnaire par rapport à la taille globale du jeu vidéo : le cloud gaming a généré à peine plus de 300 millions de dollars en 2018, sur un total mondial du jeu vidéo de 120 milliards de dollars. Autrement dit, si l’on se réfère à ces chiffres compilés par SuperData Research (groupe Nielsen) et l’Idate : le cloud gaming ne pèse qu’un quart de 1 % du marché ! En France, où le jeu vidéo (terminaux, équipements et jeux) totalise en 2018 un chiffre d’affaires de 4,9 milliards d’euros TTC, selon le Sell ; ou 3,6 milliards d’euros HT, selon l’Idate, le tout-dématérialisé est encore quasi-inexistant.

Microsoft et Amazon en embuscade
Les promesses de Google avec Stadia, premier GAFAM à débarquer sur ce marché naissant, seront attentivement scrutées, à commencer par le pionnier Sony qui a divisé par deux en octobre dernier le prix de son abonnement à PSN (à 9,99 dollars/9,99 euros par mois) pour s’aligner sur « Stadia Pro ». Si Stadia réussit à conquérir 10 millions de gamers en un an, l’Idate estime que Google aura réussi son pari.
De son côté, Microsoft se prépare activement en vue du lancement en 2020 de son « Project xCloud » pour ne pas se laisser distancer par Stadia. Le cloud gaming constitut surtout pour le « M » de GAFAM un relais de croissance potentiel, au moment où sa Xbox One montre des signes de faiblesse dans ses ventes qui stagnent. Il faut dire que sa console de huitième génération a fêté ses six ans d’existence le 22 novembre dernier. Or la neuvième génération, identifiée sous le nom de « Projet Scarlett » et dévoilée en juin dernier à la grand-messe E3 à Los Angeles, ne sera disponible que… fin 2020. Pour contrer Google, Microsoft a même annoncé au printemps dernier une alliance avec son rival de toujours Sony dans le jeu en streaming. Leur accord prévoit « des développements communs pour leurs services de jeux et contenus en streaming ». Le cloud gaming fait clairement partie du périmètre de cette alliance Microsoft-Sony. Le géant américain du logiciel pour PC et le fleuron nippon de l’électronique grand public vont ainsi conjuguer leurs savoir faire dans les jeux vidéo et dans le cloud, notamment avec Azure (2). Microsoft a posé des jalons dans le streaming vidéoludique avec Xbox Live et la diffusion en live de jeux en ligne en lançant en 2017 le service Mixer (3) pour concurrencer Twitch d’Amazon. Il y a un an, soit dix-huit mois après son lancement, Microsoft indiquait que Mixer avait séduit 20 millions d’utilisateurs mensuels. Le projet xCloud est un défi autrement plus élevé. A l’occasion de son événement X019 à Londres (mi-novembre), dédié à tout l’univers Xbox, la firme de Redmond a dévoilé la deuxième phase des développements du xCloud qui fait l’objet d’une version bêta aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et en Corée du Sud (non disponible en France à ce stade). Son ouverture en Europe est prévue en 2020.
Amazon, non seulement géant du e-commerce mais aussi géant du cloud avec sa filiale AWS (4), est lui aussi en embuscade. Déjà fort de sa plateforme Twitch, la plateforme de jeux vidéo en streaming rachetée en août 2014 pour 970 millions de dollars, Amazon pourrait aussi se lancer en 2020 dans le cloud gaming. En tout cas, le site Cnet.com a repéré une annonce d’emploi « New AWS Gaming Initiative » (5). Et qu’est-ce qui empêcherait la firme de Jeff Bezos de devenir dans la foulée éditeur de jeux vidéo ? A l’instar de Netflix qui a ses « Originals », les géants du cloud gaming en formation auront leurs jeux vidéo exclusifs produits par et pour eux-mêmes. Microsoft a déjà ses exclusivités-maison, comme « Gears 5 ». Sony en a quelques-uns tels que « God of War ». Google a fait développer par le studio Tequila Works son premier jeu exclusif, « Gylt », disponible sur Stadia.
Quant au chinois Tencent, il pourrait créer la surprise dans le cloud gaming avec son service Instant Play, depuis qu’il s’est allié en début d’année dans ce domaine à l’américain Intel. Les américains Valve et Nvidia, déjà positionnés avec leur plateforme de streaming respective – Steam et GeForce Now – sont également attendus au tournant. L’américain Electronic Arts, leader mondial des jeux vidéo, teste encore son « Project Atlas » (6) dans les nuages. Sans oublier la start-up française Blade qui a procédé à une nouvelle levée de fonds de 30 millions d’euros (soit au total 100 millions d’euros depuis sa création en 2015) pour accélérer le déploiement de son offre virtuelle Shadow (ordinateur dématérialisé pour jeux vidéo).

Développements pour tous écrans et Big Data
Pour les créateurs de jeux vidéo, le cloud gaming est d’ailleurs l’assurance de moins dépendre des performances plus ou moins à la hauteur des équipements des joueurs, tout en développant des jeux adaptés d’emblée à l’ensemble des terminaux et écrans accédant à une plateforme unique dans le nuage. Pour les plateformes, c’est pour elles l’opportunité d’accéder au Big Data que va générer massivement le cloud gaming intégrant un réseau social de gamers, afin d’exploiter à leur profit les données personnelles et les données de jeux pour adapter et faire évoluer leurs offres. @

Charles de Laubier

Les universitaires du Stigler Center signent un rapport accablant sur les plateformes numériques

Google, Facebook, Amazon, Apple, Microsoft, … Les plateformes digitales sont passées au crible par des universitaires du centre Stigler. Conclusion : les GAFA sont devenus tellement incontournables qu’il faut ouvrir leurs infrastructures et données aux nouveaux entrants. Réguler s’impose.

Par Winston Maxwell*, Telecom Paris, Institut polytechnique de Paris

Réunis au sein du prestigieux Stigler Center de l’université de Chicago, une trentaine d’universitaires (1) dénoncent la puissance des grandes plateformes numériques. Leur rapport intitulé « Stigler Committee on Digital Platforms » (2) compare les GAFA aux lobbies du passé (tabac, pétrole, finance, télécoms), et plaide pour une régulation, notamment pour éviter les effets d’addiction. On ne s’attendait pas à des accusations aussi virulentes venant de l’université de Chicago Business School, réputée pour ses positions anti-régulation.

Digital Platforms et « kill zones »
Le rapport « Stigler » met en exergue la difficulté pour un nouvel entrant de pénétrer un quelconque marché numérique qui concernerait l’une des grandes plateformes déjà en place. D’une part, les plateformes sont souvent des intermédiaires indispensables pour permettre à un nouvel entrant d’accéder au public, via les magasins d’application et les systèmes d’exploitation mobile. Or, cette position privilégiée permet aux plateformes numériques d’observer la progression du nouvel entrant et d’ajuster leur stratégie en conséquence (3). D’autre part, les plateformes ont tendance à racheter tout nouvel entrant qui présenterait un risque potentiel. Le rapport évoque une baisse d’investissement en capital-risque pour toute activité touchant aux domaines des « Digital Platforms » (l’acronyme GAFA n’est jamais utilisé par les auteurs). Les fonds de capital-risque considèrent ces activités hors limites (« kill zones »), où le taux de mortalité des nouveaux entrants est trop élevé pour investir. Pour remédier à ces problèmes, le rapport « Stigler » préconise un régime d’interopérabilité et d’interconnexion similaire à ce qui existe en télécommunications, et plus récemment en services de paiement, via la directive européenne « DSP2 ». Ainsi, un nouvel entrant pourrait s’appuyer en partie sur les infrastructures et données des plateformes pour proposer un nouveau service, sans que les plateformes puissent objecter, ni appliquer des redevances excessives. Sans aller jusqu’au démantèlement des GAFA, le rapport propose la création d’une autorité de régulation numérique spécialisée, à l’image de la FCC (le régulateur fédéral américain des télécoms), qui pourrait imposer des remèdes spécifiques en cas de refus d’interopérabilité. Pour empêcher les plateformes de racheter tout concurrent potentiel, les experts du Stigler Center préconisent un régime d’autorisation quasi systématique pour les opérations de concentration menées par les grandes plateformes. Actuellement, beaucoup d’opérations de fusion-acquisition tombent en dessous des seuils de notification. Les experts proposent d’abaisser ces seuils, afin que la quasi-totalité des opérations de fusions et acquisitions de grandes plateformes soient examinées.
Le rapport souligne que les services gratuits ne sont jamais gratuits, mais sont plutôt rémunérés en nature par les données fournies par les utilisateurs. Les plateformes se rémunèrent par ailleurs sur l’autre côté de leur marché biface, en appliquant des tarifs élevés d’intermédiation en matière de publicité (4). Selon le rapport, les autorités de concurrence doivent tenir compte de la qualité du service comme un élément du prix : une baisse dans la qualité du service – par exemple des conditions générales déséquilibrées, ou une faible protection des données personnelles – équivaut à une augmentation du prix pour l’utilisateur, signe d’un pouvoir sur le marché. Pour souligner la grande valeur des données générées par les utilisateurs, le rapport « Stigler » cite l’exemple de moteurs de recherche concurrents à Google qui proposent une forme de compensation aux internautes en échange de l’utilisation de leurs données, par exemple la plantation d’arbres pour lutter contre la déforestation (Ecosia) ou un programme de points de fidélité (Bing). Malgré ces incitations, la position de Google sur le marché des moteurs de recherche semble inébranlable.

Monopoles naturels et risque d’addiction
Le rapport n’exclut pas que certaines activités – par exemple, l’activité de moteur de recherche – puissent constituer des monopoles naturels, à savoir des activités pour lesquelles il serait normal et efficace de n’avoir qu’un seul opérateur. Mais dans ce cas, la régulation s’impose. Le rapport évoque l’idée d’imposer des obligations renforcées de loyauté et de transparence (fiduciary duty). Selon les sages du centre Stigler, un autre danger vient de la manipulation des usagers et de l’addiction : « Ajouter un phénomène d’addiction à une situation monopole et vous avez probablement la pire combinaison imaginable », selon eux (5). Ils demandent à ce que les phénomènes d’addiction soient étudiés à part entière, et que les plateformes ouvrent leurs données afin de faciliter ces recherches. Le rapport montre en outre que le journalisme est une victime collatérale des GAFA. La baisse de recettes publicitaires conduit à la quasi-disparition de la presse locale et régionale aux Etats-Unis. Les auteurs du rapport soulignent que la disparition de la presse locale n’est pas critiquable en soit, car de nombreuses industries disparaissent à cause de bouleversements technologiques – la « destruction créatrice » est un phénomène normal, notent les sages.

Presse : menaces sur le journalisme
Le problème réside plutôt dans l’absence d’alternatifs pour remplir le vide laissé par la presse locale, une presse qui contribue à la transparence de la politique locale et encourage l’engagement politique des citoyens. Or, les grandes plateformes ont peu d’incitations à promouvoir un journalisme d’investigation au niveau local, ni même à limiter la désinformation sur leurs réseaux. Les incitations vont plutôt dans le sens opposé, les algorithmes cherchant à maximiser l’engagement individuel de l’utilisateurs, une maximisation qui passe par la recommandation de contenus correspondant à la « bulle d’information » de l’utilisateur, et à la proposition de contenus accrocheurs voire choquants. L’absence de responsabilité des plateformes (6) crée une distorsion par rapport à la presse traditionnelle, selon les experts du Stigler Center. Ils proposent d’abolir cette protection lorsque les plateformes poussent des contenus vers l’utilisateur et bénéficient de recettes publicitaires. En ce qui concerne la protection du journalisme local, le groupe d’experts préconise l’expérimentation de différentes approches réglementaires au niveau local (7).
En matière de protection des données à caractère personnel cette fois, les auteurs du rapport « Stigler » constatent la futilité de s’appuyer sur un régime de consentement libre et éclairé. Les plateformes comprennent les faiblesses humaines et les biais en tout genre. L’une des propositions du rapport est d’imposer aux plateformes des paramètres par défaut qui correspondraient à ce que souhaiterait une majorité des utilisateurs. Un régulateur ou autre organisme indépendant conduirait des études scientifiques pour déterminer ce que souhaite la majorité des utilisateurs , et les entreprises seraient tenues d’appliquer ces préférences par défaut. Ces préconisations rejoignent l’approche européenne, à ceci près que le niveau minimum de protection serait fixé en fonction des attentes de la majorité des internautes, mesurées par des chercheurs indépendants. Le rapport souligne l’impact très positif des plateformes sur la liberté d’expression. Mais, en même temps, il s’inquiète du pouvoir sans précédent des plateformes sur le plan politique. Ses auteurs estiment que les sociétés Google et Facebook cumulent le pouvoir politique réuni d’ExxonMobil, du New York Times, de JPMorgan Chase, de la NRA (National Rifle Association) et de Boeing. De plus, cette puissance se concentre entre les mains de seulement trois individus, Mark Zuckerberg, Sergey Brin et Larry Page : « Trois personnes disposent d’un contrôle absolu sur les flux d’informations personnalisées et obscures de milliards d’individus » (8) s’inquiètent les sages. Le rapport préconise des obligations de transparence accrues, notamment sur les financements des campagnes politiques, ainsi que par rapport à toute pratique « non-neutre » à l’égard des messages politiques. Cette étude du Stigler Center est riche, bien étayée, mais surprenante par son agressivité à l’égard les GAFA, une agressivité que l’on trouve plus habituellement dans la bouche de personnages politiques, tels que la candidate démocrate à la présidence Elizabeth Warren. Surtout, les auteurs du rapport semblent oublier qu’il y a seulement quelques années, le monde académique était très divisé sur le pouvoir des GAFA et le rôle de la régulation. Une partie importante des universitaires restait prudente sur l’idée de réguler les plateformes numériques, estimant que la régulation était un outil trop rigide pour un marché en forte évolution technologique, et que le meilleur remède contre le pouvoir des plateformes était l’innovation technologique (9). Il est regrettable que le nouveau rapport n’ait pas examiné ces arguments, ne serait-ce que pour expliquer pourquoi les circonstances ont changé. @

* Winston Maxwell, ancien avocat associé du cabinet Hogan
Lovells, est depuis juin 2019 directeur d’études, droit et
numérique à Telecom Paris, Institut polytechnique de Paris.

Multiplication des plateformes vidéo : la pratique du binge-watching explose à l’ère du streaming

Vous aimez Netflix, Amazon Prime Video et YouTube ; vous adorerez Disney+, Apple TV+, HBO Max et Peacock. Sans parler des plateformes de formats courts : Brut, Loopsider, Quibi, … Avec le streaming vidéo, le visionnage boulimique – binge-watching – devient un phénomène de société.

Le visionnage boulimique dans le monde est en plein boom. C’est même une tendance lourde de la société connectée. Dans tous les pays, le temps consacré au bingewatching – cette façon d’enfiler les épisodes d’une même série, ou de plusieurs – est en forte hausse.

France : sessions de 2h22 en moyenne
Quel que soit l’écran de visualisation (téléviseur, smartphone, tablette, …), cet engouement irrépressible d’enchaîner les épisodes, les films ou les programmes est la conséquence directe de la multiplication des plateformes vidéo et de leurs catalogues en ligne. « Le nombre de personnes déclarant s’adonner à cette pratique de binge-watching est en augmentation de 18 % par rapport à l’année précédente, et la durée moyenne des sessions de binge-watching est désormais de 2 heures et 40 minutes », constate Limelight Networks, un des pionniers mondiaux du Content Delivery Network (CDN) – chargé de faciliter la diffusion de contenus numérique – dans son rapport « State of Online Video » dévoilé fin octobre. « Ce sont les Américains qui sont les plus adeptes de cette pratique, avec des sessions moyennes de plus de trois heures, tandis que le temps moyen consacré en France au binge-watching est passé de 1h50 en 2018 à 2h37 en 2019 », montre cette étude issue d’un sondage mené en France, en Allemagne, en Inde, en Italie, au Japon, à Singapore, en Corée du Sud, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, auprès d’un total de 5.000 répondants interrogés l’été dernier. C’est même en France que le visionnage boulimique a progressé le plus en 2019 par rapport à l’an dernier. En passant de 1h50 à 2h37, la France rattrape ainsi son retard dans cette pratique sans pour autant dépasser la moyenne globale de 2h48 des neuf pays observés, laquelle a donc augmenté de manière significative de 18 % sur un an. La deuxième plus forte progression du binge-watching se trouve en Grande-Bretagne, qui passe de 2h04 à 2h69, du coup bien au-delà de cette même moyenne globale. Les Etats-Unis restent en tête de cette pratique, en franchissant la barre symbolique des 3 heures en moyenne, à 3h11 (contre 2h93 un an plus tôt). Le Japon, la Grande-Bretagne et Singapore suivent (voir tableau ci-dessous).
Si l’on regarde de plus près les résultats de la France, ils sont tout de même 17,4 % des personnes interrogées à regarder des épisodes durant trois à cinq heures d’affilées ! Et 5 % d’entre eux peuvent tenir jusqu’à sept heures devant leur écran, 3 % jusqu’à dix heures et même 0,8 % plus de dix heures (voir tableau page suivante). Dans cette dernière catégorie d’accros (plus de dix heures), c’est d’abord au Japon qu’ils se trouvent (4,8 %), devant les Etats-Unis (4,2 %). Sans surprise, les jeunes de 18-25 ans sont dans tous les pays les plus nombreux à pratiquer le visionnage boulimique au-delà de dix heures (3,5 %), suivis des 26- 35 ans (3 %), des 46-60 ans (2,1 %), des 36-45 ans (2 %), puis des plus de 60 ans (1,2 %).

La bataille des contenus originaux
Cette visualisation frénétique est loin de se terminer ou de stagner. D’autant que les plateformes vidéo se multiplient : Apple TV+ a été lancé le 1er novembre, Disney+ le 12 novembre, en attendant HBO Max (WarnerMedia) et Peacock (NBCUniversal) pour le printemps 2020. Les séries au format court et les vidéos pour smartphone sont aussi au programme des plateformes Brut, Loopsider et, à partir d’avril 2020, Quibi. Le binge-watching se propage aussi sur les plateformes des réseaux sociaux – Watch (Facebook), YouTube (Google) ou Snapchat (Snap) –, décidés eux-aussi à produire leurs propres contenus originaux. Que la plateforme vidéo soit gratuite ou payante, le boulimique du streaming ne sait plus où donner de la tête pour assouvir sa passion vidéo. « En plus du temps consacré, les consommateurs investissent également davantage d’argent dans les services de vidéos en ligne. Le rapport révèle que 70 % des consommateurs sont abonnés à au moins un service de streaming (contre 59 % en 2018) et près de trois consommateurs sur quatre (72 %) utilisent désormais des appareils de streaming (contre 67 % en 2018) », relève l’enquête de Limelight Networks. En effet, près des trois quarts des consommateurs qui regardent des vidéos en ligne utilisent des appareils de diffusion en continu (streaming) et cette proportion est en augmentation sur un an.

Multi-équipement « streaming » en hausse
Globalement, les téléspectateurs et vidéonautes choisissent les téléviseurs intelligents – Smart TV avec applications vidéo (31,1 %) – plus souvent que tout autre appareil. Viennent ensuite, la clé Amazon Fire TV (20,5 %), Google Chromecast (17,6 %), consoles de jeux vidéo (16,7 %), Apple TV (12,6 %), set-top box ou lecteur DVD (17,1 %), et Roku (5,7 %). Les données de l’étude sur trois ans montrent que les « box » (set-top-box) et les lecteurs de DVD avec des capacités de streaming sont en déclin, au profit notamment d’Amazon Fire TV, de Google Chromecast, des consoles de jeux vidéo, d’Apple TV ou encore de Roku (voir tableau ci-contre). La préférence pour les appa-reils de streaming varie selon le pays, avec les Smart TV ayant la plus forte utilisation à Singapour (48,5 %), set-top-box et lecteurs DVD en Corée du Sud (25,6 %), Google Chromecast et Amazon Fire TV en Inde (respectivement 26,6 % et 34,4 %, Apple TV en Corée du Sud (18,2 %, et Roku aux États- Unis (26 %). Pour la France, la console de jeux vidéo connectée s’avère être le premier moyen d’accès aux services de streaming vidéo (23,6 %), ce qui est le plus forte taux d’utilisation des neuf pays étudiés (devant les Etats-Unis), suivie de la Smart TV (22,8 %), Google Chromecast (19,6 %), de la « box » ou du lecteur de DVD connecté (15,8 %), d’Amazon Fire TV (12,2 %), d’Apple TV (11,8 %) et de Roku (2 %). Le potentiel de croissance de ces appareils de streaming est important puisque 35 % des répondants déclarent ne pas avoir ce type d’équipement. Les smartphones et les Smart TV sont les appareils privilégiés pour le streaming. « Pour la première fois, les smartphones ont dépassé les ordinateurs comme appareil préféré pour le visionnage de vidéos en ligne », souligne le rapport « State of Online Video ». Le bingewatching ne rime plus forcément avec le salon, mais de plus en plus avec la mobilité et les transports. Une passion dévoreuse et chronophage. @

Charles de Laubier

Le nombre d’objets connectés à un réseau mobile (cartes MtoM) franchit la barre des 20 millions

Pour la première fois, l’Internet des objets (IoT) en France dépasse les 20 millions de cartes SIM connectées à un réseau mobile (Bouygues Telecom, Free, Orange ou SFR). La croissance annuelle à deux chiffres montre le dynamisme de ce marché des objets intelligents que convoitent aussi les GAFA.

Depuis près de trois ans, la croissance annuelle des cartes SIM dites MtoM (Machine-to-Machine) est égale ou supérieure en France à 3 millions d’unités supplémentaires : plus ou moins 20 % par an. Rien qu’au troisième trimestre 2019, malgré un ralentissement de la croissance, la hausse sur an a été d’un peu plus de 3 millions d’objets connectés de plus à un réseau mobile – pour atteindre un parc total de 20,3 millions au 30 septembre dernier. C’est ce que montrent les nouveaux chiffres des services mobiles que l’Arcep a publiés le 7 novembre (voir tableau ci-dessous).

Relais de croissance pour les opérateurs
Les objets connectés aux réseaux mobiles constituent un nouvel Internet qui rend intelligents toutes sortes d’appareils, le plus souvent à usages professionnels mais aussi et de plus en plus à utilisation grand public. « Les communications provenant de ces cartes sont généralement réalisées sans intervention humaine. Ces cartes sont par exemple utilisées pour le traçage des objets et outils de travail (flottes de véhicules, machines, …), à des fins d’actualisation de données (relevés à distance de compteurs, de capteurs, …), d’identification et de surveillance de tous ordres (alarmes, interventions à distance, …) », indique l’Arcep dans son observatoire des services mobiles. Cela peut aussi concerner des caméras de surveillance, des matériels communicants, voire des terminaux en tous genres. Les villes intelligentes (Smart Cities) et transports connectés ont de plus en plus recours à des cartes SIM pour certains objets connectés. Les quatre principaux opérateurs mobiles français – Bouygues Telecom, Free, Orange ou SFR – commercialisent les cartes MtoM essentiellement auprès d’une clientèle professionnelle.
En 2018, le chiffre d’affaires généré par ces cartes SIM dédiés aux objets connectés s’est élevé à 125 millions d’euros pour un revenu mensuel moyen par carte MtoM de 0,6 euro HT. La croissance annuelle de ces revenus est significative : + 10 %. Ce qui, selon les calculs de Edition Multimédi@, devrait porter ce segment de marché français à 137,5 millions d’euros cette année. Les opérateurs télécoms voient donc dans ce que les Anglo-saxons appellent l’IoT (Internet of Things) un relais de croissance, alors que la croissance de leur marché mobile global tend à ralentir. Le taux de pénétration des cartes SIM en France est actuellement de 113 %, ce qui laisse suggérer que la maturité du marché mobile se le dispute à la saturation. Certains modèles de montres connectées peuvent accueillir une carte SIM (Apple Watch, Samsung Gear, LG Urbane, …). Pour autant, les cartes SIM pour des communications MtoM sont loin de représenter la totalité du marché des objets connectés. Car il n’y a pas que les fréquences mobiles (3G et 4G) pour les faire tous communiquer. D’autres objets connectés, notamment ceux liés à la domotique, peuvent se contenter d’une connexion Wifi fournie par la « box » de la maison. C’est le cas aussi des enceintes connectées à assistant vocal. En mobilité, la technologie sans fil Bluetooth peut aussi faire l’affaire lorsqu’il s’agit de connecter une montre intelligente (smartwatch) ou un bracelet de santé (activity bracelets) à un smartphone doté de l’application correspondante. Bien plus que les seules cartes MtoM encore très orientées vers les professionnels et les industriels, le vaste marché des « wearables » grand public (montres connectées, trackers/moniteurs d’activité, bracelets de santé, etc) attise les convoitises. Le 1er novembre dernier, Google a annoncé le rachat de Fitbit, l’un des leaders et pionniers mondiaux des objets connectés consacrés au fitness. La transaction de 2,1 milliards de dollars doit être finalisée en 2020. Selon le cabinet d’études IDC, le marché mondial des objets connectés est dominé par le chinois Xiaomi, suivi par Apple (numéro un mondial sur les seules montres connectées), Huawei, Fitbit et Samsung. @

Charles de Laubier

Vingt ans après son lancement, PayPal résiste toujours à la concurrence dans le paiement en ligne

Lorsque la start-up californienne Confinity lance PayPal en septembre 1999, elle est loin d’imaginer que son service de transfert d’argent deviendra le leader mondial du paiement en ligne. Propriété d’eBay d’octobre 2002 à juillet 2015, PayPal mise sur son indépendance – envers et contre tous.

« La facture pour le déjeuner arrive, mais vous avez laissé votre portefeuille dans la voiture. Votre compagne de déjeuner ne veut pas prendre la note. Alors elle sort son Palm III, vous envoie un petit programme appelé PayPal, et vous suggère de transférer votre part de la facture. Plus tard ce jour-là, l’argent sort de votre compte et tombe dans le sien », explique le magazine Wired, dans un article daté du 27 juillet 1999 (1). PayPal sera alors lancé à l’automne et donnera son nom à la start-up Confinity cofondée par Peter Thiel, Max Levchin et Luke Nosek, avant d’être rebaptisé en 2001 après avoir fusionné avec la société X.com créée par Elon Musk.

Des acquisitions à tour de bras
Le nom « PayPal » signifiait à l’origine « payer un pote ». Aujourd’hui, le service PayPal a vingt ans et le groupe PayPal Holdings est valorisé au Nasdaq à New York 120 milliards de dollars (au 14-11-19). Son chiffre d’affaires 2019 est attendu à environ 17,7 milliards de dollars, soit une hausse de 15 % sur un an selon la guidance de l’entreprise, pour un résultat net d’environ 2,3 milliards de dollars (2). Cette pionnière des fintech, qui emploie plus de 21.800 salariés (3), s’étale sur un vaste campus de la Silicon Valley, à San Jose. PayPal, c’est non seulement une success story mais aussi une cash machine – au sens propre et au sens figuré.
Cette multinationale du paiement en ligne est dirigée depuis cinq ans maintenant par Daniel Schulman (photo de gauche), un ancien dirigeant d’AT&T, puis de la filiale américaine de Virgin Mobile (rachetée par Sprint Nextel), avant de passer quatre ans chez American Express. La plupart des filiales de PayPal sont issues d’acquisitions menées à tour de bras. Sont tombés dans son escarcelle : en 2013 Braintree pour 800 millions de dollars, qui avait racheté auparavant Venmo (service de paiement par application mobile, également lancé cet été en France) ; en 2015 Xoom pour 1milliard de dollars (service de transferts d’argent international) ; en 2018 la fintech suédoise iZettle pour 2,2 milliards de dollars (système de paiements et lecteur de carte à puce, y compris dans les points de vente avec des applications in-store). Cette dernière acquisition en date est la plus importante jamais réalisée par PayPal. D’autres achats plus discrets ont été menés à bien entre 2015 et 2017 : Modest Inc, Tio Networks, et Swift Financial (prêts aux petites entreprises). Plus récemment, ont été rachetées en 2018 les sociétés Hyperwallet pour 400 millions de dollars (prévention des risques pour les commerçants) et Simility pour 120 millions de dollars (système de e-paiement multidevise). En septembre dernier, PayPal – via sa filiale Yinbaobao – a jeté son dévolu sur la société chinoise GoPay en l’acquérant auprès de People’s Bank of China (PBOC) 70 % de son capital. L’opération doit être bouclée d’ici la fin de cette année. L’américain se retrouve nez-à-nez avec Alibaba et sa filiale Ant Financial (Alipay) ainsi qu’avec Tencent et sa solution WeChat Pay. « Nous sommes honorés de devenir la première plateforme de paiement étrangère autorisée à fournir des services de paiement en ligne en Chine », s’est tout de même félicité « Dan » Schulman fin septembre (4).
En France, le marché est bien plus réduit. Cela n’a pas empêché PayPal d’annoncer fin septembre avoir franchi – après quinze ans de présence française – la barre des 10 millions de clients, ce qui fait de l’Hexagone le quatrième marché de PayPal dans le monde sur un total de 295 millions de comptes au 30 septembre (5). Mais il reste à conquérir les autres 30 millions d’utilisateurs qui pratiquent l’ecommerce en France. « On connaît le bouton PayPal qu’on va retrouver sur les grands sites de e-commerce, les sites leaders en France, mais on est aussi beaucoup utilisé aussi par des petites et des moyennes entreprises qui vont vendre sur Internet pour développer leur chiffre d’affaires, par des particuliers aussi qui vont vendre viades places de marché. PayPal, c’est aussi un service d’envoi d’argent de personne à personne, en France ou à l’étranger. Et il y a deux ans, nous avons également lancé son service de cagnotte en ligne », a expliqué le 27 septembre sur Europe 1 Damien Perillat, directeur général de PayPal pour l’Europe de l’Ouest, depuis que Caroline Thelier (photo de droite) lui a succédé à la tête de la filiale française en février 2017.

Des partenaires et des ennemis
Parallèlement aux acquisitions, PayPal a aussi multiplié les partenariats, avec Visa, Mastercard, Samsung Pay, Google Pay ou encore tout récemment avec Facebook Pay (6), mais pas avec Apple Pay qui reste son rival de toujours. PayPal a beau être l’opérateur historique des transactions numériques, il n’en n’est pas moins bousculé sur ce marché par les nouvelles fintech. Quant à la Libra de Facebook, elle est encore à l’état de projet – duquel PayPal s’est retiré, en même temps que Stripe, Visa et Mastercard. @

Charles de Laubier